© 2018 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 15 juin 2019
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La lettre VII (extraits traduits)

La tradition nous a transmis sous le nom de Platon un recueil de 13 lettres dont la plupart sont très probablement apocryphes. Mais il en est une qui est à peu près sûrement de la main de Platon, c'est celle qui porte le numéro 7 dans le receuil. C'est la plus longue (elle occupe une trentaine de pages de l'édition Estienne, de 323d9 à 352a7, sur la cinquantaine pages du recueil complet des 13 lettres, qui va de 309a1 à 363e5) et elle est adressée « aux parents et amis de Dion ». Le Dion auquel fait référence Platon est Dion de Syracuse, né vers 405 avant J.-C. à Syracuse, qui était à la fois le beau-frère de Denys l'Ancien, tyran de Syracuse, qui avait épousé sa sœur, d'une dizaine d'années plus âgée que lui, et son gendre, puisqu'il avait épousé une de ses filles, ce qui en faisait le beau-frère de Denys le Jeune, fils et successeur de Denys l'Ancien, qui était le demi-frère de sa femme (né d'une mère différente). Dion s'était lié d'amitié avec Platon, qui était d'une vingtaine d'années son ainé, lors du premier séjour de ce dernier à Syracuse et resta toujours en relation avec lui jusqu'à sa mort en 354 avant J.-C., assassiné dans des luttes de pouvoir à Syracuse, où il avait un temps pris le pouvoir à Denys le Jeune, son beau-frère, pour devenir tyran à sa place. La lettre de Platon est écrite après la mort de Dion (cf. 351c6-e2) et il y raconte ses voyages à Syracuse et ses relations mouvementées avec Denys père et fils pour clarifier le rôle qu'il a pu jouer dans les affaires de cette cité.

Pour ceux qui, comme moi, considèrent cette lettre comme étant de la main de Platon, elle contient deux sections particulièrement intéressantes pour la compréhension des dialogue : au début, ce que l'on peut considérer comme une brève autobiographie de Platon jusqu'à son premier voyage en Sicile (324b8-326b4), qui explique ses prises de position politiques et se termine sur une déclaration qui paraphrase l'énoncé du principe du philosophe roi en République V, 473c11-d6, et, vers la fin de la lettre, ce qu'on a l'habitude d'appeler la digression philosohique (342a7-344d2), qui propose un résumé « grand public » de l'arrière-plan épistémologique de sa pensée. Ce sont ces deux sections dont je propose ici une traduction, en commençant, pour la seconde, à 340b1 et en finissant à 345c2 pour y inclure le contexte des démêlés de Platon avec Denys le Jeune qui justifient cette digression.

Pour ce travail de traduction, j'ai pu consulter les éditions suivantes du recueil des lettres :

- La traduction des Lettres par Victor Cousin, issue du volume 13 de sa traduction des œuvres complètes de Platon, Paris, P.-J. Rey, 1840, disponible en ligne sur le site de Philippe Remacle, accompagné du texte grec de l'édition Burnet, ou encore, sans le texte grec et sans la pagination Estienne, sur le site WikiSource 
- Le texte grec des Lettres édité par John Burnet dans le volume V des « Platonis Opera » dans la collection Oxford Classical Texts (OCT), Oxford, 1907, reproduit dans le CD Perseus accompagné de la traduction en anglais du dialogue par R. G. Bury, issue du volume 7 de l'édition complète des dialogues de Platon pour la collection Loeb, Cambridge, MA, Harvard University Press; London, William Heinemann Ltd. 1929
- Platon, Lettres, texte établi et traduit par Joseph Souilhé, tome XIII, 1ère partie, de l'édition des œuvres complètes de Platon publiée dans la collection Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1926, (1977 pour mon édition)
- La traduction en français des Lettres par Léon Robin dans le volume II des œuvres complètes de Platon en 2 volumes publiée dans la collection La Pléiade, Paris, 1950
- Platon, Lettres, traduction inédite, introduction, notice et notes par Luc Brisson, GF Flammarion n° 466, Paris, 1987

L'autobiographie de Platon
(Lettre VII, 324b8-326b4)

Dans le premier paragraphe de la lettre (323d9-324b7), Platon parle à ses destinataires d'un certain Hipparinos qui semble avoir pris la tête des partisans de Dion après son assassinat. Selon Brisson, cet Hipparinos, dont Platon dit dans la lettre qu'il a l'âge qu'avait Dion quand il l'a connu, c'est-à-dire une vingtaine d'années, et qui porte le même nom que le père de Dion, pourrait être soit le fils aîné que Dion avait eu avec Arètè, qui était à la fois sa femme et sa nièce, puisqu'elle était l'une des filles que Denys l'Ancien avait eues avec Aristomaque, sœur de Dion, mais que certaines traditions font mourir avant son père, soit un demi-frère de Denys le Jeune, frère d'Arètè et fils lui aussi d'Aristomaque, ce qui en faisait un autre petit-fils de l'Hipparinos père de Dion et d'Aristomaque, qui prit effectivement le pouvoir à Syracuse un an environ après la mort de Dion et y régna pendant deux ans. Quoi qu'il en soit, avant de prendre position en vue d'un éventuel soutien, Platon veut savoir si cet Hipparinos est dans les mêmes dispositions que Dion sur la manière de gouverner et propose d'expliquer comment de telles dispositions avaient pu se former dans l'esprit d'un jeune homme comme Dion à l'époque de leur rencontre en prenant l'exemple de son propre cas à lui, Platon.

[324b] ... Du temps de ma jeunesse, je ressentais en effet la même chose que beaucoup dans ce cas ; je m'imaginais qu'aussitôt devenu maître de moi-même, j'irais tout droit m'occuper des [affaires] communes de la cité. [324c] Et voilà comment le hasard fit que je trouvais les affaires de la cité. (1) Le régime (2) d'alors étant en effet soumis aux violentes critiques du plus grand nombre, une révolution se produisit et cinquante-et-un hommes prirent la direction de la révolution, onze d'une part en ville, dix de l'autre au Pyrée—chacun de ces deux groupes ayant en charge l'agora et tout ce qui concernait la ville—cependant que trente d'entre eux [324d] s'étaient appropriés les pleins pouvoirs. (3) De ceux-là, il se trouva que certains étaient de mes parents et connaissances (4) et ils m'appelèrent donc immédiatement à leurs côtés comme en vue de choses qui me convenaient. Et pour ma part, je n'en éprouvais nul étonnement du fait de ma jeunesse ; je m'imaginais en effet qu'ils allaient alors administrer la cité de manière à la conduire d'un mode de vie en quelque sorte injuste vers une conduite juste si bien que je portais toute mon attention sur la manière dont ils allaient agir. Et ne voilà-t-il pas que je vois ces hommes faire en peu de temps ressembler le régime antérieur à un âge d'or ! Et entre autres, mon ami [324e] plus âgé que moi, Socrate, dont, moi, je n'aurais nulle honte à dire qu'il était le plus juste de ceux d'alors, ils l'envoyèrent avec quelques autres chercher l'un de nos concitoyens, pour l'amener de force en vue de le mettre à mort, [325a] afin qu'il prenne ainsi part à leurs activités, qu'il le veuille ou non ; (5) mais lui n'obéit pas, prenant le risque de tout subir plutôt que de devenir complice de leurs œuvres sacrilèges. Voyant tout cela et d'autres [faits] non moindres, je ne pus le supporter et pris mes distances par rapport aux maux d'alors. Mais pas longtemps après, les Trente tombèrent ainsi que tout le régime d'alors. (6) De nouveau donc, bien que plus mollement, se mit néanmoins à me tirailler le [325b] désir de m'occuper des [affaires] communes et politiques. Il y eut certes alors, comme en de telles périodes de troubles, beaucoup d'événements difficiles à supporter, et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il y ait de plus grandes vengeances entre ceux qui sont devenus ennemis les uns des autres dans les révolutions ; pourtant, ceux qui revinrent alors firent preuve de beaucoup de modération. (7) Mais, par je ne sais quel hasard, voilà que certains des gens au pouvoir assignent devant le tribunal ce même Socrate, notre ami, portant contre lui la plus sacrilège des accusations, [325c] celle qui, entre toutes, convenait le moins à Socrate ; c'est en effet en tant qu'impie que certains l'assignèrent et que d'autres prononcèrent sa condamnation (8) et firent mourir celui qui, à l'époque, n'avait pas voulu prendre part à l'arrestation impie d'un de leurs amis alors en fuite, quand, eux-mêmes en fuite, ils étaient dans le malheur. Et moi, voyant donc cela, et les hommes qui s'occupaient de politique, plus j'examinais en profondeur les lois et les coutumes en même temps que j'avançais en âge, plus il me parut qu'il était difficile d'administrer droitement [325d] les affaires de la cité : il n'était en effet pas possible de le faire sans amis et associés dignes de confiance et il n'était pas aisé d'en trouver parmi ceux qu'on avait sous la main, car notre cité n'était plus administrée selon les coutumes et les habitudes de nos pères ; quant à en acquérir de nouveaux, c'était impossible facilement, et de plus les registres des lois et les coutumes étaient corrompus et transgressés à un point tellement étonnant que moi, [325e] qui avait été dans un premier temps rempli d'une grande ardeur à travailler aux affaires publiques, observant cela et voyant les choses aller absolument dans toutes les directions, finissant par être pris de vertige, du fait que d'une part je ne cessais d'examiner si un jour ou l'autre, en quelque manière, ne pourrait se faire jour un mieux en cela même et [326a] en un mot dans tout ce qui a trait au régime politique, et que d'autre part, j'attendais toujours le moment opportun pour agir, finissant par ailleurs par comprendre, en ce qui concerne toutes les cités actuelles, qu'elles sont, toutes les unes autant que les autres, mal administrées, car ce qui chez elles a rapport aux lois est à peu près incurable sans une extraordinaire préparation accompagnée de chance, je fus pour ces raisons contraint de dire, louant la droite philosophie, que c'est par elle seule que l'on peut prendre tout à fait conscience de ce qui est juste dans le domaine politique aussi bien que dans toutes les affaires privées ; il n'y aura donc de cesse aux maux [326b] de l'espèce humaine, avant que, soit l'espèce de ceux qui philosophent droitement et en vérité n'accède au pouvoir politique, soit ceux qui sont puissants dans les cités, par quelque grâce divine, ne se mettent réellement à philosopher. (9)
C'est dans cet état d'esprit que je partis pour l'Italie et la Sicile, lorsque j'y allai pour la première fois. (10)

 

La digression philosophique et son contexte
(Lettre VII, 340b1-345c2)

Il est important, pour interpréter les développements philosophiques de cette section et ne pas leur faire dire plus que ce qu'ils cherchent à dire, de bien tenir compte, à la fois du fait que les destinataires de la lettre ne sont pas des élèves de l'Académie (comme c'était sans doute le cas pour les dialogues), mais des aristocrates siciliens pris dans des luttes de pouvoir à Syracuse dont le « leader », Dion, vient d'être assassiné et qui se demandent quoi faire maintenant, et de ce que dit Platon des échanges qu'il a eus sur ces questions avec Denys le Jeune et des réactions de celui-ci : ses propos nous mettent en garde contre la tentation de croire qu'il pourrait, en quelques pages, faire comprendre le fond de sa pensée aux destinataires de cette lettre. Il cherche plutôt à faire comprendre, en des termes simples et pas trop « techniques », l'ampleur des problèmes sur lesquels ont porté ses réflexions et à mettre en évidence les difficultés qui attendent ceux qui se lancent dans de telles études en insistant sur les limites de l'esprit humain dans ses tentatives d'apporter des réponses à ces questions, et du langage lorsqu'il s'agit de les formuler pour les partager avec d'autres. Bref, il cherche, non pas à faire partager le fruit de ses réflexions, mais à faire comprendre pourquoi il est impossible que Denys ait pu comprendre tout cela après un seul entretien avec lui et ait pu écrire quoi que ce soit de sensé là-dessus à la suite de cet entretien. Il n'en reste pas moins qu'à défaut d'apporter des réponses, ses propos sont éclairants sur l'arrière-plan épistémologique et ontologique de sa réflexion et montrent que la question du rapport des mots aux choses et des limites du langage y était centrale.

La section traduite prend place dans le récit du second voyage de Platon à Syracuse, après que Denys le Jeune ait succédé à son père a la mort de celui-ci. Ce voyage fut effectué à la demande de Dion, qui pensait que son beau-frère pourrait être réceptif aux idées de Platon et à la philosophie telle que ce dernier la comprenait et devenir le philosophe roi qu'il appelait de ses vœux.

[340b] ... Donc, lorsque j'arrivai (à Syracuse), je crus devoir tout d'abord recueillir une preuve de cela : Denys était-il réellement enflammé par la philosophie comme par un feu ou la rumeur insistante en ce sens parvenue à Athènes [n'était-elle que] sottise. Or il est une manière de faire un test là-dessus [qui n'est] pas dépourvue d'élégance, mais réellement appropriée pour les tyrans, et en particulier ceux gavés d'enseignements mal compris, ce dont, aussitôt arrivé, je m'aperçus bien que souffrait aussi tout particulièrement Denys : il faut donc, à de telles [personnes], montrer ce qu'est toute l'affaire, [340c] sa nature et à travers combien de difficultés et combien de travail fatiguant elle entraîne ; (11) car celui qui entend [ça], s'il est réellement philosophe, de la famille [des philosophes] et digne de l'affaire (12) [parce qu']étant divin, estime avoir entendu parler d'un cheminement étonnant/merveilleux dans lequel il faut être tendu de toutes ses forces (13) tout de suite et que ça ne vaut pas la peine de vivre en agissant autrement ; alors, après ça, tendant toutes leurs forces, lui et celui qui le guide dans ce cheminement, ils ne relâchent pas [leur effort] avant, soit qu'il ait posé une fin sur toutes [choses], (14) soit qu'il ait acquis un pouvoir suffisant pour être capable de guider lui-même ses pas sans quelqu'un qui lui montrerait [le chemin] ; [340d] de cette façon et en réfléchissant selon ces [manières de voir], celui qui est tel vit en faisant tout ce qui est à faire, mais, pendant toutes [ces activités] et en tous temps, en s'attachant à la philosophie et à ce genre de vie qui, jour après jour, puisse le rendre tout à fait apte à apprendre, doué d'une bonne memoire et capable de raisonner en lui-même en restant sobre/prudent, mais il persévère à détester le [genre de vie] contraire à celui-ci ; mais ceux [qui sont] en réalité non philosophes, se vernissant d'opinions comme d'autres se font bronzer le corps sous les rayons du soleil, (15) voyant quelle quantité d'études est [nécessaire] et quelle abondance de travail fatiguant, [340e] et le genre de vie quotidienne dont la bonne ordonnance convient à l'affaire, (16) estimant cela difficile et impossible pour eux, ne deviennent même pas [341a] capables de [le] mettre en pratique, et quelques uns d'entre eux se persuadent qu'ils sont suffisamment [informés] en ayant entendu tout cela et n'ont nullement encore besoin de quelques désagréments [que ce soit]. (17) Ce test devient alors vraiment le révélateur et le plus infaillible à l'égard de ceux qui vivent dans la débauche et sont incapables de se donner de la peine, dans la mesure où il ne rejette en aucune manière la responsabilité sur celui qui montre [le chemin], mais sur celui-là même [qui n'est] pas capable de mettre en pratique les [activités] adaptées à l'affaire. Et c'est donc ainsi que je dis à Denis ce qui fut dit alors. Mais à vrai dire je ne développai pas tout en détail, et [341b] Denys n'en éprouva pas le besoin : il feignit de savoir lui-même des tas [de choses] et des plus importantes et de [les] posséder suffisamment du fait d'en avoir entendu parler à l'occasion par d'autres. Et pourtant, j'entends dire qu'il écrivit ensuite lui-même sur ce qu'il avait alors entendu, composant comme [étant] de lui un traité, (18) nullement [comme étant] de ceux qu'il aurait entendus. Mais je ne sais rien de ceux-là. Je sais certes que certains autres ont écrit sur ces mêmes [sujets], mais lesquels [a-t-il plagié], eux [ne le savent] même pas eux-mêmes. (19) Mais j'ai du moins cela à dire à propos de tous ceux qui ont [341c] écrit et écriront, pour autant qu'ils disent posséder un savoir sur les [sujets] sur lesquels, moi, je travaille sérieusement, soit pour m'avoir écouté, soit [pour en avoir écouté] d'autres, soit pour l'avoir trouvé par eux-mêmes : il n'est pas [possible], à mon avis du moins, que ceux-ci aient compris quoi que ce soit à l'affaire. (20) En tout cas, de moi du moins, sur ceux-ci, il n'existe pas de composition écrite et il n'en adviendra jamais, car [les] formuler comme les autres connaissances n'est absolument pas possible, mais, à partir d'une fréquentation assidue se produisant autour de l'affaire elle-même et du [fait de] vivre avec [elle], soudain, comme bondissant [341d] d'un feu, jaillissant comme une flamme, la lumière née dans l'âme se nourrit dès lors elle-même. (21) Et pourtant, cela du moins je [le] sais : écrit ou dit, [c'est] par moi [que] ça serait le mieux dit, et certainement, [si c'était] mal écrit, je n'en serais pas le moins affligé. Mais s'il m'était apparu qu'ils devaient être écrits et formulés de manière appropriée pour le public, quoi de plus beau que cela aurait pu être accompli par moi dans ma vie : écrire quelque chose de tout à fait bénéfique pour les hommes et amener à la lumière la nature [341e] pour tous ? (22) Mais aussi bien, je n'estime pas l'entreprise mentionnée sur ces [sujets] bonne pour les hommes, sinon pour un petit nombre d'entre eux qui sont capables de le découvrir par eux-mêmes moyennant une petite indication, (23) car pour les autres, ça remplirait les uns d'un mépris pas correct, de manière pas du tout harmonieuse, et les autres d'un espoir démesuré et vain au motif [342a] qu'ils auraient appris des choses saintes. Mais j'ai l'intention de parler plus longuement encore de ces [questions] ; car peut-être, sur ce dont je parle, ça serait plus clair après avoir dit ça, car il est un certain logos vrai (24) à l'encontre de celui qui s'aventure à écrire quoi que ce soit sur de tels [sujets] qui a été tenu par moi de nombreuses fois auparavant mais qui semble bien devoir être tenu aussi à présent.
Il est pour chacun des étants, (25)
[c'est une] nécessité, trois [choses] au moyen desquelles survient le savoir, une quatrième, [c'est le savoir] lui-même, et [en] cinquième, [342b] il faut (sup)poser cela même qui est effectivement connu/connaissable et véritablement étant : (26) [en] un d'une part, le nom ; (27) puis second, le logos ; (28) puis le troisième, l'image ; (29) puis quatrième, le savoir. (30) Saisis donc à propos d'un [d'entre eux], si tu veux comprendre ce qui est dit maintenant, et pense ainsi pour tous. (31) « Cercle » est quelque chose dont on parle, pour lequel cela même est le nom, que nous proférons dans ce cas-là. (32) Puis son logos, en deuxième, formé de mots et d'expressions/de noms et de verbes : (33) en effet, « ce dont les extrêmités sont partout à égale distance du centre » pourrait être logos de chaque [chose] pour laquelle précisément « rond » et « circulaire » [342c] [sont un] nom, comme aussi « cercle ». (34) Puis, troisième, ce qui est dessiné (35) et effacé et tourné et détruit, ce par quoi le cercle lui-même, dans le voisinage duquel est tout cela, (36) n'est nullement affecté, puisqu'étant autre que ces [choses]. Puis, quatrième, est le savoir et l'intelligence et l'opinion vraie à propos de ces [choses], mais tout cela à son tour doit être posé comme un, n'étant pas dans des sons, ni dans des figures de corps, mais dans des âmes, par quoi il est clair que c'est autre dans sa nature que le cercle lui-même [342d] et les trois [choses] mentionnées précédemment. (37) Mais parmi celles-ci, l'intelligence s'approche au plus près par l'affinité et la ressemblance de la cinquième, (38) alors que les autres sont à une plus grande distance. Même chose donc à propos de la figure droite aussi bien que circulaire (39) et de la couleur, à propos aussi du bon et du beau et du juste, et à propos de tout corps fabriqué (40) aussi bien qu'engendré selon la nature, du feu, de l'eau et de toutes les [choses] similaires, et a propos de tous les vivants et de toutes les dispositions de l'âme, et à propos de tout l'ensemble des actions et des affections, (41) car de ceux-ci [342e] quelqu'un qui ne saisirait pas d'une manière ou d'une autre les quatre, ne sera jamais en fin de compte/parfaitement (42) participant au savoir du cinquième, car sur eux, ces [quatre] ne tentent pas moins de manifester le de quelle nature/espèce/qualité de chose [il s'agit] à propos de chacun [343a] que l'étant de chacun au moyen de l'[outil] privé de force des logoi, (43) en raison de quoi personne ayant quelque intelligence ne se risquera jamais à déposer là-dedans les résultats de ses pensées, (44) et qui plus est, dans de l'immuable, ce dont sont affectés les caractères écrits. (45) Mais une fois encore, il faut bien comprendre ce qui est dit maintenant. Chaque cercle d'entre ceux dessinés ou aussi tournés dans la pratique est plein du contraire du cinquième—il a en effet partout partie liée avec le droit (46)—mais, disons-nous, le cercle lui-même, n'a ni peu ni prou quelque chose en lui de la nature contraire. (47) Et le nom de ceux-ci, nous [le] disons n'être en rien pour aucun [343b] ferme, (48) mais que rien n'empêche que les [choses] maintenant appelées rondes soient appelées droites et les droites alors rondes, et rien de sera moins ferme pour ceux ayant effectué ce changement et utilisant les appellations contraires. Et bien sûr, à propos du logos justement, le même logos, (49) si tant est qu'il est composé de mots et d'expressions/de noms et de verbes, (50) rien n'est suffisamment fermement ferme. (51) Mais [il y a] une multitude de logoi encore à propos de chacun des quatre en tant qu'obscur, mais le plus important, que justement nous avons évoqué peu avant, [est] que des deux qu'ils sont, l'étant et le de quelle nature/espèce/qualité de chose [il s'agit], (52) dans l'âme cherchant à connaître, non pas le [343c] de quelle nature/espèce/qualité de chose [il s'agit], mais le quoi, (53) chacun des quatre présentant à l'âme ce qui n'est pas cherché, (54) par le logos et dans les faits, (55) chacun produisant toujours ce qui est dit et montré (56) [comme quelque chose de] facile à réfuter par les sens, (57) emplit pour ainsi dire tout homme de toutes sortes d'embarras et d'obscurité. (58) Dans les cas donc où nous n'avons même pas été habitués à chercher le vrai, sous l'effet d'une éducation défectueuse, mais que [nous] suffit le fait de se voir proposer les images, nous ne devenons pas complètement ridicules sous l'effet les uns des autres, ceux [qui sont] interrogés sous l'effet [343d] de ceux qui interrogent [en étant] au contraire capables de mettre en pièces les quatre et de réfuter ; mais dans les cas où nous contraindrions à répondre en faisant voir le cinquième, celui d'entre ceux qui sont capables de retourner [les arguments] qui [le] veut domine et fait que celui qui explique en détail en logoi ou par écrit ou dans des réponses paraît au plus grand nombre des auditeurs comme ne connaissant rien des [sujets] sur lesquels il entreprendrait d'écrire ou de discourir, eux qui ignorent parfois que [ce n'est] pas l'âme de celui qui écrit ou parle [qui] est réfutée, mais la nature de chacun des quatre, par nature [343e] déficiente. (59) Mais la circulation à travers eux tous, faisant passer dans un mouvement de va-et-vient sur chacun, fait naître péniblement le savoir de quelqu'un/quelque chose de bonne nature dans quelqu'un de bonne nature ; (60) mais s'il se trouve qu'il pousse mal, (61) comme pousse la disposition de l'âme (62) du plus grand nombre vis à vis du [fait d']apprendre et de ce [qui est] appelé mœurs, (63) [344a] mais que tout cela est corrompu, pas même Lyncée (64) ne ferait voir ceux [qui sont] tels. Mais en un logos, ni une bonne disposition pour apprendre, ni la mémoire ne fera jamais [voir] celui qui n'a pas d'affinité avec l'affaire, (65) car pour commencer, cela ne se produit pas dans [les âmes qui sont dans] des disposition incompatibles, en sorte que ceux, tous autant qu'ils sont, qui ne sont pas des pousses provenant de ce qui est juste et de tout le reste pour autant que c'est beau et [de ceux] ayant de l'affinité [avec ça], (66) mais autrement, entre autres choses, tout à la fois bien disposés pour apprendre et doués de mémoire, pas plus que ceux, tous autant qu'ils sont, ayant de l'affinité [avec ça], mais pas doués pour apprendre et sans mémoire, aucun de ceux-ci n'apprendra jamais la vérité sur l'excellence autant [344b] qu'il est possible ni sur la mauvaiseté. (67) Car [il est] nécessaire de les apprendre en même temps, et le faux et en même temps [le] vrai de l'étance dans sa totalité, (68) en s'y frottant totalement et sur une longue période,  (69) comme je l'ai dit au commencement ; mais à grand peine, [quand ils ont été] frottés chacun d'entre eux les uns contre les autres, noms et logoi, visions et perceptions, (70) réfutés dans des réfutations bienveillantes et des questions et des réponses [faites] sans qu'y soit mêlée la jalousie, (71) jaillit autour de chacun d'entre eux la lumière de la réflexion et de l'intelligence, (72) pour qui bande toutes ses forces le plus [344c] [qu'il est] possible pour un pouvoir humain. (73) C'est bien pourquoi tout homme sérieux ne doit jamais, tant s'en faut, en écrivant sur les étants sérieux, (74) jeter les hommes dans la jalousie et l'embarras. (75) En un logos, à partir de ces [considérations], il faut reconnaître , lorsque quelqu'un voit parmi des compositions écrites, des écrits soit sous forme de lois d'un législateur, soit sous quelque autre forme que ce soit, que, pour lui, ces [considérations] n'étaient pas les plus sérieuses, s'il est lui-même sérieux, mais que [le plus sérieux] se trouve dans la place la plus belle de toutes en lui ; mais si réellement, par lui-même, celles-ci ont été déposées dans des écrits [344d] en étant traitées sérieusement, « eh bien alors, très certainement donc, des dieux » non pas, mais des mortels « lui ont ruiné les méninges ». (76)
Celui donc qui m'a suivi dans cet exposé et cette divagation (77) saura bien que, soit donc que Denys ait écrit quelque chose des [faits/choses/principes/questions/éléments/...] premiers et les plus élevés relativement à la nature, (78) soit quelqu'un soit moindre, soit meilleur, rien, [que ç'ait été] entendu ou appris, n'était sain dans ce qu'il a écrit selon mon logos, (79) car les vénérait-il pareillement à moi [que lui] aussi n'osait pas les jeter en pâture au désaccord et à l'inconvenance, (80) et ce n'est pas non plus pour [se constituer] des aides-mémoire qu'il écrivit, car [il n'y a] nulle [344e] crainte [à avoir] que quelqu'un oublie cela, pour peu que ça ait été une fois embrassé par l'âme, car, entre toutes [choses], cela réside parmi les plus courtes, (81) mais [c'est] en raison d'un vil désir de gloire [qu'il a écrit], que ce soit en présentant [son écrit] comme de lui, ou alors [en se présentant] comme étant participant à une formation dont il n'était pas digne, [puisque] affectionnant la gloire [345a] résultant de cette participation. Si donc vraiment de cette unique rencontre avec Denys, cela a résulté, peut-être est-ce [le cas], mais alors, ça en a résulté comment ? « Zeus [cheul le] chait », comme dit le Thébain,  (82) car je [lui] ai fait un exposé détaillé, comme j'ai dit, (83) moi-même et une fois seulement, mais ensuite pas une fois de plus. Il faut bien avoir présent à l'esprit ce [qui s'est passé] après ça, pour qui souhaite découvrir de quelle manière a bien pu se produire ce qui s'est produit après ça, pour quelle raison nous n'avons pas à un moment quelconque examiné [ça] à fond une seconde fois, une troisième fois et d'autres fois encore : est-ce que Denis, [m']ayant écouté seulement [345b] une fois, pense ainsi savoir et [en] sait-il suffisamment, ou pour avoir trouvé lui-même, ou encore pour avoir appris auparavant d'un autre ? ou les propos tenus sont-ils sans valeur ? ou, la troisième [hypothèse], pas de son niveau, mais d'un plus haut et [pense-t-il] réellement ne pas être capable de s'appliquer à une vie de réflexion et d'excellence ? Car si [il pense les propos tenus] sans valeur, il est en conflit avec de nombreux témoins disant le contraire, qui seraient en de telles [matières] des juges d'une infiniment plus grande autorité que Denys ; mais s'il a trouvé ou appris [ça], c'est donc que c'est de quelque valeur pour l'éducation d'une âme libre ; [345c] pourquoi alors, à moins d'être un homme étonnant, aurait-t-il à un moment ou à un autre si facilement dédaigné son guide et son maître en ces [matières] ? Mais comment il [m'] a dédaigné, je voudrais, moi, [vous l']expliquer.

Où sont passés eidè et ideai ?

Au terme de cette traduction qui nous permet d'avoir manitenant une vue complète des considérations épistémologiques que développe Platon dans sa lettre, je voudrais revenir sur un point évoqué dans la note 40, l'absence totale des mots eidos et idea de celle-ci. Pour les commentateurs pour qui Platon, c'est la fameuse supposée « théorie des formes/idées (eidè/ideai) », selon laquelle la réalité ultime, ce sont ces « formes/idées (eidè/ideai) », dont les réalités sensibles ne sont que de pâles images, y « participant » on ne sait trop comment, et s'opposant à ces « modèles » comme ce qui est toujours chageant à ce qui reste immuable éternellement, l'absence de l'un ou l'autre des deux mots qui sont au centre de cette supposée « théorie » de Platon pose problème. Pour certains, elle est, sinon une preuve décisive, du moins un indice majeur de l'inauthenticté de la lettre ; et pour ceux qui, malgré ça, admettent l'authenticité de la lettre, elle est un casse-tête dès qu'il faut l'expliquer. Mais en fait, la première question qu'il convient de se poser, ce n'est pas de savoir si cette lettre est cohérente, ou au moins compatible, avec cette compréhension de la « théorie » supposée être celle de Platon, mais si cette « théorie » est bien ce qu'a cherché à exposer Platon dans ses dialogues, ou au moins dans certains d'entre eux. Et, dans cette perspective, le problème que pose cette compréhension de Platon, c'est que cette supposée « théorie des formes/idées (eidè/ideai) » qu'on lui attribue fait de lui un « ami des eidè », selon la formule employée par l'étranger d'Élée dans le Sophiste, et que cette manière de voir rend impossible une compréhension correcte de la solution qu'il propose pour mettre un terme au « combat de géants » que se livrent « fils de la terre » et « amis des eidè » (matérialistes et idéalistes en termes modernes). Les commentateurs voient bien le problème que pose le Sophiste de ce point de vue, mais ne parviennent pas à se libérer des œillères que leur a imposées une longue tradition remontant à Aristote, qui les force à voir dans ce dialogue une problématique ontologique à laquelle Platon apporterait sa solution, sous prétexte qu'on y parle d'« étant(s) » (on) et de « pas étant(s) » (mè on), qu'ils comprennent comme « être » et « non-être », alors que justement, ce que cherche à y faire Platon, c'est de montrer qu'avant de se demander ce qui « est/existe » et ce qui « n'est/existe pas », il convient de s'interroger sur le logos et la manière dont il nous donne accès à autre chose qu'à des mots. Plutôt que de cherchre à trouver dans les dialogues (et dans les lettres authentiques) les « théories » que l'on croit être celles de Platon par héritage d'une tradition enseignée dans les écoles et les universités depuis des générations et qui trouve sa source dans les critiques d'Aristote (qui avait moins bien compris Platon que Platon ne l'avait compris, lui), et qu'on n'ose pas remettre en cause frontalement, ou alors seulement à la marge, il est préférable de chercher à comprendre Platon à partir des dialogues lus sans a priori, et sans penser qu'Aristote avait forcément raison contre Platon parce qu'il lui était postérieur, « évolution » oblige.

Le principal obstacle à l'acceptation de cette « théorie des formes/idées (eidè/ideai) » attribuée à Platon par la tradition est qu'elle oblige à accepter le fait qu'il aurait utilisé le même mot, eidos, pour désigner à la fois, dans le registe visible, ce qui a le moins de « réalité », la simple « apparence visuelle » (sens premier d'eidos et d'idea) d'une chose, les ombres de la caverne, et, dans le registre intelligible, ce qui, au contraire, aurait le plus de « réalité », ce qui seul pourrait être dit « être/exister » au sens le plus fort, les astres du ciel hors de la caverne. (84) Un tel renversement de sens sur un mot supposé central à la doctrine, s'il était confirmé, ne serait pas de nature à en faciliter la compréhension. Platon aurait ainsi utilisé l'analogie avec la vue, jusque dans le vocabulaire employé, pour parler de l'appréhension par l'intelligence (nous) de réalités invisibles, comme il le fait par exemple dans l'analogie de la ligne, en République VI, 510e3-511a1, où son Socrate parle des géomètres qui raisonnent par exemple sur le carré et la diagonale en «  cherchant à voir (idein, le verbe de même racine qu'idea et, pour d'autres formes comme son participe parfait eidôs, qu'eidos) celà même qu'on ne peut pas voir (idoi, même verbe à l'optatif) autrement que par la réflexion (dianoiai) », mais en en renversant le sens, assimilant par l'identité de nom ce qui n'est qu'« apparence » (eidos/idea) potentiellement trompeuse dans l'ordre visible à ce qui a le plus de « réalité » dans l'orde intelligible, insistant même, toujours dans l'analogie de la ligne, sur cette identité de nom en parlant successivement, à quelques lignes d'intervalle de part et d'autre du membre de phrase que je viens de citer, d'eidè vus (horômenois, République VI, 510d5) et d'eidos intelligible (noèton, République VI, 511a3). (85) À quoi cela servirait-il d'utiliser une image si c'est pour lui faire dire le contraire de ce qu'elle suggère naturellement ? On dira que Platon n'est pas à l'origine de cette analogie entre vue sensible et « vue » de l'esprit, qu'elle était déjà « câblée » dans le grec de son temps, comme elle l'est dans la plupart des langues (comme par exemple en français, dans des expressions comme « une vue de l'esprit » ou « je ne vois pas ce que tu veux dire »). C'est vrai, mais il n'en reste pas moins que Platon n'était pas obligé de l'utiliser, qui plus est de manière insistante, s'il la jugeait non pertinente et voulait au contraire la combattre. Quand on voit le soin avec lequel il a choisi le moindre mot et le moindre élément de l'allégorie de la caverne pour contribuer à faire comprendre ce qu'il cherchait à nous faire comprendre, (86) on a du mal à admetter qu'il ait pu accepter d'utiliser un même nom pour lui faire désigner des choses à peu près diamétralement opposées dans deux registres différents, qui plus est, sur un des points centraux de son propos.

Or le texte tiré de la lettre qu'on vient de lire nous ouvre justement des pistes sur une autre manière de comprendre ce que Platon désigne par eidos ou idea dans le registre intelligible qui évite cet écueil. Il insiste sur le fait que la nature humaine, et non pas les hommes pris individuellement avec leurs qualités et leurs défauts propres, ne nous permet pas, par quelque organe que ce soit, l'intelligence (nous) aussi bien que les sens, de parvenir à une saisie parfaitement adéquate de ce qu'il désigne dans la lettre comme « le cinquième », et qu'il décrit comme « cela même (auto) qui est effectivement connu/connaissable et véritablement étant (on) », les « étants » en tant que distincts des mots par lesquels on en parle. Si donc aucun des organes qui nous donnent accès aux « étants » sensibles et intelligibles qui nous entourent ne nous en donne une perception parfaitement adéquate et exhaustive, c'est que tous ne nous en offrent qu'une « apparence » (eidos/idea), différente pour chaque organe, mais néanmoins « apparence », et non pas « ça-même ». Et de toutes façons, pour le dire différemment, par définition en quelque sorte, il nous est impossible de savoir si quelque chose de ces « étants » échappe à tous nos moyens d'appréhension, puisque justement, si c'est le cas, il échappe à tous nos moyens d'appréhension et que nous ne pourrons donc jamais savoir si c'est le cas. Pour illustrer ce propos : si les êtres humains n'avaient pas d'yeux, ils ne pourraient savoir que les objets qui les entourent ont des couleurs (qui ne sont d'ailleurs pas à proprement parler une propriété intrinsèque des objets, mais le résultat sur notre esprit d'interactions entre quelque chose qui est lié aux objets et quelque chose qui est lié à la structure de nos yeux). Bref, les eidè/ideai intelligibles (noèta), pas plus que les eidè/ideai vus (horômena), ou les perception audibles, tactiles, gustatives ou olfactives, quelque nom qu'on veuille leur donner, ne sont le « étants » eux-mêmes. Ils n'en révèlent que certains aspects compatibles avec l'organe (esprit/intelligence compris) qui les appréhende et sont ce à quoi nous donnons des noms, comme le dit Socrate dans la phrase déjà citée dans la note 40, lorsqu'il décrit, avant de se lancer dans la mise en évidence des différentes sortes de lits, ce qu'il appelle « la méthode habituelle » (hè eiôthuia methodos) : « Nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom (onoma) » (République X, 596a6-7). Lorsque Platon parle d'eidè ou d'ideai, il se place du point de vue des hommes qui appréhendent le monde sensible et intelligible qui les entoure avec les moyens limités qui leur sont donnés par la nature, alors que lorsqu'il parle des « ça-même » (auta), il se place du point de vue de ce qui agit sur les organes (sens et intelligence) des hommes, dans une perspective que l'on peut qualifier d'« objective », en faisant abstraction des limites que pose la nature humaine à leur perception. Je dis bien « la nature humaine » et pas les limites spécifiques des sens et de l'intelligence de tel ou tel individu, myope, daltonien ou à la vue perçante, dur d'oreille ou à l'ouïe fine, débile mental ou petit génie, qui viennent s'ajouter aux limites intrinsèques de la nature humaine, et c'est ce qui donne aux eidè/ideai leur caractère en quelque sorte « objectif » : ils sont ce que les organes humains supposés parfaits dans leur catégorie seraient susceptibles de percevoir de ce qu'ils sont faits pour percevoir.

Platon ne cherche pas à faire le tri entre ce qui « serait/existerait » et ce qui « ne serait/existerait pas », question qui n'a guère de sens pour lui, (87) mais à comprendre comment nos sens et notre esprit (nous) nous donnent accès à ce qui nous entoure et jusqu'à quel point ils nous permettre de connaître ce à quoi ils nous donnent accès, et à déterminer par quel(s) moyen(s) nous pouvons garantir la conformité de nos perceptions, sensibles et intelligibles, avec ce dont elles sont perceptions, c'est-à-dire leur « vérité » (alètheia), afin de nous permettre d'interagir efficacement et de manière bénéfique pour nous, individuellement et collectivement, les uns avec les autres et avec le monde qui nous entoure. Or le premier pas dans la direction de cette validation, c'est le partage d'expérience qui, seul, peut nous permettre de vérifier que nos perceptions, certaines d'entre elles au moins, sont concordantes avec celles des autres, (88) et l'outil qui nous permet cela, c'est le dialogos, ce qui nous invite à chercher à comprendre comment fonctionne le logos et comment les mots qui le composent peuvent nous donner accès à autre chose qu'à eux-mêmes, et, si c'est le cas, à quoi. Or, ce que Platon constate, et dont chacun d'entre nous fait l'expérience, c'est que nos sens et notre esprit (nous) subissent (paskein) des « affections » (pathèmata) qui supposent l'activité (pragma) d'« agents » agissant (prattein) sur eux et étant donc causes de ces affections par rapport auxquelles ils sont passifs, (89) et que l'esprit (nous) humain est ainsi fait que, dans le flux incessant et toujours changeant des impressions sensibles, il est capables d'extraire séléctivement (90) des éléments pour lesquels il est en mesure de repérer des récurrences, éléments qui ne retiennent que certaines caractéristiques de ce dont ils sont extraits et en laissent tomber d'autre, dont en particulier toujours la situation dans le temps et l'espace, justement pour permettre d'identifier des récurrences à des moments et/ou dans des lieux différents. Ce sont ces agrégats sélectifs d'impressions sensibles et intelligibles auxquelles nous donnons des noms pour y faire référence, sans que le fait de leur attribuer des noms suppose une connaissance parfaitement adéquate de ce à quoi s'appliquent ces noms, (91) puisque c'est au contraire le fait de les nommer qui permet d'en parler, de raisonner et de dialoguer sur eux et d'en approfondir la compréhension. Ce sont ces agrégats susceptibles de récurrence et justiciables de noms que Platon appelle eidè/ideai. Ils ne sont pas chacune des occurrences qu'on en repère dans nos perceptions sensibles et intelligibles puisque justement ils sont ce qui est (ou semble) commun à plusieurs perceptions et que, par construction, (92) ils sont « hors » du temps et de l'espace, puisque débarassés de leur position spatio-temporelle. La question n'est donc pas de savoir ils sont, question qui n'a pas de sens, mais de savoir en quoi ils peuvent nous être utiles et nous aider à comprendre le monde qui nous entoure. Ils ne sont pas non plus la perception subjective de telle ou telle personne, conditionnée par les limites propres de ses sens et de son intelligence puisque le nommage auquel ils donnent lieu suppose le dialogue, et donc la confrontation d'expériences de plusieurs individus. Ils se distinguent des impressions sensibles dont ils sont extraits par le fait que, là aussi par construction, ils s'affranchissent des variations constantes des flux sensibles pour acquérir une stabilité suffisante pour être reconnus et identifiés dans des instances multiples du même pragma à des moments différents ou de pragmata différents.
Ce sont ces deux processus, rassemblement (sunagôgè, Phèdre, 266b4) sous une appellation unique de multiples instances distinctes, mais similaires d'un certain point de vue, et découpage (diairesis, Phèdre, 266b4) de ce qui est donné dans un premier temps comme un continuum en éléments distincts justiciables d'appellations différentes, qui sont à la base de ce que Platon appelle la dialektikè, telle qu'il la décrit en particulier en Phèdre, 265c5-266c9 et en Sophiste, 253b9-e5, qui vaut à ceux qui la pratiquent correctement, qui ne sont autres que les philosophoi, le qualificatif de dialektikoi, et qui constitue le sommet des études (cf. République, VII, 534e2-535a1) dans la mesure où c'est elle et elle seule qui permet de faire un usage correct du logos dans tous les domaines de la connaissance, qui, tous, sont tributaires du logos, et donc de la manière plus ou moins correcte dont sont attribués les noms qu'ils utilisent. La première chose qu'il faut bien voir, c'est que ces deux processus, rassemblement sous l'unité du nom et découpage sous la multiplicité des noms, sont la condition même de possibilité du logos, et donc de la pensées, car, sans noms (au sens large), pas de logos possible, et, sans logos, pas de pensée possible, puisque la pensée n'est qu'un logos intérieur sans production de sons (cf. Sophiste, 263e3-5). C'est ce que veut faire comprendre Socrate dans l'extrait mentionné ci-dessus lorsqu'il déclare à Phèdre : « moi-même, je [suis] pris de passion, Phèdre, pour ces divisions (diaireseôn) et réunions (sunagôgôn), pour que je sois aussi capable de parler (legein) et de penser (phronein) » (toutôn egôge autos te erastès, ô Phaidre, tôn diaireseôn kai sunagôgôn, hina hoios te ô legein te kai phronein, Phèdre, 266b3-5). Ce qu'il faut ensuite comprendre, c'est la manière dont, dans les faits, nous pratiquons ce découpage. Et pour cela, les deux passages mentionnés du Phèdre et du Sophiste nous offrent des éclairages complémentaires, le Phèdre en prenant l'image du boucher à propos du processus de « découpage » lorsque, parlant de la seconde opération, il mentionne « le [fait de] pouvoir découper selon les eidè en respectant les articulations naturelles, et en prenant soin de n’en déchirer aucune partie, comme le ferait un mauvais boucher » (to kat' eidè dunasthai diatemnein kat' arthra hèi pephuken, kai mè epicheirein katagnunai meros mèden, kakou mageirou tropôi chrômenon, Phèdre, 265e1-3), et le Sophiste en parlant du « savoir des [hommes] libres » (tèn tôn eleutherôn epistèmèn, Sophiste, 253c7-8). Ce que suggère l'image du boucher, c'est que ce que nous avons à découper, le monde qui nous entoure, s'impose à nous à travers les pathèmata (« affections ») auxquels sont soumis de sa part nos sens et notre esprit comme s'impose au boucher l'animal qu'il a à découper et sa constitution faite de chairs, d'os, de tendons, de nerfs, etc., sans pour autant que la manière de le découper soit fixée d'avance : lorsque le boucher doit découper un gigot sur un agneau entier, l'endroit exact où il doit découper n'est pas tracé sur la peau de l'animal, et pourtant les os et les « articulations naturelles », invisibles de l'extérieur, sont bien là et le couteau du boucher ne peut pas passer n'importe où pour séparer l'os du gigot des autres os de l'animal, sauf bien sûr à travailler à la scie sans souci de ces « articulations naturelles ». La personne qui, en présence d'un agneau dépecé, doit choisir où commencer à découper, sans nécessairement avoir une connaissance précise de l'anatomie d'un agneau, ou la maîtresse de maison qui doit découper un poulet, sont dans la situation des prisonniers enchaînés de l'allégorie de la caverne qui donnent des noms aux ombres, en se basant uniquement sur l'apparence externe de ce qu'ils nomment. Et si, à l'intérieur de l'animal, les « articulations naturelles » sont très précisément situées, même quand on les connaît, rien ne permet à l'extérieur de fixer une limite rigoureuse sur la peau entre le tronc et la patte, dans le cas de l'agneau, et plus généralement pour n'importe quel animal, homme compris, entre les différents membres auxquels on donne des noms différents, patte, aile, cuisse, jambe, bras, épaule, coude, main, doigt, etc.. C'est cette combinaison de rigueur interne imposée par des principes d'intelligibilité et de flou externe dans ce qui est révélé par la vue et les autres sens qui induit chez les humains contraints de donner des noms aux choses une relative liberté. Mais, puisque l'« animal » qu'il s'agit de découper, le kosmos ordonné doté d'une âme que constitue le monde dans le mythe du Timée, (93) préexiste à ce nommage, le découpage que nous en faisons est plus ou moins efficace et susceptible de nous aider à parvenir au bonheur selon la manière dont nous le faisons, c'est-à-dire selon la manière dont nous attribuons et utilisons les noms en nous fondant soit sur une connaissance qui reste superficielle, comme celle des prisonniers enchaînés de la caverne donnant des noms aux ombres, soit sur une exploration plus « en profondeur », en restant dans la caverne, c'est-à-dire en nous limitant à ce qui peut être appréhendé par les sens (les « corps » que représentent les statues qui projettent les ombres), ou en en sortant pour accéder à des principes d'intelligibilité immatériels comme, pour les être humains, l'âme (psuchè). En pratique, c'est très raremant nous qui attribuons des noms, mais nous les héritons de nos ancêtres. Mais c'est justement là que prend sens l'expression utilisée par l'étranger d'Élée dans le Sophiste de « savoir des [hommes] libres » : le langage dont nous héritons de nos parents est la première et la plus contraignante des « lois » qui s'imposent à nous (94), et la liberté du philosophe à laquelle fait allusion l'étranger, c'est celle de qui sait s'affranchir de la « tyrannie » du langage dont il hérite par sa naissance, qui lui permet de ne pas être esclave des mots qu'il utilise, de comprendre que les mots ne sont pas ce qu'ils ne font que désigner, que ce qu'ils désignent ne dépend pas des choix de mots qui ont été faits par nos prédécesseurs et que c'est ce qu'on cherche à nommer, les pragmata (« faits/choses ») qui agissent sur nos sens et notre esprit, qui devrait imposer sa loi au langage et pas le contraire, et qui donc est capable, à l'aide du langage défaillant dont il dispose et dont il a mis à jour les faiblesses, de parvenir malgré tout à mieux appréhender la « bête » qu'il faut découper et au besoin à proposer d'autres manières de la découper, et donc de la comprendre, qui devront, s'il est réellement en quête de la vérité, être soumises au test de l'expérience partagée dans le dialogos.
En résumé, les eidè/ideai
- ne sont pas les mots, mais ce à quoi on donne des noms ;
- ne sont pas les « étants eux-mêmes » mais ce que les sens et l'intelligence humaine sont susceptibles d'en percevoir ;
- ne sont pas les perceptions sensibles et/ou intelligibles d'une personne, mais ce qui rend les mêmes perceptions possibles pour une multiplicité de personnes ;
- ne sont pas « localisés » dans la « tête » des personnes qui emploient les mots qui leur sont associés, mais dans ce qui active les sens et l'intelligence, quoi que ce soit et « où » que ce soit ;
- ne sont pas prédéfinis une fois pour toutes, mais dépendent de la manière dont nous appréhendons et analysons le « réel » pour en rendre compte avec des mots ;
- ne sont pas soumis au changement dans la mesure où, par construction, ils représentent ce qui a un caractère de stabilité, de pérennité et de reproductibilité dans ce dont ils sont issus (ce qui n'est pas contradictoire avec le fait que la manière d'appréhender le « réel » et de délimiter les mots puisse changer, car il s'agit alors soit de tenir compte de perceptions plus affinées, soit d'assembler différemment les caractéristiques pérennes que nous leur associons, et ce sont en fin de compte ces caractéristiques élémentaires qui ont ce caractère de stabilté, de pérennité, de reproductibilité) ;
- ne sont pas « éternels », mais « hors » du temps et de l'espace, c'est-à-dire non concernés, par construction, par des caractéristiques de position spatiale et temporelle ;
- ne sont pas « cause » des « étants eux-mêmes », sensibles et intelligibles, mais seulement des perceptions que nous en avons.
Mais en fin de compte, même cette liste est sujette à caution car une parfaite compréhension de ce qu'ils sont est hors de portée de l'intelligence humaine puisqu'ils sont justement ce qui la rend possible et qu'elle présuppose. C'est la conclusion à laquelle en arrive la discussion entre Socrate et Parménide dans le Parménide : nous ne pouvons pas comprendre ce que sont les eidè/ideai, mais nous ne pouvons nous en passer pour parler et penser, que Parménide formule ainsi en 135b5-c2 : « si de fait maintenant, Socrate, au contraire on ne laisse pas être des eidè des étants... et qu'on ne définit pas un certain eidos unique de chacun, on n'aura nulle part où tourner sa pensée, en ne laissant pas une idean de chacun des étants être toujours la même, et ainsi, on détruira tout à fait la puissance du dialegesthai » (ei ge tis dè, Ô Sôkrates, au mè easei eidè tôn ontôn einai... mède ti horieitai eidos henos hekastou, oude hopoi trepsei tèn dianoian hexei, mè eôn  idean tôn ontôn hekastou tèn autèn aei einai, kai houtôs tèn tou dialegesthai dunamin pantapasi diaphtherei). (95)

Cette manière de comprendre ce à quoi veut faire référence Platon lorsqu'il emploie les mots d'eidos et d'idea dans un sens que certains qualifieraient de « technique » ou « spécialisé », voire « platonicien », permet de comprendre pourquoi il ne les emploie pas dans la lettre. Ils ne renvoient à aucun des « cinq » qu'il inventorie ici, et en particulier pas au « cinquième », les « étants eux-mêmes » distincts des mots qui les désignent, et ils désignent quelque chose de particulièrement difficile, voire impossible, à appréhender clairement dans l'extension que leur donne Platon, et donc ne feraient que compliquer inutilement une présentation qui se veut « grand public » et condensée en deux ou trois pages sur un sujet déjà ardu. Il se contente donc d'en rester à cinq « éléments » désignés par des mots compréhensibles par tous, au moins d'une compréhension suffisante pour suivre l'exposé, pour les quatre premiers d'entre eux du moins, et son principal objectif, à défaut de nous faire comprendre ce qu'est le cinquième, c'est de nous faire comprendre qu'il n'est aucun des quatre autres : ni le nom, ni un logos, aussi bref ou long soit-il, ni l'image captée par la vue, ni l'opinion ou le savoir que l'on peut en avoir ne sont ce à quoi ils renvoient, ce « cinquième » si difficile à décrire dans toute sa généralité avec des mots dès qu'on veut y mettre un peu de rigueur, et c'est ça le premier point qu'il faut comprendre avant de chercher à aller plus loin et d'entrer dans des considérations qui feront leur place au milieu de tout ça aux eidè/ideai. Après tout, Platon fait cette présentation dans un contexte qui permet de supposer qu'elle correspond dans les grandes lignes à celles qu'il dit juste avant avoir faite à Denys le Jeune lors de son second séjour à Syracuse et, en racontant cet entretien, il précise qu'il n'a pas tout dit et que Denys ne lui a pas demandé d'aller plus loin. Et de fait, si ce qu'il lui a présenté correspond à ce qu'il a résumé dans la « digression », l'exposé peut parfaitement paraître complet et ne rien laisser dans l'ombre. C'est d'ailleurs justement ce qui perturbe ceux qui doutent de l'autheticité de la lettre : on n'y parle pas des eidè/ideai et on n'éprouve pas de manque à la lecture de la lettre, sauf si on y cherche ce qu'on pense que Platon devrait y avoir mis. Mais en même temps, si rien ne semble manquer, la place des eidè/ideai y est en creux sans qu'il soit nécessaire de rien changer à ce qui a été dit pour les y introduire et leur trouver une place sans avoir à remettre en cause la place des autres. Mais pour voir cela, il faut avoir compris qu'ils ne sont pas le « cinquième », même dans le cas des notions purement abstraites comme « beau », « bon », etc., ou qu'en tout cas nous n'avons aucun moyen de savoir s'ils le sont, c'est-à-dire s'ils nous donne une perception complète et exhaustive de ce dont ils sont l'« apparence » pour nous, êtres dotés de sens et d'intelligence qui, ensemble, nous permettent de les appréhender dans la limite de ce qu'il sont par nature aptes à appréhender.


(1) Dans la phrase précédente, « les [affaires] communes de la cité » traduit le grec ta koina tès poleôs, dans lequel ta koina est le pluriel neutre substantivé par l'article ta (« les ») de l'adjectif koinos, qui signifie « commun » par opposition à idios, « privé ». L'expression ne dit pas ce qui est commun, mais seulement ce que ça concerne : « de la cité » (tès poleôs, génitif) et l'expression désigne « les affaires publiques », c'est-à-dire ce que nous appelons de nos jours la « politique », d'un mot qui dérive justement de la racine grecque polis (« cité » au sens d'« état »). Ici, « des affaires de la cité » traduit le grec tôn tès poleôs pragmatôn, expression voisine, dans laquelle ce qui est explicite, c'est le mot pragmata (« affaires », ici au génitif pluriel) et ce qui est implicite, c'est leur aspect « commun », mais qui conserve la référence à la cité qui suffit à suggérer leur caractère « public ». Pragmata est le pluriel du mot pragma substantif dérivé du verbe prattein (« faire, agir, accomplir ») et signifie au sens premier « action, activité, affaire », non pas dans l'abstrait, mais en référence à des actions/activités/affaires spécifiques, et dans certains contextes « chose » dans un sens très général pouvant renvoyer à des activités aussi bien qu'à des objets (comme en français dans une expression comme « j'ai deux ou trois choses à faire »). (<==)

(2) Le mot grec traduit par « régime » (politique) est politeia. Sur ce mot, qui sert de titre au dialogue connu en français sous le nom de République, dont le sens est infiniment plus riche que « régime », voir la section intitulée Politeia page 20 de mon « Platon : mode d'emploi ».(<==)

(3) Cette révolution eut lieu en 404 avant J.-C., à la fin de la guerre du Péloponnèse, qui opposait Sparte et Athènes et leurs alliés respectifs depuis près de 30 ans (elle avait commencé en 431) et vit la victoire de Sparte, et elle conduisit à ce qu'on a appelé le régime des Trente ou des Trente Tyrans, mis en place avec l'appui de Sparte, qui ne dura que quelques mois pendant l'année 404 avant d'être renversé en 403 par les démocrates menés par Thrasybule (voir Xénophon, Helléniques, II, 3-4). Platon, qui naquit en 428/427 avant J.-C., avait environ 23 ans à l'époque. (<==)

(4) Platon appartenait à l'une des plus grandes familles d'Athènes : son père Ariston prétendait descendre de Codros, le dernier roi légendaire d'Athènes, et sa mère Périctionè était apparentée à Solon ; Critias, qui joua un rôle majeur dans le gouvernement des Trente, était un cousin de sa mère, et Charmide, proche de Critias, qui faisait partie des dix personnes désignées par les Trente pour gérer le Pirée, était le frère de celle-ci. Tous deux furent tués dans la bataille de Munichie (le port militaire d'Athènes à l'époque) qui chassa les tyrans. (<==)

(5) Dans le plaidoyer que Platon met dans la bouche de Socrate, en Apologie, 32c-d, celui-ci raconte cet incident à ses juges. (<==)

(6) Le gouvernement aristocratique des Trente, mis en place avec l'appui de Sparte, ne survécut pas à l'été 403, et fut remplacé par un gouvernement démocratique dans lequel Anytos, le futur accusateur de Socrate, joua un rôle de premier plan. (<==)

(7) Après la bataille de Munichie, ce qui restait des Trente et de leurs partisans se réfugia à Éleusis, une ville côtière située à une dizaine de kilomètres à l'ouest d'Athènes sur la route de Mégare, et, pendant quelques mois encore, les conflits continuèrent entre « ceux de la ville », c'est-à-dire ceux favorables au régime aristocratique des Trente et « ceux du Pirée » c'est-à-dire les démocrate qui avaient fait du Pirée leur base de reconquête du pouvoir, menés par Thrasybule. C'est finalement Sparte et son roi, Pausanias, qui, une fois encore, intervinrent pour réconcilier les deux factions et mettre fin au conflit entre Athéniens. Des lois d'amnistie furent alors votées (sauf à l'égard des Trente eux-mêmes et des onze et dix qu'ils avaient mandatés pour s'occuper de la ville proprement dite et du Pirée) pour faciliter la réconciliation. (<==)

(8) Le procès de Socrate et son exécution eurent lieu en 399 avant J.-C.. Platon avait alors 27 ou 28 ans. (<==)

(9) Cette dernière phrase est à rapprocher de République V, 473c11-d6 : « À moins que les philosophes ne deviennent rois dans les cités ou que ceux qui sont pour lors appelés rois et puissants ne se mettent à philosopher sincèrement et adéquatement, et que cela ne se trouve réuni dans la même personne, à savoir, la puissance politique et la philosophie, ceux en grand nombre que leur nature porte vers l'un à l'exclusion de l'autre ayant été écartés par la contrainte, il n'y aura de cesse aux maux des cités, mon cher Glaucon, ni même, je crois, à ceux de l'espèce humaine ». (<==)

(10) On considère généralement que le premier voyage de Platon en Sicile eut lieu vers 388 avant J.-C., alors qu'il avait à peu près 40 ans et avant qu'à son retour de ce voyage, il fonde à Athènes son école, l'Académie. C'est durant ce premier séjour à Syracuse qu'il noua une profonde et durable amitié avec Dion, alors âgé de 20 ans. Vingt ans plus tard, à la mort de Denys l'Ancien, Dion rappellera celui-ci à Syracuse pour inciter Denys le Jeune à mettre en pratique ses théories politiques (c'est de ce second voyage qu'il est question dans le second extrait traduit dans cette page). Mais ce second séjour, tout comme un troisième quelques années plus tard (vers 361), fut un fiasco : Dion fut exilé par Denys le Jeune, qui le soupçonnait, à juste titre, de vouloir prendre sa place. En Grèce, où il vécut durant son exil, Dion fréquenta l'Académie. N'ayant réussi à convertir Denys aux idées de Platon, il tenta plus tard de le renverser par les armes et y parvint, mais peu après (en 354), il fut lui-même renversé, et assassiné par un de ses familiers originaire d'Athènes, qu'il avait connu à l'Académie, Callipe. (<==)

(11) « Montrer ce qu'est toute l'affaire, sa nature et à travers combien de difficultés et combien de travail fatiguant elle entraîne » traduit le grec deiknunai... hoti esti pan to pragma hoion te kai di' hosôn pragmatôn kai hoson ponon echei (mot à mot « montrer... laquelle est toute l'affaire de_quelle_nature et aussi à_travers combien_de difficultés et combien_de travail_fatiguant elle_entraîne »). C'est le même mot, pragma, utilisé une fois au singulier et une fois au pluriel dans deux sens différents, qui est traduit la première fois par « affaire », son sens premier, et la seconde fois par « difficultés », sens qu'il peut prendre lorsqu'il est utilisé en mauvaise part, en particulier au pluriel, dans le sens d'« affaire désagréable, désagrément, difficulté ». Par ailleurs, Platon utilise successivement les interrogatifs neutres hoti (« quoi ? »), hoion (« de quelle nature/qualité ? ») et hoson (« en quelle quantité ? ») à propos de ce qu'il désigne comme pan to pragma (« toute l'affaire/la chose »), expression qui renvoie à la philosophie dont il vient d'être question et au travail qu'elle demande. Il s'agit donc de montrer à la personne qu'on veut tester à la fois ce à quoi peut conduire la philosophie et les difficultés à surmonter pour y parvenir et le travail que cela demande. Ce travail, c'est en quelque sorte celui qui est décrit par l'image dans l'allégorie de la caverne, au début du livre VII de la République, puis détaillé dans la suite de ce livre VII à travers le programme de formation des potentiels philosophes rois, qui dure jusqu'à l'âge de cinquante ans au moins (cf. République VII, 540a6). (<==)

(12) « De la famille [des philosophes] et digne de l'affaire » traduit le grec oikeios te kais axios tou pragmatos, dans lequel on retrouve le mot pragma (au génitif singulier pragmatos) que je traduis là aussi par « affaire » et qui renvoie encore à la philosophie. Oikeios est un adjectif dérivé du mot oikos, « maison, habitation », et signifie donc au sens premier « de la maison », c'est-à-dire « de la famille » occupant cette maison, et par extension, « parent, familier ». Le mot évoque ici l'idée d'un « parenté » entre tous ceux qui sont aptes à la philosophie. (<==)

(13) La formulation utilisée par Platon est très condensée et difficile à rendre en français en aussi peu de mots. Les deux mots clé de cette formulation sont le mot hodos et l'adjectif verbal d'obligation suntateon issu du verbe sunteinein. Hodos signife « voie, chemin, route », à la fois dans le sens de ce sur quoi on se déplace et dans celui du « voyage » que l'on effectue en suivant cette « voie », et au sens figuré, « moyen » en vue de quelque chose, « manière de faire ». Son emploi suggère que la philosophie ne se réduit pas à un ensemble de connaissances, mais est un cheminement, une manière de vivre et d'avancer dans la vie. Sunteinein est composé par ajout du préfixe sun- (« avec, ensemble ») au verbe teinein, qui signifie « tendre, étendre, allonger » et aussi « se prolonger, tendre vers ». Le préfixe sun- ajoute à l'idée de tension impliquée par le verbe teinein, soit une idée d'effort collectif (« tendre ensemble »), soit une idée d'effort nécessitant la concentration de toutes ses forces travaillant ensemble en vue du même but (« (se) tendre fortement, (se) diriger avec empressement vers »). L'emploi de ce verbe suggère que le cheminement qu'est la philosophie nécessite la mobilisation de toutes les forces de la personne. Par ailleurs, le cheminement (hodos) dont il est question est qualifié de thaumastos (thaumastèn, accusatif féminin singulier pour l'accord avec hodos, féminin). Cet adjectif, dérivé du verbe thaumazein (« s'étonner, admirer »), signifie « étonnant, merveilleux, extraordinaire, admirable, étrange (en bonne ou mauvaise part) ». Or, en Théétète, 155d2-4, Socrate fait du thaumazein, du fait de s'étonner, l'origine de la philosophie. Le fait de trouver thaumastès (« étonnant ») le cheminement décrit est donc un premier pas sur ce chemin. (<==)

(14) « Qu'il ait posé une fin sur toutes [choses] » traduit le grec telos epithèi pasin (mot à mot « accomplissement/fin/terme/achèvement/conclusion/résultat qu'il_ait_posé_sur tous (neutre pluriel) »). La compréhension de cette formule ramassée est très ouverte du fait que le datif neutre pluriel pasin (de pas, « tout »), datif induit par le préfixe epi (« sur ») du verbe epithithènai, dont epithèi est le subjonctif aoriste actif à la troisième personne du singulier, ne précise pas « tout » quoi. Par ailleurs, telos a un sens très ouvert (« accomplissement, fin, terme, achèvement, réalisation, conclusion, résultat... ») qui peut changer en fonction de ce qu'on suppose être les « tous », et epitithènai (« poser sur » au sens premier) implique l'idée d'une action de la part du sujet qui vient « poser » un telos sur une pluralité (pasin, datif pluriel) d'on se sait pas quoi. Mais qu'est-ce qu'un telos qu'on pose, même au sens figuré ? S'agit-il d'apporter des conclusions (un des sens possibles de telos) à des raisonnements, de mettre un terme (autre sens possible de telos) à des études, d'attribuer une finalité (autre sens possible de telos) à chacune des réalités ?... Tous ces sens possibles et d'autres encore (on peut, par exemple, comprendre ces mots comme signifiant « qu'il ait mis fin à tout », c'est-à-dire « qu'il ait abandonné » avant justement d'arriver au telos (« terme ») du parcours) peuvent être supposés à cette expression. Les deux idées communes à tous ces sens sont celles d'achèvement (telos) et d'exhaustivité (pasin). (<==)

(15) Il y a là un jeu de mot phonétique intraduisible en français : la forme verbale traduite par « se vernissant » est en grec epikechrôsmenoi, participe parfait moyen au nominatif masculin pluriel du verbe epichrônnunai, qui signifie « colorer en surface », et la forme verbale traduite par « se font bronzer » est epikekaumenoi, participe parfait moyen/passif au nominatif masculin pluriel du verbe epikaiein, qui signifie « brûler à la surface ». Sous cette forme, à l'oreille, les deux participes sont très proches, ce qui renforce encore l'image que propose Platon, qui assimile la parure de l'esprit à coup d'opinions qui restent en surface au bronzage de la peau du corps. (<==)

(16) Nouvel usage du mot pragma au singulier, de nouveau traduit par « affaire », pour désigner la philosophie. (<==)

(17) Encore le mot pragma, cette fois au pluriel, comme en 340c1, dans le sens de « difficultés, désagréments, embarras » (cf. note 11). La récurrence de ce mot employé dans deux sens différents selon qu'il est au singulier ou au pluriel, dont l'un (au singulier) pour désigner la philosophie comme « l'affaire/la chose » est intéressante. On peut peut-être y voir une discrète allusion au fait que la philosophie vise à ramener à l'unité d'un principe globalisant (le bon, to agathon) la multiplicité des difficultés auxquelles on se heurte en l'absence de ce principe : sans ce principe, on est en présence de pragmata (« difficultés ») multiples ; une fois le principe trouvé, on est en présence de la philosophie (to pragma). Dans une note à sa traduction, Brisson suggère que l'expression to pragma au singulier (« l'affaire/l'activité (traduction de Brisson)/la chose ») était peut-être une manière convenue à l'Académie de désigner la philosophie sans employer le mot, un terme de l'« argot » maison. La multiplicité des sens de ce mot et le fait qu'il dérive d'un verbe signifiant « faire, agir » (prattein) pouvait en effet bien convenir pour insister sur le fait que la philosophie n'est pas d'abord un contenu doctrinal, une « chose » qui peut se concrétiser dans des écrits, mais une activité. J'ai retenu le mot « affaire » pour le traduire à chaque fois qu'il est utilisé au singulier dans la section ici traduite, qui est le sens premier donné par le Bailly pour ce mot et qui, plus qu'« activité », conserve en français l'ambiguité du mot grec entre « activité » et « chose » (comme quand on parle de ses « affaires » au sens des choses qui vous appartiennent), après avoir hésité avec le mot « chose », car l'expression « la chose » comme mot convenu pour parler de ce qui était l'objet/activité principale à l'Académie me semblait plus naturel en français que « l'affaire ». (<==)

(18) Le mot traduit par « traité » est technè, dont le sens général est « art, technique », mais qui est employé ici dans un sens spécialisé pour faire référence à un écrit consacré à une technè particulière, ce qui fait qu'on désigne de manière générique un tel ouvrage par le nom de technè. (<==)

(19) La fin de cette phrase est élliptique et tous les traducteurs notent que le sens des derniers mots, qui sont en grec hoitines de, oud' autoi hautous (mot à mot « lesquels (nominatif masculin pluriel, renvoyant donc à des personnes) par_contre, pas_même eux (nominatif masculin pluriel, sujet d'un verbe sous-entendu) eux-mêmes (réflexif, accusatif masculin pluriel complément d'objet direct du verbe sous-entendu renvoyant à son sujet, autoi, « eux »)), et que j'ai traduits par « mais lesquels [a-t-il plagié], eux [ne le savent] même pas eux-mêmes », est probématique et débattu. Les traducteurs que j'ai consultés en donnent les traductions suivantes :
- Cousin : « dont les auteurs ne se comprennent point eux-mêmes » (paraphrase plus que traduction !) ;
- Souilhé : « Mais qui ? Ils ne pourraient le dire eux-mêmes. », avec une note qui commence en disant que « cette phrase élliptique, assez obscure, prête à diverses interprétaions » et se poursuit en développant certaines d'entre elles, ainsi qu'une correction au grec proposée par Howald, qui conduirait au sens « du moins, ceux qui l'ont fait (écrire sur ces sujets) ne se sont pas donnés eux-mêmes comme les auteurs », qu'il rejette ;
- Robin : « mais quelle espèce de gens sont-ils ? eux-mêmes, ils ignorent ce qu'ils valent. », avec une note qui dit « sens incertain et très débattu » et se poursuit en évoquant une correction possible, celle de Howald (sans le nommer), déjà évoquée par Souilhé dans sa note ;
- Brisson : « mais quels que soient ces gens, ils ne (se connaissent) même pas eux-mêmes », avec une note disant « ce membre de phrase : hoitines de, oud' autoi hautous si élliptique qu'il en devient obscur, est très difficile à traduire. Voilà pourquoi il a prêté à diverses interprétations » et se poursuivant par l'explication du choix d'interprétation retenu.
Que le verbe sous-entendu soit « savent » (isasi en grec, troisième personne du pluriel du présent de l'indicatif actif de eidenai, « savoir ») est assez vraisemblable, dans la mesure où la forme oida (« je sais », première personne du singulier du présent de l'indicatif actif de ce verbe) revient par deux fois dans ce qui précède. La question est alors de comprendre ce que Platon veut dire. Si l'on comprend que la question posée par hoitines (« lesquels ») porte sur la connaissance de l'identité des « certains autres » (allous tinas) dont il dit savoir qu'ils ont écrit sur le sujet, ce qui est le cas de tous les traducteurs consultés, cela revient à supposer que ces auteurs ne savent même pas ce qu'ils ont eux-mêmes écrit, ce qui est difficile à accepter. Certains traducteurs, dont Souilhé (dans la note ad loc.) et Brisson, et avant eux Wilamowitz et Apelt, veulent y voir une allusion au précepte delphique gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même ») du fait de l'emploi du réflexif hautous (« eux-mêmes », troisième personne du pluriel) qui rappelle le sauton (« toi-même », deuxième personne du singulier) du précepte, et comprennent ces mots comme voulant dire que ces auteurs auxquels fait allusion Platon, qui auraient écrit sur les mêmes sujets, ne se connaissent pas eux-mêmes. Mais cette interprétation est un peu tirée par les cheveux et suppose un verbe sous-entendu (gignôskein) qui n'apparaît pas dans tout ce passage, où il est question de « savoir » (eidenai), pas de « connaître » (gignôskein). Je propose une autre interprétation qui suppose de remonter un peu plus haut dans le texte de la lettre. Platon écrit que Denys « feignit de savoir lui-même beaucoup de choses et des plus importantes et de [les] posséder suffisamment du fait d'en avoir entendu parler à l'occasion par d'autres » (que lui, Platon) et qu'il entend dire « qu'il écrivit ensuite lui-même sur ce qu'il avait alors entendu, composant comme [étant] de lui un traité, nullement [comme étant] de ceux qu'il aurait entendus ». Toute la suite, jusqu'aux mots qui nous occupent, concerne ces autres que Denys a entendus et dont il a pu s'inspirer dans son traité et la question que se pose Platon est de savoir lesquels, en dehors de lui, il a plagié. Il nous dit donc qu'il ne sait pas qui sont ces autres (« mais je ne sais rien de ceux-là »), qu'il sait néanmoins que « certains autres ont écrit sur ces mêmes [sujets] », ouvrant donc la porte à l'idée que Denys a pu s'inspirer d'eux tout autant, sinon plus, que de lui, mais que, quant à savoir, non pas lesquels (hoitines) ils sont, c'est-à dire de qui il s'agit, mais lesquels (hoitines) Denys a pris pour modèles, même ceux dont il s'agit doivent être comme lui jusqu'au jour où il a appris l'existence du traité de Denys, c'est-à-dire qu'ils ne doivent même pas savoir eux-mêmes que Denys les a plagiés et s'est attribué certaines au moins de leurs thèses. Cette lecture est cohérente avec le présent akouô (« j'entends dire ») en 341b3 : c'est au moment où, probablement à la demande de partisans de Dion venus le mettre au courant de la situation à Syracuse après l'assassinat de Dion, Platon écrit cette « lettre ouverte » destinée à ceux qui ont perdu leur chef, qu'il apprend d'eux l'existence d'un traité écrit par Denis après sa rencontre avec lui, une quinzaine d'années plus tôt à Syracuse, dans lequel il s'attribuait des idées vraisemblablement empruntées à Platon et à d'autres avec lesquels il avait été en contact. Platon n'a sans doute pas lu ce traité dont il vient de découvrir l'existence quand il écrit sa lettre et il n'en connaît que ce qu'ont pu lui en dire ceux qui lui ont appris son existence, mais il devine que Denis a dû, comme il l'avait fait lors de leur entrevue, s'y attribuer des idées mal digérées glanées auprès des uns et des autres, dont lui, au cours de ses rencontres et de ses lectures. Il découvre qu'il est donc resté des années en ignorant que Denys avait écrit un traité dans lequel il s'attribuait probablement des idées de lui, Platon, et sans doute d'autres penseurs, et il se dit que ces autres penseurs, certains d'entre eux au moins, dont il ne peut connaître l'identité faute d'avoir pu lire l'ouvrage de Denys, sont sans doute dans le même cas que lui jusqu'alors, c'est-à-dire ignorent l'existence de ce traité, et donc le pillage dont ils ont été victimes de la part de Denys. (<==)

(20) Encore une fois, ce dont parle Platon est désigné par le mot pragma au singulier, dans la formule peri tou pragmatos (« au sujet de l'affaire/la chose »). Et ce dont il parle, ce ne sont pas ses thèses, ses doctrines, mais ce sur quoi elles portent, l'objet de ses réflexions et de ses efforts de compréhension, désigné juste avant comme « les [sujets] sur lesquels, moi, je travaille sérieusement » (peri hôn egô spoudazô), à l'aide du verbe spoudazein, dérivé de spoudè, qui signifie « hâte, empressement, zèle, effort, sérieux, application », et qui évoque donc l'idée d'un travail appliqué, d'une rélfexion intense, de quelque chose qu'on prend au sérieux et auquel on consacre beaucoup d'efforts. (<==)

(21) Cette affirmation de Platon (si c'est bien lui l'auteur de la lettre) selon laquelle « de [lui] du moins, il n'existe pas de composition écrite (suggramma) et il n'en adviendra jamais » sur « les [sujets] auxquels [il s]'intéresse », écrite en 354 avant J.-C., donc environ six ans avant sa mort en 348/347 avant J.-C., alors qu'il avait environ soixante-quatorze ans, fournit un de leurs arguments à ceux qui mettent en doute l'authenticité de cette lettre et pensent que Platon a commencé à écrire ses dialogues peu après la mort de Socrate et avait, à la mort de Dion, nécessairement antérieure à l'écriture de cette lettre qui y fait allusion, déjà écrit la plupart de ses dialogues, dont la République et les autres dialogues dits « de maturité ».
La première réponse que l'on peut faire à cette objection est de rappeler que nous ne savons rien de certain sur la date de composition et de « publication » (c'est-à-dire de diffusion à un public plus large que celui de l'Académie) des dialogues de Platon, et que l'hypothèse presque universellement admise aujourd'hui selon laquelle il aurait composé ses dialogues comme des ouvrages pour la plupart indépendants les uns des autres sur la période s'étendant de la mort de Socrate en 399 avant J.-C. à la sienne n'est que cela, une hypothèse, indémontrable en l'état actuel de nos connaissances, et qui le restera sans doute à jamais, hypothèse qui est en fait la somme de multitudes d'hypothèses faites sur chaque dialogue et sur tout ce que nous savons plus généralement sur cette époque dans son ensemble, qui s'étayent souvent les unes les autres sans que leurs promoteurs soient toujours conscients des dépendances croisées qu'elles ont les unes avec les autres dans des réseaux parfois complexes. Si l'on peut fixer dans certains cas une date avant laquelle Platon n'a pas pu écrite tel ou tel dialogue, en général parce qu'il y fait allusion à un événement historique que l'on peut dater par ailleurs (par exemple la mort de Socrate), il est impossible de fixer une date après laquelle il ne pourrait avoir écrit un dialogue, sauf celle de sa mort, si l'on admet que le dialogue est de lui. Si donc on admet, comme je le fais, que les dialogues forment un tout structuré répondant à un plan d'ensemble, une des possibilités est qu'ils aient tous été écrits tard dans la vie de Platon. Pour ceux qui considéreraient qu'il n'est pas possible qu'il les ait tous écrits en moins de six ans, après avoir écrit cette lettre, je citerai l'exemple de Saint Thomas d'Aquin, qui a écrit sa Somme Théologique, ouvrage monumental s'il en est, dans les sept dernières années de sa vie, entre 1266 et sa mort en 1274 à l'âge de cinquante ans environ, tout en continuant à mener d'autres activités de front (dont la composition d'autres ouvrages, comme ses commentaires sur Aristote) et à se déplacer à travers l'Europe à une époque où les voyages n'étaient pas ce qu'ils sont de nos jours.
Mais là n'est pas l'argument principal, car Platon, si c'est lui qui, comme je le pense, a écrit cette lettre, dit non seulement qu'il n'a pas écrit, mais aussi qu'il n'écrira jamais à-dessus. Certes, il peut avoir changé d'avis à l'approche de la mort, mais la vraie question est plutôt de savoir ce que Platon dit qu'il n'a jamais fait et ne fera jamais. Dit-il ici qu'il n'a jamais écrit et n'écrira jamais quoi que ce soit, et de plus, quoi que ce soit sur n'importe quel sujet ? Je ne crois pas que ce soit le cas. Si Platon peut être si catégorique sur le fait que « tous ceux qui ont écrit et écriront en prétendant posséder un savoir sur les [sujets] sur lesquels [lui] travaille sérieusement », quelle que soit la manière dont ils auraient acquis ce supposé savoir, de lui, d'un autre ou par eux-mêmes, « il n'est pas [possible] qu'ils aient compris quoi que ce soit à l'affaire », c'est parce que ce qui constitue l'aboutissement de toutes ses réflexions, et qu'il cherche à nous faire comprendre à travers l'ensemble de ses dialogues, qu'ils aient été écrits avant ou après la lettre VII, c'est justement que le savoir ultime, qui donne sens à tout le reste, ne peut pas se formuler avec des mots. Le logos est certes un don divin qui fait la noblesse de l'homme, le meilleur outil dont il dispose pour chercher à atteindre l'excellence (aretè) et le bon(heur) qui lui convient, et il doit consacrer toutes ses forces à en faire le meilleur usage possible, mais cela n'en fait pas pour autant un dieu, car cet outil, tout autant que les sens, a ses propres limites : les mots ne sont pas ce qu'ils ne font que désigner et ne peuvent donc nous donner accès à ce que sont en eux-mêmes les pragmata (« faits/choses ») qui activent nos sens et notre esprit (nous). Si l'intelligence nous permet une compréhension infiniment plus riche de ce à quoi elle s'intéresse que même la vue, qui ne nous en donne qu'une image (eikôn), et nous permet même d'appréhender des pragmata (« faits/choses ») qui échappent entièrement à nos sens, de purs « intelligibles » (noèta), au premier rang desquels se trouve le bon (to agathon), toute description des ces pragmata (« faits/choses ») au moyen de mots ne peut qu'être déficiente et ne nous en donner qu'une « image » qui ne rend pas compte de toute la richesse (ousia) de ce dont elle est image, qui n'est justement pas des mots. S'il est possible à un homme d'approcher de plus près ce qu'il cherche à connaître, de dépasser les images visibles et les formulations verbales, ce ne peut être que par une appréhension, une « vision », qui, par définition, ne peut se décrire par des mots, et encore moins par des images sensibles. Mais dire qu'il est impossible par définition de rendre compte de telles « visions », et donc en particulier de ce qu'est le bon en lui-même (auto to agathon), par des assemblages de mots et de lettres (sens étymologique de suggramma, le mot que j'ai traduit par « composition écrite »), ne veut pas dire qu'il n'est pas possible d'écrire pour faire comprendre ça, ces limites du langage, et pour montrer comment on peut néanmoins tirer parti du logos, et un meilleur parti justement quand on en a compris le pouvoir et les limites. Et c'est précisément ce que fait Platon tout au long de ses dialogues. Ce sur quoi il n'a pas écrit et n'écrira jamais, c'est ce qui est au-delà des mots et qu'il « n'est absolument pas possible de formuler comme les autres connaissances », parce que c'est de l'ordre de la « lumière » (phôs) intérieure qui « jailli[t] comme une flamme » et « [nait] dans l'âme », où elle peut se nourrir et se développer, mais pas se transmettre avec des mots à d'autres. C'est une expérience que chacun doit faire par lui-même, qui peut éclairer son discours, qu'il peut inviter d'autres à tenter par eux-mêmes, mais qu'il ne peut pas faire pour eux. Celui qui, comme Platon, l'a faite, peut guider d'autres sur ce chemin jusqu'à un certain point, mais vient nécessairement un moment où c'est chacun pour soi si l'on veut aller au-delà des mots, ce qui est l'objectif. Dans cette perspective, le mot pragma au singulier tel qu'il est utilisé ici par Platon devient ambigu et peut se comprendre de deux façons au moins. On a vu que sa compréhension spontanée, c'était d'y voir une sorte de « nom de code » pour parler de la philosophie telle que comprise par Platon, qui est une manière de vivre avant que d'être un corps de doctrines. Mais, quand on se rappelle que c'est le mot que Platon utilise, en particulier dans le Cratyle, pour désigner ce à quoi les mots renvoient, par opposition aux mots eux-mêmes justement, on peut aussi comprendre to pragma comme un singulier à sens collectif renvoyant ici aussi à ce qui n'est pas les mots mais que les mots désignent et l'affirmation de Platon selon laquelle il est impossible d'écrire sur to pragma comme signifiant qu'il est impossible d'écrire sur les « choses » elles-mêmes, quelles qu'ellles soient, ou du moins de prétendre avoir sur elles un savoir exhaustif et certain qui pourrait se traduire par des mots, puisque justement écrire ou discourir, c'est en rester aux mots et non pas accéder aux pragmata. Et même penser, tant qu'on en reste à la dianoia (« pensée (discursive) »), que l’étranger d’Élée, dans le Sophiste, définit comme « le dialogue (dialogos) intérieur de l’âme avec elle-même sans la production de son » (Sophiste, 263e3-5), en précisant que « la dianoia et le logos, [c’est] la même [chose] » à la production de sons près, et qui, dans l'analogie de la ligne proposée par Socrate à la fin du livre VI de la République, ne constitue que le pathèma (« affection ») associé au premier segment de l'intelligible, c'est-à-dire celui où l'on reste prisonnier d'« images » (dans ce cas, les mots) comme lorsque, dans le premier segment du visible, on prend les images fournies par la vue (les ombres de l'allégorie de la caverne) pour la réalité de ce dont elles ne sont qu'images, et se distingue donc de la dernière étape, celle du savoir (epistèmè), reste tributaire des mots, puisque c'est une forme de dialogos. Et si Platon parle ici de to pragma et non pas de to on (« l'étant »), c'est parce qu'« étant » renvoie à un « être » de discours : un « étant » (on), c'est ce dont on dit « c'est (ci ou ça) » (esti), sans que rien ne garantisse que c'« est » plus qu'un mot. En préférant le mot pragma, il insiste sur le fait que ce dont il veut parler, c'est ce dont l'« objectivité » est prouvée par le fait que ça agît (prattein, dont dérive pragma) sur nous, sur nos sens et/ou notre intelligence. Certes, un mot est toujours un pragma, soit en tant que phénomène sonore qui frappe nos oreilles, soit en tant que graphisme perçu par nos yeux, de même qu'une image visuelle est toujours un « étant » (cf. Sophiste, 240a4-b12) visible ou un écho (« image » sonore) un « étant » audible, mais toute la question est justement de savoir dans chaque cas s'il n'est que ça (auquel cas nous sommes dans le « rêve », cf. République V, 476c2-d4), ou s'il est « image/étiquette » d'autre chose, d'un pragma qui n'est pas qu'un mot/bruit/graphisme.
La lumière (phôs) qui « jailli[t] comme une flamme » et « [nait] dans l'âme », image donnée ici par Platon de ce à quoi un petit nombre peut prétendre en termes d'appréhension après une longue réflexion et un mode de vie approprié, mais qui n'est pas traduisible par des mots, n'est pas sans rappeler le terme de l'ascension hors de la caverne du prisonnier libéré de l'allégorie de la caverne, au début du livre VII de la République, la vision du soleil, image du bon (to agathon), que le prisonnier pourrait « voir distinctement, lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre, et contempler tel qu'il est » (République VII, 516b5-7). La différence, c'est que, dans la lettre, Platon explicite ce que, dans la République, pour des raisons pédagogiques, il laisse au lecteur le soin de découvrir par lui-même à partir du caractère quasi irréalisable pour un être humain d'une telle contemplation et du fait que, quand bien même on parviendrait à fixer le soleil lui-même en plein midi, on ne pourrait rendre compte d'une telle vision avec des mots et cela ne nous aiderait en rien à mieux « voir » les hommes et les autres choses que le soleil éclaire. Ce qui est en notre pouvoir, ce n'est pas de connaître les pragmata en eux-mêmes, mais de prendre conscience de cette limitation de notre esprit, de ne pas croire qu'on connaît vraiment ce qu'on ne peut connaître, mais de comprendre que, malgré cela, notre esprit et notre logos nous permettent d'en comprendre suffisamment pour nous éclairer dans la recherche de ce qui est bon pour nous et de nouer un dialogue productif avec d'autres pour agir en vue de ce bien, tout comme la vue ne nous montre pas ce que sont les pragmata visibles en eux-mêmes, mais nous permet néanmoins de les situer dans l'espace et de vivre au milieu d'eux sans passer notre temps à nous cogner dans quelque chose ou à tomber dans des puits (cf. Théétète, 174a4-b1) ou autres chausse-trappes sous nos pieds.
Quand on a compris en ce sens à la fois ce que dit ici Platon et ce que cherchent à dire les dialogues, l'argument relatif à l'authenticité de la lettre se retourne. Loin d'être en contradiction avec les « théories » supposées présentées par Platon dans les dialogues, les propos qu'il tient ici nous en donnent au contraire une clé d'interprétation en nous faisant comprendre ce qu'ils ne sont pas : ils ne sont justement pas l'exposé de « théories » qui seraient celles de Platon, mais une propédeutique destinée à nous faire comprendre le pouvoir du logos (hè tou dialegesthai dunamis, cf. République VI, 511b4 ; VII, 532d8 ; 533a8 ; 537d5 ; Parménide, 135c2 ; Philèbe, 57e7), mais aussi et surtout ses limites, ce qui vise à nous rendre dialektikoi, c'est-à-dire, aptes à utiliser proprement le logos pour accéder à ce qui est au-delà (l'un des sens possibles du préfixe dia-) des mots et sur lequel personne ne pourra jamais écrire quoi que ce soit qui en dévoile la nature propre. Bref, les dialogues nous donnent, sous forme dialoguée justement et par l'exemple, le mode d'emploi d'un outil qui est à notre disposition et fait de nous ce que nous sommes, mais cherchent aussi et surtout à nous faire comprendre que le dialogue avec d'autres est nécessaire pour progresser vers la vérité mais nous conduit au mieux jusqu'à un point où l'on ne peut plus avancer que seul pour tenter de parvenir à saisir ce qui ne peut plus s'exprimer avec des mots, et que c'est justement à de tels dialogues préliminaires que ses dialogues cherchent bien modestement à participer, leur auteur étant parfaitement conscient du fait que ce ne sont que des erzats de « dialogue » auxquel le lecteur est libre de participer ou pas, figés dans des caractères à qui l'on peut en fin de compte faire dire ce qu'on veut (cf. Phèdre, 275c5-e5). Mais l'histoire montre que ses lecteurs, à commencer par le plus brillant de ses élèves, Aristote, et jusqu'à aujourd'hui, n'ont pas compris ce message de modestie et d'humilité et préfèrent croire que Platon avait des réponses, des théories, des « savoirs », dont il cherchait à nous faire profiter et qu'ils cherchent à expliciter, préfèrant le plus souvent montrer les faiblesses et les insuffisances de ces supposées réponses, telles qu'ils les ont (mal) comprises, et éventuellement en proposer d'autres qu'ils pensent meilleures. Si donc la lettre n'est pas de Platon, il faudrait supposer qu'elle est de quelqu'un qui serait l'une des très rares personnes, sinon la seule, qui ait vraiment compris jusqu'au bout ce que cherchait à faire et dire Platon avec ses dialogues. Mais alors, quel pouvait être son objectif en noyant ces explications succinctes dans deux ou trois courtes pages perdues au milieu d'une lettre en faisant une trentaine et traitant d'un sujet politique et conjoncturel dont le rapport avec les dialogues était pour le moins lointain ? Et se pourrait-il que quelqu'un qui avait si bien compris Platon, mieux même qu'Aristote (qui l'a pillé sans vouloir le reconnaître ou sans s'en rendre compte, et sans toujours l'avoir compris, sur ce point en particulier, tant il était certain, lui, d'avoir les « bonnes » réponses, et impatient d'étaler son « savoir »), n'ait laissé aucune trace dans l'histoire de la pensée ?... (<==)

(22) Platon est très discret sur qui aurait été l'œuvre de sa vie si un tel ouvrage avait été possible, puisque justement, pour lui, ça n'est pas possible : ç'aurait été « quelque chose de tout à fait bénéfique pour les hommes » (tois anthrôpoisi mega ophelos), ce qui ne nous dit rien du contenu, mais seulement de l'utilité d'un tel ouvrage, et ça aurait eu pour effet d'« amener à la lumière la nature pour tous » (tèn phusin eis phôs tois pasin proagagein). On retrouve ici l'idée de lumière (phôs) déjà évoquée plus haut, justement pour suggérer que cette lumière n'était pas transmissible à l'aide de mots, et ce qu'aurait éclairé cette lumière est désigné par le seul mot de phusis, le substantif d'action dérivé du verbe phuein (« pousser, croître, naître »), mot généralement traduit par « nature » dans un registre de sens très ouvert. Le mot est sans doute destiné à évoquer le titre classique de nombreux ouvrages écrits pas des penseurs antérieurs, peri phuseôs (« sur la nature »), et est donc une manière pour Platon de suggérer discrètement qu'il n'est pas possible d'écrire un tel ouvrage et que tous ceux qui l'ont tenté n'avaient rien compris, quel que soit le sens qu'ils donnaient à ce mot et le contenu de leur ouvrage. On notera toutefois que ce que Platon décrit ici comme quelque chose qui serait « tout à fait bénéfique pour les hommes », ce serait de faire la lumière sur la phusis, c'est-à-dire sur le monde matériel qui naît, croît et se transforme, pas de se perdre dans un ciel d'idées pures (ce qui ne veut pas dire que, pour comprendre la nature, il ne faut pas faire appel à des « idées » purement intelligibles, mais que ce que l'homme doit chercher à comprendre, c'est bien la « nature » (phusis) qui l'entoure et dont il est une composante). Et, puisqu'il dit n'avoir pas réalisé cet ouvrage impossible à écrire, il faut en déduire que les dialogues ne sont pas peri phuseôs (« sur la nature »). (<==)

(23) Il ne faut pas forcer le sens du mot endeixis, que j'ai traduit par « indication », comme le fait Brisson en traduisant par « démonstration », sens effectivement possible de ce mot. Mais démonstration implique raisonnement, et donc logos, et Platon vient de dire que ce à quoi il pense est justement au-delà des mots et se traduit par une lumière qui jaillit soudainement dans l'âme. Ce dont il s'agit ici, ce n'est donc pas de « discours » (logos) sur ce qu'il s'agit de « voir », mais de simples indications, qui peuvent certes prendre la forme de logoi, mais de logoi dont le but n'est justement pas de « démontrer », mais d'orienter dans la bonne direction le regard de celui qui est seul à pouvoir éventuellement « voir », au-delà des mots, la lumière vers laquelle un autre l'invite à regarder. C'est le « cheminement dialectique » (hè dialektikè methodos, République VII, 533c7) que décrit à l'aide d'images Socrate en République VII, 532a1-533d6, en reprenant l'imagerie et le vocabulaire de l'allégorie de la caverne, où il est en particulier question de diriger vers le haut l'œil de l'âme (to tès psuchès omma, 533d2) au moyen de la dianoia (« pensée (discursive) ») jouant le rôle de médiation entre l'opinion (doxa) et le savoir (epistèmè) qui n'est plus de l'ordre des mots. (<==)

(24) « Un certain logos vrai » traduit le grec tis logos alèthès, sans traduire le mot logos, qui va jouer un rôle central dans la suite de ce texte, dans des contextes qui incitent à le traduire différemment d'une fois sur l'autre, ce qui fait perdre de vue qu'il s'agit toujours du même mot grec. On aura une idée de la multitude des sens possibles du mot logos en se reportant à la page qui lui est consacrée dans la section « Vocabulaire » de ce site. Pour ce qui nous concerne, le mot logos apparaît 15 fois dans la section ici traduite et le tableau ci-dessous montre comment les traducteurs que j'ai consultés le traduisent à chaque fois (entre parenthèses, les traductions où le mot n'est pas traduit spécifiquement, mais où le membre de phrase dans lequel il s'insère est reformulé globalement).

    Cousin (Internet) Robin (Pléiade) Souilhé (Budé) Brisson (GF)
340b4 logos bruit (on m'avait rapporté) (ce qu'on avait raconté) rumeur
342a3 logos raison raison raison doctrine
342b2 logos définition définition définition définition
342b6 logos définition définition définition définition
342b8 logos définition définition définition définition
343a1 logôn raison langage mots langage
343b4 logou définition définition définition définition
343b4 ho autos logos il faut en dire autant on en dira encore autant nous en dirons autant on en dira encore autant
343b6 logos preuves langage raisons façons
343c2 logôi théorie théoriquement raisonnements paroles
343d4 logois discours explications orales (soit qu'il parle) exposé oral
344a2 heni logôi en un mot en un mot en un mot en un mot
344b4 logoi définitions définitions définitions définitions
344c4 heni... logôi (paraphrase) en un mot cette simple conclusion en un mot
344d7 kata ton hemon logon c'est mon avis conforme à ma doctrine à mon avis par rapport à ma doctrine
    avis, bruit, définition, discours, mot, preuves, raison, théorie (8+) définition, doctrine, explications orales, langage, mot, raison, théoriquement (8+) avis, conclusion, définition, mot, (parole), raison, raisonnement (7+) doctrine, définition, exposé oral, façons, langage, mot, paroles, rumeur (8)
  avis, bruit, conclusion, définition, discours, doctrine, explications orales, exposé oral, façons, langage, mot, paroles, preuves, raison, rumeur, raisonnement, théorie/théoriquement (18+)

Comme on le voit dans l'avant-dernière ligne du tableau, qui classe par ordre alphabétique les mots différents utilisés par le même traducteur pour traduire logos, chacun utilise 7 ou 8 mots différents dans ces 15 occurrences, plus une ou plusieurs paraphrases et l'on finit avec 18 mots ou expressions différentes au total plus quelques paraphrases (dernière ligne). Dans toute cette variété, si l'on excepte l'expression en heni logôi, que tous traduisent par « en un mot », l'unanimité ne se fait que sur les 5 occurrences que j'ai mises en grisé dans le tableau, où le mot est supposé avoir le sens technique de « définition ». Or, comme je le montrerai le moment venu, c'est regrettable, car c'est là une lecture « aristotélicienne » de Platon, qui fait justement perdre beaucoup de ce qu'il cherche à nous faire comprendre ici par rapport au logos pris dans sa plus grande extension.
Dans toutes les occurrences de logos à partir de celle qui nous occupe ici, je laisse le mot non traduit (dans la première, en 340b4, au début de la section ici traduite, j'ai traduit les mots ho polus logos (nominatif singulier) par « la rumeur insistante »). Ce qui est important ici, comme dans la plupart des autres emplois de logos sur lesquels nous aurons à revenir, ce n'est pas de savoir si ce dont il parle est un raisonnement, une raison, une doctrine ou autre chose, mais de bien comprendre qu'il s'agit de quelque chose qui est composé de mots, et de mots qui prétendent être porteurs de sens (c'est ce qui distingue un logos d'un bruit comme un cri d'animal) et renvoyer à autre chose qu'eux d'une manière adéquate à ce à quoi ils renvoient pour que ce logos puisse être qualifié de « vrai » (alèthès). (<==)

(25) « Pour chacun des étants » traduit le grec tôn ontôn hekastôi, dans lequel ontôn est le génitif pluriel du participe présent ôn (masculin), ousa (féminin), on (neutre), du verbe einai (« être »), substantivé au neutre par l'article (tôn, lui aussi génitif pluriel). Une bonne partie des malentendus relatifs à Platon tourne autour des traductions des diverses formes du verbe einai (« être »), dans des discussions sur ce qu'on appelle justement de nos jours ontologie (étymologiquement « discours sur l'étant/être »), auxquelles le Sophiste bien compris était censé mettre un terme après l'exercice de style sophistique du Parménide et l'échec du Théétète à « définir » le savoir (epistèmè) faute d'avoir préalablement réfléchi sur le logos (dont on ne cherche qu'à la fin, comme en dernier ressort, mais sans succès, à donner une « définition »). Mais Aristote lui-même n'a pas compris, ou pas voulu comprendre, la « leçon » du Parménide et du Sophiste et les discussions sur l'être/étant ont continué de plus belle jusqu'à nos jours. La première chose à faire pour tenter de sortir de ce bourbier est de revenir au grec et de respecter autant que possible les formes utilisées par Platon plutôt que de traduire des formes différentes du verbe einai (« être ») et de ses dérivés (ousia, substantif dérivé du féminin ousa du participe présent de einai, dont la traduction littérale serait le néologisme « étance » formé de la même manière en français) par un même mot français dans certains contextes et à d'autres moments la même forme par des mots différents en français selon le contexte et la compréhension qu'en a le traducteur. Ici, Cousin traduit par « dans tout être », passant du pluriel au singulier et remplaçant un participe présent par un infinitif devenu substantif, Souilhé traduit par « dans tous les êtres », lui aussi remplaçant un participe présent par un infinitif devenu substantif, Robin traduit par « pour chacune des réalités », faisant complètement disparaître le lien avec le verbe einai (« être »), et Brisson traduit par « pour tout ce qui est », passant du participe présent au pluriel au verbe conjugué au singulier, mais restant proche par le sens, dans la mesure où la traduction usuelle d'un participe présent substantivé par l'article est « celui/celle/ce/ceux/cellles qui... » suivi du verbe conjugé (par exemple « celui qui parle » pour hô legôn, « ce qui bouge » pour to kinoumenon, ou « celles qui marchent » pour hai badizousai).
Pour ma part, je m'astreint à rester aussi proche que possible du grec, quitte à violer les règles d'accord du français et à créer des néologismes (comme le faisait déjà Cicéron en latin lorsqu'il a inventé le néologisme essentia, dont vient le français « essence », pour traduire le grec ousia, en partant de l'infinitif esse, équivalent latin du grec einai, « être », faute de disposer en latin d'un participe présent correspondant au grec ôn (« étant »). C'est pourquoi je traduis to on par « l'étant » et ta onta (pluriel) par « les étants » avec un « s ». De même qu'un « parlant » (legôn), c'est quelqu'un qui fait ce que décrit le verbe « parler »(legein), un « étant » (on), c'est quelque chose (en prenant « chose » dans le sens le plus large possible, pouvant inclure des personnes et des « concepts » abstraits) qui fait ou subit ce qu'implique le verbe « être (einai). Le problème, c'est que, comme Platon cherche à nous le faire comprendre par la bouche de l'étranger d'Élée dans le Sophiste, le verbe einai n'implique par lui-même aucune activité (praxis/poièsis) ou affection (pathos) particulière du sujet qui est dit « être » (cf. Sophiste, 247d8-e3, où Platon se paye le luxe de fournir une des rares « définitions » en bonne et due forme, sinon la seule, que l'on puisse trouver dans les dialogues, en insistant sur le fait qu'il donne une définition (horos), celle concernant justement einai (« être »), dans une formule conçue précisément pour ne poser aucune limite (sens premier de horos en grec) à ce que peut recouvrir le verbe), pas même celle d'« exister », mot qui ne veut rien dire de plus qu'« être ». Le seul rôle du verbe einai (« être ») c'est d'introduire un attribut, une « étance » (ousia) supposée pertinente, ou au contraire niée dans une formule négative, relativement à un « sujet » (au sens grammatical) dont on dit qu'il « est » (esti) ou « n'est pas » (ouk esti) ce que désigne l'attribut qui complète la phrase, l'ousia. L'« étant », c'est donc ni plus ni moins que le « sujet » d'une telle phrase, c'est-à-dire n'importe quoi dont on dit « c'est (ci ou ça) », ou au contraire « ce n'est pas (ci ou ça) », ce qui le fait devenir un « n'étant pas » (mè on) sans le faire cesser pour autaunt d'être un « étant » (on) puisque, dans le cas du verbe « être » (einai), au contraire de ce qui se passe avec tous les autres verbes, la négation ne porte pas sur l'activité ou l'affection suggérée par le verbe, puisqu'il n'en spécifie aucune par lui-même, mais sur la pertinence de l'attribut qui le complète. Et, lorsque le verbe einai est utilisé sans attribut explicite, c'est soit que ce peut être n'importe quel attribut, comme ici, soit que l'attribut est implicite, dans le cas justement du sens « existentiel » du verbe « être » (einai), et c'est ce caractère implicite de l'attribut (« matériel », ou « visible », ou « tangible », ou au contraire « immuable », ou « intelligible », etc.) qui ouvre la porte à tous les sophismes, dans la mesure où l'implicite peut changer d'une personne à une autre et d'une discussion à l'autre pour une même personne, en fonction du contexte et du jeu d'oppositions auquel peut participer einai (« êtrre »), par exemple en s'opposant à « devenir » (gignesthai), ou d'autres fois à « paraître » (phainesthai), les deux se retrouvant à différents endroits dans les dialogues, ce qui ne conduit pas au même registre de sens. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer à ce propos qu'en grec, le participe présent du verbe einai, à tous les cas, tous les genres et tous les nombres, n'est rien d'autre que la terminaison des participes présents actifs des autres verbes (ôn, ousa, on, participe présent du verbe einai respectivement au nominatif masculin, féminin et neutre singulier, se retrouve dans legôn, legousa, legon participe présent de legein, « parler », et de même pour tous les autres cas du masculin, du féminin et du neutre, au singulier, au dual et au pluriel, et pour tous les autres verbes), et que, pour einai (« être »), cette terminaison ne s'accole à aucune racine, puisque la racine pure du verbe einai est es-, dont rien ne reste dans ôn, ousa, on, ni dans aucune des autres formes du participe présent. C'est un peut comme si, en français, le participe présant du verbe « être » était « ant », et non pas étant » : un « ant », une « ante » ou des « ants », ce pourrait aussi bien être un « parlant » qu'une « marchante », que des « bougeants » ou que n'importe quoi d'autre, caractérisé dans chaque cas par ce qu'implique le verbe dont la racine est accolée à « ant(e)(s) ». Parler de onta (« étants ») en grec est donc la manière la plus neutre de parler de n'importe quoi sans impliquer quoi que ce soit de particulier. Mais il faut bien comprendre que ce qui constitue un étant (on) en tant qu'étant, c'est le logos qui le dit « être » (einai) ce qu'on dit qu'il « est » (esti) au moyen du verbe « être » (einai), et que, tant qu'on n'a pas répondu à la question de savoir si le logos nous donne accès à autre chose que les mots qui le composent, on ne peut rien préjuger sur une éventuelle « existence » (au « sens » usuel de ce mot) de ces « étants » en tant qu'autre chose que des mots. C'est toute la question que cherche à poser ici, et à travers tous ses dialogues, Platon : non pas celle de l'« être », mais celle du logos. D'où l'importance de ce mot et de ses traductions, à côté de celles des diverses forme d'einai (« être »). (<==)

(26) « Il faut (sup)poser cela même qui est effectivement connu/connaissable et véritablement étant » traduit le grec auto tithenai dei ho dè gnôston te kai alèthôs estin on (mot à mot « cela-même (sup)poser il_faut qui effectivement connaissable/connu aussi et véritablement est étant »). Ce dont il est question ici, et qui vient en dernier dans la liste, c'est ce qu'il nous faut poser/supposer/admettre comme étant ce à quoi nous cherchons à faire référence avec les mots et que nous cherchons à connaître pour éclairer nos choix dans la vie. Toute la difficulté est d'en parler avec un langage dont on n'a pas encore déterminé s'il nous donne accès à autre chose qu'à des mots et, si oui, comment et dans quelles limites. L'emploi du verbe tithenai, dont le sens premier est « poser » au sens matériel, et qui implique donc, même dans les sens dérivés comme « poser en principe, admettre, supposer », une action de la part du sujet, est destiné à nous faire comprendre que c'est nous qui (sup)posons des « étants » en en parlant et en donnant des noms sans nécessairement « connaître » ce que nous nommons autrement que par la perception sensible, au départ purement visuelle, que nous fournissent nos sens (cf. l'allégorie de la caverne, où, en République VII, 515b4-5, Socrate nous montre les prisonniers enchaînés donnant des noms aux ombres qu'ils voient, images dans l'allégorie de l'apparence exclusivement visuelle des réalités matérielles du monde sensible) mais en supposant simplement que si nous voyons quelque chose, c'est qu'il y a quelque chose devant nos yeux, même si nous pouvons avoir l'expérience de rêves qui nous suggèrent que ce n'est pas toujours vrai. Arrive donc un moment où il faut admettre que nous touchons aux limites du logos, lorsqu'il s'agit de parler de ce qui n'est pas les mots avec des mots pour insister sur le fait que c'est de ce qui n'est pas les mots et que nous ne faisons que (sup)poser derrière eux que nous cherchons à parler. Platon le fait ici en redondant l'emploi du verbe einai (« être ») (ho... estin on, « ce qui... est étant »), en le combinant avec l'idée de « vérité » (alèthôs, « véritablement »), dont il faut alors admettre que nous avons tous une compréhension intuitive, même si la « définir » plus rigoureusement n'est pas simple (ce ne sera fait que dans le Sophiste), et en insistant à l'aide du pronom intensif auto (« ça-même »), mis en valeur par sa position en début de proposition. En fin de compte, Platon ne cherche pas à prouver qu'il « existe » quelque chose d'« objectif » derrière les mots (certains d'entre eux au moins) et les impressions sensible (la plupart du temps, mais pas toujours), mais à nous faire comprendre qu'il faut poser cela comme une hypothèse (hupothèsis, dérivé de hupotithènai, « poser sous », dans lequel on retrouve le verbe tithènai) pour donner un sens au logos, que nous ne pouvons valider au cas par cas que par l'expérience, c'est-à-dire par le fait que le logos, et plus spécifiquement le dialogos (« dialogue »), et plus spécifiquement encore sa pratique effective, to dialegesthai (« le (fait de) dialoguer »), nous permet de coopérer les uns avec les autres de manière parfois efficace, c'est-à-dire nous permettant d'atteindre les objectifs que nous nous étions fixés ensemble, ce qui implique une « réalité » objective derrière certains au moins des mots que nous employons, perçue de manière suffisamment proche par les interlocuteurs d'un dialogue producteur d'effets attendus pour que justement ces effets soient produits (cf. Gorgias, 481c5-d1, où il n'est pas question d'efficacité, mais plus simplement du partage par le logos des « affections » éprouvées par les uns et les autres).
Le mot grec que j'ai traduit par « connu/connaissable » est gnoston, adjectif verbal de possibilité du verbe gignôskein, dont le sens premier est « apprendre à connaître ». En grec, les adjectifs verbaux en -tos (-ton au neutre), sont en général équivalents aux adjectifs français en -able (par exemple « mangeable » ou « connaissable ») ou -ible (par exemple « visible » ou « audible »), mais ils peuvent aussi, dans certains cas, être l'équivalent d'un simple participe passé. Ainsi, gnôston peut aussi bien signifier « connu » que « connaissable ». Parler de « connu », c'est se situer du côté du sujet connaissant, alors que parler de « connaissable », c'est se situer du côté de l'objet de possible connaissance et parler d'une propriété de cet objet indépendemment de tout sujet cherchant éventuellement à connaître cet objet. Il me semble que, dans cette démarche de Platon qui cherche à partir du sujet parlant pour chercher à savoir s'il peut avoir accès à autre chose qu'à des mots avant de s'intéresser à ce que ces sujets pourraient connaître de ce qui ne serait pas des mots, il est plus logique de traduire gnôston par « connu », même si cette connaissance reste seulement une possibilité dont la réalisation reste à prouver. Comme on le « (sup)pose » véritablement « étant » (on), on peut bien aussi le « (sup)poser » connu, étant entendu que, dans un cas comme dans l'autre, ça n'est au départ qu'une supposition. (<==)

(27) « Le nom », c'est en grec onoma. Il faut comprendre « nom » dans un sens très général et non grammatical, non limité aux noms propres, mais renvoyant à un mot servant à nommer quelque chose, quoi que ce soit. Si, dans le Sophiste, l'étranger d'Élée prend le mot onoma dans un sens spécialisé proche du sens grammatical de « nom », par opposition à « adjectif » ou « verbe » par exemple, et utilise le mot rhèma dans un sens proche de celui de « verbe » justement (cf. Sophiste, 262a1-7), le fait qu'il soit obligé de préciser à Théétète dans quel sens il emploie ces mots montre que ce sens « technique » n'était pas d'usage courant de son temps. En fait, il n'existait pratiquement pas de vocabulaire grammatical du temps de Platon et tout restait à inventer dans ce domaine. Dans le langage courant, onoma pouvait même avoir dans certains contextes le sens très général de « mot » et rhèma, le mot qu'utilise l'étranger dans le sens de « verbe » et qui dérive du verbe eiriein (« parler, dire »), le sens général d'« expression verbale, formule, phrase », les deux pouvant d'ailleurs s'associer, comme par exemple en Théétète, 168b8 et 184c1, où il faut comprendre la formule onomatôn te kai rhèmatôn (génitif pluriel), comme signifiant non pas « des noms et des verbes » (Socrate, nulle part dans le Théétète, n'avertit Théétète, comme le fait l'étranger dans le Sophiste, qu'il utilise ces mots dans un sens « technique », et rien ne nous permet donc de supposer qu'avec le même interlocuteur que l'étranger, Théétète, Socrate utilise ces mots dans le sens spécialisé que leur donnera plus tard l'étranger en prenant la peine de le préciser), mais « des mots et des phrases/expressions », c'est-à-dire, des éléments constitutifs du langage (mots, onomata) et de leurs assemblages (phrases/expressions (verbales), rhèmata).
Ce qui est important ici, c'est le fait qu'onoma (« nom/mot ») occupe la première place dans la liste donnée par Platon. Si l'on veut éviter de dire n'importe quoi, et commencer par s'intéresser au logos, l'outil qui nous a été donné pour cherche à connaître et peut-être accéder au savoir, il faut commencer, non pas par ce dont on cherche justement à savoir si ça « existe » et qu'on cherche à connaître, mais par ce avec quoi on travaille dans cette recherche, les mots, qui sont d'ailleurs, dans le développement de chaque individu le premier stade d'apprentissage en vue du savoir : pour espérer parvenir à un savoir des choses, si « choses » il y a, il faut commencer par acquérir un savoir des noms, comme le fait le petit enfant avec l'aide de son entourage. Les noms (onomata) sont en fait les oiseaux dont Socrate, dans le Théétète, peuple la volière dont il fait l'image de l'âme en 196c4-200d4, après l'échec de l'image du bloc de cire, et l'image de la volière n'échoue à son tour que parce qu'il les appelle directement « savoirs » (epistèmai) (sur l'interprétation de ces deux images, voir la page de ce site qui leur est consacrée sous le titre Tablette de cire et colombier). (<==)

(28) Comme on l'a vu dans le tableau de la note 24 sur les diverses occurrences de logos, tous les traducteurs comprennent ici le mot logos comme signifiant « définition ». Mais ceci est une vision réductrice, qui doit plus à Aristote qu'à Platon. Et trop spécialiser le sens de ce mot ici fait perdre le caractère plus général de ce que Platon cherche à faire comprendre. Le logos, ici, c'est l'explication, la description, avec d'autre mots que le nom lui-même de ce que le nom (onoma) prétend désigner. Bien sûr, cela peut prendre la forme d'une « définition », mais ce n'est pas là le point important pour Platon, qui cherche justement à comprendre les mécanismes, le pouvoir et les limites du logos sous toutes ses formes ; ce qui compte pour lui, c'est le fait que l'on parle de quelque chose, d'un « étant » (on) avec d'autres mots que celui qui sert de nom à cette chose, c'est-à-dire en impliquant des relations entre la chose, l'« étant », dont on parle et d'autres « étants », suffisantes pour faire comprendre de quoi on parle au même titre que le nom. Peu importe alors que le logos produit soit une définition en bonne et due forme, qu'elle se limite à deux ou trois mots (par exemple genre et différence pour faire plaisir à Aristote) ou que ce soit un long logos (discours), du moment qu'elle atteint son objectif en permettant de comprendre de quoi on parle. Mais la conséquence de ça, si un mot se définit par combinaison d'autres mots, qui eux-mêmes se définissent par combinaisons d'autres mots, qui eux même... et ainsi de suite à l'infini, c'est que l'ensemble des mots du langage forme un système qui traduit des liens, des relations entre « étants », pas des « étants » pris individuellement en eux-mêmes. C'est ce que dit l'étranger dans le Sophiste quand il dit qu'un logos n'a de sens, et n'est donc à proprement parler un logos, que lorsqu'il combine au moins deux mots, et pas n'importe comment, mais un nom (onoma) et un verbe (rhèma), c'est-à-dire un ou des « acteurs » jouant le rôle de « sujets » au sens grammatical, désignés par l'onoma (« nom »), à une « action » (au sens large incluant à la fois le fait d'agir et le fait de subir, selon le verbe) du type impliqué par le rhèma (« verbe ») dans le cadre d'un pragma (« fait »), c'est-à-dire d'une occurrence particulière du type d'« action » impliquée par le verbe, à laquelle cherche à renvoyer le logos (cf. Sophiste, 261d1, sqq.). (<==)

(29) « Image » traduit le grec eidôlon, dont vient le français « idole » et qui n'est qu'un des termes utilisés par Platon pour parler d'« image ». On trouve aussi eikôn (dont vient le français « icône ») et phantasma (dont vient le français « fantasme »), et d'autres mots encore de sens voisin. Chacun de ces mots, en fonction de sa racine, met l'accent sur un aspect différent de l'« image ». Ainsi, eikôn, qui dérive du verbe eoikenai, « ressembler », met l'accent sur la ressemblance entre l'image et l'original, sans préjuger du fait qu'il s'agit d'une ressemblance visuelle (il peut y avoir des « images » sonores, comme par exemple l'écho, dont il est question dans l'allégorie de la caverne, cf. République VII, 515b7). Phantasma, qui dérive du verbe phainesthai, « paraître, sembler » via le verbe phantazesthai, « apparaître, s'imaginer », met, lui, l'accent sur le caractère d'irréalité de l'image par rapport à l'original, voire à l'absence d'original (parmi ses sens possible, il y a « apparition, vision, songe, fantôme »). Le mot qu'a retenu ici Platon, eidôlon, vient, lui, comme eidos (« apparence »), d'une racine signifiant « voir », et donc met l'accent sur le caractère visuel de l'image. Et ce n'est sans doute pas par hasard que Platon a choisi ce mot. Ce dont il est question ici pour lui, c'est de ce que nous fournit la vue pour donner sens aux mots, à certains d'entre eux du moins. C'est en effet principalement à partir de la vue qu'un jeune enfant apprend les premiers mots de son vocabulaire et c'est principalement la vue qui permet de sortir du cercle vicieux que je signalais dans la note précédente à propos des « définitions » qui remplacent un mot par d'autres mots pour nous faire comprendre ce mot. On n'apprend pas à parler avec un dictionaire et des définitions, au moins au début, car il faut commencer par se constituer un stock de mots que l'on comprend autrement que par référence à d'autres mots, et la manière de le faire, c'est, sauf pour les aveugles de naissance, d'associer des mots à des images visuelles : un enfant apprend ce que c'est qu'un chien ou un cheval, une table ou un lit, parce qu'on lui montre des chiens, des chevaux, des tables, des lits, en lui en donnant à chaque fois le nom en même temps qu'on les lui montre. C'est ce à quoi fait allusion Socrate quand, comme je l'ai déjà signalé dans la note 26, il nous montre les prisonniers de la caverne donnant des noms aux ombres, « images » dans l'allégorie de l'apparence visuelle des réalités sensibles, bien plus complexes en fait que ce que nous en montre la seule vue. Platon a donc choisi ici, parmi tous les mots de sens voisin renvoyant à la notion d'« image », celui qui insiste le plus à la fois sur le caractère visuel de l'image et sur sa distinction par rapport à ce dont elle est image (un « portrait », l'un des sens possibles d'eidôlon, est un objet distinct de son modèle, et un « reflet » dans l'eau ou sur un miroir, autre sens possible d'eidôlon, même s'il n'est pas à proprement parler « matériel », est spatialement distinct de ce dont il est le reflet), au contraire du mot eidos (« apparence ») dont il dérive, qui, lui, renvoie plutôt à ce qui pourrait être reproduit dans un eidôlon sans pour autant le détacher vraiment de ce dont il est l'« apparence », ce qui ouvre justement la porte au problème dont cherche à nous faire prender conscience Platon, celui de croire que ce que nous voyons n'est que ce que nous en voyons (la situation des prisonniers enchaînés de la caverne face aux ombres qu'ils voient devant eux). (<==)

(30) Le savoir (epistèmè) est donc quelque chose dont l'acquisition nécessite (cf. anagkè, « nécessité », en 342a7) les trois précédents, comme l'a dit Platon au début de cette énumération, mais qui n'est aucun des trois pris isolément. Le savoir ne se limite donc pas à ce que nous fournit la vue, les eidôla (« images »), ni aux noms (onomata) des choses que l'on cherche à connaître, ce qui revient à dire que connaître quelqu'un ou quelque chose, ce n'est pas simplement le reconnaître quand on le voit ou quand on en voit une image, tableau, photo, ou autre, ni en connaître le nom, qui, par lui-même et en tant que tel, n'est qu'un phénomène sonore et ne nous apprend rien sur ce à quoi on l'associe. Mais, plus intéressant, le savoir ne se limite pas non plus au logos, ni au sens restreint de « définition », ni même au sens large de « discours », et pas même au sens noble de « raison, raisonnement », dans la mesure où le logos n'est en fin de compte qu'un assemblage de mots et que, pour que ces mots prennent sens, il faut (sup)poser un référent externe par rapport auquel valider ou invalider le logos. Mais en même temps, ce que dit implicitement Platon ici, c'est que la composante visuelle, l'« image » (eidôlon), ne peut pas être ignorée et fait partie de ce qui est nécessaire pour accéder au savoir, au même titre que les mots, isolés (onomata) ou assemblés (logoi). (<==)

(31) « Saisis » traduit le grec labe, deuxième personne du singulier de l'impératif aoriste du verbe lambanein, qui signifie au sens premier « prendre (dans ses mains) » ou « recevoir » (prendre des mains de »), et, au sens figuré, « saisir par les sens ou l'intelligence ».
« Comprendre » traduit le grec mathein, infinitif aoriste du verbe manthanein, dont le sens premier est « apprendre, étudier », qui conduit, pour l'aoriste, à « avoir remarqué, reconnaître, comprendre », et dont dérive le substantif mathèma (mathèmata au pluriel dont vient le français « mathématiques »), qui signifie « étude, science, connaissance » (ce que l'on apprend ou a appris).
« Pense » traduit le grec noèson, deuxième personne du singulier de l'impératif aoriste du verbe noein, qui désigne l'action du nous (« esprit, intelligence ») et signifie donc « se mettre dans l'esprit, penser, réfléchir ».
Il y a là comme un résumé en filigrane de ce qu'est le processus d'apprentissage : c'est un travail individuel (Platon, dans une lettre adressée à plusieurs personnes (l'adresse de la lettre est « aux parents/familiers (oikeiois) et amis/compagnons (hetairois) de Dion »), utilise la seconde personne du singulier de l'impératif, comme pour mieux individualiser le message et s'adresser à chaque lecteur potentiel individuellement), qui nécessite une volonté d'apprendre (boulomenos mathein, « voulant apprendre ») et une participation active de celui qui cherche à apprendre (labe, « saisis ! »), qui s'appuie sur le logos, et plus spécifiquement un dialogos (to nun legomenon, « ce qui est dit maintenant) dans lequel ce n'est pas la personne de l'instructeur qui compte, mais ce qui est dit (to legomenon, « ce qui est dit », et non pas « ce que je dis » (hon legô), formule au passif qui fait disparaître celui qui parle et met en avant les propos tenus) et qui suppose l'aptitude à passer du singulier (la phrase commence par peri hen (« à propos d'un », « un » au sens numérique)) au général (il faut finir pantôn peri (« à propos de tous »)) au moyen de l'intelligence (nous, impliqué par le noèson, « pense ! »). Platon a-t-il pensé à tout cela en écrivant sa lettre et en choisissant ses mots et ses tournures, c'est impossible de le savoir. On peut juste supposer qu'en écrivant cette partie au moins de sa lettre, dans laquelle il concentre pour un public de non philosophes, quelques unes des idées majeures de sa pensée, il a pris le temps de penser à ce qu'il écrivait et de soigneusement choisir ses mots. Mais comment simplement soupçonner que la question pourrait se poser lorsque les traducteurs reformulent le sens général sans s'astreindre à rester fidèle à la littéralité du texte ?! Voyons plutôt :
- Cousin : « si on veut comprendre ce que je viens de dire, il n'y a qu'à choisir un exemple ; il servira pour tout le reste » ;
- Souilhé : « soit un exemple pour comprendre ma pensée et appliquez-le à tout » ;
- Robin : « mais, si vous voulez comprendre ce que je veux dire à cette heure, envisagez un unique exemple, et, à propos de tout, raisonnez de même » ;
- Brisson : « cela étant, si tu souhaites comprendre ce qui vient d'être dit, envisage la chose dans un seul cas et considère qu'il en est ainsi tans tous les cas ».
Seul Brisson conserve le singulier et insiste même dans une note sur la significatin qu'il peut avoir : « Platon s'adresse à une seule personne, comme si, oubliant qu'il écrit "aux proches et aux amis de Dion", il redevenait le maître qui donne à un disciple une explication si souvent répétée que sa forme s'impose mécaniquement ». Mais il n'a pas été jusqu'au bout de l'analyse, même s'il conserve aussi le passif (« ce qui vient d'être dit ») et a trop vite fait de vouloir faire de Platon un « maître ». Les trois autres explicitent l'idée d'« exemple », mot qui ne traduit aucun mot du grec de Platon (le grec correspondant serait sans doute paradeigma), qui, lui, ne fait qu'opposer hen (« un ») et pantôn (« tous »), et, en même temps qu'ils remplacent des singuliers par des pluriels dans les impératifs, explicitent l'attribution à Platon des propos tenus, bref, tout l'inverse de ce que Platon cherchait (peut-être) à faire, individualiser l'interlocuteur et s'effacer devant ses propos. ( <==)

(32) « Que nous proférons dans ce cas-là » traduit le grec ho nun ephthegmetha, dans lequel ephthegmetha est la première personne du pluriel du parfait de l'indicatif moyen du verbe phtheggesthai. Cousin et Souilhé traduisent ces mots par « que je viens de prononcer », Robin par « que nous prononçons à présent », Brisson par « que nous venons de prononcer ». Toutes ces traductions, qu'elles conservent (Robin, Brisson) ou pas (Cousin, Souilhé) le pluriel, comprenant nun associé au parfait dans le sens de « à l'instant » et le parfait comme un passé simple, considèrent que Platon fait référence au mot kuklos (« cercle ») qu'il vient d'écrire au début de cette phrase. Mais, si c'est le cas, pourquoi utilise-t-il le verbe phtheggesthai, qui fait référence à la production de bruit, et non pas graphein (« écrire ») ? Et pourquoi utilise-t-il un pluriel (ephthegmetha, « nous avons prononcé ») ? S'agirait-il de sa part d'un pluriel de majesté ?... Chez Platon, le verbe phtheggesthai, dont le sens premier est « faire entendre un son », de la part non seulement d'une personne, mais aussi d'un animal ou d'une chose, est souvent utilisé en opposition à legein pour faire référence à la parole comme phénomène physique, comme séquence de sons, plutôt que comme porteuse de sens, comme logos (le substantif dérivé de legein) : c'est par exemple le cas dans l'allégorie de la caverne, où Socrate oppose le phtheggesthai des porteurs derrière le mur, qui représentent les hommes comme objets de connaissance dans le monde sensible, en 515a2, au dialegesthai des prisonniers, qui représentent les hommes comme sujets connaissants, en 515b4 (cf. les notes 13 et 16 à ma traduction de l'allégorie). Ici, on trouve les deux verbes à proximité l'un de l'autre : les mots traduits par « quelque chose dont on parle » sont en grec ti legomenon, mot à mot « quelque chose parlé », et Platon veut nous faire sentir, en utilisant ensuite le verbe phtheggesthai, que, dans un logos (« discours, discussion,... ») dans lequel on parle de cercles, le mot/nom (onoma) « cercle » (kuklos) est d'abord une séquence de sons modulés produite dans ce discours, puisque, comme le dit l'étranger d'Élée dans le Sophiste, un mot tout seul ne constitue pas un logos. Le nun, que je traduis par « dans ce cas-là » renvoie donc au moment d'hypothétiques conversations où, quand il est parlé (legomenon) de cercles, le mot « cercle » est prononcé/proféré et l'utilisation du parfait, temps de l'action se déroulant dans le passé et maintenant accomplie, est utilisé pour souligner le fait que le mot comme phénomène sonore n'est pas le mot qu'on veut utiliser tant qu'on n'a pas fini de le prononcer. Quant au pluriel, il est destiné à faire comprendre qu'un mot n'a de sens que s'il est commun à une pluralité d'individus qui lui donnent le même sens dans le dialogue qu'ils instaurent entre eux. Ce n'est pas Platon le pensant tout seul dans sa tête ou même l'écrivant dans un courier qui donne sens au mot kuklos, mais le fait que tous les gens parlant grec, et en particulier Platon et les destinataires de la lettre (le « nous » de ephthegmetha), utilisent ce mot dans le même sens, pour parler des mêmes choses. (<==)

(33) « Formé de mots et d'expressions/de noms et de verbes » traduit de deux manières possibles le grec ex onomatôn kai rhèmatôn sugkeimenos. Comme je l'ai expliqué dans la note 27, le sens de « verbe » pour rhèma, et par conséquent de « nom » au sens grammatical pour onoma, est introduit par l'étranger d'Élée dans le Sophiste, en 262a1-7, et il prend la peine de définir en quel sens il prend ces mots, ce qui suggère que ce sens « technique/grammatical » n'était pas connu de tous à cette époque où la grammaire était encore balbutiante (n'oublions pas non plus qu'il venait d'Élée en Italie, sur la côte méditerranéenne, près du golfe de Salerne, au sud de Naples, et était donc un « étranger » à Athènes, que c'est en Sicile qu'était né l'art rhétorique—Gorgias était originaire de Léontinoi en Sicile—et qu'il est parfaitement possible que la grammaire se soit développée plus vite en Sicile, et peut-être en Italie toute proche, qu'en Grèce proprement dite et que, de toutes façons, la route allant d'Élée à Athènes passait par la Sicile ; en composant le personnage fictif de l'étranger pour les besoins du Sophiste et du Politique, Platon, qui avait justement été en Sicile, et peut-être aussi en Italie, a donc pu l'imaginer introduisant à Athènes un vocabulaire qui n'y était pas encore connu, au moins du temps de Socrate, dans ces emplois spécialisés). Comme souvent, ces mots techniques étaient créés en spécialisant des mots existants de sens plus large : ainsi, en français, le mot « verbe », issu du latin verbum, qui n'est autre que l'équivalent latin du logos grec, dont le sens était assez proche de rhèma dans son sens général, chacun dérivant d'un verbe différent signifiant « parler », legein pour l'un, eirein pour l'autre, n'est pas qu'un terme grammatical et le premier sens de « verbe » listé par le TLFi est « parole ou suite de paroles ». Mais il est probable que, dans le Théétète, Socrate utilise l'expression onomata kai rhèmata, non pas dans le sens « technique » de « noms et verbes », mais dans le sens usuel de « mots et expressions ». Ici, où Platon s'adresse à un public de non spécialistes, il est probable qu'il utilise ces mots dans le sens usuel plutôt que dans le sens grammatical, sauf s'il savait justement, pour être allé en Sicile, que ce sens technique était connu des Siciliens destinataires de sa lettre. Mais au final, cela n'a pas grande importance ; ce qui compte, c'est qu'un logos est un assemblage de mots, qui doit respecter certaines règles pour être porteur de sens. (<==)

(34) La traduction exacte de ce qui est présenté par Platon comme un logos possible du cercle, qui est en grec to ek tôn eschatôn epi to meson ison apechon pantèi (mot à mot « le à_partir des extrêmités jusqu'à le centre égal(ement) étant_distant partout ») est secondaire ici, sauf pour ceux qui étudient les progrès de la géométrie dans la Grèce antique, et pourrait aussi bien être remplacé par une formulation moderne, puisqu'il ne s'agit pas ici de la part de Platon d'un cours de géométrie, mais d'une étude du logos. Et d'ailleurs il ne donne pas cette formule comme la « définition » du cercle, mais comme une formulation possible (logos an eiè, « logos peut-être serait ») parmi d'autres qui pourrait permettre de faire comprendre à quelqu'un ce que l'on appelle « cercle ». L'important est que c'est un assemblage signifiant de mots autres que le mot kuklos (« cercle ») dont tous ceux qui le comprennent admettent qu'il caractérise effectivement ce qu'on appelle « cercle ».
De même, il est inutile de chercher la traduction la plus exacte possible des mots stroggulon et peripheres, que j'ai traduits respectivement par « rond » et « circulaire », car l'important ici n'est pas le sens exact de ces mots, mais le fait qu'il y en a plusieurs et que donc, dans le langage courant, et même si des géomètres pouvaient objecter à l'usage de ces mots de sens moins spécifique que kuklos pour parler d'un « cercle » au sens rigoureux où ils l'entendaient, il existe plusieurs mots de signification, sinon identique, du moins voisine pour parler de la même chose, ce qui montre que le mot n'est pas la chose qu'il désigne. (<==)

(35) Le mot traduit par « dessiné » est zôgraphoumenon, participe présent passif du verbe zôgraphein, dont le sens étymologique est « dessiner/peindre (graphein) un vivant (zôos) », c'est-à-dire à partir d'un modèle, personne ou animal, peindre d'après nature, et dans un second temps, par généralisation, « peindre », sans plus de précisions. En utilisant ce verbe, plutôt que simplement graphein (« dessiner »), Platon entend suggérer que, quand on dessine un cercle, on le fait en s'inspirant d'un modèle, qui n'est pas, dans ce cas, un être vivant, mais ce qu'il désigne un peu plus loin par l'expression autos ho kuklos, « le cercle lui-même », distinct de toutes les images matérielles de cercles, immatériel et non sujet à accidents (Platon utilise le verbe paschein, « subir, souffrir, être affecté par ») comme d'être dessiné, tourné, effacé ou détruit. (<==)

(36) « Dans le voisinage duquel est tout cela » traduit le grec hon peri pant' estin tauta (mot à mot « lequel aux_environs_de tous est ceux-là »). La préposition peri signifie « autour de, dans le voisinage de ». Elle commande ici le relatif hon qui la précède, qui renvoie au auto to kuklos (« le cercle lui-même », qui précède. Ce que veut suggérer Platon à l'aide de cette préposition, avec cette idée de « voisinage », c'est que tous les cercles matériels, dessinés, sculptés, tournés ou autre, tentent d'approcher « le cercle lui-même », sans jamais pouvoir être un cercle parfait et donc restant seulement « dans le voisinage » du cercle lui-même. « Le cercle lui-même », ce n'est en effet ni le mot « cercle », ni l'assemblage de mots qui en est un logos, ni aucun cercle visible ; ça n'est nulle part dans l'espace, ça n'a pas de dimension, pas de rayon et de diamètre spécifique, pas de centre qui aurait une position spatiale, pas de couleur ou d'épaisseur de trait pour son contour. (<==)

(37) Platon ne fait pas ici de différence de nature (phusis) entre savoir (epistèmè), intelligence (nous) et opinion vraie (alèthès doxa), considérant qu'elles ne sont que des modalités d'une unique activité de l'âme dans sa quête de savoir, mais il les distingue des impressions sensibles sonores (les sons) et visuelles (les figures des corps, sômatôn schèmata), et bien sûr des « étants » en eux-même. Le fait qu'il utilise à propos de cette activité de l'âme le terme de phusis, substantif dérivé du verbe phuein, qui signifie « croître, pousser », est destiné à nous faire comprendre que le savoir est le résultat d'un processus de recherche, d'étude et d'apprentissage qui est impliqué par le verbe gignôskein, dont le sens premier est « apprendre à connaître », avant d'en venir à signifier, à l'aoriste, « connaître ». Ainsi, un des sens de gnôsis, le substantif d'action dérivé de ce verbe est « enquête », même s'il peut aussi vouloir dire « connaissance ». Le mot schèma (pluriel schèmata) pour parler des données de la vue est appelé par l'exemple du cercle, dans la mesure où l'un des sens de ce mot (dont dérive le mot français « schéma ») est celui de « figure » au sens géométrique. Mais ce mot a un registre de sens plus large dans lequel il se rapproche d'eidos et d'idea, dont le sens premier est, pour l'un comme pour l'autre, « apparence visuelle ».
Cette idée d'une unité de nature entre savoir (epistèmè), intelligence (nous) et opinion vraie (alèthès doxa) n'est pas contradictoire avec ce que Platon fait dire à Socrate à la fin du livre V de la République (475c6-480a3), lorsqu'il distingue savoir (epistèmè) et opinion (doxa) comme des « pouvoirs » (dunamis) différents. Ce qu'il dit ici, et qu'il suggère aussi dans la République à travers en particulier l'allégorie de la caverne, c'est que l'âme ne change pas de nature (phusis) au cours de son développement, de sa « croissance » (sens premier de phusis) en vue du savoir, de sa progression depuis le statut de prisonnier enchaîné au fond de la caverne jusqu'au moment où, prisonier libéré de ses chaînes et sorti de la caverne, elle parviendra peut-être à contempler le soleil : c'est le même homme (anthrôpos), image dans l'allégorie de l'âme, du début à la fin de la progression et au retour dans la caverne. Et le fait que cette âme ait de multiples « pouvoirs », au sens que définit Socrate lorsqu'il distingue savoir et opinion, ne remet pas en cause son unité ni l'unité profonde de sa faculté de pensée et de comprendre, plus ou moins, ce qu'elle appréhende. Ce qui fait l'unité entre savoir et opinion (vraie ou pas), c'est qu'elles sont toutes deux des activités du nous (« intelligence, pensé »), que Socrate mentionne ici justement entre les deux, comme pour faire le lien entre les deux. Lorsque, dans le Ménon, Socrate a fait découvrir au petit esclave la réponse au problème de géométrie qu'il lui avait posé, le fait que le carré double en superficie d'un carré donné est le carré construit sur la diagonale du carré de départ, il ne dit pas qu'il « sait », mais qu'il a énoncé une opinion vraie et que « si en outre on l'interroge souvent sur ces même choses et de multiples manières, c'est avec une exactitude qui ne le céderait à personne qu'il les saura (episthèsetai) » (Ménon, 85c10-d1). Le passage de l'opinion vraie au savoir est donc progressif et suppose la compréhension des raisons qui font que l'opinion est vraie (par exemple, dans le cas de l'esclave de Ménon, il a pris pour acquis, à la simple vue de la figure qu'on peut supposer qu'avait tracée Socrate, quatre carrés juxtaposés pour former un carré plus grand et leur quatre diagonales formant un carré au centre, que la figure formée par les quatre diagonales était aussi un carré, et il n'en a donc encore qu'une simple opinion, mais cela peut se démontrer aussi), mais il n'y a à aucun moment changement de nature de l'aptitude à raisonner de la personne ; simplement, elle comprend et raisonne de mieux en mieux, tout comme la vue ne change pas de nature quand elle devient plus perçante ou l'ouie quand par exemple l'oreille devient capable de reconnaître les notes qui composent un morceau de musique. Il n'en reste pas moins que, dans ce dernier exemple, le pouvoir d'entendre des sons et le pouvoir de reconnaître des notes spécifiques et de reproduire des morceaux de musique peuvent être considérés comme des pouvoirs distincts. (<==)

(38) Platon vient de soutenir l'unité de nature du savoir (epistèmè), de l'intelligence (nous) et de l'opinion vraie (alèthès doxa). Il n'y a donc pas lieu ici d'opposer l'intelligence (nous) aux deux autres et d'y chercher quelque chose de distinct d'eux qui aurait une prééminence de proximité avec « le cinquième », c'est-à-dire « cela même qui est effectivement connu/connaissable et véritablement étant » (auto ho dè gnôston te kai alèthôs estin on, 342a8-b1), désigné dans la liste initiale comme « cinquième » (pempton, 342a8), dans l'exemple, auto to kuklos (« le cercle lui-même »). Ce qui est important ici, c'est que ce qui était désigné comme quatrième sous le nom d'épistèmè (« savoir ») au début de cette digression, et qui l'est maintenant sous le nom de nous (« intelligence »), après que Platon ait explicitement dit que les deux mots renvoyaient à une même phusis (« nature »), est d'une part plus proche par l'affinité (suggeneia, le fait d'être de la même famille, du même genos) et la ressemblance (homoiotès, le fait d'être semblable) du cinquième que les trois autres, nom, logos et « image » (eidôlon), mais d'autre part, qu'il reste différent du cinquième, ce qui signifie que, même par le savoir/intelligence, nous n'avons pas accès aux « étants » tels qu'ils sont en eux-mêmes (auta). En d'autres termes, même l'intelligence (nous) ne nous donne accès qu'à une ressemblance (homoiotès), à une « apparence » (eidos/idea), des « étants » eux-mêmes, pas aux « étants » eux-mêmes, « apparence » plus ressemblante que celle que nous donne la vue à travers les images, mais qui reste néanmoins une simple « ressemblance », un « air de famille ». (<==)

(39) « À propos de la figure droite aussi bien que circulaire » traduit le grec peri te eutheos hama kai peripherous schèmatos. Cette formulation qui vise à étendre l'approche à toutes les figures géométriques (schèmata) suggère que les mots euthus, traduit par droit (dont eutheos est le génitif singulier commandé par la préposition peri), et peripherès, traduit par « circulaire » (utilisé en 342b8 comme l'un des « synonymes » de kuklos, (« cercle »), et dont peripherous est le génitif singulier) ont un sens plus large que « droit » et « circulaire » au sens strict, renvoyant à la ligne droite et au cercle. La première question qui se pose est celle de savoir en quel sens exact il faut prendre schèma (« figure ») : s'agit-il de n'importe quel tracé de lignes, auquel cas « droit » peut renvoyer à un simple segment de droite, ou faut-il limiter la notion de schèma à des contours fermés limitant une surface ou un volume, ce qui serait plus conforme à l'étymologie du mot et à son sens originel renvoyant à l'apparence extérieure d'une personne, d'un animal ou d'une chose ? Mais dans ce cas, que signifie une « figure » droite ? Sans doute faudrait-il alors comprendre « droit » comme signifiant « composé de segments de droites », c'est-à-dire renvoyant à ce que nous appelons des polygones (triangle, quadrilatère, etc.), et, par contraste, peripherès (« circulaire ») comme renvoyant à toutes les autres figures fermées formées de courbes et non plus de segments de droites. Dans cette compréhension, on pourrait dire que les deux figures archétypales de chacune des deux catégories seraient le carré pour les figures « droites » et le cercle pour les figures « circulaires ». Le carré est en effet la figure polygonale la plus « parfaite » puisqu'elle a tous ses angles et tous ses côtés égaux, et en plus ses angles égaux à des angles « droits », les angles les plus « parfaits », puisque c'est l'angle formé par deux droites qui se coupent de manière à former quatre angles égaux et que c'est par rapport à eux que l'on classe les autres angles en aigus et obtus. Cette « perfection » du carré est manifestée dans le grec par le fait que le mot tetragônon, qui signifie étymologiquement « qui a quatre (tetra) angles (gônia) », et devrait donc signifier « quadrilatère » de manière générale, signifie en fait exclusivement « carré », alors que par exemple trigônon signife « triangle » de manière générale, et pas seulement « triangle équilatéral », ou « triangle rectangle isocèle » (demi-carré), selon ce que l'on pourrait considérer comme le triangle le plus « parfait ». Pour les figures « courbes », le cercle est la plus parfaite parce que la plus régulière, et toutes les autres peuvent se penser comme des déformations plus ou moins importantes du cercle. (<==)

(40) L'adjectif skeaustos utilisé ici et traduit par « fabriqué » renvoie, par opposition à kata phusin gegonotos (« engendré selon la nature »), à tout ce qui est le produit du travail humain, c'est-à-dire à l'« artificiel » par opposition au « naturel », c'est-à-dire à ce qui est produit spontanément par la « nature », qui résulte d'un processus de « croissance » (l'un des sens de phusis) qui ne dépend pas de l'homme. Les commentateurs, pour qui le « cinquième », ce sont les « formes/idées intelligibles » de la supposée « théorie des formes/idées » de Platon, se posent des questions sur cette idée de formes/idées intelligibles d'objets fabriqués, rappelant au besoin des critiques d'Aristote reprochant justement à Platon de n'avoir pas accepté des formes/idées d'objets artificiels. Pourtant, si le jeune Socrate du Parménide est présenté comme hésitant à supposer un eidos de tout ce qu'on peut nommer (cf. Parménide, 130b-d), dans la République, il est parfaitement clair sur le fait qu'il y a eidos et idea de tables et de lits (voir la section du début du livre X sur les trois sortes de lits) et introduit la réflexion sur ces cas par cette remarque : « Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom (onoma) » (République X, 596a6-7), indiquant donc clairement qu'il y a eidos (« apparence/forme ») de tout ce qui a nom (onoma). Mais le problème, c'est de savoir si, dans la lettre, le « cinquième », le « ça-même », c'est l'eidos, dans la mesure où justement le mot eidos, pas plus que le mot idea, n'y est utilisé (ce qui est un autre argument de ceux qui refusent l'authenticité de la lettre). Je reviendrai sur ce point au terme de la lecture de la « digression ». (<==)

(41) Cette liste très large ne laisse pas grand chose, en fait, rien, de ce dont on peut parler en dehors du champ de l'examen par les cinq « éléménts », nom, logos, image, savoir/intelligence/opinion et « ça même » dont Platon fait le chemin indispensable vers le savoir. (<==)

(42) L'adverbe teleôs utilisé ici, dérivé de telos, qui signifie « fin, achèvement, accomplissement, terme », peut se comprendre de deux façons pas nécessairement exclusives l'une de l'autre : soit dans le sens de « à la fin », qui insiste sur l'idée que le savoir arrive au terme d'un processus plus ou moins long et ardu, soit dans le sens de « parfaitement/complètement », qui insiste sur la complétude du savoir, sans exclure que cette complétude ne soit pas donnée d'entrée. (<==)

(43) « Car sur eux, ces [quatre] ne tentent pas moins de manifester le de quelle nature/espèce/qualité de chose [il s'agit] à propos de chacun que l'étant de chacun traduit le grec pros gar toutois tauta ouch hètton epicheirei to poion ti peri hekaston dèloun è to on hekastou dia to tôn logôn asthenes (mot à mot « sur en_effet ceux-ci (toutois, datif pluriel neutre de houtos renvoyant à tout ce qui a été listé plus haut), ceux-ci (tauta, nominatif pluriel neutre de houtos renvoyant au ta tettara, « les quatre » du membre de phrase précédent) pas moins tente le de_quelle_nature/espèce/qualité quelque_chose à_propos_de chacun manifester que le étant de_chacun au_moyen_de le des logoi privé_de_force »). L'expression to poion ti est la substantivation du pronom interrogatif neutre poion (« de quelle nature/espèce/qualité ») renforcé par le pronom indéfini neutre ti (« quelque chose »), mot à mot « le quelque chose de quelle nature/espèce/qualité ». Poios, dont poion est le neutre, équivalent grec du latin qualis, dont dérive le mot français « qualité », interroge sur la « qualité » au sens large (nature, genre, espèce, sorte, etc.) par oppostion à posos, qui interroge sur la quantité (« combien ? », en termes de nombre, taille, force, distance, prix, etc.). Ici, Platon oppose cette notion ouverte de « qualité » à to on, « l'étant ». Ce qu'il veut dire par là, dans la continuité de ce qu'il vient de dire sur la nécessité d'appréhender les quatre éléments, nom, logos, image et savoir, avant de prétendre savoir à propos d'un « étant » quel qu'il soit, c'est que prétendre savoir, à propos de quoi que ce soit, ce n'est pas seulement pouvoir dire « c'est... » suivi du nom de la chose (to on), mais être aussi capable de développer un logos à son sujet qui explique sa nature, son espèce, ses qualités propres, etc. (to poion), et que cela implique donc le logos, l'assemblage porteur de sens de mulitples mots autres que le nom de ce qui est en cause, alors même que les logoi sont par nature déficients (asthenes, « dépourvu de force ») par rapport à ce dont ils cherchent à rendre compte, qui n'est justement pas des mots, mais ce qu'il mentionne comme « le cinquième » et décrit au début comme « cela même qui est effectivement connu/connaissable et véritablement étant » (auto ho dè gnôston te kai alèthôs estin on, 342a8-b1). Asthenès est un adjectif, ici substantivé au neutre (to asthenes), formé sur la racine sthenos (« force, en particulier physique, vigueur, puissance ») par adjonction d'un alpha privatif. L'expression dia to tôn logôn asthenes (« au moyen de l'[outil] privé de force des logoi ») vise à bien faire comprendre que l'absence de force des logoi à laquelle il fait référence n'est pas la caractéristique de certains logoi (« propos/discours/... ») seulement, mais une propriété inhérente à l'outil qu'est le logos : on s'exprime toujours, dans notre quête de savoir, au moyen (dia) de l'impuissance des logoi, et non pas de logoi impuissants qu'on pourrait remplacer par d'autres qui eux, auraient une force (probante) suffisante. (<==)

(44) « Les résultats de ses pensées » traduit le grec ta nenoèmena hup' autou (mot à mot « les [choses] pensées par lui »), dans lequel nenoèmena est le participe parfait passif à l'accusatif neutre pluriel substantivé par l'article ta du verbe noein, « penser », c'est-à-dire faire usage de son nous (« intelligence »). Ma traduction par « les résultats de ses pensées », plutôt que simplement par « ses pensées », cherche à rendre ce qui est impliqué par le fait que Platon utilise un verbe (impliquant donc une action) et non pas un substantif, et qui plus est, un verbe au participe parfait, temps de l'action commencée dans le passée et s'achevant dans le présent. (<==)

(45) Ce qui est implicite dans ces propos de Platon, c'est que le nous (« esprit, intelligence ») est susceptible d'accéder à une appréhension des « étants » qui dépasse les faibles pouvoirs du logos et des mots, et qui donc est indicible. (<==)

(46) Le verbe que j'ai traduit par « avoir partie liée » est ephaptein, formé par adjonction du préfixe epi (« sur ») au verbe haptein, qui signifie « ajuster, attacher, lier, toucher ». Ephaptein signifie donc « s'attacher à, avoir un lien avec, toucher à ». Les commentateurs voient là une allusion à un argument de Protagoras évoqué par Aristote en Métaphysique, B, 997b35-998a4, selon lequel une règle ne tangente pas un cercle en un point car un point au sens mathématique, sans épaisseur, ça n'existe pas en pratique, mais selon une certaine longueur, même minime, qui fait qu'à cet endroit, qui en fait peut être n'importe où sur le cercle, là où on fait tangenter le cercle par la règle, une portion de droite de la règle se confond avec une portion de circonférence du cercle. Pour le dire autrement, dès lors qu'un trait a une épaisseur quelconque non nulle, ce qui est toujours le cas d'un trait dessiné, on peut tracer dans ce trait un trait de moindre épaisseur et de forme différente du trait initial, mais qui ne débordera pas de celui-ci ; donc, dans le trait marquant la circonférence d'un cercle dessiné, même de manière aussi parfaite que possible, il est possible n'importe où, sinon de dessiner, du moins d'imaginer, un petit segment de droite plus fin que le trait marquant la circonférence du cercle et suffisament court pour ne pas déborder de ce trait, donc faisant partie intégrante de ce cercle dessiné. (<==)

(47) Le cercle lui-même, autos ho kuklos, qui est unique, n'a pas de dimension spécifique et donc pas de trait, même imaginaire, marquant sa circonférence, qui pourrait avoir partie liée avec le droit. (<==)

(48) « Ferme » traduit l'adjectif bebaios, dont le sens premier est « sur quoi on peut marcher (bainein) », et de là « ferme, constant, solide, sûr ». L'idée est donc celle d'un point d'appui sur lequel on peut compter, ce que ne sont pas les mots, qui sont le plus souvent arbitraires et qui changent d'une langue à une autre. (<==)

(49) On a là un bon exemple du problème que pose la traduction du mot logos (cf. note 24). Le grec est en effet kai mèn peri logou ge ho autos logos (lot à mot « et certainement à_propos_de logos justement, le même logos »), dans lequel le mot logos apparaît deux fois. Ce rapprochement est une manière discrète pour Platon d'attirer notre attention sur le fait que nous ne pouvons parler du logos, de ses règles et de ses limites qu'au moyen du logos. Mais pour les traducteurs qui veulent à tout prix traduire le logos, second de la liste des cinq, par « définition » pour faire plaisir à Aristote, il n'est pas possible ici de garder la même traduction pour les deux occurrences de logos, et ce rapprochement qui devrait interpeler le lecteur disparaît dans un fadasse « on en dira autant/il faut en dire autant » pour « traduire » le sens de ho autos logos. (<==)

(50) Sur la traduction de ex onomatôn kai rhèmatôn, par « de mots et d'expressions/de noms et de verbes », voir la note 27. (<==)

(51) Je conserve ici la redondance du texte de Platon qui est mèden hikanôs bebaiôs einai bebaion, mot à mot « rien suffisamment fermement être ferme », dans lequel on trouve à la fois l'adjectif bebaion (« ferme ») et l'adverbe dérivé bebaiôs (« fermement »), complétés par un autre adverbe, hikanôs, qui signifie « en quantité suffisante, suffisamment, adéquatement, convenablement ». (<==)

(52) On retrouve ici les deux expressions to on (« l'étant ») et to poion ti (« le de quelle nature/espèce/qualité de chose [il s'agit] ») utilisées en 343a1 et 342e3 respectivement, cette fois au génitif tou ontos et tou poiou tinos : sur ces expressions, la seconde en particulier, voir la note 43. (<==)

(53) Ici, to on (« l'étant ») devient to ti, « le quoi », qui s'oppose toujours à to poion ti (« le de quelle nature/espèce/qualité de chose [il s'agit] »). To ti, « le quoi ? », c'est ce qui répond à la question ti esti; (« c'est quoi ?/qu'est-ce que c'est ? »). Et la réponse la plus simple à cette question, c'est celle par le « nom » (onoma) de la personne ou de la chose sur laquelle porte la question. En identifiant implicitement ici to ti (« le quoi ») et to on (« l'étant »), Platon nous fait comprendre ce qu'il voulait dire auparavant en parlant de to on (« l'étant »). Si l'on remplace le verbe einai (« être »), dont on (« étant ») est le participe présent neutre singulier par le verbe phtheggesthai (« émettre un son, faire du bruit » et « parler » pour une personne, cf. note 32), l'expression to phtheggomenon (« le faisant du bruit ») désigne ce qui fait du bruit, dont le nom répondrait à la question ti phtheggetai; (« qu'est-ce qui fait du bruit ? ». Et ce serait la même chose avec n'importe que autre verbe. Donc, dans le cas du verbe einai (« être »), to on (« l'étant »), ce n'est pas on ne sait trop quel « être » abstrait et indéterminé, mais, dans chaque cas particulier où l'on s'intéresse à quelque chose (ti), le quelque chose particulier auquel on s'intéresse, que l'on cherche à connaître et dont on prétend qu'il « est ». Le problème, nous dit ici Platon, c'est que, pour la plupart des gens, on a répondu à la question ti esti;, « c'est quoi ? », quand on a donné le nom de la chose ou de la personne en cause. Mais, comme le dit l'étranger d'Élée dans le Sophiste, un nom tout seul ne constitue pas un logos et ne nous apprend rien par lui-même sur ce que nous cherchons à connaître. Il ne nous apprend quelque chose que s'il est déjà associé pour nous à autre chose et nous permet donc de rapprocher ce dont il est question à d'autres choses rencontrées antérieurement et/ou des logoi (« propos ») entendus antérieurement dans lesquels ce nom était utilisé. Ce qui, pour Platon, constitue un poion ti (« de quelle nature/espèce/qualité de chose [il s'agit] ») par opposition à un simple ti (« quoi »), c'est précisément une réponse prenant la forme d'un logos et non plus d'un simple nom (onoma), qui met en relation ce à quoi on s'intéresse avec autre chose et nous permet donc d'envisager ce qu'on cherche à connaître non pas comme une monade isolée sans lien avec quoi que ce soit d'autre, mais comme un élément participant à un tissu de relations dont le logos cherche à refléter certains aspects. Et en parlant de poion, c'est-à-dire de « qualité », et non pas de poson, c'est-à-dire de simple quantité chiffrable, Platon ouvre la porte à l'idée de « valeur », non pas monétaire, mais mesurée à l'aune du bon (to agathon). Comme il nous le fait comprendre dans la mise en parallèle du bon et du soleil dans la République, connaître quoi que ce soit, ce n'est pas simplement connaître un nom, mais c'est savoir en quoi ce à quoi on s'intéresse peut être bon, c'est répondre à la question « c'est bon à quoi ? », et en particulier bon à quoi pour nous, être humains faits pour vivre en société, individuellement et collectivement (c'est cela que signifie l'assimilation du bon (to agathon) à la lumière de l'intelligence). Pour Platon, le verbe « être » n'a pas de sens par lui-même et n'implique aucune activité ou affection particulière (cf. la définition qu'il en donne en Sophiste, 247d8-e3 : « est » pour lui « ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois »). Il ne sert qu'à introduire un ou des attributs, et ce sont ces attributs qui sont porteurs de sens et nous apprennent quelque chose sur ce à quoi on les attribue (ou on les nie, dans une formulation négative). Mais un simple nom n'est pas à proprement parler un attribut, mais plutôt une étiquette que l'on attache à ce dont c'est le nom. Un « étant », un on, c'est donc un sujet de questionnement sur lequel on ne sait rien tant qu'il reste seulement un « étant », pratiquement rien quand on ne connaît que son nom, et qu'on ne commence à connaître que lorsqu'on se pose la question du poion (« de quelle nature/espèce/qualité ») et pas simplement celle du ti (« quoi/qui »), c'est-à-dire lorsqu'on commence à développer un logos sur lui et pas à se satisfaire du simple nom (onoma). (<==)

(54) « Chacun des quatre présentant à l'âme ce qui n'est pas cherché » : ceci n'est pas contradictoire avec ce que je disais dans la note précédente, car même le nom (onoma), le premier des « quatre », ne présente pas à l'âme l'« étant » (to on), qui est en fait le « cinquième », « cela même qui est effectivement connu/connaissable et véritablement étant » (auto ho dè gnôston te kai alèthôs estin on, 342a8-b1), mais un simple bruit modulé (ou ensemble de signes dessinés) qui n'a rien à voir avec ce à quoi on l'associe par pure convention. Même le savoir (epistèmè)/intelligence (nous) ne nous donne pas accès au « ça-même », même si l'esprit (nous) parvient à une appréhension qui dépasse le stade des mots et du logos (le quatrième segment de la ligne de République VI), car cette appréhension, tout autant que la vue, reste une appréhension par un organe humain ayant ses limites génériques (celles de l'intelligence humaine en tant que telle, abstraction faite de tout individu particulier) et spécifiques (celles de l'intelligence particulière de celui ou celle qui pense), et même si l'appréhension par le nous (« intelligence/pensée/esprit ») dépasse largement en richesse celle par les yeux ou un autre de nos sens, elle reste une appréhension, une perception, une « apparence » (eidos), pas le ça-même. (<==)

(55) « Dans les faits » traduit le grec kat' erga, dans lequel erga est l'accusatif pluriel d'ergon, qui signifie au sens premier « action » et aussi « ouvrage, travail ». L'opposition entre logoi et erga, fréquente de la part de Socrate dans les dialogues, est l'opposition entre paroles et actes. Ici, il ne s'agit pas d'une opposition, mais d'une complémentarité : la recherche de la connaissance implique à la fois le logos et la prise en compte des faits, en particulier des « images » (eidôla, le « troisième ») fournies par la vue. (<==)

(56) « Ce qui est dit et montré » traduit le grec to te legomenon kai deiknumenon. To legomenon (« le dit ») renvoie au logos dont il vient d'être question et to deiknumenon (« le montré ») aux faits (erga) qui le complémentaient. Deiknunai, dont deiknumenon est le participe présent passif au neutre singulier, signifie « montrer, faire voir, faire connaître, révéler ». Le verbe peut faire référence à la parole, et signifier « démontrer », mais il a un sens beaucoup plus large, comme par exemple « montrer » avec le doigt, qui justifie son utilisation ici pour faire référence à ce que « montrent » les faits eux-mêmes, mais aussi les « œuvres » (autre sens possible d'erga) des hommes, qui les obligent à se confronter au réel et peuvent donc leur permettre de valider ou invalider des raisonnements (un des sens possible de logoi). (<==)

(57) « Facile à réfuter par les sens » traduit le grec aisthèsesin euelegkton. Euelegkton est un adjectif formé sur l'adjectif verbal de possibilité (équivalent des mots français en -able ou -ible, cf. la fin de la note 26, à propos de gnoston) elegktos dérivé du verbe elegchein (« convaincre d'un tort, blâmer, accuser », et encore « réfuter », « prouver » ou « questionner ») par adjonction du préfixe eu- qui induit l'idée de quelque chose de bien fait, d'aisé. Elegchein est un verbe initialement à connotation juridique évoquant les débats devant un tribunal, dont le sens s'est étendu à Athènes aux débats philosophiques. De ce verbe dérive le substantif elegchos, qui signifie « contre-interrogatoire, réfutation », mais aussi « preuve ». Sa transcription en français sous la forme « elenchos » est souvent utilisée en référence à la méthode de réfutation pratiquée par le Socrate des dialogues dans de nombreux dialogues, méthode qu'on appelle alors « elenchos socratique » et qui est décrite par l'étranger d'Élée en Sophiste, 230b4-d4, dans la sixième caractérisation du sophiste, comme pouvant être celle du sophiste (le verbe elegchein apparaît en 230d1 et le mot elegchos en 230d8), mais qu'il a quand même quelques scrupules à lui attribuer, nous laissant le soin de comprendre que c'est en fait celle de Socrate et des véritables philosophes et non celle des sophistes, qui utilisent, eux, une méthode de réfutation qui lui ressemble aux yeux des profanes « comme un chien à un loup » (Sophiste, 231a6) et dont Platon fait la caricature dans l'Euthydème en la mettant en parallèle avec celle de Socrate.
La réfutation aisée qu'évoque ici Platon, c'est celle qui résulte du caractère parfois trompeur des impressions sensibles, et aussi de leur caractère relatif qui fait qu'elles peuvent varier d'une personne à une autre. (<==)

(58) « Embarras » traduit le grec aporia et « obscurité » le grec asapheia. Dans un cas comme dans l'autre, les mots grecs décrivent des privations, marquées par le alpha privatif par lequel ils commencent. Ce dont on est privé dans le cas de l'aporia, c'est d'un poros (« passage, route », ou encore par extension « moyen d'arriver à quelque chose, ressource ») : être dans l'aporia, c'est être dans une impasse, dans une voie sans issue, privé de ressources pour progresser. C'est la manière dont Socrate caractérise souvent la situation des interlocuteurs, lui compris, au terme de certains dialogues où ceux-ci ne sont pas parvenus à se mettre d'accord sur une « définition » de ce sur quoi portait la discussion, ce qui fait qu'on appelle parfois ces dialogues, dialogues « aporétiques » (c'est-à-dire conduisant à l'aporie). Mais il faut bien voir que ceux qui pensent que cette situation est un échec n'ont pas compris Platon. Son Socrate ne cherche pas à arriver à des « définitions » aristotéliciennes de ce qui est en discussion, mais au contraire à faire comprendre à ses interlocuteur qu'il est absurde d'imaginer qu'on peut « définir » la notion qui est en discussion en remplaçant un mot par deux ou trois autres mots tout aussi problématiques que celui qu'on cherche à « définir », mais que c'est au contraire en en parcourant les nuances de sens dans des contextes multiples, en la confrontant avec des notions voisines pour mettre en évidence ressemblances et différences, comme il le fait tout au long du dialogue, qu'on peut arriver à une meilleure compréhension d'une notion dont on n'aura jamais fait le tour complet et exhaustif, et qui, de toutes façons, déborde toujours les mots dans lesquels on tente de l'enfermer (c'est ce qui explique mes réserves sur la traduction de logos, le « second » des « cinq » listés au début de cette digression, par « définition »).
Ce dont on est privé dans le cas de l'asapheia, c'est de la saphèneia (« clarté, évidence, certitude »), substantif dérivé de l'adjectif saphès, qui signifie « évident, clair, manifeste ». (<==)

(59) Il n'est pas évident de suivre l'enchaînement des idées dans cette longue phrase, et les quatre traducteurs que j'ai consultés ne semblent pas d'accord entre eux.
- Cousin traduit : « Aussi, dans les choses pour lesquelles notre éducation ne nous a malheureusement pas donné l'habitude de rechercher la vérité, et où nous nous nous contentons des premières apparences, nous ne semblons pas ridicules les uns aux autres, parce que nous sommes toujours capables de discuter et de réfuter ces quatre principes. Mais quand nous exigeons qu'on raisonne sur le cinquième et qu'on le prouve, l'homme capable de réfuter n'a qu'à le vouloir pour vaincre, et faire croire aux auditeurs que celui qui expose ses doctrines dans ses discours, ses écrits ou ses conversations, ne sait absolument rien des choses qu'il entreprend de dire ou d'écrire; car on ignore quelquefois que ce n'est pas l'esprit de l'écrivain ou de l'orateur qu'on réfute, mais le vice inné des quatre principes dont nous parlions. » ;
- Souilhé traduit : « Aussi, là où nous manquons d'entraînement dans la recherche du vrai, à cause de notre mauvaise éducation, et où la première image venue nous suffit, nous pouvons interroger et répondre sans prêter à rire les uns aux autres, du moment que nous sommes en état d'avancer à tort et à travers ou de réfuter ces quatre modes d'expression. Mais là où il faut répondre par le cinquième élément et le produire, le premier venu de ceux qui savent réfuter a le dessus et fait que celui qui explique, soit qu'il parle, ou écrive, ou réponde, donne l'impression à la plupart de ses auditeurs de ne rien savoir de ce qu'il s'efforce d'écrire ou de dire : on ignore parfois, en effet, que ce qui est réfuté, c'est moins l'âme de l'écrivain ou de l'orateur que la nature de chacun des quatre degrés de connaissance, essentiellement défectueux » ;
- Robin traduit : « Cela étant, dans les cas où, par le fait d'une éducation vicieuse, nous n'aurons pas non plus été accoutumés à chercher la vérité et où, entre ses images, nous nous contentons de celle qui se présente, quelle qu'elle soit, nous ne sommes pas les uns pour les autres un objet de risée, ceux à qui les questions sont posées, de la part de ceux qui les leur posent, parce que, de leur côté, ces derniers sont, dans leurs critiques, capables de projeter de tous côtés les quatre premiers modes. Dans le cas au contraire, où ce sera forcément par le cinquième facteur que l'on devra faire une réponse démonstrative, l'emporte alors qui veut parmi ceux qui sont capables de les mettre sens dessus dessous, et le résultat qu'il obtiendra, c'est que celui qui donne des explications, soit orales, soit écrites, ou qui répond à des questions posées, passe, au jugement de la plupart des auditeurs, pour être un homme qui ne connaît rien aux questions sus lesquelles il se sera proposé d'écrire ou de parler, attendu que parfois ces auditeurs ignorent que ce n'est pas l'âme de celui qui a écrit ou parlé qui est ainsi réfutée, mais bien la nature de chacun des quatre premiers facteurs de la connaissance, parce que, nativement, leur nature ne vaut pas cher. » ;
- Brisson traduit : « Cela étant, dans le cas où, par suite d'une mauvaise éducation, nous n'avons pas été non plus accoutumés à rechercher la vérité, et où nous nous sommes contentés de la première image venue, nous ne devenons pas un objet de risée les uns pour les autres, ceux à qui sont posées les questions pour ceux qui les posent, parce que ces derniers auraient la capacité de disloquer ces quatre facteurs et de mettre en œuvre une réfutation. Au contraire, s'il arrive que nous soyons forcés de répondre par le cinquième facteur et de le produire, quiconque est apte à la controverse l'emporte, dès lors qu'il le souhaite ; et, aux yeux de la plupart de ceux qui lui prêtent l'oreille, il fait passer celui qui donne des explications, que ces explications prennent la forme d'un exposé oral ou écrit ou celle d'un dialogue, pour quelqu'un qui ne connaît rien concernant la question sur laquelle il s'est proposé d'écrire ou de parler, attendu que parfois les auditeurs ignorent que ce n'est pas l'âme de celui qui écrit ou qui parle qui est réfutée, mais la nature de ces quatre factures, nature essentiellement inférieure. »
Pour faciliter la comparaison, je reproduis ici la traduction que je propose :
« Dans les cas donc où nous n'avons même pas été habitués à chercher le vrai, sous l'effet d'une éducation défectueuse, mais que [nous] suffit le fait de se voir proposer les images, nous ne devenons pas complètement ridicules sous l'effet les uns des autres, ceux [qui sont] interrogés sous l'effet de ceux qui interrogent [en étant] au contraire capables de mettre en pièces les quatre et de réfuter ; mais dans les cas où nous contraindrions à répondre en faisant voir le cinquième, celui d'entre ceux qui sont capables de retourner [les arguments] qui [le] veut domine et fait que celui qui explique en détail en logoi ou par écrit ou dans des réponses paraît au plus grand nombre des auditeurs comme ne connaissant rien des [sujets] sur lesquels il entreprendrait d'écrire ou de discourir, eux qui ignorent parfois que [ce n'est] pas l'âme de celui qui écrit ou parle [qui] est réfutée, mais la nature de chacun des quatre, par nature déficiente. ».
Le texte grec est le suivant : en hoisi men oun mèd' eithismenoi to alèthes zètein esmen hupo ponèras trophès, exarkei de to protathen tôn eidôlôn, ou katagelastoi gignometha hup' allèlôn, hoi erôtômenoi hupo tôn erôtôntôn, dunamenôn de ta tettara diarriptein te kai elegchein· en hois d' an to pempton apokrinasthai kai dèloun anagkazômen, ho boulomenos tôn dunamenôn anatrepein kratei kai poiei ton exègoumenon en logois è grammasin è apokrisesin tois pollois tôn akouontôn dokein mèden gignôskein hôn an epicheirèi graphein è legein, agnoountôn eniote hôs ouch hè psuchè tou grapsantos è lexantos elegchetai, all' hè tôn tettarôn phusis hekastou, pephukuia phaulôs, mot à mot « dans ceux_où d'une_part donc pas habitués_à le vrai chercher nous_sommes sous_l'effet_de défectueuse éducation, suffit par_contre le étant_présenté des images, pas complètement_ridicules nous_devenons sous_l'effet les_uns_des_autres les interrogés sous_l'effet des interrogeants pouvants alors les quatre mettre_en_pièces et aussi réfuter ; dans ceux_où peut-être le cinquième répondre et faire_voir que_nous_contraignons, le voulant parmi_les pouvants retourner domine et fait le expliquant_en_détail en paroles ou écrits ou réponses aux nombreux parmi_les écoutants paraître rien connaître des_[chose]_que peut-être qu'il_entreprenne écrire ou parler, ignorants parfois que pas la âme du écrivant ou parlant il_réfute, mais la des quatre nature de chacun, poussée_naturellement de_manière_déficiente ». La principale difficulté concerne la fin de la première partie et la détermination de qui devient ou ne devient pas complètement ridicule (katagelastoi) et pourquoi.
Tel que je le comprends, ce texte traite successivement de deux catégories de personnes diamétralement opposées l'une à l'autre, auxquels s'assimile successivement Platon par un « nous » rhétorique (esmen, « nous sommes », pour le premier groupe ; an... anagkazômen, « nous contraindrions » pour le second groupe ; première personne du pluriel dans chaque cas), que Platon oppose tour à tour à un même troisième groupe, décrit à chaque fois comme dunamenôn (participe présent au génitif masculin pluriel du verbe dunasthai, « pouvoir, être capable de »), « pouvant », possédant donc un « pouvoir » (dunamis), qui est à peu près le même dans les deux cas, même s'il est décrit par des mots différents : dans le premier cas, ils ont le pouvoir, relativement aux « quatre » (nom, logos, image, savoir) de diarriptein, verbe qui signifie au sens premier « jeter violemment (riptein) de part et d'autre (dia) », et par extension, « rejeter, disperser », et de elegchein, « réfuter » (voir note 57) ; dans le second cas, ils ont le pouvoir de anatrepein, étymologiquement « tourner (trepein) sens dessus dessous (ana) », c'est-à-dire dans notre contexte « retourner, réfuter (un argument) ». Le premier groupe qui est opposé à ces « puissants », c'est celui de personnes incultes (« sous l'effet d'une éducation défectueuse »), qui n'ont cure de la vérité et se satisfont de ce qu'ils voient, de simples « images » (eidôlôn), et qui donc, d'une certaine manière, n'offrent pas de prises à ceux qui sont capables de mettre en pièces les beaux raisonnements (logoi) et de les réfuter puisqu'ils se satisfont de simples images et n'ont cure de se lancer dans des logoi que les autres s'empresseraient de rejeter violemment, si bien qu'ils ne risquent pas le ridicule face à eux. Le second groupe au contraire, ce sont ceux qui exigent (anagkazein, formé sur anagkè, « nécessité) ») qu'on aille jusqu'au « cinquième », c'est-à-dire qui cherchent à connaître en vérité les « ça-même » (« cela même qui est effectivement connu/connaissable et véritablement étant », auto ho dè gnôston te kai alèthôs estin on, 342a8-b1), dont ne se soucient pas les « puissants », qui se contentent de mettre en pièces les quatre autres et se satisfont de faire passer pour ignorants ceux qui les poussent dans leurs retranchements en cherchant à appréhender le cinquième, sans se rendre compte que le défaut n'est pas dans l'âme de ceux qu'ils font passer pour ignorants, mais dans la nature même des outils mis à la disposition de tous les hommes pour chercher à connaître, noms, logoi, images et savoir, qui sont tous les quatre par nature incapables de nous donner complètement accès au cinquième, certains plus que d'autres.
Si l'on veut illustrer ces trois groupes à l'aide de l'imagerie de l'allégorie de la caverne, disons que le premier groupe, celui des incultes, ce sont les prisonniers qui ne sont jamais sortis de la caverne et croient que les ombres qu'ils voient sur la paroi de la caverne devant eux sont les « étants » eux-mêmes (cf. République VII, 515c1-2 : « Très certainement, ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai autre chose que les ombres des objets fabriqués ») ; que le second groupe, celui des exigeants, c'est le groupe de ceux qui sont redescendus dans la caverne après en être sortis et avoir vu l'extérieur dans la lumière du soleil, et qui essayent de partager leur expérience avec les autres prisonniers, dont le représentant emblématique est le Socrate des dialogues ; et que le troisième groupe, celui des « puissants », est le groupe des « sophistes », que l'on pourrait décrire comme des prisonniers libérés, sortis de la caverne, mais qui y sont redescendus sans avoir pu s'habituer à la lumière du jour et donc sans avoir pu voir ce qui est à l'extérieur de la caverne dans la lumière du soleil, mais au mieux à travers des ombres et des reflets furtifs. (<==)

(60) « De bonne nature » traduit le grec eu pephukôs, que l'on trouve successivement au génitif masculin ou neutre singulier eu pephukotos comme complément du nom féminin eptistèmèn, « savoir », et au datif masculin singulier eu pephukoti comme complément au datif du verbe eneteken (« faire naître dans », dont epistèmèn (« savoir ») est le complément d'objet direct, et qui est le participe parfait actif du verbe phuein, qui signife « croître, pousser » ou encore « faire naître, faire croître ». Mot à mot, eu pephukôs signifie donc « bien poussé/fait pousser », c'est-à-dire « qui s'est déveoppé de manière heureuse ». C'est parce que le verbe phuein est à la racine du mot phusis, souvent traduit par « nature », qu'on traduit par « de bonne nature ». Mais il ne faut pas perdre de vue, en particulier ici et dans ce qui suit, que la phusis ne désigne pas la « nature » au sens d'un patrimoine génétique qui serait donné à la naissance et se développerait ensuite tout seul de manière inéluctable sans qu'on puisse rien y changer, mais un processus de croissance qui, bien sûr, dépend en partie, mais en partie seulement, de ce qui est donné à la naissance, mais dépend aussi, et dans une large mesure, de l'environnement dans lequel il se produit et du comportement de celui qui « pousse/croît ». On pourra se reporter à ce sujet au livre VI de la République, où Socrate décrit la phusis (« nature ») qui convient à un philosophe, mais aussi la manière dont il convient de la faire croître et dont elle risque d'être gâtée par son environnement, en particulier parents et fréquentations (cf. en particulier République VI, 489d10-495b7, que j'ai traduit sous le titre Comment les aptitudes à la philosophie sont gâtées). Ici, il s'agit d'une part de la phusis de celui qui cherche à savoir et d'autre part de la phusis de ce sur quoi porte le savoir, pas de la phusis du savoir lui-même (qui est au féminin en grec et ne peut donc commander aucun des deux eu pephukôs, qui sont masculin ou neutre tous les deux, mais pas féminin), même si le savoir est aussi le résultat d'un processus de croissance. Mais, comme l'a dit Platon un peu plus tôt, le savoir est quelque chose qui se situe dans l'âme et c'est en fin de compte la qualité de l'âme qui importe. Comme la suite va le rendre plus clair, Platon suppose nécessaire une affinité de nature entre le sujet connaissant et l'objet qu'il cherche à connaître : celui ou celle qui a une affinité pour le juste ou le beau recherchera plus volontiers à connaître ce qui est juste ou beau que ce qui est injuste ou laid, alors que celui ou celle qui est avide de pouvoir ou d'honneur ou de richesse s'intéressera plus à ce qui lui permet d'obtenir ce qu'il cherche qu'à la justice dans les moyens de l'obtenir. (<==)

(61) « S'il se trouve qu'il pousse mal » traduit le grec kakôs an phuèi, dans lequel phuèi est la troisième personne du singulier du subjonctif présent actif de phuein, précédé d'un an (« peut-être, le cas échéant ») qui en fait un subjonctif d'éventualité. Pour bien faire sentir l'idée de développement impliquée par phuein (cf. note précédente), et au risque de perdre le lien avec les références à la phusis, traduit par « nature » dans la phrase précédente, je reviens ici au sens premier du verbe et à l'idée de croissance. (<==)

(62) « La disposition de l'âme » traduit le grec hè hexis tès psuchès. Hèxis est le substantif d'action dérivé du verbe echein (« avoir »), tout comme habitus, son équivalent latin (dont dérive « habitude » en français), dérive du verbe habere (« avoir »), équivalent latin de echein. L'hexis, c'est donc étymologiquement, le fait de posséder quelque chose, ou encore de se comporter (un des sens possibles d'echein) d'une certaine manière, la « manière d'être ». (<==)

(63) « Mœurs » traduit le grec èthè, pluriel de èthos (dont vient le français « éthique »), qui désigne au départ la demeure habituelle d'un animal, puis, par extension, le caractère habituel, l'usage, la manière d'être (sens qui rejoint celui d'hèxis, cf. note précédente), et finalement, au pluriel, les usages, les mœurs. (<==)

(64) Lyncée était l'un des Argonautes, dont la vue perçante était légendaire. En prenant ici l'exemple de la vue au sens propre et en suggérant que quelqu'un ayant la vue perçante pourrait transmettre cette faculté à d'autres, pourvu que leurs yeux ne soient pas trop corrompus, alors que tout le monde sait bien que ce n'est pas le cas, Platon nous invite à réfléchir sur la question de savoir si une telle transmission de personne à personne serait possible pour la « vue » de l'esprit, même dans le cas où la personne à qui l'on souhaite transmettre la « vue » ne serait pas trop « corrompue ». (<==)

(65) « Celui qui n'a pas d'affinité avec l'affaire » traduit le grec ton mè suggenè tou pragmatos, dans lequel on retrouve le mot pragma (dont pragmatos est le génitif singulier), déjà rencontré plusieurs fois dans divers sens au début de la section ici traduite (cf. note 11, 17, 20 et 21). À la lumière de ces utilisations antérieures, on peut se demander s'il faut prendre ici le mot dans le sens restreint de « la chose/l'affaire » qu'il s'agit de connaître dans chaque cas spécifique, ou dans le sens large où le mot renvoie à la philosophie ou à ce qui en constitue le noyau dur. Mais à la limite, peu importe, l'un n'est pas nécessairement exclusif de l'autre, et le mot important est plutôt suggenès, qui signifie étymologiquement « de même origine/naissance/famille ». Cette idée de « parenté », d'« affinité » (suggeneai) a déjà été évoquée plus haut, en 342d2 (cf. note 38), à propos de la relation de l'intelligence (nous), présentée comme de même nature que le savoir (epistèmè), avec le « cinquième », les « ça-mêmes ». Le savoir ne nous tombe pas du ciel en vase clos, mais suppose une affinité, une « parenté », une communauté d'origine, entre le sujet connaissant et ce qu'il cherche à connaître. (<==)

(66) « Des pousses provenant de ce qui est juste » traduit le grec tôn dikaiôn prosphueis, dans lequel on retrouve un substantif formé sur la racine du verbe phuein (« pousser »), le mot prosphuès, dans lequel il faut comprendre le préfixe pros à partir du fait que Platon met son complément au génitif et non au datif (le seul cas de complément mentionné par le Bailly, qui donne dans ce cas le sens de « qui pousse sur, attaché à »), ce qui implique une idée d'origine (« en venant de ») et justifie ma traduction par « des pousses provenant de ». « Ce qui est juste » rend par un singulier en français le neutre pluriel substantivé de l'adjectif dikaios, « juste », ta dikaia (dont tôn dikaiôn est le génitif pluriel), qui signifie « les [choses/actions/parole/comportement/...] justes ».
« [De ceux] ayant de l'affinité [avec ça] » traduit le grec suggeneis, pluriel de suggenès. Sur ce mot, voir la note précédente. (<==)

(67) « Excellence » traduit le grec aretè, qu'on traduit parfois par « vertu », ce qui a le défaut de lui donner un sens trop exclusivement moral que n'a pas le mot en grec. La notion d'aretè est très étroitement liée à celle de « bon » (agathon) et plus spécifiquement de « meilleur » (ariston), qu'il ne faut pas non plus prendre dans un sens exclusivement moral en en faisant le « bien » et le « bien suprême ». Pour Platon, il y a du bon pour toutes les parties de l'âme et du corps et il n'est pas question de priver certains de ces composants de l'homme de satisfactions raisonnables, c'est-à-dire de choses « bonnes » pour elles. « Mauvaiseté » traduit kakia, substantif dérivé de l'adjectif kakos (« mauvais »), c'est-à-dire contraire de « bon » (agathos). C'est pour éviter de donner là encore un sens trop exclusivement moral à ce mot que je préfère utiliser ce mot peu usité, mais qui figure dans le TLFi, plutôt que de traduire par « vice ».
« Autant qu'il est possible » traduit le grec eis to dunaton, mot à mot, « jusqu'au possible ». L'idée importante ici est celle que la vérité pleine et entière n'est probablement pas accessible à l'homme du fait des limites de sa nature, mais que cela ne doit pas empêcher de la chercher « autant qu'il est possible ». (<==)

(68) « Le faux et [le] vrai de l'étance dans sa totalité » traduit le grec to pseudos kai alèthes tès holès ousias. C'est ici la seule occurrence dans la digression philosophique du mot ousia, que j'ai déjà évoqué dans des notes précédentes (cf. note 25) et qui joue un rôle central dans les dialogues, certains d'entre eux du moins. Le mot ousia est un substantif d'action issu du participe présent féminin ousa du verbe einai (« être »). Étymologiquement, il renvoie à ce qu'est le sujet dont on parle, le « ce que c'est » (to ti esti), son « étance » (pour traduire par un néologisme qui reproduit en français la dérivation du mot grec), mais, dans le langage courant de l'époque de Socrate et Platon, il en était venu à désigner plus le « ce qu'on a » que le « ce qu'on est », sans doute parce que, pour la plupart des gens, c'est ainsi qu'on évalue ce qu'est quelqu'un, par ses « avoirs », ce qui avait conduit au sens usuel de « avoirs, fortune, biens (matériels, et particulièrement fonciers), richesse », sens dans lequel on le trouve chez Platon, plus loin dans la lettre VII pour parler des biens/avoirs de Dion ou d'autres personnes (347b3, 347d1, 347e1 et 351b1), et aussi dans les dialogues, par exemple dans la discussion entre Céphale et Socrate qui ouvre la République, pour parler de la fortune (ousia) qu'avait amassée Céphale, marchand d'armes natif de Syracuse et ami de Périclès, et du rôle qu'elle pouvait jouer dans son attitude à l'approche de la mort une fois devenu vieux. Mais il est probable que, même dans le langage courant et en dehors des débats métaphysiques, le mot avait gardé (ou retrouvé) quelque chose de son rapport au verbe einai (« être ») : on en trouve une trace une fois encore dans la République, cette fois dans la bouche de Glaucon, en République, II, 359a5, lorsqu'il essaye, dans son discours introductif, d'expliquer l'origne (genesis) et l'ousia de la justice, c'est-à-dire comment est apparue cette notion de « justice » et ce qu'elle est, dans une perspective très utilitariste qui en fait tout sauf une « idée » transcendante (voir la note 103 à ma traduction de la mise en parallèle du bon et du soleil). Mais en même temps, l'étranger d'Élée, dans le Sophiste, dans le cadre de réflexions sur l'« étant » (to on) et le « n'étant pas » (to mè on), faisant le point sur les opinions ayant eu cours sur ces questions, fait de l'ousia le sujet central du « combat de géants » qu'il décrit entre ceux qu'il appelle « fils de la terre » (on dirait aujourd'hui les « matérialistes ») et ceux qu'il appelle « amis des eidè » (on dirait aujourd'hui les « idéalistes »), chaque groupe refusant l'ousia à certaines « choses », aux abstractions immatérielles pour les matérialistes, aux réalités matérielles toujours changeantes pour les idéalistes (cf. Sophiste, 246a, sqq.). On ne peut savoir si chaque groupe utilisait effectivement le mot ousia dans ses thèses, ni le sens exact qu'ils lui donnaient dans ce contexte, mais il est clair que, si c'est le cas, ils ne lui donnaient pas tous le même sens puisqu'ils le réservaient chacun à des réalités différentes et le refusaient à d'autres, dont pourtant ils parlaient, ne serait-ce justement que pour leur refuser l'ousia, le seul point commun entre les deux groupes étant une notion d'« existence » justement indéterminée et pour laquelle le grec ancien ne disposait pas de mot distinct des mots de la famille de einai (« être ») (notons d'ailleurs que le fait que le français ait deux verbes distincs, « être » et « exister », ne résoud rien, car « exister » ne présice pas plus qu'« être » de quelle « existence » on veut parler ; il ne fait que dispenser de fournir un attribut explicite, et c'est précisément là la source de tous les problèmes). C'est à tout ce débat sur les questions d'« existence » que Platon a cherché à mettre fin à travers ses dialogues, le Sophiste en particulier, en déplaçant le problème de celui de l'être/existence vers celui du logos : comment peut-on dire quoi que ce soit de sensé sur l'« étant » et l'ousia tant qu'on n'a pas commencé par réfléchir à la question de savoir si le logos peut nous donner accès à autre chose qu'à des mots et au rôle que joue en particulier le verbe einai (« être ») dans le langage ? Ici, où Platon ne s'adresse pas à des spécialistes, il n'est pas certain qu'il faille forcer le sens d'ousia vers un sens « métaphysique » et « technique », simplement parce que c'est Platon qui parle et qu'il n'a à l'évidence pas ici son sens usuel de « fortune, biens matériels », surtout quand ce sens « technique » que pourrait lui avoir donné Platon fait débat parmi les spécialistes, qui, pour la plupart, n'ont pas compris en quel sens l'étranger du Sophiste était au-dessus de la mêlée des fils de la terre et des amis des eidè, faisant de Platon un membre du second groupe. Il est préférable de s'en tenir à ce qui vient d'être dit auparavant dans cette « digression » pour voir comment il faut le comprendre ici. Or Platon vient de dire que, dans la quête de savoir, on pouvait se poser deux grandes catégories de questions, celles portant sur l'« étant » (to on), c'est-à-dire sur le ti (« quoi ? »), qui s'intéressent aux « étants » pris individuellement un par un que l'on cherche à connaître indépendamment les uns des autres, certains allant même jusqu'à croire qu'il suffit de connaître le nom de ce à quoi on s'intéresse pour le connaître, et celles portant sur ce qu'il a désigné par l'expression to poion ti, que j'ai traduite en cherchant à coller au grec par « le de quelle nature/espèce/qualité de chose [il s'agit] » (cf. 342e3 et note 43), qui cherchent à connaître les « étants » à travers des relations entre eux que traduit en particulier le verbe einai (« être ») entre des sujets, des « étants » (onta), et des « attributs », des « étances » (ousiai). Et il a précisé que la plupart des gens étaient en quête de réponses aux questions du premier type alors que les « quatre » (nom, logos, image, savoir) donnent des réponses au second type de questions. Dans cette perspective, l'ousia, c'est précisément ce qui répond au second type de questions, le poion ti, et non pas simplement le ti. Et c'est dans la mesure justement où ces réponses traduisent des relations, où nous ne pouvons pas avoir accès aux « étants » en eux-mêmes (auta), et que nous ne pouvons donc connaître les « étants » que par les relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres, qu'il faut avoir une approche « holistique » (mot français dérivé du mot grec employé ici par Platon, holos, dont holès est le génitif féminin singulier, qui évoque un tout pensé comme unité au-delà de la multiplicité de ses éléments, par opposition à pan, qui évoque un tout pensé comme multiplicité d'éléments rassemblés), c'est-à-dire une approche globale, dont l'objectif est de chercher à appréhender, dans la mesure du possible (eis to dunaton, cf. 344a8-b1), le poion ti, l'ousia de l'Univers dans son ensemble à travers le plus grand nombre possible des relations qui existent entre ses « composants », matériels aussi bien qu'intelligibles. Et dans cette perspective, il est aussi important et instructif d'identifier les relation qui sont (pertinentes, donc vraies) que celles qui ne le sont pas et qui donc sont fausses, mais qu'on peut traduire pas des relations sous forme positive avec des termes contraires de ceux dont on récuse la pertinence (quelque chose qui n'est pas « bon », c'est quelque chose qui est « pas bon », c'est-à-dire « mauvais » (ou « neutre » au regard du bon et du mauvais), etc.). C'est ce que veut faire comprendre ici Platon en parlant à la fois d'étude simultanée des contraires et en faisant référence au vrai (alèthes) et au faux (pseudos), qui traduisent l'adéquation ou l'inadéquation du logos à ce dont il prétend rendre compte, c'est-à-dire l'adéquation entre les relations que le logos établit entre les mots et celle que l'expérience permet de valider entre les « étants » auquels prétendent renvoyer ces mots, comme l'explique l'étranger d'Élée dans le Sophiste. (<==)

(69) « En s'y frottant totalement et sur une longue période » traduit le grec meta tribès pasès kai chronou pollou (mot à mot « au_moyen_de frottement tout_entier et de_temps long »). Le mot tribè est un substantif dérivé du verbe tribein, qui signifie « frotter, triturer, broyer », et, au sens figuré à propos de personnes « user, épuiser », et à propos de choses « consumer, dilapider », et aussi « user par l'exercice », c'est-à-dire « pratiquer (assidument) », l'idée générale étant celle d'usure au fil du temps, avec des connotations aussi bien positives (« acquérir de l'expérience ») que négatives (« traîner en longueur, différer, retarder »). On retrouve ces différentes connotations dans tribè, qui peut signifier « action d'user », « pratique consommée, longue expérience » aussi bien qu'« action de trainer en longueur, retard, délai », ou encore « passe-temps, occupation ». Dans la mesure où Platon utilise le verbe tribein tout de suite après, j'ai cherché à rendre sensible dans la traduction la communauté de racine des deux mots. Le sens de « frotter » est celui qui convient pour le verbe dans ce qui suit, et c'est celui retenu par Souilhé, Robin et Brisson (Cousin paraphrase en s'éloignant du grec). Par contre, ici, le mot « frottement » évoque difficilement l'idée de « se frotter à quelque chose (une difficulté par exemple) » au sens analogique. C'est pourtant le mot que retient Robin pour traduire ici meta tribès pasès par « grâce à un frottement incessant », et d'ailleurs aussi le tribomena (« étant frottés ») qui suit, qui devient chez lui « grâce aux frottements ». Je préfère pour ma part prendre l'approche inverse et transformer le substantif tribè utilisé ici en verbe, plutôt que le verbe qui suit en substantif, surtout quand c'est le verbe (« se frotter à ») plus que le substantif (« frottement ») qui rend le mieux l'idée commune aux deux mots grecs.
Pasès, génitif féminin de pas (« tout, tout entier ») ajoute à cette idée de frottement celle d'exhaustivité, sans qu'il soit possible de préciser s'il s'agit d'exhaustivité dans le temps de la part de la personne qui se frotte (son engagement dans cette action est total) ou dans l'objet de son action (elle se frotte à tout ce qui est accessible). (<==)

(70) « Perceptions » traduit le grec aisthèseis, nominatif pluriel d'aisthèsis, mot qui signfie au sens premier « perception par les sens, sensation », mais qui peut aussi avoir le sens de « perception par l'esprit ». « Perception » conserve en français cette même dualité de sens, qui me semble ici importante. C'est qu'en effet, dans cette liste, ce qu'on attend en quatrième, c'est le savoir (epistèmè), l'intelligence (nous) ou l'opinion (doxa), dont Platon nous a dit en 342c4-6 qu'ils n'étaient que des modalités différentes d'une même faculté de l'âme. Que Platon, pour parler du troisième, ait remplacé « image » par « vision » ne pose pas trop de problèmes : il a simplement remplacé l'élément « objectif » par le pouvoir qui permet de l'appréhender. Par contre, le choix d'aisthèsis comme quatrième a une tout autre portée : ce que cherche à nous faire comprendre Platon par ce choix de mots, préparé par le remplacement d'« images » (eidôla) par « visions » (opseis), c'est que le nous (esprit, intelligence) est toujours alimenté par des perceptions, que ce soit d'« étants » visibles, sensibles, tangibles, matériels, perçus par un ou plusieurs de nos sens, ou d'« étants » purement intelligibles (noèta), perçus directement par l'esprit (nous), et que le degré d'« intelligence », de compréhension du réel dépend justement de notre plus ou moins grande aptitude à mobiliser ces différentes perceptions, et en particulier celle qui ne passe pas par les sens. Tant qu'on en reste aux perceptions sensibles, on reste dans la doxa (« opinion ») et ce n'est que si l'on arrive à percevoir ce qui justement n'est plus accessible aux sens, c'est-à-dire dans l'imagerie de l'allégorie de la caverne, à sortir de la caverne, que l'on peut espérer passer de la simple opinion (doxa), vraie ou pas, à un savoir (epistèmè) digne de ce nom. (<==)

(71) La recherche de la vérité ne peut se faire que par le dialogue, qui, seul, peut nous fournir des preuves de l'objectivité de ce dont nous parlons, en nous permettant de constater que les mots ont un sens qui ne dépend pas que de chacun et qu'ils permettent, dans certains cas au moins, de coopérer à plusieurs pour arriver à un résultat conforme aux attentes des participants. Mais, pour que la partage d'expériences à travers le dialogue soit fructueux, il est nécessaire que chaque participant n'ait en vue que la recherche de la vérité, pas le succès personnel ou tout autre but individuel sucseptible de biaiser son discours. Lorsque Platon parle ici de « réfut[er] dans des réfutations bienveillantes » (en eumenesin elegchois eleg[ein]), il faut se souvenir que le verbe elegchein, déjà évoqué dans la note 57 à propos de l'adjectif euelegkton (« facile à réfuter ») rencontré en 343c3, a un sens plus large que « réfuter » au sens de mettre à bas un argument pour le seul plaisir de triompher de l'adversaire. Ce verbe renvoie à la pratique des tribunaux et peut prendre toute une gamme de sens dont « accuser, prouver, convaincre, soumettre à un contre-interrogatoire, questionner », si bien que le substantif dérivé elegchos, utilisé ici par Platon en redondance avec le verbe, selon une tournure fréquente en grec, peut signifier « preuve, justification » aussi bien que « réfutation ». Ici, l'adjectif qualifiant cet elegchos, eumenès, qui signifie étymologiquement « doté d'une âme (menos) bien disposée (eu) », invite à comprendre ce mot comme renvoyant, non pas à une tentative de réfuter un interlocuteur considéré comme un adversaire dont il faut à tout prix venir à bout dans la discussion sans souci du vrai, comme le font par exemple Euthydème et Dionysodore dans l'Euthydème, mais comme renvoyant à des discussions par questions et réponses dans lesquelles tous ont le même but, parvenir à la vérité, sans craindre d'avoir à reconnaître une erreur si c'est à cela que mène le raisonnement, attitude qui est celle du Socrate de Platon dans les dialogues.
Le mot traduit par« jalousie » est phthonos, qui peut aussi signifier « malveillance » ou « envie ». Chantraine, dans le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, définit le phthonos comme « le chagrin causé par le bonheur mérité d'autrui », renvoyant à Aristote, Rhétorique, II, 1386b17 sqq.. Bref, dans le cas qui nous occupe, c'est le sentiment de quelqu'un qui ne peut admettre qu'on ait raison contre lui. (<==)

(72) « Réflexion » traduit le grec phronèsis et « intelligence » le grec nous. Sur les sens du mot phronèsis, on pourra se reporter à la note introductive qui lui est consacrée dans ma traduction de Ménon, 86d3-96d1 sous le titre Aretè, epistèmè et phronèsis. Les deux mots phronèsis et nous ont des sens qui se recouvrent en partie. Cousin traduit phronèsis par « science », Souilhé, Robin et Brisson par « sagesse », et tous traduisent nous par « intelligence ». Mais « sagesse », qui est généralement utilisé pour traduire sophia, est trompeur ici, en suggérant que l'homme pourrait accéder à la sagesse, ce que Platon n'aurait sans doute pas admis. On pourrait aussi traduire phronèsis par « intelligence pratique », ce qui condurait à traduire nous par « intelligence théorique » ou « intelligence pure », ou quelque chose comme ça. (<==)

(73) « Pour qui bande toutes ses forces le plus [qu'il est] possible pour un pouvoir humain » traduit le grec sunteinôn hoti malist' eis dunamin anthrôpinèn. Sunteinôn est le participe présent actif au nominatif masculin singulier du verbe sunteinein, formé par adjonction du préfixe sun- (« avec, ensemble ») au verbe teinein, qui signifie « tendre », par exemple un arc, ou la main, ou encore son esprit, et aussi « tendre vers, se diriger vers », ce qui conduit pour sunteinein au sens de « tendre fortement » (le préfixe sun- suggérant qu'on tend « ensemble » toutes ses forces) et donc « faire tous ses efforts » en vue de quelque chose. Le fait que le participe soit au masculin et l'idée de tension induite par le verbe suggère que le sujet implicite en est la personne qui voit jaillir la lumière, dont il n'est pas question explicitement dans ce qui a précédé, où le sujet des participes passifs neutres pluriel tribomena («  frottés  ») et elegchomena (« réfutés ») , ce sont les « quatre » (noms et logoi, etc.), et où le sujet du verbe principal exelampse (« jaillit la lumière »), troisième personne du singulier de l'aoriste de l'indicatif actif du verbe eklampein (« sortir en brillant, briller tout à coup, devenir éclatant »), c'est phronèsis kai nous (« la réflexion et l'intelligence »). C'est cette idée d'un nouveau sujet implicite que je traduis par « pour qui bande... ».
Mais l'élément le plus important de cette phrase, c'est la référence au pouvoir/puissance/capacité/faculté (dunamin, accusatif singulier de dunamis) humain (anthrôpinèn), par oppostition à « animal » ou au contraire « divin », modulé par l'expression hoti malista, « le plus possible, autant qu'il est possible », qui suggère clairement qu'il y a des limites à ce pouvoir humain, indépendamment des limites que ce pouvoir peut avoir dans chaque être humain particulier, des limites qui sont liées à sa nature et sont donc indépassables par qui que ce soit. Bref, l'intelligence humaine n'est pas toute-puissante, même chez les plus doués. Et ce que dit ici Platon, c'est que le jaillissement de la lumière, la brillance de l'intelligence a des limites intrinsèques liées à la nature humaine, mais qu'en plus, pour chacun, elle est le résultat d'un effort intense (mogis, « à grand peine ») dont le succès n'est pas garanti pour tous.(<==)

(74) « Sur les étants sérieux » traduit mot à mot le grec tôn ontôn spoudaiôn peri. On peut certes traduire ontôn, génitif pluriel de ôn, participe présent d'einai (« être »), par « choses » (Couisn) ou « question » (Souilhé, Robin, Brisson), mais, dans un texte où ce participe présent joue un rôle central, puisque c'est lui qui est utilisé pour parler du « cinquième », c'est-à-dire de ce que ni les mots, ni les logoi, ni les images, ni le savoir ne parviennent, selon Platon, à appréhender convenablement, c'est gommer tout ce que ce mot peut tirer de résonnances en grec. Et c'est d'autant plus regrettable que ce mot n'a sans doute pas été choisi par hasard, ou par simple habitude, par Platon, car, le plus souvent, pour faire référence à un tel ensemble ouvert sans préciser la nature de ses éléments, Platon se contente de l'adjectif substantivé au neutre pluriel : ta kala (« les belles [choses] »), ta agatha (« les bonnes [choses] »), ta dikaia (« les justes [choses/actions/comportements/...] »), etc., si bien qu'ici tôn spoudaiôn (génitif neutre pluriel commandé par la préposition peri « autour de, au sujet de ») qui suit) aurait suffi pour parler des [choses/questions] sérieuses. Si donc Platon a éprouvé ici le besoin d'expliciter ce qu'il laisse d'habitude implicite selon l'usage du grec d'alors, et qu'il l'a fait avec ce mot plutôt que par exemple pragma (« fait/chose »), pourtant utilisé plusieurs fois dans ce qui a précédé, c'est qu'il voulait ajouter quelque chose par le choix de ce mot. Dans le contexte de cette discussion, les « étants », ta onta, c'est plus spécifiquement ce qui n'est pas les mots mais que cherchent à désigner les mots, ce à quoi précisément les mots et leurs assemblages dans des logoi ne parviennent pas à nous donner adéquatement accès. Or, quand on écrit, on écrit toujours des logoi, qui ne peuvent donc être que déficients, s'ils cherchent à parler des « étants » eux-mêmes et pas seulement à aligner des mots sans chercher à savoir s'ils renvoient à quelque chose d'autre qu'eux. En parlant donc ici d'écrire sur des étants sérieux (spoudaiôn ontôn), Platon veut sans doute suggérer que non seulement les thèmes des écrits qu'il a en vue sont sérieux, portent sur des sujets importants, dignes d'intérêts (autres sens possibles de spoudaios), mais qu'en plus ils cherchent à dépasser le simple niveau des mots pour tenter, autant que le permet la nature humaine, de les appréhender en eux-mêmes, au-delà des mots, des logoi et des images. (<==)

(75) On retrouve ici la jalousie/envie (phthonos) et l'embarras (aporia) dont il a déjà été question dans les lignes qui ont précédé : pour phthonos, voir la note 71, et pour aporia, la note 58. (<==)

(76) « Eh bien alors, très certainement donc, des dieux lui ont ruiné les méninges » : Platon cite ici un vers d'Homère qu'on retrouve par deux fois dans l'Iliade : ex ara dè toi epeita, theoi phrenas ôlesan autoi (Iliade, VII, 360 et XII, 234), en y insérant, entre theoi (« des dieux ») et phrenas (pour le sens, voir la suite de la note), quelques mots (men ou, brotoi de) visant à remplacer theoi (« des dieux ») par brotoi (« des mortels », c'est-à-dire des hommes, par opposition aux dieux, qualifiés d'ambrotoi, « immortels ») comme cause de la ruine annoncée. Toute la première partie du vers (ex ara dè toi epeita) n'est qu'une accumulation de prépositions, adverbes et particules de sens voisin se renforçant les unes les autres et visant à insister sur le caractère non contestable de la conclusion qui suit.
Le mot grec que j'ai traduit par « méninges » est le mot phrèn, dont phenas est l'accusatif pluriel. C'est le mot qui est à la racine de phronèsis, rencontré en 344b7, où je l'ai traduit par « réflexion » (cf. note 72). Au sens premier, phrèn désigne la membrane qui sépare le cœur et les poumons des autres viscères, c'est-à-dire le diaphragme, et par extension, toute membrane enveloppant un organe, cœur, foie ou autre, et, au pluriel, les viscères eux-mêmes, sens que l'on trouve chez Homère. Dans le langage poétique, le mot en vient à désigner les sentiments que l'on supposait associés à tel ou tel organe, par exemple les sentiments de passion associés au cœur (comme c'est le cas aussi en français du mot « cœur », utilisé pour parler du courage ou de l'affection), voire l'âme en tant que siège des sentiments, et finalement, au pluriel, la pensée, l'esprit, l'intelligence, encore considérés comme liés à la matière, sens dans lequel il rejoint le sens de nous. C'est finalement une évolution analogue qu'a subi le mot français « méninge », qui désigne à l'origine l'une ou l'autre des enveloppes du cerveau, dont on sait aujourd'hui qu'il est le siège de la pensée (mais Platon y localisait déjà la pensée), et en vient à désigner au pluriel, dans le langage courant, le cerveau dans son ensemble et finalement l'intelligence rendue possible par cet organe.
Ce que suggère ici Platon, en guise de conclusion de cette « digression » philosophique à travers un appel à Homère, c'est que c'est en se prenant pour des dieux et en se croyant capables de percer les secrets de l'Univers que les hommes manifestent en fin de compte leur nature mortelle et limitée et, croyant faire preuve d'une intelligence extrême, ne font en fait que manifester leur folie, qui les empêche d'accepter les limites inhérentes à leur nature humaine. Et la cause de cette folie se trouve dans l'esprit de compétition qui anime les hommes et pousse certains à vouloir briller aux yeux des autres, à faire preuve d'hubris (« démesure »), si bien que ce sont en effet les (autres) mortels (au pluriel) qui sont en fin de compte responsables de cette ruine. (<==)

(77) « Exposé » traduit le mot grec muthos, dont vient le français « mythe », mais qui a une signification beaucoup plus large, qui englobe toutes sortes de productions verbales : parole, discours, récit, conversation, entretien, fable, conte, légende, etc.. Ici, le contexte permet d'exclure le sens de « mythe », même si ce sens n'est pas très loin lorsque Platon évoque le caractère indicible de la perception que l'on peut avoir des « étants » (onta) eux-mêmes du fait des limites de la nature humaine. « Divagation » traduit le grec planos, dont le sens premier est « errance » : c'est le mot à la racine du grec planès, planètes au pluriel, utilisé pour désigner les astres dits « errants », c'est-à-dire ceux qui ne suivent pas le mouvement de la voute du ciel et qu'en français on nomme « planètes » par dérivation du grec. Une autre traduction dans ce contexte, utilisée par Souilhé, Robin et Brisson, serait « digression », ce qui justifie l'appellation de « digression philosophique » donnée à cette partie de la lettre. (<==)

(78) « Quelque chose des [faits/choses/principes/questions/éléments/...] premiers et les plus élevés relativement à la nature » traduit le grec ti tôn peri phuseôs akrôn kai protôn (mot à mot « quelque_chose des à_propos_de nature plus_hautes et premières ». Akros (dont akrôn est le génitif pluriel neutre) évoque l'idée de hauteur (« acropole » signifie étymologiquement « partie la plus haute (akros) de la ville (polis)) ou d'extrêmité, et prôtos (dont prôtôn est le génitif pluriel neutre), celle de « premier », aussi bien par l'ancienneté que par la valeur ou l'éminence. On est ici encore face à des adjectifs substantivés au neutre pluriel qui dispensent de nommer ce à quoi on fait référence autrement que par ses qualités, ici la primauté et l'éminence. Les deux mots évoquent des idées voisines et leur sens se recouvre en partie. Cousin traduit librement par « sur les principes et les merveilles de la nature » ; Souilhé traduit par « sur les éléments primordiaux de la nature », sans s'embarasser du fait qu'il y a en grec deux adjectifs qu'il rend en français par un seul ; Robin traduit en brodant par « sur tel ou tel des principes suprêmes relativement à la nature réelle des choses », lui aussi rendant deux adjectifs par un seul, sauf à considérer que « principes » traduit prôtôn et suprêmes akrôn. Brisson pour sa part propose une compréhension différente, faisant de peri phuseôs une sorte de substantif désignant un livre pas son titre (comme on pourrait dire en français « un Que sais-je » pour parler d'un livre de la collection Que sais-je), en l'occurrence Peri phuseôs (« Sur la nature »), qui était en effet le titre de plusieurs ouvrages d'auteurs dits « présocratiques », et voyant dans akrôn kai prôtôn des qualificatifs s'appliquant non à ce dont parlait ce livre supposé de Denis ou d'un autre, qui se serait intitulé Peri phuseôs, mais au livre lui-même comparé à d'autres ouvrage de même titre, ce qui conduit à la traduction par « l'un des meilleurs et des principaux ouvrages Sur la nature ». Grammaticalement, cette lecture est parfaitement possible, mais elle suppose que Platon connaît le titre de l'ouvrage de Denys, dont il n'a appris l'existence que très récemment, qu'il avoue ne pas avoir lu, puisqu'il est incapable d'en identifier les sources probables, et qu'il ne mentionne nulle part ailleurs et en particulier pas lorsqu'il fait pour la première fois référence à cet ouvrage en 341b3-5. Par ailleurs, Platon généralise son propos aux écrits que d'autres que Denys, « soit moindre[s], soit meilleur[s] » (eite elattôn, eite meizôn) auraient pu produire sur le même sujet, si bien qu'on ne voit plus trop pourquoi il en mettrait un à part, non pas même comme le meilleur et le principal, mais seulement comme « l'un des meilleurs et des principaux », au moment où il parle de plusieurs d'entre eux et sans préciser l'auteur auquel il pense. Le problème qui pousse Brisson à faire ce choix est la présence des deux adjectifs akrôn et prôtôn sans nom auquel ils se rapportent et son refus d'en suppléer un comme « principes » (le choix de Cousin et Robin), comme le montre la note sur sa traduction de ces mots, qui se termine par « Alors disparait toute allusion aux premiers principes ». Mais on peut facilement contrer cette objection. La substantivation d'adjectifs au neutre pluriel par adjonction de l'article est une pratique courante dans le grec ancien et en particulier chez Platon et, dans le cas présent, on peut trouver dans les propos de Platon qui ont précédé une justification du fait qu'ici, au contraire de ce qu'il a fait en 344c2 en parlant de tôn ontôn spoudaiôn (« des étants sérieux », cf. note 74), il a de bonnes raisons de ne pas vouloir être plus spécifique sur ce que qualifient ces adjectifs. Les auteurs que Platon a en vue, Denys ou d'autres, prétendent parler des « choses » les plus hautes et les plus fondamentales sur la nature ; or leur donner un nom (comme pragmata (« faits/choses ») ou archai (« principes »)), c'est retomber au niveau des mots, dont il nous a bien fait comprendre qu'ils ne sont pas ce qu'ils désignent. Et il nous a fait comprendre que les mots et les logoi donnaient accès au poion ti (« le de quelle nature/espèce/qualité de chose [il s'agit] » (cf. note 43) et non pas au ti (« le quoi »). La formulation utilisée ici décrit des poion ti sans chercher à leur donner de nom, ce qui est donc parfaitement cohérent avec ses propos antérieurs. Le problème n'est pas chez Platon, mais chez les traducteurs dans une langue, le français, qui impose en pratique d'être plus spécifique que le grec dans de tels cas, en particulier devant des adjectifs substantivés au pluriel : le français accepte la traduction de to kalon par « le beau », de to agathon par « le bon » ou de to dikaion par « le juste », mais pas celle de ta kala par « les beaux », de ta agatha par « les bons » ou de ta dikaia par « les justes » sans autres précisions, obligeant dans ces cas-là à suppléer un substantif comme « choses », qui ne pose pas trop de problèmes à propos des « belles choses » ou des « bonnes choses », mais est déjà plus problématique quand il s'agit des « justes choses », dans la mesure ou « juste » qualifie plutôt des comportements, des actions, des relations, que des « choses ». Plutôt donc que de chercher à trouver un substantif dans le grec, comme le fait Brisson, il faut accepter le caractère ouvert du grec et trouver un moyen de conserver cette ouverture en français. C'est ce que je cherche à faire en proposant enre crochets (pour montrer que ce n'est pas dans le grec) une liste ouverte (les points de suspension à la fin) de termes dont aucun n'est à lui seul totalement satisfaisant, mais qui, ensemble, ouvrent des pistes dans des directions qui sont toutes compatibles avec le caractère totalement ouvert du texte grec. (<==)

(79) « Selon mon logos » traduit le grec kata ton emon logon (mot à mot « selon le mien logos »). On a là un bon exemple des difficultés que pose la traduction du mot logos. Comme le montre le tableau de la note 24, on peut comprendre ici cette expression de différentes façons, allant d'une simple formule toute faite signifiant quelque chose comme « selon mon opinion, à mon avis » avec un poids minimum donné à logos (option retenue par Cousin et Robin, dont un exemple non pris chez Platon est donné par le Bailly à l'entrée logos pour le sens B, IV, 1, « opinion », et qu'on trouve aussi en ce sens dans les dialogues, par exemple en Gorgias, 463d2, en Timée, 47a1-2 et en Lois, IV, 723a7-b1), à une référence à une supposée « doctrine » de Platon, en donnant donc à logos un poids maximum (option retenue par Souilhé et Brisson), en passant par le sens intermédiaire de « selon mon propos », sous-entendu « actuel », c'est-à-dire « conformément à ce que je disais (plus tôt dans la conversation) » (par exemple, en Banquet, 201e7) ou « à ce que je suis en train de dire à présent » (cf. Sophiste, 226c5 : kata ton emon toinun logon, « selon mon logos actuel »). En ne traduisant pas logos, en laissant les mots depuis « rien » dans l'ordre du grec et en n'introduisant pas une ponctuation qui ne serait pas de Platon dans la fin de la phrase (par exemple une virgule avant « selon mon logos »), je laisse à chacun le choix du sens à donner à ce mot. (<==)

(80) « Désaccord » traduit le grec anarmostia, dans lequel on retrouve, après un alpha privatif initial, un substantif dérivé du verbe harmozein, qui signifie « ajuster, adapter, assortir, accorder », dont dérive le mot harmonia et le français « harmonie ». « Inconvenance » traduit le grec aprepeia, dans lequel on retrouve, là encore après un alpha privatif initial, un substantif issu du verbe prepein, qui signifie « avoir rapport à, convenir à », et dont le participe présent prepôn signife « convenanble, approprié ». (<==)

(81) Cette formulation élliptique, qui situe ce qu'il est question d'« embrasser » (perilambanein, étymologiquement « prendre (lambanein) tout autour (peri) ») par le moyen de l'âme comme situé « parmi les plus courts de tous » (pantôn en brachutatois), sans préciser les plus courts quoi, nous invite à comprendre que ce dont il est question n'est pas de l'ordre des mots et des logoi, dont on pourrait mesure le plus ou moins grande longueur, mais d'une intuition fulgurante qui échappe à toute formulation, mais dont la lumière éclaire tout le reste comme le soleil éclaire tout ce qui est hors de la caverne, une sorte de « clé » d'interprétation du monde ou de boussole qui, une fois en notre possession, oriente toutes nos réflexions dans la bonne direction. (<==)

(82) La formule grecque attribuée par Platon au Thébain est ittô Zeus, dans laquelle ittô est la forme dialectale béotienne (donc celle employée à Thèbes, capitale de la Béotie) de istô, troisième personne du singulier de l'impératif parfait actif du verbe eidenai, qui signifie « savoir » au parfait à valeur de présent. On retrouve cette formule en Phédon, 62a8, dans la bouche de Cébès, un Thébain, où Phédon, le narrateur, précise, après avoir rapporté les paroles de Cébès : « dit-il, parlant dans son propre dialecte » (ephè, tèi autou phônèi eipôn). Je la traduis par « Dieu seul le sait » en remplaçant Dieu par Zeus (Grèce oblige !) et les « s » en début de mots par des « ch » pour imiter un parler « patois » imaginaire. (<==)

(83) « Je [lui] ai fait un exposé détaillé » traduit le grec diexèlthon, troisième personne du singulier de l'aoriste indicatif actif du verbe diexienai. Platon a utilisé cette même forme de ce même verbe en 341a8, lorsqu'il a raconté sa première entrevue avec Denys, mais c'était alors pour dire au contraire qu'il n'avait pas tout développé en détail dans cette première rencontre destinée à tester les sentiments de son interlocuteur à l'égard de la philosophie selon la méthode de test qu'il venait de décrire. Les deux déclarations ne toutefois sont pas incompatibles : Platon a pu, dans cette première rencontre entrer dans les détails de certains aspects de ses thèses sans pour autant tout traiter de manière exhaustive en une seule séance. (<==)

(84) Il est difficile, voire impossible de se rendre compte de ce problème sans revenir au grec original de Platon, car les traducteurs ont vite fait de le gommer en utilisant des mots diférents pour traduire eidos et idea selon le contexte et le caractère « technique » ou pas qu'ils donnent à chaque emploi de ces mots dans les dialogues selon qu'ils y voient ou pas une référence à cette supposée « théorie ». (<==)

(85) On a là un très bon exemple de ce que je signalais dans la note précédente à propos des traductions d'eidos : aucun des huit traducteurs de ce passage dont j'ai consulté la traduction ne traduit par le même mot français ces deux occurrences d'eidos, comme on pourra s'en rendre compte en consultant la page de ce site sur le vocabulaire de l'analogie de la ligne, dans la partie du tableau qui y figure relative à eidos (ces deux occurrences y sont respectivement numérotées 49 et 59). (<==)

(86) Une note de P. Shorey à sa traduction de République VII, 516a8-b2, qui évoque précisément ce problème de plus ou moins grande rigueur de Platon dans la composition des images qu'il nous propose, est symptomatique de l'attitude vis à vis de Platon que je dénonçais un peu plus haut. Elle est associée à la description de la dernière phase de la progression du prisonnier sorti de la caverne, celle où il voit enfin les astres et le soleil, mais concerne en fait l'allégorie dans son ensemble. Il écrit : « It is probably a mistake to look for a definite symbolism in all the details of this description. There are more stages of progress than the proportion of four things calls for. All that Plato's thought requires is the general contrast between an unreal and a real world, and the goal of the rise from one to the other in the contemplation of the sun, or the idea of good, Cf. 517 B-C. (C'est probablement une erreur que de chercher un symbolisme précis dans tous les détails de cette description. Il y a plus d'étapes de progression que ce que la proportion de quatre choses exige. Tout ce que la pensée de Platon requiert est le contraste d'ensemble entre un monde irréel et un autre réel, et la finalité de l'élévation de l'un à l'autre constituée par la contemplation du soleil, c'est-à-dire l'idée du bien, cf. 517b-c) ». Comment dire de manière plus claire qu'on n'a que faire de ce que Platon a écrit dans le détail du moment qu'on peut retrouver ce qu'on pense qu'il aurait dû écrire et déprécier plus radicalement les images qu'il propose quand elles ne collent plus dans le détail aux « théories » qu'on lui prête, à tort ou à raison ?! Ce n'est qu'une allégorie, une image, après tout, alors pourquoi chercher la petite bête quand on sait déjà (ou croit savoir), avant de commencer à lire ce texte, ce que Platon veut lui faire dire ?!... Pour une lecture de l'allégorie plus repectueuse de Platon, qui permettra justement de voir avec quel soin il l'a composée, et comment le moindre détail participe au message qu'il cherche à faire passer à travers cette image, on se reportera aux notes à ma tradiction de ce texte fameux. (<==)

(87) Ça, c'est le « combat de géants » entre « fils de la terre » et « amis des eidè » auquel l'étranger d'Élée fait référence en Sophiste, 246a4 et dont justement Platon veut, par sa bouche, montrer comment sortir. (<==)

(88) C’est le problème qu’évoque Socrate avec Calliclès dans le Gorgias lorsque, au moment où ce dernier fait irruption dans la discussion avec Polos, il lui dit : « si quelque chose de ce qu’éprouvent les hommes, autre pour les uns, autre pour les autres, n'était pas le même, mais si l’un d’entre nous éprouvait quelque chose qui lui serait propre différent de ce qu’éprouvent les autres, il ne serait pas facile de faire connaître à autrui sa propre affection (ei mè ti èn tois anthrôpois pathos, tois men allo ti, tois de allo ti, to auto, alla tis hèmôn idion ti epaschen pathos è hoi alloi, ouk an èn rhaidion endeixasthai tôi heterôi to heautou pathèma) » (Gorgias, 481c5-d1). (<==)

(89) J'ai déjà évoqué cette problématique pragma/pathèma dans la note 21. Elle est centrale dans la compréhension de Platon. Les deux mots se répondent comme se répondent les deux verbes prattein (« agir ») et paschein (« subir ») dont ils sont issus. Ces deux substantif en -ma désignent plus spécifiquement des instances particulières d'actions, pour pragma, et d'affection, pour pathèma, par opposition aux substantif praxis et pathos, eux aussi dérivés de prattein et de paschein respectivement, qui, eux, désignent plutôt le fait d'agir, pour praxis, ou de subir, pour pathos, dans l'absolu, sans faire référence à une action ou une affection particulière. On trouve les trois mots, pathos (2 fois), paschein (sous la forme epaschen, troisième personne du singulier de l'imparfait de l'indicatif actif) et pathèma dans la phrase du Gorgias citée dans la note précédente. C'est aussi le mot pathèma que le Socrate de Platon utilise dans l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République, pour désigner ce qu'il associe à chacun des quatre segments de la ligne, différent pour chaque segment, mais prenant toujours place dans l'âme (psuchè), ce qui implique que non seulement les sens, représentés dans l'analogie par la vue, à laquelle sont consacrés les deux premiers segments, ceux du visible, mais aussi l'intelligence (nous), à laquelle sont consacrés les deux derniers segments, ceux de l'intelligible (noèton), sont soumis à des « affections » par rapport auxquelles ils sont passifs et qui supposent donc des pragmata qui en sont cause, capables d'agir sur un ou plusieurs sens et/ou directement sur l'esprit (nous). (<==)

(90) Il n'est pas nécessaire ici d'entrer dans toutes les complexités de ces mécanismes, mais on peut au moins préciser que le même flux sensible peut donner naissance à une pluralité de tels éléments. Ainsi, une même tache de couleurs captée par les yeux peut être simultanément interprétée dans son ensemble comme la silhouette d'une personne, mais en même temps être décomposée en une tête (elle-même décomposable en yeux, nez, bouche, oreilles, etc.), un tronc, des bras, des jambes, etc. (tous ces élements pouvant être décomposés plus en détail), et aussi comme incluant des vêtements et autres accessoires portés par la personne, et parallèlement, l'esprit peut distinguer des couleurs différentes dans les différente partie de cette tache de couleurs, des formes, etc. ; de même, un unique flux sonore peut être analysé en une superposition de sons provenant d'émetteurs différents, dont par exemple une mélodie chantée et accompagnée d'instruments, qui peut s'analyser et termes de notes, de durées, de rythme, de timbres, etc., et aussi de paroles et d'accompagnement.(<==)

(91) Dans l'allégorie de la caverne, en République VII, 515b4-5, ce sont les prisonniers enchaînés qui donnent des noms aux ombres qu'ils voient, images dans l'allégorie de l'apparence visuelle des réalités matérielles du monde sensible. Ils le font donc sur la base de la seule apparence visuelle et sans la moindre compréhension des principes d'intelligibilté de ce qu'ils nomment, qui ne peuvent être découverts qu'hors de la caverne. Par cette mention explicite du processus de nommage à ce point de l'allégorie, le Socrate de Platon ne veut pas dire que tous les noms sont attribués par les prisonniers, mais que c'est dès ce stade que commence ce processus, que l'aptitude à parler, et plus spécifiquement à dialoguer (« s'ils étaient capables de dialoguer entre eux », 515b4), qui implique l'aptitude à donner des noms, est constitutive de l'homme dès sa naissance et donc dès le premier stade de sa progression vers le savoir. Mais au fur et à mesure que sa connaissance s'accroît et qu'il se libère de l'emprise des seuls sens pour accéder à l'intelligible (sortir de la caverne), il est bien évident qu'il peut améliorer son vocabulaire et affiner sa compréhension des noms, soit en en introduisant de nouveaux pour donner à chacun un sens plus précis (par exemple, par rapport à « chien », en donnant des noms différents à différentes espèces de chiens), soit en ajoutant d'autres élément à ce qui est associé à des noms qu'il emploie déjà (par exemple, toujours par rapport à « chien », en ajoutant aux informations fournies par l'apparence visuelle externe de chiens vivants des informations résultant d'une étude anatomique plus poussée, ou d'expériences de reproduction croisée, etc., qui fourniront des critères permettant de déterminer, autrement que sur la simple apparence visuelle externe, si un animal nouvellement découvert est un chien, ou un loup, ou un coyotte, ou un chacal, ou autre chose encore). (<==)

(92) Par « par construction », je veux dire « du fait de la manière dont fonctionne le cerveau humain et dont il identifie ces "éléments" ». (<==)

(93) En Timée, 30b7-c1, Timée déclare que « selon ce logos vraisemblable, il faut dire que ce kosmos a été engendré en vérité vivant doté d'une âme et d'un esprit du fait de la réflexion préalable du dieu » (kata logon ton eikota dei legein tonde ton kosmon zôion empsuchon ennoun te tèi alètheiai dia tèn tou theou genesthai pronoian). Le sens premier de kosmos est « ordre » (au sens d'arrangement respectant des règles, pas d'instruction donnée à quelqu'un pour qu'il l'exécute), et le sens usuel de zôion, traduit par « vivant », qui est son sens premier, est « animal » (qui dérive du latin anima, équivalent du grec psuchè (« âme »)). Dans la mesure où zôion, dérivé de zèn (« vivre »), n'implique pas, au contraire du latin et du français « animal », la présence d'une « âme », Timée précise cette caractéristique à l'aide du mot empsuchon, formé du préfixe en- (« dans ») et de la forme psuchon dérivée de psuchè (« âme »), et y ajoute le qualificatif de même formation ennoun dans lequel nous (« esprit/intelligence ») remplace psuchè (« âme »). (<==)

(94) C'est ce que veut dire Socrate lorsque, dans le Cratyle, il qualifie le créateur de noms de nomothetès, étymologiquement « poseur (thetès, dérivé de tithenai, « poser ») de loi (nomos) » : non pas que c'est le législateur (traduction usuelle de nomothetès) au sens usuel du terme qui, parmi les lois qu'ils édicte dans sa cité, en prévoit qui fixent la langue de la cité (dont on ne voit pas, si c'était le cas, comment elles pourraient être comprises de ceux à qui elles sont destinées, puisqu'il faut bien les écrire dans une langue préexistante), mais que, de fait, en créant des mots, on impose des « lois » à celles et ceux qui utilisent ce langage, celles d'utiliser les mots convenus pour parler de ce à quoi on a décidé d'associer ces mots et d'accepter, dans un premier temps du moins, le découpage qu'ils traduident, à ceci près que ces conventions ne sont pas écrites et que les mots ne viennent pas avec leur mode d'emploi exhaustif. (<==)

(95) Dans ces propos, le Parménide de Platon utilise de manière interchangeable les mots eidos et idea, dont on n'a d'ailleurs aucune preuve qu'ils faisaient partie du vocabulaire du Parménide historique, puisqu'ils n'apparaissent pas dans les fragments conservés, pas plus d'ailleurs que le mot ousia (« étance »), dont on trouve pourtant 59 occurrences dans le Parménide, toutes dans la bouche de Parménide (c'est même le dialogue qui contient le plus d'occurences de ce mot, loin devant la République, qui arrive en seconde position avec 39 occurrences). Le Socrate de Platon, lui, sait à l'occasion faire une différence entre eidos et idea, utilisant eidos pour désigner de manière générale l'« apparence » aussi bien visible qu'intelligible que peut appréhender l'esprit humain, comme le montrent ses emplois dans l'analogie de la ligne cités au début de cette section, où il est successivement question, à quelques lignes d'intervalle, d'horômena eidè (« eidè vus », République VI, 510d5) et de noèton eidos (« eidos intelligible », République VI, 511a3), réservant le mot idea pour les principes d'intelligibilité, c'est-à-dire une catégorie particulière d'eidè, les eidè purement intelligibles qui traduisent une réelle compréhension de ce à quoi s'appliquent les mots qu'on y associe, ce qui explique par exemple qu'il parle toujours de hè tou agathou idea (« l'idea du bon ») et jamais de hè tou agathou eidos (« l'eidos du bon »), puisque le bon ne peut être saisi que par l'intelligence. On a une très subtile illustration de cette nuance dans la discussion, au livre X de la République, sur les trois sortes de lits, introduite justement par la réplique de Socrate que j'ai déjà citée un peu plus haut selon laquelle « Nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom (onoma) » (République X, 596a6-7). Dans cette introduction générale, qui ne préjuge pas de la nature des mots en cause mais s'applique à tout ce à quoi on peut donner un nom, que ce nom soit fondé sur la simple apparence visuelle ou sur une compréhension plus approfondie de ce qu'on nomme, Socrate utilise le mot eidos. Il prend ensuite deux exemples, choisis parmi les objets fabriqués par l'homme, pour bien montrer le caractère absolument général de son propos, non limité aux créations divines/naturelles, trapeza (« table », qu'il faudrait en français remplacer par « trépied », comme la suite va le faire comprendre) et klinè (« lit », qu'il vaudrait mieux traduire par « couche », comme la suite va le faire comprendre). Puis il passe du mot eidos au mot idea pour parler de ce sur quoi l'artisant qui doit fabriquer l'un ou l'autre de ces meubles porte son regard (au sens analogique, pas physique) pour fabriquer un de ces meubles. Or il se trouve que chacun des deux mots qui servent de nom aux meubles qu'il a pris pour exemples sont signifiants par leur étymologie, mais de manière différente. Klinè est un nom dérivé du verbe klinein, qui signifie « étendre, coucher, allonger » : en d’autres termes, une klinè, c’est une « couche », ce sur quoi on se couche, et cela est évident pour n’importe quel grec. Trapeza, par contre est une contraction de tetra (« quatre ») pezos (« qui a des pieds, qui va à pied ») et signifie donc étymologiquement « qui a quatre pieds ». En d’autres termes, l’un des deux exemples choisis, klinè, est nommé par un mot qui évoque sa fonction, l’autre, trapeza, par un mot qui évoque son apparence visuelle, comme le ferait en français le mot « trépied ». Mais le fait d’avoir quatre (ou trois) pieds ne nous dit rien sur la finalité de cet objet, qui, pour un objet fabriqué, est son principe d'intelligibilité (« comprendre » un meuble fabriqué par l'homme, c'est comprendre à quoi il sert). Après tout, un lit aussi peut avoir quatre pieds, ou un cheval, ou un chien. Bref, le mot klinè pointe vers une idea qui rend intelligible ce qu'il désigne alors que le mot trapeza ne pointe que vers un eidos visible, une simple apparence, qui ne nous est d'aucune utilité pour comprendre à quoi peut servir ce qu'il désigne (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas aussi une idea de trapeza (« table »), mais que ce n'est pas le mot qui peut nous aider à la percevoir). Or, dans la suite de la discussion, Socrate ne conservera qu'un des deux exemples, klinè, c'est-à-dire celui dont le nom dévoile l'idea. Il me semble que ce choix est une invitation à faire la différence entre un simple eidos et une idea : c'est bien vers l'idea que doit regarder l'artisan concepteur (pas nécessairement celui qui ne fait que suivre un plan fait par un autre) pour fabriquer un lit ou une table, c'est-à-dire dans ce cas, à l'usage auquel est destiné le meuble, mais autant le nom klinè à lui seul l'aide à appréhender cette idea, autant le nom trapeza ne l'y aide guère, ne lui révélant que quelque chose de l'apparence visuelle de ce qu'il doit fabriquer, sans rien lui dire sur l'usage auquel il est destiné. Et pourtant, puisqu'il a un nom, c'est que ce nom renvoie à un eidos (le seul fait d'avoir quatre pieds, au moins à l'origine). Pour l'idea, l'artisan fabriquant de tables devra chercher ailleurs que dans le seul nom du meuble (ce qui confirme, s'il en était besoin dans ce cas, que le nom n'est pas la chose). (<==)


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Première publication le 17 octobre 2018 ; dernière mise à jour le 15 juin 2019
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