© 2001 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 12 octobre 2010 |
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(3ème tétralogie : Le procès de Socrate - Dialogue introductif) |
Formes et couleurs
Ménon,
73c6-77a5
(Traduction Bernard SUZANNE, © 2000)
Note : on trouvera dans le numéro 14, Varia (février 2010), de la revue philosophique en ligne Klèsis un article de moi intitulé « De la couleur avant toutes choses, les schèmas invisibles du Ménon », qui commente les exemples de « définitions » donnés par Socrate à Ménon dans cette section du dialogue (une copie de cet article est accessible sur ce site en cliquant ici).
[vers épisode précédent]
[73c]...
SOCRATE.-- Puisque aussi bien l'aretè (1) est la même en tous, tâche de dire et de te remémorer (2) ce que Gorgias prétend que c'est, et toi avec lui.
MÉNON.-- Qu'est-ce que ça pourrait bien être d'autre que d'être apte à commander (3) aux hommes, [73d] si tant est que tu cherches quelque chose qui soit effectivement un dans tous les cas ?
SOCRATE.-- Mais c'est en effet ce que je cherche. Mais est-ce donc aussi pour l'enfant la même aretè, Ménon, et pour l'esclave, que l'un ou l'autre soit apte à commander au maître de maison, et est-ce ton opinion qu'est esclave celui qui commande ? (4)
MÉNON.-- Ce n'est pas du tout mon opinion, Socrate.
SOCRATE.-- Ce n'est en effet pas vraisemblable, excellent [homme]. (5) En effet, examine encore ceci : tu dis : « être apte à commander » ; n'ajouterons-nous pas ici même un « justement, mais pas injustement » ?
MÉNON.-- Je pense, oui ; car la justice, Socrate, est aretè.
SOCRATE.-- [73e] Lequel des deux : aretè, Ménon, ou une certaine aretè ? (6)
MÉNON.-- Que veux-tu dire par là ?
SOCRATE.-- La même chose qu'à propos de n'importe quoi d'autre. Comme, si tu veux, à propos de la rondeur, je dirais, moi, que c'est une certaine schèma, pas tout simplement comme ça : schèma. Et je le dirais ainsi pour la simple raison qu'il y a encore d'autres schèmata. (7)
MÉNON.-- Et tu parlerais droitement, toi ; (8) et donc, moi aussi, je dis qu'il n'y a pas que la justice, mais qu'il y a encore d'autres aretas.
SOCRATE.-- [74a] Quelles sont-elles ? Dis. Comme aussi bien, moi, je te dirais encore d'autres schèmata si tu me le demandais. Et toi donc, dis-moi d'autres aretas.
MÉNON.-- Eh bien, la virilité (9) me semble à moi être aretè, ainsi que modération et sagesse et magnificence et une multitude d'autres. (10)
SOCRATE.-- De nouveau, Ménon, nous subissons la même chose : nous avons trouvé de nombreuses aretas en en cherchant une seule, d'une autre manière que tout à l'heure. (11) Mais cette unique, celle qui est présente en toutes celles-ci, nous n'arrivons pas à la découvrir.
MÉNON.-- En effet, je n'arrive pas encore, Socrate, comme tu cherches, (12) [74b] à saisir une unique aretèn en toutes, comme dans les autres [cas].
SOCRATE.-- Ça m'en a tout l'air ! (13) Mais moi, je vais mettre toute mon ardeur, (14) pour autant que j'en sois capable, à nous faire monter. (15) Tu comprends, je suppose, qu'il en va de même pour tout. Si quelqu'un t'interrogeait sur ce dont je parlais, moi, à l'instant : « Quoi est schèma, Ménon ? » ; si tu lui disais : rondeur ; si lui disait comme moi : « Lequel des deux : la rondeur est schèma, ou une certaine schèma ? » ; tu dirais sans doute : une certaine schèma. (16)
MÉNON.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- [74c] N'est-ce donc pas parce qu'il y a encore d'autres schèmata ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Et si donc il te demandait en outre lesquelles, tu le dirais ? (17)
MÉNON.-- Certes.
SOCRATE.-- Et puis si, à propos de couleur, de la même manière, il te demandait quoi est [couleur], (18) et, toi ayant dit : « le blanc », l'interrogateur reprenait : « Lequel des deux : le blanc est couleur, ou une certaine couleur ? », tu dirais : « une certaine couleur », du fait qu'il se trouve y en avoir encore d'autres ? (19)
MÉNON.-- Certes.
SOCRATE.-- Et si de plus il t'exhortait (20) à lui dire d'autres couleurs, tu en dirais [74d] d'autres qui se trouvent n'être pas moins des couleurs que le blanc ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Si donc, comme moi, il poursuivant son discours et disait : « Toujours, nous arrivons à une pluralité ! Mais très peu pour moi ! Mais puisque tu appelles ces choses multiples d'un même nom (21) et que tu ne dis d'aucune d'entre elles qu'elle n'est pas schèma, et cela même lorsqu'elles sont contraires les unes des autres, (22) quelle est cette chose qui n'englobe pas moins le rond (23) que le droit, qu'en somme tu nommes schèma, [74e] pour que tu dises que le rond n'est pas davantage schèma que le droit ? » Ou bien ne parles-tu pas ainsi ? (24)
MÉNON.-- Certes.
SOCRATE.-- Eh bien donc, chaque fois que tu parles ainsi, dis-tu alors que le rond n'est pas davantage rond que droit, ni le droit, droit que rond ? (25)
MÉNON.-- Sans doute pas, Socrate !
SOCRATE.-- Mais pourtant, tu dis bien que n'est pas davantage schèma le rond que le droit, ni celui-ci que l'autre ?
MÉNON.-- Tu dis vrai.
SOCRATE.-- Alors quoi donc de ce dont ce fameux « schèma » est le nom ? (26) [75a] Essaye d'expliquer. (27) Si donc, à celui qui interrogeait ainsi soit à propos de schèmatos, soit à propos de couleur, tu disais : « Mais je ne comprends pas, moi, ce que tu veux, l'homme (28), et je ne vois pas (29) ce que tu veux dire ! », il s'étonnerait sans doute et dirait : « Ne comprends-tu pas que je cherche l'identique (30) dans toutes ces choses ? » Ou encore, sur ces choses, Ménon, n'aurais-tu rien à dire, si l'on te demandait : « Quoi est, dans le rond et le droit et les autres choses que tu appelles "schèmata", identique dans toutes ? » Essaye de dire, et que cela te serve d'exercice en vue de la question à propos de l'aretès.
MÉNON.-- [75b] Non, mais toi, Socrate, dis-le.
SOCRATE.-- Tu veux que je te fasse plaisir ?
MÉNON.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- Et tu consentiras alors, toi, à me répondre sur l'aretès ?
MÉNON.-- Certes.
SOCRATE.-- Il faut donc y mettre toute son ardeur (31) : car ça en vaut la peine.
MÉNON.-- Très certainement.
SOCRATE.-- Allons donc ! Essayons de te dire quoi est schèma. (32) Eh bien, examine si tu acceptes que ce soit ça : que soit donc désormais pour nous schèma cela qui, seul d'entre les êtres, (33) se trouve toujours accompagner la couleur. (34) Assez pour toi, ou cherches-tu de quelque autre manière ? Quant à moi, [75c] j'apprécierais si tu me parlais ainsi d'aretèn. (35)
MÉNON.-- Mais c'est vraiment bonhomme, (36) Socrate !
SOCRATE.-- Que veux-tu dire ?
MÉNON.-- Qu'est schèma, en quelque sorte, selon ta définition, (37) ce qui accompagne toujours le teint ! (38) Soit ! Mais si maintenant on dit ne pas concevoir le teint, mais être pareillement bloqué (39) comme à propos des schèmata, que penses-tu de ce que tu as répondu ? (40)
SOCRATE.-- Que c'est vrai, pour moi du moins ; et si à la vérité le questionneur se trouvait être l'un de ces savants, controversistes et autres disputailleurs, (41) je lui dirais : [75d] « Voilà qui par moi fut dit ; si toutefois je ne parle pas droitement, [c'est] ton travail de prendre la parole et de réfuter » (42) ; par contre, pour peu que, comme moi et toi maintenant, des gens qui sont amis veuillent dialoguer l'un avec l'autre, (43) il faut alors répondre de manière en quelque sorte plus douce et plus dialectique. (44) Et de fait, vraisemblablement, ce « plus dialectique », ce n'est pas seulement répondre les choses vraies, mais encore le faire à l'aide de ce que celui qui est interrogé (45) convient en outre connaître. (46) Alors, je vais essayer moi aussi de te parler ainsi. [75e] Dis-moi donc : y a-t-il quelque chose que tu appelles « fin » ? Je veux dire quelque chose comme « terme » ou « extrémité » (47) ; tout cela, dis-je, c'est la même chose. Peut-être Prodicos serait-il en désaccord avec nous (48) ; mais toi du moins, il y a probablement quelque chose que tu appelles « être terminé » ou « finir » (49) ; c'est quelque chose comme ça que je veux dire, rien de compliqué. (50)
MÉNON.-- Mais oui, j'emploie ces termes, et je crois comprendre ce que tu veux dire.
SOCRATE.-- [76a] Quoi encore ? Y a-t-il quelque chose que tu appelles « plan », et encore autre chose « solide », comme ces choses dont on parle en géométrie ? (51)
MÉNON.-- Oui. J'emploie aussi ces termes.
SOCRATE.-- Maintenant donc, tu apprendra peut-être de moi à l'aide de ces termes ce que j'appelle schèma. Car sur toute schèmatos, je dis ceci : ce dans quoi se termine le solide, c'est cela schèma ; ce que précisément je dirais en résumant : (52) schèma est le terme du solide. (53)
MÉNON.-- Mais la couleur, (54) qu'en dis-tu, Socrate ?
SOCRATE.-- Tu es vraiment excessif, (55) Ménon ! Tu causes des désagréments à un viel homme en le faisant répondre, mais toi, tu ne daignes pas [76b] dire ce dont tu te remémore de ce que Gorgias dit que peut bien être aretèn.
MÉNON.-- Mais après que tu m'auras dit ça, Socrate, je te le dirai.
SOCRATE.-- Même entièrement caché, on saurait, Ménon, à ta manière de dialoguer, que tu es beau et qu'il y en a encore qui sont amoureux de toi.
MÉNON.-- Pourquoi donc ?
SOCRATE.-- Parce que tu ordonnes et rien d'autre dans tes discours, ce que justement font les débauchés, qui se comporteront en tyrans, aussi longtemps qu'ils seront dans la fleur de l'âge. [76c] Et en même temps, tu as probablement remarqué de moi que je suis faible devant ce qui est beau. (56) Je vais donc essayer de te faire plaisir et je vais répondre.
MÉNON.-- Fais-moi donc ce grand plaisir.
SOCRATE.-- Veux-tu donc que je te réponde à la manière de Gorgias, afin que tu puisses me suivre au mieux ?
MÉNON.-- Je veux ! Comment non ?
SOCRATE.-- Ne parlez-vous pas de certaines émanations (57) des êtres, selon Empédocle ?
MÉNON.-- Oui, absolument.
SOCRATE.-- Et de passages dans lesquels et par lesquels passent les émanations ? (58)
MÉNON.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- Et parmi les émanations, les unes sont proportionnées à certains des [76d] passages, les autres sont plus petites ou plus grandes ?
MÉNON.-- C'est ça.
SOCRATE.-- Et n'y a-t-il pas quelque chose que tu appelles : « vue » ?
MÉNON.-- Certes.
SOCRATE.-- Alors, à partir de ça, « comprends ce que je te dis », comme dit Pindare. (59) Le teint est en effet une émanation de schèmatôn commensurable à la vue et sensible. (60)
MÉNON.-- Tu me fait l'impression, Socrate, d'avoir très bien parlé dans cette réponse.
SOCRATE.-- C'est probablement que je t'ai parlé selon l'habitude commune ; et en même temps, je présume, tu conçois que tu as un moyen à partir de là de dire ce qu'est le son, [76e] et l'odeur et beaucoup d'autres choses de ce genre. (61)
MÉNON.-- Sans aucun doute !
SOCRATE.-- C'est qu'elle est pompeuse, Ménon, cette réponse, ce qui fait hélas ! qu'elle te plaît plus que celle sur la schèmatos. (62)
MÉNON.-- Certes.
SOCRATE.-- Mais ce n'est pas elle, fils d'Alexidème, (63) comme moi j'essaye de m'en persuader, (64) mais l'autre la meilleure. (65) Je pense d'ailleurs que ce ne serait pas ton opinion (66) si tu n'étais pas, comme tu l'as dit hier, dans l'obligation de partir avant les mystères, mais que tu attendais (67) jusqu'à ce que tu sois initié. (68)
MÉNON.-- [77a] Mais j'attendrais, Socrate, si tu me dis beaucoup de choses pareilles (69).
SOCRATE.-- Mais certainement, je ne laisserai en rien s'éteindre mon ardeur, pour ton bénéfice et le mien, à dire des choses pareilles ; mais prends garde que je ne serai pas capable de dire beaucoup de choses pareilles
[vers épisode suivant]
(1) Pour les raisons qui me conduisent à ne pas traduire aretè, voir la section consacrée à ce mot dans l'introduction générale au Ménon. (<==)
(2) « Te remémorer (anamnèsthènai) » : c'est exactement la même formule qui sera employée par Socrate en 81c8 pour introduire ce que l'on a l'habitude d'appeler la « théorie de la réminiscence », explication de notre capacité à apprendre par le ressouvenir de ce que notre âme aurait déjà appris dans une vie antérieure supposée.(<==)
(3) En 73a6-9,
lorsque Socrate essayait de suggérer une piste de généralisation
à Ménon, il avait employé le verbe dioikein, construit
sur oikos, « maison » (voir note
44 sur la traduction de cette section), dont on a vu alors qu'il avait justement
une grande généralité (gérer une maison, mais aussi
une cité, le monde, sa vie, etc.). Mais Ménon a sans doute fini
par se rendre compte que, comme je le faisais remarquer dans la note précitée,
Socrate était en train de donner la femme comme modèle à
l'homme. Il s'empresse donc ici de revenir à une formulation plus conforme
à ses vues en remplaçant dioikein (administrer) par archein
(commander). Car, pour lui, ne sont des êtres humains dignes de ce nom
que ceux qui sont en position de pouvoir, ceux qui sont aptes à « commander
(archein) », ce qui limite sa vision aux hommes (pas les femmes)
d'âge mûr en position de pouvoir, voire même au seul « premier »
dans chaque cité, puisque, dans le verbe archein, on trouve l'idée
de primauté (au sens originel, le verbe signifie « marcher le premier »).
Bref, il n'a que faire des anthrôpôn (qui ne sont ici pour
lui que ceux à qui l'on commande), et ne s'intéresse qu'à
une petite partie des andres (voir note 2), seuls
dignes à ses yeux d'être appelés des « hommes ».
On notera toutefois qu'il y a un sens où sa définition pourrait
être acceptable pour Socrate, c'est si l'on prend archein dans
un sens réflexif, comme voulant dire « se commander à soi-même,
se dominer, se maîtriser ». Ce sens constituerait d'ailleurs une suite
toute naturelle à ce qui a immédiatement précédé
et à la référence qu'y faisait Socrate à la modération
(sôphrosunè) comme un des caractères communs à
toutes les formes d'aretè (73a-b),
comme le montre un passage de la discussion de Socrate avec Calliclès
(Gorgias,
491d-e) où, après que Calliclès ait affirmé
que ce sont les meilleurs (tel qu'il les conçoit, sans d'ailleurs être
plus que Ménon capable de dire ce qu'il entend par là) qui doivent
commander (archein) dans les cités, Socrate lui demande si
ces gens-là sont capables de se commander à eux-mêmes
(« auton
heautou archein », 491d8)
et définit précisément la modération, le fait
d'être
sôphrôn (dont il vient d'être question en 73a7,
sq.), comme cette aptitude à se dominer, à « commander
en soi aux plaisirs et aux passions (tôn hèdonôn
kai epithumiôn archonta tôn en heautô(i)) » (491d11-e1).
Mais il est évident que ce n'est pas là ce que Ménon
a en tête !...
On retrouvera de la part de Socrate, en 86d3-8,
une référence à la capacité de se maîtriser
(archein) soi-même et à l'incapacité où est
justement Ménon de le faire. (<==)
(4) Le mot traduit par « enfant » est pais. Il peut aussi vouloir dire « jeune garçon, serviteur » (comme en français « garçon » pour parler d'un « garçon » de café), et l'on notera que c'est le mot qui est utilisé plus loin (82b9) pour désigner celui qui est justement aussi un doulos (esclave) de Ménon et avec qui Socrate va mener son « expérience » de « remémoration » d'un théorème de géométrie pour prouver à Ménon que l'on peut apprendre. Ménon va montrer tout au long du dialogue qu'il ne sait pas se dominer, justement, ce qui l'empêchera de tirer parti de sa discussion avec Socrate (il en « restera » au même point, conformément à son nom, menôn, qui veut dire en grec « qui reste en place, qui ne bouge pas ») et le seul des interlocuteurs de Socrate qui, dans tout le dialogue, fera des progrès dans la connaissance, c'est celui qui sait rester à sa place et se dominer, ce jeune pais de Ménon. Ainsi donc, en un sens, ce pais/doulos se révèlera capable d'archein son maître, si l'on prend archein dans le sens qu'il a aussi de « montrer le chemin, guider », voire même de « dominer, prévaloir », puisqu'il se montrera meilleur que lui dans l'apprentissage (n'oublions pas que Ménon aussi n'est encore guère plus qu'un adolescent et que son éducation est à peine terminée, puisqu'il ne doit guère avoir plus de 18 ans à la date supposée du dialogue imaginé par Platon). (<==)
(5) L'expression « ô ariste », que je traduis par « excellent homme », est une formule toute faite, courante dans les dialogues pour désigner l'interlocuteur, comme on dirait en français, « mon bon, mon bon ami, mon très cher » ou des formules équivalents, de pure politesse. Il n'en reste pas moins qu'il y a sans doute une pointe d'ironie de la part de Socrate à choisir comme par hasard cette formule, construite sur le superlatif d'agathos (bon), plutôt qu'une autre (on ne la trouve qu'une autre fois dans le Ménon, en 79d6, et le plus souvent, Socrate se contente d'un ô Menôn), au moment où l'on cherche ce qui rend tous les hommes agathoi (bons) !... (<==)
(6) Le grec n'a que l'article défini (le, la, en français), pas l'article indéfini (un, une) du français. Et pour tout arranger, l'article défini est omis devant un nom attribut et est facultatif avec les noms abstraits comme justement ceux de vertus et de vices. Dans sa réponse, Ménon dit que la justice (article défini, hè) est aretè, sans article (nom abstrait attribut). Pour qu'il n'y ait pas de doute, Socrate lui demande de préciser si elle est aretè (sans article), ou aretè tis, ajoutant ce qui se rapproche le plus en grec de l'article indéfini français, l'adjectif indéfini tis, qui veut dire quelque chose comme « quelque, quelqu'une, une quelconque ». Dans ma traduction, je n'ai pas cherché à ajouter des articles là où il n'y en avait pas en grec, ce d'autant plus qu'en français aussi, des noms abstraits comme les noms de vertus peuvent être employés sans article, comme par exemple dans l'expression « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ». Ceci dit, après la discussion qui a précédé sur la multiplicité des aretai proposées par Ménon en réponse à la question de Socrate (celle de l'homme, de la femme, de l'enfant, etc.) et les commentaires de Socrate sur cet inventaire, sa question est claire : la justice est-elle le tout d'aretè, ou une partie seulement ? (<==)
(7) Premières
apparitions d'un mot, schèma qui va jouer un rôle central
dans la suite de la discussion et, à mon sens, dans la compréhension
du dialogue dans son ensemble et même de ce que les commentateurs
appellent la « théorie des idées (ou des formes) »
de Platon. Dans la mesure où la multiplicité des sens possibles
de ce mot est très probablement à l'origine d'un malentendu
entre Socrate et Ménon (voir note 38), et
qu'il n'y a aucun mot français qui conserve cette multiplicité de
sens (le moins mauvais serait encore « figure », mais même
lui pose des problèmes
que je vais préciser), je prends le parti, comme pour eidos dont
on va voir qu'il est proche (voir note 37 sur
la traduction de 72c7), de ne pas le traduire
et de le laisser partout sous la forme qu'il a en grec (schèma
au nominatif et à l'accusatif singulier, schèmatos au
génitif
singulier, schèmati au datif singulier, schèmata
au nominatif et accusatif pluriel, schèmatôn au génitif
pluriel, schèmasi(n) au datif pluriel ; pour l'usage
de ces différents cas, voir le tableau donné
dans l'introduction générale au Ménon pour aretè).
Et, pour que le lecteur ne le confonde pas avec le mot français « schéma »
(qui en vient, mais a un sens beaucoup plus restreint en français),
je l'écris avec le « e » accent grave généralement
utilisé pour représenter le « èta » grec,
et je le mets au féminin (bien qu'il soit neutre en grec), comme
les mots qui pourraient prendre sa place en français (« figure »
ou « forme », comme on va maintenant le voir). Enfin, je l'écris
en caractères
normaux dans les traductions où le texte français est en italique,
et en italique dans les notes où le texte français est en caractères
normaux, comme tous les autres mots grecs cités.
Sur le plan sémantique, schèma est dérivé
de la racine du verbe echein, qu'on retrouve dans la forme aoriste schein,
et qui évoque une idée de possession (c'est le verbe grec qui
veut dire « avoir »). Schèma signifie
initialement « manière
d'être », d'où « forme, figure extérieure »
d'une personne, d'un animal ou d'une chose, puis « attitude extérieure »,
ou encore « caractères extérieurs », par exemple
d'un discours ou d'une œuvre d'art, et encore « figure », au sens géométrique,
mais aussi au sens rhétorique (une « figure » de style) ou
logique (les « figures » du syllogisme, chez Aristote) ;
il peut aussi vouloir dire « extérieur », par opposition à l'intérieur,
d'où « apparence », « forme sans réalité ».
On voit donc que ce mot a un champ sémantique qui recouvre en grande
partie celui de mots comme eidos et idea, tous deux
dérivés
d'un verbe qui veut dire « voir » et dont le sens premier est
aussi
« aspect extérieur », et qui sont utilisés
par Platon pour parler de la problématique des « formes/idées »,
à ceci près que schèma tire avec lui une connotation
géométrique plus marquée. Toute la question va justement
être de savoir si Ménon perçoit l'appel à la géométrie
d'un Socrate qui essaye de l'amener à comprendre ce qu'est une eidos
(en 72c7, il lui disait chercher
« une même eidos unique (hen ti eidos
tauton) »
commune à toutes les aretai décrites par Ménon
au début de l'entretien) en faisant un détour par leur version
« mathématique »
(rappelons-nous à cette occasion l'inscription qui, selon certaines
traditions, était inscrite au fronton de l'Académie fondée
par Platon : « Que nul n'entre ici s'il est ignorant de la géométrie »),
ou si, dans une discussion qui porte sur la « perfection » de l'homme,
son aretè, il pense seulement que Socrate fait un détour
par son « aspect » physique, dont on peut à juste
titre se demander s'il entre dans la définition de cette perfection
(l'« idéal »
de l'homme est-il un Arnold Schwartzeneger ou un Socrate au ventre rondouillard
et au nez camus) ? Il ne faut pas oublier que l'un des mots qui, pour
les grecs anciens, caractérisait le mieux cette aretè de
l'homme que cherche à définir Socrate, c'est kalos kagathos,
mot à mot
« bel et bon », dans lequel le kalos, beau,
entre pour moitié ;
et pour un Ménon de 18 ans qui, si l'on en croit Xénophon, n'hésitait
pas à user de ses charmes pour arriver à ses fins, l'aspect
physique
était sans doute une composante importante sur la route du pouvoir dans
lequel il voyait l'« excellence » ?...
Je pense en effet que Platon choisit délibérément ses
exemples pour qu'ils restent ouverts aux deux interprétations. Ainsi,
ce dont il est question ici, ce n'est pas du cercle (kuklos, en grec,
qui est un nom), c'est-à-dire d'une figure géométrique
spécifique
à la définition parfaitement rigoureuse, mais de la stroggulotès,
la « rondeur », ou plus généralement la
« courbure », décrite par un nom abstrait qui
désigne, non pas une figure géométrique
particulière, mais la qualité d'être stroggulos,
par adjonction à l'adjectif stroggulos d'un suffixe -tès,
qui correspond en grec aux suffixes « -eur » ou « -ité »
français que l'on retrouve dans des mots comme « rondeur »
ou « circularité ». Stroggulos est
un qualificatif qui peut s'appliquer à toutes sortes de choses, y compris à des
personnes (comme en français on peut parler des « rondeurs »
d'une femme, ou d'un homme qui a le ventre rond), voire à des discours,
pour en qualifier la compacité (la « rondeur ») ou le style (voir
par exemple Phèdre,
234e7), pas seulement aux figures géométriques.
Ceci étant, on est bien, quel que soit le sens que l'on donne au mot
(« rond » ou « rondouillard »), dans le registre des « formes »,
des « abstractions » : le mot stroggulotès (mot
rare, dont c'est ici la seule occurrence dans tous les dialogues, et la première
et l'une des rares références mentionnées tant par le
Bailly (dictionnaire grec-français) que par le LSJ (dictionnaire grec-anglais),
et qu'il n'est pas du tout impossible que Platon ait forgé pour l'occasion)
lève toute ambiguïté sur le fait que ce dont il est question
est bien une qualité abstraite, et non pas une figure géométrique
déterminée, la forme d'une telle figure et non pas
la figure elle-même, même conçue abstraitement (le cercle
plutôt
qu'un cercle). Même dans l'interprétation géométrique
maximaliste, ce que désigne stroggulotès, c'est la
circularité,
pas le cercle, et dans ces conditions, traduire schèma par
« figure », comme le font tous les traducteurs, crée
autant de problèmes que
ça en résout, car peu de géomètres parleraient
de la circularité comme d'une « figure » ! Pas plus d'ailleurs
que du « droit (euthus) » qui sera bientôt
donné
par Socrate comme exemple d'une autre schèma (voir 75a6-7).
Pour que l'on puisse traduire schèma par « figure », il
aurait fallu que les exemples choisis par Socrate soient des choses comme le
cercle et le carré. Mais, justement, personne dans son bon sens n'irait
dire que « la figure, c'est le cercle » !...
Mais ce n'est pas tout ! Même dans le sens de schèma que
Socrate a en tête, c'est-à-dire le sens à connotation
géométrique,
son exemple reste ambigu d'une manière qui fait que supposer que
stroggulotès serait une « définition » de schèma
et pas simplement un exemple de « forme », comme il va le faire bientôt
en opposant « stroggulotès schèma estin » (« rondeur
est forme ») et « stroggulotès schèma ti estin »
(« rondeur est une forme ») (voir note
16),
n'est pas aussi absurde que ça en a l'air quand on traduit schèma
par figure et qu'on assimile par contagion la stroggulotès
au cercle. On peut en effet noter que stroggulos s'oppose
soit
à platus, « large et plat », soit à euthus,
« droit », (comme en 75a6-7), ce
qui suggère
qu'on pourrait voir dans cette « rondeur », prise en un sens très
large non limité à la « circularité » d'un
cercle au sens strict, le principe de toute « forme » close, c'est à
dire de toutes les formes spatiales, que sont incapables d'engendrer la ligne
droite ou le plan, qui ne peuvent que se continuer à l'infini sans
enclore un volume fermé et donc un « être » fini
ou une « figure ». Dans cette perspective, tout l'effort de la géométrie
consisterait justement à sortir de cette « rondeur » indifférenciée
pour associer à chaque forme considérée maintenant comme
délimitée par des droites se coupant ou des « courbes »
à la « rondeur » régulière, sa « figure »,
à chaque figure sa définition précise et son nom spécifique,
voire son « équation ». En ce sens, le stroggulos est
un peu la « matière » brute dans laquelle la géométrie
vient justement mettre de l'ordre pour passer des schèmata/formes
aux schèmata/figures. Dans la même perspective, on
peut aussi voir dans cette stroggulotès, une version à la
fois plus « épurée » géométriquement
et plus ouverte sur une application à l'aspect physique d'un homme
(nécessaire
à Platon pour maintenir l'ambiguïté dont il a besoin dans
le dialogue) du kampulon (courbe) que certains pythagoriciens opposaient
à l'euthu (droit) comme l'un des dix couples de contraires
dont ils faisaient les principes de toutes choses (cf. Métaphysique,
A, 986a22-26). On voit que, dans cette perspective, l'affirmation de Socrate
selon laquelle il existe d'autres schèmata n'est pas aussi évidente
qu'elle en a l'air...
Notons enfin que le fait qu'en grec, comme en français, des termes comme
euthus ou orthos (« droit »), ou plagios (« oblique/fourbe »)
puissent se transposer du domaine physique et géométrique au domaine
moral, par l'analogie de la route (que nous retrouverons d'ailleurs vers la
fin du dialogue, quand, en 97a, il sera question
de la route de Larissa), elle-même image du cours de la vie, suggère
que l'exemple pris par Socrate, même compris dans le registre géométrique
plutôt que dans le registre du « physique » des personnes, ne
nous éloigne pas autant qu'il en a l'air à première vue
du problème de l'aretè dont nous étions partis,
et aussi que la stroggulotès dont il est ici question peut être
une manière discrète pour Socrate de suggérer que la discussion
avec Ménon « tourne en rond » !... (<==)
(8) « Tu
parlerais droitement (orthôs) » : il y a sans doute
une pointe d'humour de la part de Platon à faire dire à Ménon
que Socrate parle « droitement » au moment où il prend comme
exemple le « courbe », peut-être justement pour suggérer,
comme on l'a dit dans la note précédente, que la discussion tourne
en rond ! Et cette référence à la « rectitude »
rend plus explicite encore le lien que l'on peut faire entre l'ordre des formes
et de la géométrie que Socrate a en vue, où l'on peut parler
d'une ligne « droite (orthè grammè) » ou d'un angle
« droit (orthè gônia) », et l'ordre moral dont on
est parti avec la justice (orthos signifie aussi « conforme au droit »,
c'est-à-dire « juste », et le « orthôs »
de Ménon pourrait se traduire par « justement »), déjà
suggéré dans cette même note.
D'ailleurs, après ce qu'on y a dit, on peut penser que celui qui fonce
tout droit sans s'encombrer de détails et tombe tête baissée
dans les pièges tendus par Socrate, c'est Ménon ! Car, d'une
part, Socrate vient seulement de prendre un exemple pour faire comprendre la
distinction entre aretè et aretè tis, sans du tout
imposer que, parce que dans son exemple il faisait de la rondeur un cas de schèma
ti (une certaine forme), il faille nécessairement en conclure que
la justice est aretè tis (une certaine aretè) ;
et d'autre part, parce que, son exemple n'étant pas aussi évident
qu'il y paraît, Ménon aurait pu, pour s'assurer qu'il avait bien
compris, saisir la perche que lui tendait Socrate en lui demandant quelles autres
schèmata il avait en vue (perche qu'il va lui tendre une nouvelle
fois, en plus gros, dans sa prochaine intervention en faisant explicitement
référence à cette demande possible de la part de Ménon).
Et de fait, pour le Socrate de Platon, celui de la République
au moins, il n'est pas du tout évident que la justice soit une aretè
parmi d'autres. En tout cas pas la justice telle que Socrate essaye de nous
la faire comprendre dans ce dialogue, qui est harmonie interne de l'âme
avec elle-même comme fondement de l'harmonie de l'individu avec les
autres dans la cité. Car cette justice de la République est
en fait pour lui rien moins que l'idée/idéal de l'homme, dont
la réalisation constitue justement son aretè. Ainsi
donc, tout comme, selon ce l'on comprend schèma comme « figure »
(au sens quasi géométrique) et stroggulotès comme
un presque synonyme de cercle (comme peut l'être le mot « rond »
en français) ou bien qu'on prend ces termes dans un sens beaucoup
plus général, il est plus ou moins vrai de dire que stroggulotès
est schèma ti, de même, selon qu'on a de la justice la
conception d'un Thrasymaque ou d'un Calliclès, celle dont Ménon
suggère
qu'elle est sienne en 71e4, ou celle de Socrate,
il sera plus ou moins vrai de dire que la justice est aretè ti
plutôt que aretè.(<==)
(9) Je traduis andreia par virilité plutôt que par le plus habituel « courage », pour mieux faire ressortir la racine du terme, qui est construit sur aner, andros, le mot grec qui veut dire « homme » dans le sens de « mâle » (comme le « vir » latin sur lequel est construit le français « virilité »). Ménon est incorrigible, et le premier mot qui lui vient à l'esprit quand on lui demande de lister des critères d'excellence qui s'appliquent à tous les êtres humains, c'est justement celui dont la racine même montre qu'il ne s'applique pas à tous !... (<==)
(10) « Modération, sagesse, magnificence » traduisent respectivement sôphrosunè (dont il a déjà été question en 73a7, sq.), sophia (que l'on retrouve dans l'idéal de philo-sophia de Socrate) et megaloprepeia. La sôphrosunè est sans doute mentionnée par Ménon parce que Socrate vient d'en parler (70a5, sq.). La sophia, Socrate en a longuement parlé dans la tirade introductive pour vanter celle des compatriotes de Ménon et de Gorgias. Quant à la megaloprepeia, si l'on en croit Aristote (Éthique à Nicomaque, IV, 1122a18-1123a34), elle concerne l'usage de sa fortune et constitue le juste milieu entre le mauvais goût, le tape à l'œil, la vulgarité d'une part, et la mesquinerie d'autre part. C'est là une qualité que Ménon tire de son fond (et que Socrate lui resservira en 88a8), et derrière laquelle Ménon voit sans doute surtout la richesse qu'elle suppose à ses yeux et l'air de grandeur qu'elle donne (c'est en fait le sens étymologique du mot, formé sur megas, megalou, « grand » et le verbe prepein, qui veut dire « se faire remarquer, se distinguer, avoir l'air », avant de vouloir dire « convenir »). (<==)
(11) « D'une autre manière que tout à l'heure » : lors de sa première tentative, Ménon avait multiplié les aretai en fonction du « sujet » : une aretè pour l'homme, une pour la femme, une pour l'enfant, une pour le vieillard, etc. (71e-72a). Ici, il ne s'agit plus d'une distinction en fonction des sujets, mais en fonction des types d'activités concernés : pour Ménon, la justice règle probablement les relations contractuelles entre individus, le courage leur attitude au combat, la modération leur comportement face aux plaisirs, la magnificence, l'usage de leur fortune, etc. Le « piège » tendu par Socrate depuis 73a7 (voir note 45 sur la traduction de cette réplique) se referme : Ménon est en face d'une autre multiplicité. Mais ce qui peut paraître une nouvelle régression est en fait l'occasion d'un progrès : on n'avance pas vers une « définition » aristotélicienne de l'aretè, mais, comme on le verra au fil des notes, ce n'est de toutes façons pas ce que cherche Socrate malgré les apparences ; par contre, en enrichissant l'« inventaire » des candidats à être tout ou partie de l'aretè, on apprécie mieux l'ampleur du problème, et l'on augmente les chances d'arriver à une vision plus juste de ce qu'elles peuvent toutes avoir en commun, même si le travail se complique au passage. L'important pour Socrate n'est pas d'arriver vite à une réponse, mais de prendre le temps qu'il faut pour avoir une chance de tomber juste.(<==)
(12) Ce « comme
tu cherches (hôs su zèteis) », ou encore, « de
la manière dont tu t'y prends », est peut-être
un reproche
à Socrate d'un Ménon qui, fonçant tête baissée
dans les pièges que lui tend son interlocuteur (voir note
8), sans s'en rendre compte bien sûr, a malgré tout la vague
impression que Socrate le mène en bateau et le lance sur des pistes qu'il
lui reproche ensuite d'avoir prises (ici l'idée, suggérée
par une interprétation hâtive de l'exemple des schèmata,
que la justice n'est qu'une aretè parmi d'autres). Mais
en même
temps, il met le doigt sur le problème de Ménon ! Car ce
qu'on peut lui reprocher ici, ce n'est pas tant de ne pas comprendre les subtilités
dans lesquelles essaye de l'entraîner Socrate (après tout, il
n'a probablement guère plus de 18 ans à l'époque où
est censé se dérouler le dialogue), mais c'est de ne pas même
chercher à les comprendre et de, lui, suivre orthôs
(tout droit) son idée. Comme le montrera la suite du dialogue, Ménon
ne semble répondre aux questions de Socrate que pour autant qu'il espère
ainsi en revenir plus vite à la seule question qui l'intéresse,
savoir si, selon Socrate, l'aretè est « enseignable ».
Mais le malentendu est sans doute plus profond, et Ménon n'est probablement
pas le seul à être dérouté par la manière
de Socrate. Il porte sur ce que cherche Socrate. Si l'on pense, comme la
plupart des commentateurs, qu'il cherche une « définition »
(au sens « aristotélicien » du terme) de l'aretè,
la manière
dont il mène l'entretien a effectivement de quoi dérouter. Mais
si l'on réalise qu'il cherche au contraire à faire prendre conscience
à son interlocuteur de la vanité d'une telle recherche et qu'il
veut plutôt lui faire mesurer la complexité du problème
qu'il pose et les limites justement de toutes les réponses qui croient
enfermer un concept aussi riche, et aussi « vital », dans une formule
« magique » de quelques mots, et à le faire progresser
en en arrivant à ne pas croire qu'il sait ce qu'il ne sait pas, pour
enfin s'ouvrir à une recherche en commun autrement plus impliquante
sur le vrai bien de l'homme, alors la démarche de Socrate est tout à
fait cohérente. Rappelons-nous que Socrate n'a jamais demandé
à Ménon une « définition » de l'aretè
(ça, ce sont les commentateurs post-aristotéliciens qui le disent),
il lui a simplement demandé « c'est quoi (pour toi) l'aretè ? »,
en d'autres termes, à la question de Ménon qui lui demandait
si l'aretè est enseignable, il répond en disant :
« avant de répondre à ta question, j'aimerais bien être
sûr
que nous mettons bien la même chose sous le mot aretè ».
Mais, pour en arriver là, la « définition » aristotélicienne
n'est pas nécessairement (et d'ailleurs probablement pas) le meilleur
moyen, car, le plus souvent, elle ne fait que déplacer le problème :
si je dis que l'aretè, c'est que qui fait l'homme bon, la
question devient : « et c'est quoi, pour toi, le bien de l'homme ? » ;
si je dis que l'aretè, c'est la justice, la question devient :
« et c'est quoi, pour toi, la justice ? » ; et ainsi de
suite... Alors qu'en « balayant » le champ des possibles comme le fait
ici Socrate, il ouvre des pistes, sonde son interlocuteur, lui offre
des opportunités
d'approfondissement qui permettraient d'aller plus loin. Et même si l'interlocuteur
n'en profite pas, comme c'est le cas pour Ménon, Socrate apprend sur
lui et sur sa conception de l'aretè par chacune de ses réponses,
chacune de ses attitudes dans la conversation, par les mots qu'il choisit,
les reformulations qu'il propose, les questions qu'il ne pose pas, etc.,
et arrive ainsi à ses fins (ici, se faire une meilleure idée
de ce que Ménon
peut vouloir dire par aretè) même à l'insu de
son interlocuteur. Et il ne tiendrait qu'à l'interlocuteur d'en faire
autant sur Socrate s'il le voulait... (<==)
(13) « Ça m'en a tout l'air ! » traduit le grec « eikotôs ge ». Le ton de cette réponse de Socrate varie selon les traducteurs : « Rien de plus naturel. » (A. Croiset, Budé,) ; « Il n'y a là rien d'étonnant. » (E. Chambry, Garnier Flammarion n° 146) ; « Et il est raisonnable qu'il en soit ainsi ! » ( L. Robin, Pléiade) ; « C'est bien normal ! » (M. Canto-Sperber, GF Flammarion n° 491) ; « C'est bien naturel. » (B. Piettre, Intégrales de Philo Nathan n° 15) ; « C'était bien prévisible. » (G. Kévorkian, Ellipses) ; « C'est naturel... » (J. Cazeaux, Livre de poche). Cela va du ton presque sentencieux chez Robin à l'ironie à peine perceptible chez Canto-Sperber (marquée par le point d'exclamation) en passant, le plus souvent, par l'indulgence de ceux pour qui c'est « normal », « naturel » ou « prévisible » sans plus. Et il y a effectivement une ambiguïté dans le texte grec, puisque l'adverbe « eikotôs » signifie d'abord « vraisemblablement », mais aussi, par dérivation, « avec raison, à bon droit » (il est de même racine que le verbe eikô, qui veut dire : « être semblable, avoir l'air, paraître, sembler », puis aussi « convenir », et dont le participe eikôs signifie « convenable, vraisemblable, probable »), et que la particule ge peut aussi bien introduire une restriction (« du moins ») que renforcer une affirmation (« certes »). On pourrait donc aussi bien traduire, dans le sens le plus indulgent pour Ménon, « c'est en effet à bon droit » (qui devient « c'est bien normal, c'est bien naturel »), que, dans le sens le plus défavorable pour lui et en supposant la remarque ironique, « c'est du moins vraisemblable ! » Après tout ce que j'ai dit dans les notes précédentes, on ne s'étonnera pas que j'y vois de l'ironie ! Mais je laisse le lecteur libre de faire preuve de plus d'indulgence en lui donnant dans cette note les moyens de le faire. (<==)
(14) « je vais mettre toute mon ardeur » traduit le grec prothumèsomai, du verbe prothumeisthai, dans lequel on retrouve la même racine que dans le mot thumos utilisé par Platon dans la République pour caractériser la partie médiane, volitive, de l'âme.(<==)
(15) « Nous faire monter » traduit le grec probibasai. Ce verbe composé dérive du verbe bibazein, qui veut dire « faire aller », ou encore « faire monter », en particulier dans le sens de « faire monter un animal femelle par un mâle », c'est-à-dire, « faire saillir ». La préposition pro- ajoute l'idée de « en avant » (certains manuscrits donnent prosbibasai au lieu de probibasai, mais la différence n'est pas bien grande, le préfixe pros- signifiant « vers »). Ce verbe est un verbe rare (quelle que soit la leçon retenue : une seule occurrence dans les dialogues, en dehors de celle-ci, de probibazein, en Protagoras, 328b1, dans la bouche de Protagoras parlant justement de quelqu'un qui serait capable de « hèmôn probibasai eis aretèn (nous faire progresser vers l'aretèn) » ; trois autres occurrences de prosbibazein, si la leçon prosbibasai est la bonne), et l'on peut penser que Platon ne l'a pas choisi au hasard, et qu'il y a ici aussi quelque ironie de la part de Socrate à annoncer, en affirmant qu'il va « y mettre toute son ardeur » tout en ajoutant aussitôt « pour autant que j'en sois capable », qu'il va essayer d'« élever » Ménon, dont le nom, rappelons-le, signifie « qui ne bouge pas, qui reste en place » un peu plus haut que le ras des pâquerettes où il semble se complaire, et à suggérer discrètement qu'il ne serait peut-être pas inutile pour cela d'« engrosser » l'esprit de Ménon pour le rendre un peu plus fécond !... C'est pour ces raisons que je garde ici une traduction qui peut paraître incongrue, pensant qu'elle ne l'est guère plus que le grec qu'elle traduit et qu'elle est ouverte aux mêmes sous-entendus. (<==)
(16) Les difficultés
de traduction déjà signalées dans les notes 6
et 7 ne font ici que s'accentuer. Aussi, plutôt que
de choisir parmi les traductions « élégantes » toutes
déficientes et qui imposent au lecteur une interprétation et surtout
un choix entre des sens multiples simultanément possible dans le grec,
et qui expliquent, sinon excusent, les difficultés de compréhension
de Ménon, je préfère laisser un mot à mot qui choque
en français mais oblige le lecteur à se poser des questions, et
expliciter en notes toutes les ambiguïtés et difficultés
de compréhension que recèle le texte grec original.
La question initiale supposée posée à Ménon est,
en grec : « ti estin schèma », mot à mot (dans
la perspective de Socrate qui imagine ce dialogue, et pour qui schèma
est à prendre dans le sens de « forme », avec une connotation
géométrique) : « quoi est forme », qui peut
aussi bien se comprendre « qu'est-ce qui est une forme ? », appelant
une réponse du type « X est (un exemple de) forme » dans laquelle
la chose sur laquelle on s'interroge sera attribut de celle qu'on donne en exemple,
que « qu'est-ce que c'est qu'une forme ? », appelant une réponse
du type « une forme est X (définition) », dans laquelle la chose
sur laquelle on s'interroge est sujet de la réponse. C'est d'ailleurs
bien parce qu'une telle formulation est ambiguë que le français
a éprouvé le besoin d'inventer ces tournures alambiquées
qui redondent les relatifs, le verbe être et les pronoms, mais auxquelles
nous sommes tellement habitués que nous n'y faisons plus attention :
« qu'est ce qui est... » contient deux relatifs et deux fois « est »,
« qu'est-ce que c'est que... », trois fois « que » et deux fois
« est » !... Toute traduction dans un français courant oblige
donc à prendre position et à faire disparaître l'ambiguïté,
au détriment de la compréhension.
La réponse supposée de Ménon est simplement « stroggulotès »
(le hoti qui précède immédiatement, placé
après un verbe signifiant « dire » comme c'est le cas ici (eipes,
tu disais), peut s'assimiler à nos deux-points, qui n'existaient pas
en grec au temps de Platon, surtout comme, quand c'est le cas ici, la proposition
qui suit ne contient qu'un nom et pas de verbe). Or, on a vu dans la note
7 que « stroggulotès/rondeur » pourrait,
selon le sens qu'on lui donne, passer pour le principe de toute « forme »
spatiale, et que ce n'était pas le nom d'un « figure » spécifique
qui ferait de la réponse de manière évidente un exemple
de « forme » clairement identifiée. La réponse
est donc d'une certaine manière tout aussi ambiguë que la
question et ne permet pas de savoir comment le Ménon du dialogue
imaginé par
Socrate a interprété la question.
La question suivante a donc pour but de lui faire préciser dans quel
sens il a compris la question initiale. Le grec de cette nouvelle question
est :
« schèma hè stroggulotès estin è schèma
ti », mot à mot : « forme la rondeur
est ou une certaine forme ? » En pratique, la question
oppose deux reformulations possibles de la réponse qui a précédé : « schèma
hè stroggulotès estin (la rondeur est forme) » et « schèma
ti hè stroggulotès estin (la rondeur est une certaine
forme) » ? » (la liberté dans l'ordre
des mots du grec, qui n'impose pas, comme le français, de mettre dans
l'ordre sujet, verbe, puis complément/attribut, ne facilite pas la tâche,
quand il s'agit de transposer en français la concision du grec). Ceci
dit, on voit bien que toute la différence est dans le ti, adjectif
indéfini
(et non plus pronom interrogatif comme dans la question « ti
estin... »),
qui, lorsqu'il est présent, introduit clairement l'idée que la
rondeur serait une forme parmi d'autres, impliquant de fait que, dans l'autre
cas, on parlerait de la rondeur comme de ce que nous appellerions aujourd'hui
l'« essence » du concept de « forme », ce que justement, après
Platon, les philosophes hellénisant appellent parfois le « ti
esti(n) »,
par référence aux questions du genre de « ti estin
schèma »
ou « ti estin aretè » comprises dans
le sens de « qu'est-ce que c'est que... », et non pas de « qu'est-ce qui est
(un exemple de)... ». Mais la difficulté qu'on a à traduire
et à expliquer des
formules aussi concises montre que Ménon, malgré tout ce qu'on
peut dire de lui par ailleurs, n'est pas tout à fait inexcusable de
ne pas voir où veut en venir Socrate. En fait, toute la discussion
d'un autre dialogue, l'Hippias majeur, tourne autour de l'incapacité
d'Hippias, interlocuteur d'une autre pointure que Ménon, à voir
la différence que fait Socrate entre « ti esti kalon (quoi
est beau ?) » et « ti esti to kalon (quoi
est le beau ?) » Et dans le cas d'Hippias, les deux formes
de la question se distinguent par le fait de l'article ajouté pour
substantiver l'adjectif kalos, alors qu'avec Ménon, schèma étant
déjà un nom, il n'y a plus d'article pour faire la différence
entre une question cherchant des instances et une question cherchant
l'« essence » !...(<==)
(17) Encore un appel du pied à Ménon, tout aussi vain que les autres, pour l'inciter à pousser Socrate à préciser un exemple qui n'est pas aussi évident qu'il en a l'air pour lui.(<==)
(18) Ici encore, je traduit mot à mot pour ne pas forcer l'interprétation et court-circuiter les ambiguïtés. Le grec est « peri chromatos... anèreto ho ti estin ». La question n'est pas ici formulée comme précédemment sous la forme directe « ti estin chromatos », mais en style indirect, l'objet de l'interrogation étant de plus placé en premier dans la phrase, introduit par un peri (« à propos de, au sujet de... ») et sans article, pour le mettre en valeur. Mais ceci ne change rien au fait que la question peut se comprendre aussi bien comme « il te demandait ce qui est [une] couleur » (réponse attendue : des exemples de couleur) que comme « il te demandait ce que c'est que [la] couleur » (réponse attendue, une définition de la couleur en général). Notons au passage qu'ici, en français, comme pour « vertu », mais au contraire de « figure », la différence est rendue sensible par le choix de « la » ou « une » comme article. (<==)
(19) Ici encore,on
est en terrain miné ! Car d'une part, la chrôma dont
il est question, comme va le montrer la suite (voir note 38)
peut s'interpréter comme « couleur de la peau, teint » (et le
« blanc » pris comme exemple en traduira alors la pâleur) ou comme
« couleur » au sens le plus général (ce que Socrate a
sans doute dans l'esprit), et, d'autre part, même dans ce second sens,
le blanc pris comme exemple n'est pas une couleur comme les autres et laisse
ouverte une ambiguïté sur le fait qu'il serait un exemple de couleur
ou le principe de toutes les couleurs. En effet, si l'on se reporte à
Timée,
67c-68d, on y verra le blanc décrit comme principe des couleurs,
dans une sorte d'anticipation des théories actuelles qui en font la somme
de toutes les couleurs visibles, qu'on décompose ensuite à l'aide
du prisme. En fait, l'idée d'assimiler le blanc à la lumière
et le noir à l'obscurité, et de chercher une explication des couleurs
dans des combinaisons diverses de ces deux « ingrédients » ou
des relations qu'ils entretenaient avec tel ou tel corps, se retrouve chez plusieurs
penseurs de l'époque, dont Empédocle, dont il sera bientôt
question, et aussi Aristote (voir Du sens, 439b19, sq.). Et les pythagoriciens
qui introduisaient le droit et le courbe dans leurs dix principes (voir note
7), y introduisaient aussi lumière et obscurité, facilement
transposables en blanc et noir (cf. Métaphysique,
A, 986a22-26). Le blanc n'est donc pas une couleur comme les autres, tant
s'en faut (la preuve en est que si l'on demandait, encore aujourd'hui, à
un jeune enfant de citer des couleurs, il est peu probable que « blanc »
soit le premier mot qui lui vienne à l'esprit, et certains iraient même
jusqu'à dire que blanc n'est pas une couleur, mais d'une certaine manière
l'absence de couleur, l'aspect de la feuille sur laquelle on n'a encore rien
« colorié »), et la réponse n'est pas du tout la même
que si l'on avait dit : « le rouge », ou « le bleu ».
Notons encore que, pas plus que le premier (voir note 7),
cet exemple du « blanc » ne nous éloigne tout à fait du
domaine moral, moins en tout cas que ne l'aurait fait toute autre couleur, à
l'exception du noir : en grec, leukos, le mot traduit par « blanc »,
peut aussi signifier « pur », ou encore « heureux », comme lorsqu'on
parle de leukè hèmera, d'un « jour blanc » par
opposition à un « jour noir ».
Notons enfin qu'une fois encore, Socrate tend une perche à Ménon
en formulant sa réponse possible sous forme interrogative, sans plus
de succès que les fois précédentes. (<==)
(20) « S'il t'exhortaient... traduit ekeleue, du verbe keleuein, dont le sens est beaucoup plus fort qu'un simple « demander », même s'il peut avoir ce sens aussi : Keleuein, c'est primitivement « diriger vers, pousser vers, ordonner, inviter à... », en en restant à l'exhortation pressante et sans aller jusqu'à la contrainte. Bref, Socrate se fait plus pressant pour suggérer à Ménon qu'il devrait bien lui retourner la question, ou du moins y répondre. (<==)
(21) « D'un même nom (heni tini onomati) » : Socrate introduit une dimension linguistique au problème : qu'est-ce qui justifie qu'on utilise un même mot pour désigner des choses distinctes ? Mais il ne faut pas s'y tromper, les mots ne sont pour lui que des « images », des « signes », et la question est bien de savoir s'il y a dans les « réalités » auxquelles nous appliquons le mot schèma (ou aretè) quelque chose qui justifie qu'on les désigne toutes par ce même mot. (<==)
(22) « Même
lorsqu'elles sont contraires les unes aux autres » :
le stroggulon
peut facilement passer pour le contraire du « droit » si on prend le
mot dans le sens très général de « courbe » qu'il
peut avoir : toute « ligne » peut en effet être
dite soit « droite », soit « courbe ». Mais, même
si l'on prend
stroggulon dans le sens plus précis de « rond », avec
le cercle en tête, on peut encore y voir en un sens le « contraire »
du « droit », comme le suggèrent deux passages
du Parménide
où il est justement question de la schèma qu'aurait
ou n'aurait pas l'Un qui est : dans le premier passage, en Parménide,
137d-e, parlant d'un Un sans parties et illimité, Parménide
affirme qu'il est « sans forme (schèmata),
car il ne participe ni au rond (« stroggulou », défini
aussitôt après
comme « ce dont les extrémités se trouvent partout à
une égale distance du centre »), ni au droit (« eutheou »,
défini comme « ce dont le centre est dans l'alignement
des deux extrémités ») », ce qui semble pour
lui suffire à
exclure toute schèma ; dans le second, l'Un devient un
tout limité ayant des parties, et donc « participerait à la
figure (schèmatou), soit au droit (eutheos), soit
au rond
(stroggulou), soit à quelque mélange des deux »
(Parménide,
145b3-5), ce qui laisse entendre que toute figure résulte finalement
d'une combinaison de « droit » et de « rond ». Une telle perspective
se comprend si l'on voit dans le cercle la forme la plus « parfaite »,
parce que la plus « régulière », du « courbe »,
celle qui, en quelque sorte, en exprime le mieux l'« essence »,
et si l'on remarque que, si l'on essaye de déformer un cercle, par
exemple en le transformant en ellipses de plus en plus aplaties ou étirées
jusqu'à devenir des « droites », le cercle représente
la « déformation » la plus extrême à laquelle
on puisse arriver par rapport à la droite, puisque, de part et d'autre
de cette forme, qu'on « étire » le cercle ou qu'on l'« aplatisse »,
on retrouve des formes analogues à une rotation de 90° près
(c'est pourquoi je garde « rond » et « rondeur » partout pour
traduire stroggulos et stroggulotès, et aussi pour
ne pas gommer l'ambiguïté du grec). Dans tous les cas, dans une
opposition entre « droit » et « rond », et quel que soit le sens qu'on
donne à « rond », le « rond » est ce qui donne « épaisseur »
à la forme, ce qui permet de passer d'un « droit » sans épaisseur
et donc quasiment sans « forme », sans extension spatiale, à
une « forme » vraiment digne de ce nom et occupant une portion d'espace.
« Pareillement, le blanc est, avec le noir (si l'on veut encore appeler
le noir une couleur), la seule couleur qui soit dans une relation de contrariété
(pour le blanc et le noir considérés comme contraires, voir par
exemple Aristote, De l'âme, III, 7, 431a25) : aucune autre
couleur n'a de « contraire » (à la rigueur,
dans les théories
modernes, un « complémentaire », mais la physique du temps
de Platon n'en était pas encore là). Et le blanc, assimilé
à la « lumière », est du côté du
principe producteur de toutes les couleurs, dont le noir est finalement l'absence.
Tout ceci ne fait que confirmer l'art consommé avec lequel le Socrate
de Platon a choisi ses exemples, prenant chaque fois ce qui peut à la
fois passer pour une instance du « genre » (forme ou couleur) choisi et comme
son principes générateurs.
Le problème de la contrariété entre couleurs et entre
figures est évoqué par Socrate en Philèbe,
12d-13b, dans une discussion où il est question de savoir si le
fait que l'on puisse donner le nom de plaisir à des choses apparemment
contraires est justifié et si l'on peut dire qu'il y a des plaisirs
bons et des mauvais : Socrate utilise l'exemple des couleurs, et de
l'opposition qu'il y a entre blanc et noir, puis des figures (sans citer
dans ce cas d'exemples) pour montrer qu'on peut, sous certains aspects, regrouper
des choses différentes,
voire contraire, sous une même appellation, sans que cela implique qu'elles
sont en tous points identiques. Dans le Philèbe, Protarque
verra une unité excessive entre tous les plaisirs et obligera Socrate à
relativiser l'unité qui résulte d'une appellation unique (« plaisir »),
alors qu'ici, Ménon n'arrive pas à saisir l'unité que
cherche Socrate au delà d'une identité d'appellation (« aretè »),
mais dans les deux cas, ce sont les mêmes exemples qui servent. (<==)
(23) « Le rond » : en grec, to stroggulon, et non plus stroggulotès. Ayant utilisé peu avant un nom qui, de par sa forme et même s'il s'agit d'un néologisme forgé pour l'occasion, décrit de manière non ambiguë la « rondeur » abstraite des choses rondes, Socrate prend moins de risque ici à utiliser l'adjectif substantivé par la présence de l'article, qui posait tant de problèmes à Hippias quand, dans l'Hippias majeur, Socrate lui demandait de définir to kalon (voir note 16). Mais c'est justement ce changement de formulation, plus ouvert sur la double interprétation (le rond en tant que tel ou les choses rondes) qui va lui permettre de faire bientôt des substitutions qui mettront mieux le doigt sur les problèmes de compréhension que pose l'« abstraction » des « formes ». (<==)
(24) « Le rond n'est pas davantage schèma que le droit » : comme je vient de le dire, et comme je l'avais déjà signalé dans la note 7, la question de savoir si le droit est une « forme » ou l'absence de forme (ou le noir une couleur ou l'absence de couleur) n'est pas absurde et justifie donc que Socrate manifeste un doute sur le fait que Ménon soit d'accord avec ce qu'il dit (à supposer que Ménon ait lui aussi en tête l'interprétation géométrique des exemples). (<==)
(25) On a
établi auparavant les propositions suivantes :
(1) to stroggulon schèma einai (le rond est forme) ;
(2) to euthu schèma einai (le droit est forme) ;
(3) ouden mallon to stroggulon schèma einai è to euthu
(le rond n'est pas davantage forme que le droit),
qui est la formulation exacte de la fin de la précédente réplique
de Socrate, et peut se formuler aussi bien, par permutation des termes déclarés
équivalents :
(3') ouden mallon to euthu schèma einai è to stroggulon
(le droit n'est pas davantage forme que le rond).
Si l'on s'autorise de (1) pour substituer stroggulon à schèma
dans (3), on obtient :
(4) ouden mallon to stroggulon einai stroggulon è euthu (le rond
n'est pas davantage rond que droit),
et ne même en utilisant (2) sur (3') :
(5) [ouden mallon] to euthu [einai] euthu è stroggulon (le
droit [n'est pas davantage] droit que rond),
qui, mises bout à bout (après suppression des parties de la seconde
entre crochets qui sont sous-entendues suite au rapprochement et liaison par
un oude), forment le texte exact de cette réplique de Socrate.
La présentation quasi « mathématique » de ce raisonnement
permet de bien mettre le doigt sur les problèmes qu'il cherche à
mettre en évidence. On peut tout d'abord remarquer que, sur le plan linguistique,
l'ambiguïté est accentuée par le fait qu'en grec, l'attribut
ne prend pas d'article, ce qui fait disparaître la substantivation de
l'adjectif après le remplacement de schèma par stroggulon
en (4) ou euthu en (5), et, par une contagion sans doute délibérée
de la part de Socrate, la fait disparaître aussi du second terme. En effet,
si l'attribut prenait l'article, (4) aurait été : « le
rond n'est pas davantage le rond que le droit » ; du fait de la règle,
elle aurait dû devenir : « le rond n'est pas davantage rond que
le droit », et devient en fait : « le rond n'est pas davantage
rond que droit ». Mais quand on rapproche « le rond n'est pas davantage
rond que le droit » et « le droit n'est pas davantage droit que le rond »,
on arrive à peu près à la même chose.
Bref, toute la question est de savoir quelle valeur il faut donner dans chaque
cas à einai (est). Veut-il dire « est identique à »,
sous-entendu, « en tous points », ou « est inclus dans », « est
une instance de » ? Implique-t-il existence effective de ce qui « est... »
(ceci ou cela), et, si oui, quelle sorte d'« existence » ? Chaque
mot différent ne représente-t-il qu'une et une seule « chose » ?
Et les choses que représentent ces mots différents sont-elles
toutes « individualisées » ? Si tel n'est pas le cas (et
il est évident que la plupart des mots, noms communs ou adjectifs,
représentent
des « ensembles », des « classes », des « espèces »,
selon le nom qu'on veut leur donner), quelle « existence », quel einai,
ont les « choses » que représentent ces noms ?
Et cela change-t-il quelque chose que les « individus » constituant une
« classe » représentée par un nom soient
des individus « concrets » (par exemple des abeilles, pour reprendre l'exemple
de Socrate dans la discussion qui a précédé notre section),
ou déjà des
« abstractions », comme les « formes » dont il est ici question
et les aretai qui sont au centre de la recherche ?...
Pour revenir au problème ici posé, qu'est-ce qui « est »
rond (ou droit) ? Sont-ce les multiples chose rondes, ta stroggula [pragmata],
que l'on pourrait désigner collectivement par to stroggulon, ou
bien cette « abstraction » à laquelle on donne le nom de stroggulotès
ou de to stroggulon ? Mais qu'est-ce que le rond , Et qu'est-ce
qui est schèma ? Y a-t-il une seule schèma
ou plusieurs ? Sont-ce les schèma qui sont rondes ?
Sont-ce les mêmes choses qui sont à la fois schèma
et rondes ? ...Rondes et droites, ou : ...rondes ou
droites ?
Ces questions peuvent nous paraître enfantines, absurdes ou évidentes,
mais, tant qu'on ne se laisse pas interpeller par elles, tant qu'on n'a pas été
jusqu'au bout de ce qu'elles cachent, tant qu'on n'a pas démêlé
la composante purement linguistique de la composante « ontologique »,
on risque de passer à côté de ce que Platon veut nous aider
à voir. Car tout l'effort de Platon dans les dialogues consiste à
nous faire prendre conscience des problèmes en nous laissant le soin
de trouver nos propres réponses, et non à nous servir
des réponses toutes faites, si bien que ceux qui se dépêchent
de critiquer ce qu'ils croient être des réponses fournies par
Platon (par exemple la « théorie des idées » qu'ils
pensent lire dans Platon) sans avoir pris la peine d'aller au fond des questions,
risquent de passer à côté de l'essentiel...(<==)
(26) Ici encore,
je préfère garder un français copiant quasiment mot à mot
le grec plutôt que de rajouter des verbes, surtout le verbe « être »,
si crucial dans toute cette discussion, là où il n'y en a pas
en grec. Dans cette interrogation, la proposition principale « ti pote
oun touto » ne contient en effet pas de verbe, et surtout pas le verbe
« être ». Socrate ne dit pas « Qu'est cela ?
(ti touto estin) », mais seulement « Quoi
cela ?
(ti touto) « (aux adverbes et particules près). Le sens est
le même dans une discussion normale, mais dans une discussion comme celle-ci
où une partie des malentendus porte sur les sens qu'il faut donner à
« être », il vaut mieux que le lecteur qui n'a pas un accès
direct au texte grec soit conscient de ces « nuances », qui ne sont
sans doute pas que de style.
Par contre, dans la relative, le verbe « être » est bien présent
dans le grec : la question porte sur « touto hou touto onoma estin
to schèma », « ce dont ce la schèma est le
nom » (en remettant les mots grec dans l'ordre du français :
« touto hou touto to schèma estin onoma », la tournure
« touto to... » étant une forme emphatique pour mettre
en valeur le mot qui suit, que j'ai traduite par « ce fameux... »).
Les traducteurs qui cherchent l'élégance traduisent par quelque
chose comme « cette chose qu'on appelle figure » ; mais, si le
sens est le même pour nous, une telle traduction gomme le fait que c'est
le même verbe « être » qui sert à exprimer la relation
(que nous dirions d'inclusion) entre le concept (« forme » par exemple)
et les choses qui sont couvertes par le concept (« droit » et « rond »,
par exemple) et la relation (que nous dirions de signifié à signifiant)
entre le concept (le touto sur lequel porte le ti, le « quoi »)
et le nom qu'on lui donne (l'onoma, élément de langage).
Et ce n'est peut-être pas innocent que le touto (cela) soit repris
deux fois de part et d'autre du relatif « dont », avant pour désigner
ce sur quoi on s'interroge et après pour désigner le nom qu'on
lui donne. Toute la question est justement de savoir si « forme » n'est
qu'un onoma ou un « autre chose » dont le nom n'est qu'une image.
La traduction que d'autres lui préfèrent par : « cette
chose qui a nom figure », a au moins le mérite de conserver le onoma,
mais transforme le verbe « être » en verbe « avoir » et
fait disparaître le second démonstratif portant sur le nom, ce
qui n'est guère mieux. (<==)
(27) Dans toute cette discussion, plusieurs verbes grecs différents sont utiliser pour ce que je traduis le plus souvent de manière uniforme par « dire » : eirein (eipein à l'aoriste), phanai, legein . Il est quasiment impossible de trouver pour chacun un verbe français unique qui conviendrait dans tous les usages qui sont faits du verbe grec correspondant. « Essaye d'expliquer » traduit le grec peirô legein, pour le distinguer de la formule presque identique reprise à la fin de sa réplique par Socrate : peirô eipein, que j'ai traduite par « essaye de dire ». En effet, le verbe legein est le verbe dont dérive logos, mot qui veut dire « discours », mais aussi « raison » (entre autres sens). Dans ce contexte, je pense donc que legein a un sens plus fort que eipein, et tente de faire un peu plus appel à la « raison » de Ménon. (<==)
(28) « L'homme »
traduit le vocatif ô anthrôpe que Socrate met dans
la bouche du Ménon qu'il met en scène pour désigner son
interlocuteur, comme on trouve souvent des ô Sôkrates dans
la bouche de Ménon et des ô Menôn dans la bouche
de Socrate, ou encore ô ariste (73d6,
voir note 8 ; 79d6),
ô hetaire (« l'ami », ou « camarade » : 71c3),
ô hetaire Anute (« mon ami Anytos » : 94e2),
ô hetaire Menôn (« mon ami Ménon » :
98a4),
ô phile Menôn (« mon ami Ménon » : 70c3 ;
79c4),
ô pai Alexidèmou (« fils d'Alexidème »,
76e6), ou, pour parler à l'esclave, ô pai (« mon garçon »,
82b9,
83c1),
ou ô pai Menôn (85b5).
Ce genre de formules (ô suivi d'un adjectif et/ou d'un nom
propre) est courant dans les dialogues, et pourtant, celle qui est utilisée
ici l'est beaucoup moins : c'est sa seule utilisation dans le Ménon,
et on ne la trouve que 9 fois au total dans l'ensemble des dialogues, et
toujours, comme ici, dans des dialogues imaginés par l'interlocuteur
qui parle. On peut tout simplement y voir une formule servant à désigner
un interlocuteur anonyme dans un « dialogue dans le dialogue ». Mais
on peut aussi voir une pointe d'ironie de la part de Socrate à « forcer »
ainsi dans la bouche de son Ménon le mot anthrôpos quand
on voit justement la difficulté que celui-ci a tout au long du dialogue
à concevoir l'homme autrement que comme anèr, mâle,
en position de domination de préférence, à concevoir
une
aretè qui pourrait justement définir ce que devraient être
tous les anthrôpoi, et ce pour lui faire avouer qu'il ne comprend
rien à ce que dit « l'homme » et qu'il ne « voit » pas
(voir note suivante) ce que c'est qu'une « forme » !... Bref, Ménon
discute avec un « homme », mais c'est à se demander
s'il est lui-même un anthrôpos !...
Il se peut que ce soit là lire plus dans le texte que ce qu'a
voulu y mettre Platon, mais se poser cette question n'est même plus possible
lorsque le mot disparaît purement et simplement des traductions (B. Piettre,
Nathan ; J. Cazeaux, Poche), ou devient « eh ! l'ami »
(E. Chambry, Garnier), « mon cher » (M. Canto-Sperber, GF Flammarion),
« mon brave » (G. Kévorkian, Ellipse), ou même que
le mot est sorti de la bouche de Ménon pour devenir un simple « notre
homme » introduisant la réaction de surprise supposée
de l'interlocuteur (A. Croiset, Budé). (<==)
(29) « Je ne vois pas » traduit oude oida. Oida est le parfait du verbe eidenai, « voir », utilisé dans un sens présent pour « savoir » (« je sais pour l'avoir vu »). C'est le verbe dont vient le nom eidos, l'un des noms utilisés pour parler des « formes/idées ». Dans un contexte où l'on est justement en train d'essayer de préciser ce concept de « forme » à partir de ses composantes les plus « visuelles » (les « formes » géométriques ou pseudo-géométriques qui donnent naissance aux « figures », si l'on se place du point de vue de Socrate ; ou pire, l'apparence, l'aspect extérieur, si l'on pense que Ménon n'a pas compris les allusions géométriques de Socrate), il me paraît important de conserver la connotation « visuelle » du oida de Ménon, ce d'autant plus qu'en français aussi, « je ne vois pas » est, dans un tel contexte, synonyme de « je ne comprends pas ». Le « je ne comprends pas » de la première partie de la réponse supposée de Ménon traduit, lui, « oude manthanô », du verbe manthanein, qui veut dire « apprendre, s'instruire », puis « se rendre compte, comprendre ». C'est de lui que vient le mot mathètès, « élève, étudiant » et autres mots similaires. C'est le symétrique du didaskein, « enseigner » dont Ménon cherche s'il s'applique à l'aretè, comme le montre sa question initiale, au début du dialogue, où mathèton (« apprenable ») se substitue à la fin à didakton (« enseignable »). Bref, Ménon est en train d'avouer par la bouche de Socrate qu'il n'est pas un bon élève !... (<==)
(30) « L'identique » traduit le grec to... tauton dans la phrase « zètô to epi pasin toutois tauton », mot à mot : « je cherche le dans toutes ces choses le même », où tauton est déjà une contraction de to auton, mot à mot, « le même », qui est en quelque sorte doublement substantivé par l'ajout d'un to supplémentaire. La reformulation qui est donnée tout de suite après par Socrate est « ti estin epi etc. (toutes ces choses que tu appelles "formes") tauton epi pasin », « quoi est (dans etc.) le même dans toutes ? ». Ce sont des expressions comme auto to X (par exemple « auto to kalon » en Hippias Majeur, 288a9) ou to X auto (par exemple, « to kalon auto », en Hippias Majeur, 292c9) que l'on traduit souvent par « le X en soi » (dans l'Hippias majeur, « le beau en soi »), et qu'on pourrait plus simplement traduire par « le X même », ou « le X lui-même » (par exemple, dans l'Hippias majeur, « le beau lui-même ») pour rester plus près de la manière dont pouvaient sonner aux oreilles des contemporains de Socrate de telles formules et éviter de tirer d'un coup avec leur traduction deux mille ans de « platonisme » plus ou moins bien digérés. (<==)
(31) On retrouve ici le verbe prothumeisthai déjà utilisé en 74b2 (voir note 14), cette fois sous la forme de l'adjectif verbal prothumèteon indiquant l'obligation, plus impersonnel donc, et qui invite Ménon à faire, lui aussi, des efforts avec Socrate. (<==)
(32) « Quoi est schèma ? », en grec : « ti estin schèma ; » La question est reposée exactement sous la même forme qu'en 74b. Voir note 16 pour les ambiguïtés de la formulation, que néanmoins la discussion qui a eu lieu depuis a cherché à lever. (<==)
(33) « Seul d'entre les êtres » traduit le grec monon tôn ontôn. mot à mot, il faudrait traduire « d'entre les étants », ontôn étant le génitif pluriel neutre du participe présent du verbe einai, « être ». Mais, après Heiddeger, une telle traduction tire dans Platon toute une école d'interprétation de la pensée grecque et de la métaphysique en général et force un type d'interprétation. Au delà de la traduction, ce que l'on peut noter, c'est que le Socrate de Platon utilise une formulation qui n'a pas peur de laisser entendre que les « formes/schèmata » font partie des ontôn. Car cette clause, mise en valeur par sa place en début de définition, n'était pas strictement nécessaire : Socrate aurait pu se contenter de dire « ce qui se trouve toujours accompagner la couleur ».(<==)
(34) « Accompagner »
traduit le grec hepomenon, du verbe epesthai, dont le sens premier
est « suivre », impliquant l'idée de « venir après ».
« Découler de » serait sans doute une meilleure traduction
de ce que Socrate veut dire, mais pas pour la reformulation de Ménon,
qui utilise le même verbe dans un contexte où « découle
de » ne conviendrait plus.
La définition que donne ici Socrate est fondamentale pour comprendre
toute la problématique des formes/idées selon Platon. Les commentateurs
ont depuis longtemps remarqué que les mots habituellement utilisés
par Platon pour parler des formes/idées, eidos et idea
viennent tous deux du verbe « voir », et y ont vu une analogie entre
les yeux du corps et les « yeux » de l'esprit plus ou moins imposée
à Platon par le fait qu'il ne disposait pas d'un vocabulaire abstrait
lui permettant de s'affranchir de cette « contrainte ». Or il me semble
que c'est exactement le contraire que Platon veut nous faire comprendre :
il cherche à nous faire réaliser que la « césure »
majeure n'est pas entre « formes » visibles et « formes » intelligibles,
mais entre « sensibles », les données brutes de nos
sens, et « formes », que celles-ci soient qualifiées de « visibles »
ou « intelligibles ». Car ce ne sont pas nos yeux qui nous montrent
des « formes », même dites « visibles », mais notre
esprit qui les « abstrait » des taches de couleurs diverses que seules
nous font percevoir nos yeux. C'est exactement cela que nous dit la définition
de Socrate ! Les « formes » découlent de nos perceptions
de couleurs par une opération de notre esprit, non d'une nécessité
liée au sens de la vue lui-même : c'est sans doute ce que
veut nous faire comprendre le verbe tugchanei, traduit par « se
trouve »,
et qui évoque l'idée de « chance (tuchè) ».
Aristote retiendra la leçon, puisque, dans son traité De
l'âme,
en II, 6, 418a7-26, il fait de la couleur et d'elle seule le « sensible
propre (idion aisthèton) » de la vue (comme déjà
Platon dans le Timée, cf. Timée,
67c, sq.), mentionne la schèma (« forme ») parmi
ce qu'il appelle les « sensibles communs (koina aisthèta) »,
avec le mouvement (kinèsis), le repos (èremia ou
stasis), la grandeur (megethos), le nombre (arithmos) et
l'unité
(hen) (voir aussi III, 1, 425a14-20), et introduit le concept de « sensible
par association (aisthèton kata sumbebèos) » avec
l'exemple
« le blanc est le fils de Diarès » (qui deviendra « le
fils de Cléon » en III, 1, 425a25 : « nous percevons...
le fils de Cléon, non comme fils de Cléon, mais comme blanc » ;
et Cléon lui-même en III, 6, 430b5). Quoiqu'il essaye d'élargir
la notion de « sensible (aisthèton) » en introduisant
les « sensibles communs » et en cherchant à encore appeler « sensible »,
même si c'est, comme il le dit lui-même, « par association »,
ce que notre intelligence nous donne derrière les pures perceptions
des sens, Aristote est obligé de convenir que ce que nous voyons
n'est à
proprement parler que taches de lumières diversement colorées,
qui changent en permanence, certaines plus que d'autres, et que ce n'est pas
notre vue seule qui nous permet de passer de telle tache blanche à l'idée
que c'est un manteau, et du manteau à celui qui le porte, lui-même
désigné dans notre esprit par le lien abstrait qui l'associe à
un absent (Dariès, ou Cléon, dont ce qui est sous le manteau
que nous voyons comme une tache blanche serait le fils ; on peut rapprocher
ces considérations des réflexions du livre Z de la Métaphysique
sur le sens propre de « être », et en particulier de Métaphysique,
Z, 1029b29-1030a8, où il est question d'homme blanc et de manteau,
sans que les traducteurs sachent trop ce que ce manteau (himation)
vient faire ici).
Pour en revenir à Platon, lui ne se lance pas dans de grande considérations
anatomiques, psychologiques, physiques ou métaphysiques (surtout pas
avec Ménon), il se contente de suggérer, et nous laisse le
soin de prolonger la réflexion si nous le souhaitons et de nous faire
notre propre opinion. Parmi les quelques indications qu'il nous donne pour
cela, on peut encore noter que le choix fait ici de parler de schèmata,
en tirant la réflexion vers la géométrie, ne fait qu'accentuer,
plus que ne le ferait le mot eidè (dont le sens est plus
proche, au départ, d'« aspect, apparence » que de « figure »
au sens géométrique), le caractère finalement « abstrait »
des « formes » que nous croyons percevoir directement avec nos yeux.
Car les formes que nous percevons directement sont quasiment toutes des formes
irrégulières, jamais des figures « parfaites », et ce
n'est que par une vue de l'esprit que nous les assimilons au formes régulières
voisines, un carré, un cercle, un rectangle, de la géométrie.
(<==)
(35) Le verbe que je traduit par « j'apprécierais » est agapô(i)èn, du verbe agapan, dont le sens premier est « accueillir avec affection », et de là, « aimer, chérir », non dans un sens « érotique », mais plutôt pour parler de l'affection des parents pour leurs enfants ou des enfants pour leurs parents, puis « préférer », et enfin « être satisfait ». Il n'est pas certain qu'il faille se précipiter sur ce dernier sens et comprendre que Socrate serait « satisfait » si Ménon lui donnait une définition similaire de l'aretè (ainsi « je n'en demanderais pas davantage », A. Croiset, Budé ; « je m'en contenterai », É. Chambry, Garnier ; « je serais satisfait », L. Robin, Pléiade et G. Kévorkian, Ellipses ; « je serais comblé », M. Canto-Sperber, GF Flammarion ; « j'en serais satisfait », B. Piettre, Nathan ; « je me contenterais bien... », J. Cazeaux, Poche), interprétation qui est normale pour ceux qui pensent que Socrate cherche une « définition » de l'aretè en peu de mots. On peut aussi comprendre que Socrate veut amener Ménon à une démarche de généralisation qu'il a du mal à faire, restant « bloqué » sur une conception de l'aretè qui ne peut concerner, au sens plein, que l'homme au pouvoir, même s'il fait plaisir à Socrate en acceptant des aretai « au rabais » qui ne peuvent pour lui être que des aretai de « sous-hommes », et refusant de s'engager trop à fond dans une discussion qui, de son point de vue, l'éloigne de sa question initiale, et que donc Socrate se réjouirait si Ménon lui proposait une telle formulation à propos de l'aretè, qui montrerait qu'il consent enfin à s'impliquer et qui permettrait à la discussion de commencer, pas de finir, tout comme la définition donnée par Socrate ici provoque enfin des réactions de la part de Ménon et permet à la discussion de progresser (hélas ! sur un sujet plus « anodin », au premier abord du moins)... Si l'on se souvient de plus que Socrate a près de 70 ans et Ménon guère plus de 20, on peut supposer une note d'affection légèrement condescendante dans le choix de ce verbe par Socrate, qui a l'âge d'être le grand-père de Ménon. On pourrait presque traduire par quelque chose comme : « Tu serais un chou, mon petit Ménon, si... » (<==)
(36) L'adjectif employé par Ménon pour caractériser la définition de Socrate est euèthes, qui veut dire au sens propre « de tempérament (èthos) heureux (eu) », et peut aussi bien être pris en bonne part (honnête, bon) qu'en mauvaise part (naïf, simplet, sot). C'est bien sûr dans ce second sens que l'emploie Ménon. « Bonhomme », au sens où l'on parle de « bonhomie », bien que peu usité, transpose à peu près exactement l'étymologie du terme grec. (<==)
(37) Le mot traduit par « définition » est logon. On pourrait aussi traduire « selon ton discours ». (<==)
(38) Dans
sa réponse, Ménon substitue le mot chroa au chrôma
utilisé par Socrate. Les deux mots sont assez voisins et ont la même
origine, chrôs, qui renvoie en fait à la surface du
corps,
à la peau, et, par dérivation, à son teint. Mais, alors
que chrôma a évolué dans le sens de « couleur »
en général, chroa (ou chroia), plus rare,
garde un sens plus proche du sens originel et plus lié au teint de
la peau. On peut d'ailleurs rapproche ce passage du Ménon d'un
passage du traité Du sens d'Aristote, en III, 439a28-31,
où il
déclare que « la couleur (chrôma) est
soit dans la limite, soit la limite (peras) », et renvoie aux Pythagoriciens
qui, dit-il « tèn epiphaneian chroian kalousin », généralement
traduit par « appellent couleur la surface », traduction
qui correspond peut-être, au vu du contexte, à ce qu'Aristote
avait en tête (et qu'on pourrait rapprocher de théories comme
celles du pythagoricien Philolaus, qui faisait de l'illimité et du
limitant les principes de toutes choses, cf. Diogène Laërce, Vies,
VIII, 85), mais qui est peut-être déjà de sa part une
interprétation
libre de ce que voulaient dire ceux qu'il cite, car epiphaineia, au
sens étymologique, c'est « ce qui se manifeste dessus/vers », ce qui fait
que la formule pythagoricienne, à supposer qu'elle soit rapportée
littéralement par Aristote, peut aussi bien vouloir dire que la chroia
est ce qui se voit à la surface des choses, les manifeste à la
vue (même dans la perspective de Philolaus, chroia serait la
propriété
de la « limite » que constitue la peau qui la rend visible, c'est-à-dire
perceptible au sens de la vue), que la surface elle-même, comme semble
le comprendre Aristote (il ne faut pas oublier que, dans leurs explications
de la couleur et de la vision, les anciens devaient rendre compte du fait
que, de la plupart des corps, sauf des corps transparents, on ne voit que
la surface, pas l'intérieur). De ces considérations, on peut
déduire
deux interprétations de la reformulation de Ménon.
Soit, en se rappelant que schèma peut aussi vouloir dire « figure »
dans le sens de « visage » ou plus généralement d'« aspect
extérieur » d'une personne (voir note 7), et
qu'on est dans une discussion où l'on cherchait initialement ce qui fait
l'aretè, l'excellence, de l'homme, et qu'une des questions qu'on
peut de poser à ce propos est de savoir si cette aretè
est purement « physique » (l'idéal de l'athlète au beau
corps que nous montrent les statues grecques, comme celles de Phidias, dont
il sera question dans la discussion avec Anytos, en 91d8,
ou celles de Dédale dont il sera question vers la fin du dialogue, en
97d6), ou si du moins la beauté physique
n'a pas un rôle à jouer dans cette aretè, on peut
se dire que, depuis le début de cette discussion sur les schèmata,
Ménon n'a pas vu la dimension « géométrique » de
ce dont lui parlait Socrate, et pense qu'il parle en fait de « visages »,
de « prestance », d'« aspect physique » de personnes,
de ceux justement dont on cherche l'aretè, et que, quand il parlait
de stroggulon, il voulait dire « rondouillard », « trappu »,
sens que ce mot peut effectivement avoir, tout comme euthus pouvait
alors vouloir dire « droit » dans le sens de « grand et mince »,
ou « pas voûté », « pas tordu ». Dans cette hypothèse,
les couleurs dont parlerait Socrate sont alors le teint de la peau, autre caractéristique
de l'aspect physique qui entre en ligne de compte dans les canons de la beauté.
Et Socrate, tel que Ménon le comprendrait dans une telle hypothèse,
serait maintenant en train de lui dire que l'« aspect (schèma) »
d'une personne, c'est ce qui va toujours avec le teint (de sa peau) ! Si
tel était le cas, le plus « benêt (euèthes) »
(voir note précédente) des deux ne serait pas celui que pense
Ménon ! Mais n'oublions pas que Ménon n'a guère plus
de 18 ans...
Soit, si l'on préfère imaginer un Ménon un peu moins « benêt »,
on peut supposer que Ménon a eu vent de la formule qu'Aristote prête
aux pythagoriciens et qu'il essaye d'étaler sa science aux yeux de Socrate
en lui montrant qu'il a deviné ses sources. La substitution de chroia
à chrôma pourrait alors se justifier en supposant que ce
seul mot suffise à évoquer dans l'esprit d'auditeurs « avertis »
de l'époque une formule toute faite commune dans de telles discussions.
Quoi qu'il en soit, le lecteur ne peut même pas soupçonner ce qui
se joue peut-être derrière la reformulation de Ménon si
le traducteur la fait disparaître en utilisant le même mot « couleur »
dans les deux cas ! Or c'est ce que font la plupart des traducteurs :
ainsi A. Croiset (Budé), E. Chambry (Garnier), B. Piettre (Nathan), G.
Kévorkian (Ellipses), J. Cazeaux (Poche), et en anglais, W. K. C. Guthrie
(Penguin), G. M. A. Grube (Hackett). On n'est guère plus avancés
par le « coloration » de L. Robin (Pléiade) qui, certes peut
s'appliquer, comme « couleur » du reste, au visage ou à la peau,
mais qui, dans un contexte général de traduction où il
est admis qu'on parle géométrie et physique et que les deux interlocuteurs
sont sur la même longueur d'ondes, n'attire guère l'attention sur
un autre type de compréhension. Seule, M. Canto-Sperber (GF Flammarion),
bien que traduisant les deux mots par « couleur », attire l'attention
dans une note sur le fait que Ménon emploie un mot différent ;
mais elle le fait en forçant la compréhension de chroa
comme terme technique pythagoricien, alors que le mot peut avoir aussi un sens
beaucoup plus commun : ainsi par exemple, on le trouve 4 fois, rien que
dans les Nuées d'Aristophane (vers 718,
1012,
1017
et 1171),
toujours pour parler de teint de peau ou de complexion ; et chez Euripide,
il peut désigner la peau (par exemple, Bacchantes,
457), voire même le corps, par la même métonymie qui
fait dire en français « sauver sa peau » (par exemple, Hécube,
717). (<==)
(39) « Être
bloqué » traduit aporoi, du verbe aporein, mot à mot,
se trouver a-poros, c'est-à-dire, « sans chemin (poros) »,
dans une situation sans issue. On dit souvent que les dialogues avec Socrate,
ceux en particulier comme le Ménon qui cherchent quelque définition,
conduisent à l'aporia, en français « aporie »,
en ce qu'ils mettent les interlocuteurs, et Socrate avec eux, dans une situation
« embarrassante », dont ils ne savent comment se sortie. Pour Socrate,
cette situation, celle de celui qui, ne sachant pas, ne croit pas non plus savoir,
et sait qu'il ne sait pas, est le premier pas vers la sagesse.
On peut noter d'ailleurs que Ménon n'accepte de se dire « bloqué »
que par personne interposée (« si on dit... »,
le « on » rendant un tis (quelqu'un) en grec), et sur un sujet
qui n'implique pas personnellement (au début de ses essais de réponse
à Socrate sur ce qu'est l'aretè, en 72a1-2,
il disait qu'il n'y avait « ouk aporia (pas d'embarras) »
à dire de l'aretè ce qu'elle est). (<==)
(40) Du point de vue de la pure logique, il semble bien que Ménon reproche à Socrate de définir un terme qui fait difficulté par un autre qui fait tout autant difficulté, voire plus. Et c'est bien comme ça que, dans sa réponse, Socrate va interpréter sa remarque. En pratique, ce n'est sans doute pas en logicien que raisonne Ménon. Si l'on pense qu'il n'a compris schèma et chrôma/chroa que comme concernant l'apparence physique des hommes, leur silhouette et leur teint, il s'étonne simplement que Socrate définisse la silhouette par le teint, tant est évident pour lui qu'on perçoit la « forme », la silhouette, de quelqu'un avant la « couleur », le teint de cette forme/personne (le commun des mortels dira : « la personne qui est devant moi est blanche, ou noire, pâle ou bronzée », pas : « le blanc, ou le noir, que je perçois a une forme oblongue qui me fait penser que c'est untel ou une telle »). Si l'on préfère penser que Ménon est plus ou moins au courant des théories pythagoriciennes, il constate simplement que le mot chroa, voulant dire aussi bien « peau », ou même « corps », que « teint », est encore plus ambigu que schèma, et renvoie à des théories savantes si l'on veut expliquer par lui la « silhouette », qui risquent fort de faire dévier la conversation loin de ses préoccupations du moment. (<==)
(41) Socrate utilise trois qualificatifs pour qualifier le genre d'interlocuteurs qu'il a en tête, tous trois péjoratifs dans son esprit. le premier est sophoi, « habiles, sages, savants », dont Socrate fait un idéal inaccessible (pour lui, on est tout au plus philo-sophos, ami de la sagesse, pas « sage »), et qui prouve pour lui l'arrogance (et finalement l'ignorance) de ceux qui se l'appliquent ; le second est eristikoi, qui vient de eris, « querelle, lutte, combat » (Eris, la Discorde, est le nom d'une déesse, fille de la nuit), et caractérise les gens qui prennent plaisir à la controverse et voient dans toute discussion un combat qu'il faut gagner ; le troisième est agônistikoi, , qui vient de agôn, « assemblée, plus spécifiquement pour les jeux », puis « jeux, concours, combat, lutte, bataille, procès », et a donc un sens voisin du précédent. Dans la cinquième définition du sophiste que donne l'étranger d'Élée dans le Sophiste (Sophiste, 224e-226a), qui en fait un lutteur par la parole dans des disputes privées en vue du profit, on retrouve les termes agônistikon et eristikon. (<==)
(42) La formulation
de Socrate « son ergon lambanein logon (ton travail de prendre
la parole) », associe dans la même phrase deux termes qui s'opposent
souvent : ergon et logon, c'est-à-dire les actes
et les paroles. Il y a là une critique implicite des « disputailleurs »
auxquels fait allusion Socrate : ceux dont les œuvres (erga) se
limitent aux paroles (logoi) sont des gens de peu ! L'aretè
de l'homme suppose (mais ne se limite pas à cela) que l'on mette en
cohérence
ses actes et ses paroles, on dirait encore la théorie et la pratique,
mais pas qu'on limite ses actes aux beaux discours. Socrate montrera qu'il
n'est pas qu'un beau parleur en décidant de ne pas fuir sa prison pour
convenances personnelles au nom de l'idée qu'il se fait de la justice,
dans la mesure où, bien que très probablement injuste, sa condamnation à
mort s'était faite dans les formes légales qu'il avait acceptées
en tant que citoyen d'Athènes (voir le Criton).
Le verbe traduit par « réfuter » est elegchein.
Ce verbe, qui, chez Homère, signifie « faire honte », renvoie
au vocabulaire des tribunaux, et évoque l'idée d'un contre-interrogatoire.
(<==)
(43) Le verbe de cette proposition conditionnelle, boulointo, est à l'optatif, ce qui renforce encore le caractère hypothétique de ce que dit Socrate, c'est-à-dire que lui et Ménon seraint philoi (amis) et que Ménon aurait effectivement envie de dialegesthai, de participer à une véritable discussion constructive et participative par échange de questions et de réponses (dialegesthai est le verbe qui correspond au non dialogos, d'où vient le mot français « dialogue »). Et de fait, comme le montre toute la suite du dialogue, Ménon n'a guère envie de perdre son temps à préciser ce dont on parle et ne cherche qu'à avoir une réponse à sa question sans se soucier de savoir si lui et Socrate donnent la même signification aux mots qu'ils emploient, à commencer par aretè et didaskein. Toute cette réponse de Socrate est donc très probablement ironique, et il ne lui a pas fallu longtemps pour classer Ménon plutôt du côté des « controversistes et autres disputailleurs » (une remarque de Socrate en 76e8 laisse penser qu'il a déjà eu l'occasion de s'entretenir avec Ménon la veille du jour où a lieu la discussion rapportée ici). (<==)
(44) « Plus dialectique », en grec dialektikôteron. Dialektikos est l'adjectif correspondant au verbe dialegesthai que vient d'utiliser Socrate et au nom dialogos. Dire que, quand les interlocuteurs sont en humeur de dialegesthai, il faut dialegesthai dialektikôs est donc en quelque sorte une tautologie : il faut conduire un dialogue qui soit un (vrai) dialogue ! Tant que l'on n'a dit que ça, on n'a pas beaucoup avancé (ceci dit, Socrate va quelque peu préciser sa pensée, au moins en traduisant ce que dialektikôs implique pour lui dans le cas présent, dans ce qui suit). Mais on peut dès maintenant noter que, pour lui, ce dialektikon est l'exact opposé de l'agônistikon et de l'eristikon dont il était question avec la première catégorie d'interlocuteurs potentiels, ceux qui se croient sophoi. Le dia-logos pour lui n'est pas un combat entre sophoi ou prétendus tels, qui n'ont d'autre objectif que de « vaincre » un « adversaire » dans des querelles de mots où le souci de la vérité est absent, mais une recherche en commun entre philoi qui veulent s'aider mutuellement à progresser ensemble vers la vérité sans souci de questions d'amour-propre. Le premier mot de toute cette réponse de Socrate à la question de Ménon sur ce qu'il pense de sa définition est talèthè, contraction de ta alèthè, mot à mot « les [choses] vraies », c'est-à-dire « elle dit des choses vraies ». Pour Socrate, cela seul compte. (<==)
(45) « Celui
qui est interrogé » : le texte grec des manuscrits
porte bien ho erôtômenos, forme passive du verbe erôtan,
« interroger », ce qui pose un problème qui
a conduit un éditeur
à corriger le texte et à substituer ho erôtôn,
« celui qui interroge ». En effet, il paraîtrait
plus naturel que Socrate dise que celui qui répond doit s'assurer
qu'il emploie des termes que comprend celui qui a posé la question.
Mais on peut aussi voir dans cette formulation, si les manuscrits sont corrects
(et comme le texte des manuscrits constitue justement la leçon la
moins naturelle, on peut penser qu'ils le sont), une manifestation supplémentaire
de l'ironie socratique : si en effet on était vraiment dans une
discussion « dialectique », il n'y aurait pas un interrogateur et un interrogé,
un maître censé
savoir répondant aux questions d'un élève ignorant, mais
deux interlocuteurs sur un pied l'égalité assumant à tour
de rôle la position d'interrogateur et d'interrogé, et vérifiant
constamment qu'ils se comprennent bien. Le caractère dialektikôteron
de la discussion résulterait donc du fait que les deux interlocuteurs
s'assurent chacun qu'ils emploient des termes que l'autre comprend, aussi
bien dans leurs questions que dans leurs réponses. En suggérant
qu'il y a dans la discussion un interrogateur et un interrogé, Socrate
contredit donc le caractère « dialectique » de la discussion. Mais
de plus, il fait implicitement admettre à Ménon, qui interprète
sans doute cette remarque comme voulant dire que Socrate admet qu'il doit
répondre
avec des termes que Ménon comprend, que c'est lui, Ménon, l'interrogé,
alors que toute la discussion cherche une réponse à une question
initiale posée par Ménon, et que, dans le cas présent,
c'est encore Ménon qui a posé une question à laquelle
Socrate est en train de répondre ! Mais il est de fait que,
sur l'ensemble du dialogue, Ménon est plus souvent « celui qui est
interrogé »
que celui qui interroge... Pire ! En suggérant que les réponses
doivent tenir compte de ce que comprend « celui qui est interrogé »,
Socrate laisse entendre que c'est le même qui fait les demandes et les
réponses ! Et, là encore, c'est bien le cas dans notre
dialogue pris dans son ensemble. Bref, Socrate sait parfaitement à quoi
s'en tenir sur le caractère non « dialectique » de l'entretien, et
se paye même le luxe de le suggérer à Ménon qui
n'y voit que du feu. Pendant ce temps, ce pauvre Ménon, lui, est tout
fier car il croit qu'il vient d'obtenir une victoire sur Socrate en lui faisant
admettre qu'il s'y est mal pris dans la discussion en proposant un peu vite
une définition
inacceptable à ce point.
Mais il y a plus. Dans la perspective globale du dialogue, qui a commencé
par une question de Ménon à Socrate, Socrate est en train de faire
la leçon à Ménon en lui disant : « avant de me
demander si l'aretè est enseignable, c'est toi qui aurait
dû commencer par chercher à savoir si je comprends bien comme toi
ce que tu veux dire par aretè ! Surtout qu'après tout
ce que je soupçonne que tu as entendu sur mon compte à Larissa,
je suis à peu près sûr que tu te fais des idées fausses
sur moi et sur ma conception de l'aretè !... » En d'autres
termes, Socrate retourne le compliment à Ménon, et justifie ce
qu'il fait depuis le début du dialogue, et qui est ce qu'aurait dû
faire Ménon lui-même... (<==)
(46) « Convient en outre » traduit prosomologè(i). On retrouve dans ce verbe pros-omologein le verbe homologein, composé de homo-, « le même », et de legein, « dire », en d'autres termes, « dire la même chose », qui peut s'interpréter soit comme « convenir, être d'accord », soit comme « se comprendre ». Ce verbe jouera un rôle central dans la suite du dialogue, où il reviendra à des moments cruciaux, souvent pour mettre en évidence justement qu'il ne suffit pas de dire, ou de sembler dire, la même chose pour se comprendre (voir en particulier 89c5-6 et la note correspondante, ainsi que toute la section finale 96c-100c). (<==)
(47) Les termes
grecs de sens voisin employés ici par Socrate sont :
- teleutè (traduit ici par « fin »), mot dérivé
du mot telos, plus général et plus commun, qui veut dire
« achèvement, terme, réalisation, accomplissement, but » ;
teleutè a un sens plus restreint que telos, et désigne
surtout la fin, en particulier la fin de la vie, la mort ;
- peras (traduit ici par « terme »), qui peut aussi vouloir dire
« limite », et s'oppose à l'a-peiron, l'illimité
ou l'infini, formant avec lui un couple qu'on retrouve dans les dix couples
dont certains pythagoriciens faisaient les principes de toutes choses (cf. Métaphysique,
A, 986a22-26) ;
- eschaton (traduit par « extrémité »), qui implique
la notion de ce qui vient en dernier (d'où le mot français « eschatologie »
pour parler de ce qui concerne les fins dernières de l'homme). (<==)
(48) Sur Prodicos, voir la notice le concernant. Prodicos, adepte de la précision du vocabulaire, est mentionné ici à un moment où Socrate ne cherche justement pas cette précision entre des termes voisins dont le concept général est suffisant à son propos. L'élargissement du champ sémantique possible autour des mots choisis, et leur multiplicité, est peut-être même voulu par Socrate pour suggérer à Ménon qu'en parlant de « fin », on ne s'éloigne pas tant que cela, une fois encore, du problème de l'aretè, qui met en cause la « fin » de la vie, aussi bien en tant que « finalité », « but », « propos ultime », par rapport auquel nos actes devraient se juger, qu'en tant que « terme », « mort », qui, en scellant définitivement le tout de notre vie, permet enfin de la juger dans son ensemble et donc d'en mesurer la valeur véritable (c'est peut-être cela qui justifie le choix de teleutè plutôt que telos). Plus tard dans le dialogue, lorsque Socrate reprendra une discussion antérieure dans laquelle Ménon a montré que, quand c'était pourtant nécessaire, il était incapable de faire attention au sens exact des mots et, en présence de mots à sens multiples, de se faire préciser par son interlocuteur dans quel sens il les utilisaient, il mentionnera encore Prodicos (96d7), pour suggérer à Ménon que lui, Socrate, n'a pas su tirer profit de ses leçons, alors qu'il vient justement de prouver le contraire sans même que Ménon s'en aperçoive. (<==)
(49) A l'instant, il était question de noms, maintenant Socrate utilise des verbes, mais cela n'a pas l'air de gêner Ménon, qui ne semble pas faire trop de différence entre la chose et l'action qui y conduit. Il faut dire que les verbes utilisés sont formés sur les mêmes racines que les noms utilisés l'instant d'avant : peperanthai, infinitif parfait passif du verbe perainein (traduit par « être terminé ») est formé sur la même racine que peras (que j'avais traduit par « terme ») ; et teteleutèkenai, infinitif parfait actif du verbe teleutan (traduit par « finir »), est formé à partir de teleutè (et un de ses sens est « mourir »). Pour Ménon, cela suffit. (<==)
(50) Le mot traduit par « compliqué » est poikilon. Il est impossible de rendre en français toute l'ironie qui se cache dans ce mot. Car le sens premier de poikilon est « de toutes les couleurs, bariolé, multicolore » ! Le terme est particulièrement bien choisi dans une discussion où il est question de définir la couleur ! De plus, au sens figuré, poikilon veut dire aussi « varié, divers, changeant » : or justement, les mots qu'utilise Socrate sont changeants, et leurs sens variés ! Et poikilon peut aussi vouloir dire « artificieux, rusé », ce que justement Socrate pourrait bien être dans cette discussion, lui qui mène Ménon par le bout du nez sans que l'autre s'en rende compte ! (<==)
(51) Les termes qu'emploie ici Socrate, en se référant cette fois explicitement à la géométrie, ont, dans ce contexte, un sens technique plus prononcé. Epipedos, traduit par plan, veut dire au sens étymologique « qui repose sur le sol (pedon) », et par extension, « plan, uni ». En géométrie, ce terme désigne le plan, ou une surface plane, par opposition au solide, désigné justement par le second terme proposé par Socrate, stereon. Dans la mesure où stereon peut aussi vouloir dire « robuste, vigoureux », en parlant de personnes, voire « têtu, obstiné », et que c'est le seul des deux mots que Socrate va utiliser dans sa nouvelle définition, on peut penser que, s'il l'introduit en partant de son contraire dans le champ de la géométrie, et s'il fait de plus une référence explicite à celle-ci, c'est pour mettre cette fois-ci les points sur les « i » et ne pas risquer encore une fois que Ménon ne comprenne le mot dans un autre sens, toujours applicable au « physique » des personnes, comme l'étaient stroggulon et euthus, ou encore chrôma/chroa.(<==)
(52) « En résumant (sullabôn) » : la formule concise que donne ici Socrate ne se conçoit pour lui que comme le « résumé » de la discussion qui y a conduit, et n'a de sens que dans ce contexte. On peut appeler ça « définition » si l'on veut, mais alors, il ne faut pas oublier que la « définition » ne dispense pas de tout la travail d'élaboration dont elle n'est que le « résumé ». Et si l'on doit n'en garder qu'un, c'est le travail d'élaboration, pas le résumé, qui n'a de sens que pour ceux qui ont participé à son élaboration... (<==)
(53) On traduit
généralement peras, que je traduis par « terme »,
par « limite ». Mais ceci donne une vision trop « statique »
des choses qui n'est pas celle que veut donner Socrate. D'abord, le verbe perainein,
que Socrate reprend à partir de peras, ne veut pas dire « limiter »,
mais « conduire au terme, achever, accomplir », avec une très
nette idée de mouvement ou d'action (je l'ai traduit par « terminer »
pour reproduire en français la parenté avec le nom servant à
traduire peras). De même, teleutan veut dire « finir,
achever, accomplir », là aussi avec l'idée d'un mouvement,
et la teleutè, ce n'est pas la limite, mais l'accomplissement,
l'achèvement, la fin en tant qu'elle vient au terme de quelque chose
(comme une vie). Pareillement eschaton indique l'extrémité,
le dernier élément d'une série que l'on parcourt jusqu'au
bout. D'ailleurs, le simple fait que Socrate précise le sens des mots
qu'il introduit en faisant appel aux verbes qui en dérivent, confirme
qu'il se place dans une perspective d'action. Enfin, dans sa première
formulation, Socrate emploie la préposition eis (« ce dans
quoi se termine le solide ») qui indique un mouvement, contrairement
à en (« dans » sans mouvement). On est bien dans la sphère
de la géométrie, mais d'une géométrie pour le moins
« dynamique », car Socrate ne perd pas de vue les transpositions que
l'on pourrait faire de ces termes et de ces définitions dans le domaine
de l'aretè dont on est parti. La « figure (schèma) »
d'un homme, ce n'est pas seulement son apparence physique, c'est aussi, pour
le Socrate de Platon, l'image qui reste de lui lorsqu'il a atteint son « terme ».
La « figure » de Socrate, c'est cette « image » d'un Socrate
mort (qui a atteint sa teleutè) qui nous est donnée dans
les dialogues de Platon.
Et même si l'on en reste au domaine mathématique et géométrique,
la définition ainsi comprise est plus parlante qu'une définition
qui s'appuierait sur le concept de « limite », qui, justement parce
qu'il est « statique », ne ferait que remplacer un terme mal compris
(« figure ») par un terme guère plus explicite pour le profane,
« limite ». Alors que « terme » compris dans une perspective
dynamique « illustre » mieux ce dont il est question : si l'on
voulait donner un tour plus rigoureusement mathématique à cette
définition, on pourrait la traduire ainsi : soit un point quelconque
P d'un solide S et une direction D quelconque ; j'appelle L le dernier
point appartenant encore à S sur la droite de direction D tracée
à partir de P, lorsqu'on la parcourt en s'éloignant de P ;
la « schèma » est l'ensemble des points L obtenus à
partir de tous les points P du solide S et de toutes les directions D
possibles à partir de chacun de ces points. En fait, c'est une définition
de ce genre qu'on devrait donner si l'on voulait préciser le terme « limite »
lui-même, alors que la notion de « dernier » dans une série,
ou celle de « terme », d'une route par exemple, est plus intuitive au
non-spécialiste, plus « visuelle ».
Mais ce n'est pas tout. La définition donnée de la schèma,
terme qui, dans le langage courant, et même pour un géomètre,
renvoie à l'apparence, c'est-à-dire à la vue (qu'on le
traduise par « aspect », par « silhouette », par « forme »
ou par « figure »), s'appuie explicitement sur la notion de « solide »,
qui n'est pas, elle, une donnée de la vue, du moins pas immédiatement,
mais du toucher (et il est possible que Platon se souvienne là que schèma
tire son origine du verbe echein, qui veut dire « avoir, posséder »,
ou encore « valoir, peser », verbe qui renvoie donc plus à la
« substance » qu'à l'« apparence »). La vue, elle, en
première instance, ne nous offre qu'une image « plane » indifférenciée
de taches de couleurs, autour desquelles on peut imaginer des « contours »
comme on le ferait sur un tableau peint. Mais Socrate a explicitement éliminé
l'approche « plane » en faisant référence au plan (epipodon)
en même temps qu'au solide pour ne garder que le solide dans sa définition.
Et on pourrait même comprendre son « ouden poikilon (rien
de compliqué) » comme voulant aussi dire, en jouant sur les mots,
« rien à voir avec la peinture » ou « avec les
couleurs » (voir note 50 ; il y avait à
Athènes une galerie peinte qu'on appelait tout simplement hè
Poikilè). Quant à la notion de peras (terme) l'autre
terme de la définition, elle n'a, elle non plus, rien à voir avec
la vue. Bref, la définition proposée fait tout ce qu'elle peut
pour tuer l'idée que les schèmata sont des données
immédiate de la seule vue. Ce qui nous paraît le plus directement
appréhendable, le « visible », résulte déjà
d'une abstraction de notre esprit dont nous ne sommes même plus conscients.
Il est encore une autre direction dans laquelle on peut « transposer »
cette définition, et c'est justement par rapport à la notion même
de « définition » qui est au centre de la recherche sur l'aretè.
Car le mot grec qui veut dire « définition » est horos,
dont le sens recouvre en partie celui de mots comme peras, telos/teleutè
et eschaton, utilisés ici par Socrate : au sens premier,
horos, c'est la « limite », d'un champ en particulier, voire
la borne qui marque cette limite ; c'est aussi la « frontière »,
ou encore le « but » qu'on se propose (c'est le mot qui est à
la racine du français « horizon »). Le verbe horizein,
de même racine, veut dire « borner, limiter, délimiter »,
et donc au figuré, « délimiter » le sens d'un mot, c'est-à-dire
le « définir ». De ce verbe dérive le mot horismos,
qui reprend une partie des sens de horos, dont celui de « définition »,
en particulier chez Aristote. Mettre en relation le concept de « limite »
(peras transposable en horos) et le concept de « forme »
(schèma transposable en eidos/idea, voir note
7), c'est donc en quelque sorte poser la question de ce qu'est une « définition »
et du rôle de la « forme/idée » dans cette recherche. On
remarquera d'ailleurs à ce propos que l'on ne trouve nulle part dans
le Ménon, et très exceptionnellement dans les dialogues
dits « aporétiques » ou « socratiques » (ceux dans lesquels
justement Socrate semble être à la recherche d'une « définition »),
les mots horos ou horizein et que ce sont les commentateurs qui
supposent que Socrate cherche une « définition », ici de l'aretè,
au sens que pourrait donner à ce mot un Aristote (voir par exemple la
définition de horos qu'il donne en Topiques, I, 5, 101b37,
sq.), lorsque Socrate ne fait que demande « quoi est (ti estin) »
quelque chose, ou, comme ici à propos d'aretè, « qu'y
a-t-il de commun entre tous les usages de ce mot ? ». Et plutôt
que de penser, à partir de ce que dit Aristote en Métaphysique,
A, 987b1-4 du rôle précurseur de Socrate dans la recherche
de « définitions (horismôn) » de concepts d'ordre
éthique, que Socrate cherchait des « définitions » au
sens que lui, Aristote, donne à ce mot, il serait peut-être plus
profitable d'examiner, au moins pour le Socrate de Platon, la manière
dont il s'y prenait dans ses recherches pour voir ce qu'il cherchait. Et, de
ce point de vue, le Ménon pourrait être d'un grand secours
pour comprendre ce que cherche Socrate quand il dit chercher « quoi est
aretè » et ce qu'il y a de commun dans toutes sortes d'aretai.
Certes, la « définition » de schèma ici donnée
ressemble fort à ce qu'Aristote considérerait comme une « définition » ;
mais, comme on va le voir dans la suite de la discussion et dans les notes qui
s'y rattachent dans ma traduction, le fait que Socrate soit capable de donner
une définition « aristotélicienne » de schèma
ne veut pas du tout dire qu'il se croit capable d'en donner une similaire d'aretè.
Qu'il puisse y avoir quelque chose de commun à toutes les formes d'aretai
n'implique nullement que ce quelque chose puisse se réduire à
une formule de quelques mots (du moins une formule qui ne fasse pas que déplacer
l'investigation vers d'autres mots tout aussi problématiques). Que Socrate
insiste pour que Ménon lui dise ce qu'il voit de commun à toutes
les aretai ne veut pas dire qu'il attend de lui une définition
aristotélicienne, et même s'il donne en exemple une définition
de ce genre pour schèma, rien n'interdirait à Ménon
de rétorquer justement que le cas d'aretè n'est pas du
même ordre : ce que cherche Socrate, c'est qu'il se pose les bonnes
questions et mesure l'ampleur du problème, plutôt que d'employer
des termes qui ne sont pour lui que des mots qu'il est prêt à employer
à contresens si cela peut arranger ses affaires. Pour Socrate, ce qui
est à l'« horizon » des mots que nous employons, ce sont des
« formes/idées » dont ces mots ne sont que de bien pâles
images, et c'est justement en parcourant par le dialogue les différents
« chemins » qui « traversent » sous un angle ou sous un autre
un « concept » et d'autres voisins que l'on peut petit à petit
déterminer ce qui est « dedans » et ce qui est « dehors »,
c'est-à-dire les « limites (peras/horos) » de ce concept,
de cette « forme/idée (schèma/eidos/idea) ». (<==)
(54) Cette fois-ci, Ménon revient au terme chrôma pour parler de « couleur ». (<==)
(55) « Excessif » traduit le grec hubristès, qui renvoie à l'hubris, c'est-à-dire, l'excès, l'orgueil, l'insolence, la fougue, l'impétuosité, l'emportement. L'hubris, c'est le défaut qui s'oppose à la sôphrosunè, la modération, dont, dans le passage qui précède la section ici traduite, Socrate faisait, avec la justice, l'une des qualités communes à toutes les sortes d'aretai. (<==)
(56) La formule grecque traduite par « faible devant ce qui est beau » est hèttôn tôn kalôn. Le texte ne précise pas sur quoi porte le kalôn, qui peut aussi bien être un masculin (sous-entendu « garçons », comme le comprennent la plupart des traducteurs, qui ajoutent ce mot dans leur traduction) qu'un neutre (sous-entendu « choses », de portée beaucoup plus générale). Je préfère laisser pareillement le texte ouvert dans la traduction. On peut rapprocher cette remarque du discours de Diotime dans le Banquet, qui décrit le rôle du beau dans l'ascension vers les « idées ». (<==)
(57) Ces « émanations », ou effluves, aporroai en grec, du verbe aporrein, « couler de », doivent être conçues, comme va le montrer la suite, comme de véritables particules microscopiques, de tailles et de formes diverses. (<==)
(58) « Passages » traduit le mot grec porous, dont vient le français « pores ». Mais le mot a un sens beaucoup plus général que le mot français « pores » qui évoque par trop les « pores » de la peau, alors que, dans les théories d'Empédocle évoquées ici, les « émanations » et les « passages » concernent tous les sens, et pas seulement les sens. Le verbe traduit par « passent » est le verbe poreuein, construit sur la même racine que poros. Et, en 75c6, Ménon se disait a-poros, (bloqué), c'est-à-dire « sans issue » (voir note 39), usant d'un mot lui aussi de la même famille. (<==)
(59) Premier vers d'un hyporchème de Pindare en l'honneur de Hiéron, tyran de Syracuse, dont la majeure partie est aujourd'hui perdue. Ce vers est aussi cité en Phèdre, 236d, et dans les Oiseaux d'Aristophane (927). (<==)
(60) Le texte
grec de la définition de Socrate est « estin chroa aporroè
schèmatôn opsei summetros kai aisthètos ». Quelques
commentaires sur cette formule :
- chroa : on peut remarquer que quand Socrate parle de chrôma,
Ménon répond par chroa, et que quand Ménon revient
à chrôma, Socrate répond par chroa. Je
garde « teint » pour traduire chroa, comme
dans la réplique
de Ménon en 75c5, pour bien montrer qu'il s'agit
du même mot.
- aporroè schèmatôn : cette expression
pose problème : sont-ce les schèmata qui constituent
les
émanations, ou en sont-elles la source, en d'autres termes faut-il comprendre
« des émanations faites de schèmatôn »
ou « des émanations en provenance de schèmatôn » ?
J'opte pour la seconde option, tout en laissant la traduction ouverte, comme
le grec, pour deux types de raisons : d'une part, parce que, si l'on
se reporte à l'étymologie du mot aporroè, on
y retrouve le verbe rhein, qui veut dire « couler », et le préfixe
apo, qui, lui, commande le génitif et veut dire « à
partir de, en venant de, hors de » ; il semble donc logique de penser
que le complément du nom composé prend son sens à partir
du préfixe. Mais d'autre part, parce que le sens ainsi obtenu est bien
plus acceptable : si l'on s'en tient à la définition qui
vient d'être donnée de schèma, c'est « la limite
du solide ». On ne voit pas trop bien comment une « limite », concept
abstrait, pourrait « s'écouler » ! Ou alors c'est que Socrate
prend le mot dans un sens différent de celui qu'il vient lui même
de lui donner quelques lignes plus haut pour essayer de reproduire, ou de
parodier, des théories supposées d'Empédocle sans souci
de cohérence
dans son discours. Qu'il parodie Empédocle, c'est fort probable ;
qu'il soit capable de tester l'attention de Ménon en introduisant volontairement
des incohérences dans son discours, c'est aussi fort possible, mais
je ne pense pas qu'il ait besoin de ça ici, au moment où il
prétend
donner à Ménon une leçon de dialectique. Le test d'attention
est ailleurs, comme on le verra bientôt. Par contre, si l'on opte pour
la seconde interprétation, alors, ce que dit la définition
se comprend mieux : on vient de définir la schèma comme
« limite du solide », disons, en employant un langage plus compréhensible,
comme surface d'un corps ; ce que dit maintenant Socrate, c'est que
la couleur est une émanation provenant de la surface des corps
qui stimule notre organe de la vue, ce qui est parfaitement compréhensible,
même
si ça n'explique pas grand chose en l'état (bien que ce soit
parfaitement vrai au regard de la physique moderne, si l'on précise
que cette émanation
est la réflexion de « particules » de lumière
(des « photons »)
éclairant l'objet.
- opsei : datif d'opsis, mot déjà utilisé
dans la précédente réplique de Socrate où il était
traduit par « vue », et dont les sens sont multiples et recouvrent en
partie ceux de schèma, dans la mesure où il peut aussi
vouloir dire « apparence, aspect, air ». Ici, comme d'ailleurs dans
la précédente réplique, la question est de savoir s'il
désigne la vue ou l'œil, deux des sens qu'il peut avoir. Quoi qu'il
en soit, on peut remarquer que Socrate a introduit sa définition en parlant
d'aporroai (émanations) et de poroi (passages), et qu'on
ne retrouve pas les poroi dans la définition proprement dite,
sauf justement à supposer qu'il a sauté une étape, parlant
ici des yeux en supposant évident qu'ils sont des poroi, ou en
contiennent.
- summetros : mot composé dans lequel on retrouve metron,
mot grec qui veut dire « mesure » ; le terme évoque
l'idée
de commensurabilité, de proportionnalité, de symétrie
(le mot français issu de ce mot grec), d'harmonie (il a pris la place
dans la définition du harmottein--traduit par « sont
proportionnés
à »--utilisé antérieurement pour parler
des relations entre « émanations » et « passages »).
- aisthètos : « perceptible par les sens, sensible » ;
en fin de compte, cette pseudo-définition ne dit rien d'autre que quelque
chose comme « la surface des corps (leur schèma) émet
quelque chose (une aporroè) qui est perceptible par le sens
de la vue (opsis) et qui est à l'origine de ce que l'on
nomme "couleur" », ou encore, pris à l'envers,
« l'œil
(opsis) est sensible
à des émanations (aporroai) particulières (summetros)
provenant de la surface des corps (leur schèma) qui donnent
naissance
à ce que l'on nomme "couleur" ». Bref, loin d'être
une définition,
cette affirmation n'est que la reformulation dans un langage pseudo-scientifique
d'une constatation empirique qui exprime simplement le fait que la couleur
est le sensible propre de la vue et qu'elle est le résultat d'une certaine
« adéquation » (summetria) entre un
produit « objectif » des corps visibles eux-mêmes
(une « émanation ») et notre
organe de la vue. (<==)
(61) Socrate
parle ici de transposer la définition à phônè
(le son) et à osmè (l'odeur) : c'est bien, dans
chaque cas, du sensible qu'il s'agit, c'est-à-dire de la chose (l'« émanation »
dans la perspective de la définition antérieure) perçue
par l'un ou l'autre sens, dont il s'agit, et non pas de la sensation spécifique
(le « sens ») ou de l'organe percevant. Du point de vue du vocabulaire,
on peut faire les parallélismes suivants (les mots en gras sont ceux
qui sont utilisés par Socrate dans cette discussion) :
aisthèsis (la sensation/le sens) | to aisthètèrion (l'organe) | to aisthèton (le sensible perçu) |
opsis (vue) | opsis/ophthalmos (œil) | chrôma/chroa (couleur) |
akoè (ouïe) | ous, otis (oreille) | phônè (son, voix, parole) |
osmè (odorat) | rhis, rhinos (nez) | osmè (odeur) |
On remarque dans ce tableau que :
- pour la vue, le même terme désigne l'organe et la sensation,
alors que pour l'odorat c'est le même terme qui désigne la sensation
et le sensible perçu, et que pour l'ouïe, il y a un terme différent
pour chaque composante. Ceci dit,
- la seule colonne où l'on retrouve bien les trois termes utilisés
par Socrate (en gras dans le tableau) est bien celle des sensibles perçus.
Le fait que la « définition » de la couleur soit transposable
veut dire qu'elle est généralisable sous la forme suivante :
« (un sensible) est une émanation de schèmatôn
commensurable à (un sens/un organe sensoriel) et sensible » (en grec :
« estin (aisthèton ti) aporroè schèmatôn
(aisthèsis/aisthèteron)
summètros kai aisthètos »), où il suffit
de remplacer les mots entre parenthèses par les termes correspondants
d'une des lignes du tableau. Mais la mise sous cette forme de la définition
montre bien qu'elle est tautologique et qu'elle ne fait que dire que nous
percevons par chacun de ceux de nos sens qui opèrent sur des objets
distants (sans contact direct) dans la mesure où les objets émettent
quelque chose qui est perceptible par l'organe approprié en nous. La
formule ne nous dit par contre rien de la nature de ces « émanations »,
ni de la manière dont elles agissent sur nos organes sensoriels, et
encore moins de la manière dont leur action parvient à notre
« conscience » et induit en nous des « représentations »,
des pensées
susceptibles de se transformer en langage. On n'est plus ici dans l'ordre du
« mathématique », du « conceptuel » pur, comme c'était
le cas avec les schèmata, dont la définition n'est
justement rigoureuse que parce qu'elle définit une « abstraction » à
partir du réel, mais dans l'ordre du « physique », où
l'on ne fait que constater des « phénomènes » qui
s'imposent
à nous. (<==)
(62) Le mot
grec traduit par « pompeuse » est tragikè, qui
renvoie à la tragédie. Au premier degré, Socrate fait sans
doute référence au style grandiloquent de la formule qu'il a concoctée
et qui rappelle le style de la tragédie. Et c'est bien par son style
qu'elle peut plaire à Ménon, ce qui justifie la traduction par
« pompeuse » plutôt que « tragique », nécessaire
pour rendre la suite compréhensible. Mais Socrate joue sur les multiples
sens du mot tragikè, qui peut aussi vouloir dire « pathétique »,
ou tout simplement « tragique ». Faute d'un même mot français
ayant ce double sens, j'ai rendu ce second sens par un « hélas ! »
ajouté quelques mots plus loin, qui n'est pas dans le texte grec. Ce
qu'il y a de « pathétique », voire même de « tragique »,
pour Socrate, c'est que les hommes préfèrent courir après
de telles pseudo-explications qui n'expliquent rien, et se complaisent comme
Ménon dans des formules ronflantes, plutôt que de se concentrer
sur le telos (terme de la même famille que teleutè,
et comme lui synonyme de peras--voir note 53--,
mais qui évoque aussi l'achèvement, l'accomplissement, le résultat,
le but, la plénitude) de leur propre vie vers lequel pointe la première
définition si, elle, on la « généralise » en passant
de l'ordre des corps simplement « physiques » et « visibles »
à l'ordre des personnes prises dans leur globalité, y compris
dans leur dimension « intelligible », ce qui nous ramènerait
au problème de l'aretè.
Car on peut noter que les deux « définitions » nous mettent en
présence, à partir d'une problématique qui semble exclusivement
« visuelle », l'une de l'ordre « intelligible » (la définition
des schèmata), l'autre de l'ordre « visible » (la définition
de la couleur), et que c'est l'ordre intelligible qui vient en premier et dont
les « concepts » servent à « analyser » l'ordre visible :
on « perçoit » la couleur immédiatement, sans l'aide de
l'ordre intelligible, mais, dès qu'on veut en parler, il faut prendre
appui sur l'ordre intelligible, sur des concepts comme celui de « solide »,
ou celui de schèma.
On peut aussi remarquer que chacune des deux « définitions »
introduit l'un des concepts majeurs à partir desquels Socrate pourrait
sans doute expliciter ce qu'il entend par aretè : la
première
définition introduit le concept de peras, de « terme »,
qui se transpose aisément, comme on vient de le voir, en celui de telos,
d'accomplissement, de « finalité » ; et
la seconde est centrée
sur l'idée d'« harmonie », de « mesure » et de « proportionnalité »
(voir note 60), qui sont au cœur de la définition
de la justice dans la République, ou encore de l'art politique
dans le Politique. Le premier concept est celui qui nous relie à
l'ordre intelligible, à l'idée/idéal de l'homme ;
le second celui qui nous précise comment trouver notre place dans l'ordre
« visible », comment « décliner »
cet idéal dans
l'ici et maintenant du monde matériel et spatio-temporel.
Mais ce dont Socrate veut aussi nous faire prendre conscience, et qui donne
son caractère « tragique » à la seconde
« définition,
c'est que seule la première définition est vraiment une définition,
car elle atteint à la « forme » de ce dont elle parle, une
forme qui justement n'est plus dans l'ordre « sensible », dans
le « visible »
(aucune référence à la vue dans cette définition
de l"'apparence », comme on l'a fait remarquer dans la note
53), et que cette rigueur n'est justement pas possible quand on reste
dans l'ordre du « sensible », c'est à dire
du monde « physique » dans lequel nous vivons, comme c'est le cas avec la
couleur. Car quand Socrate suggère que, pour plaire à Ménon,
il va faire une définition
« à la manière de Gorgias », le choix n'est pas entre
la manière de Gorgias et la manière « géométrique »
de la première définition, mais entre la manière de
Gorgias et celle d'un autre sophiste, entre les « théories »
d'Empédocle
et celles d'un autre « physicien » qui seraient tout aussi « mythiques »
les unes que les autres, tout aussi mythiques que les discours de Timée
qui ne sont, de son propre aveu, qu'un « mythe vraisemblable »
(Timée,
29d2). On ne peut rendre compte de la couleur (et de tout le monde physique)
que de manière « poétique » (ce que laisse entendre
la référence introductive à Pindare), dans une « ode »,
non plus à un quelconque tyran comme Hiéron (voir note
59), mais au démiurge ordonnateur du kosmos, même
lorsque le discours prend des airs « scientifiques » (et cela
reste vrai de notre science, qui explique infiniment plus précisément
comment fonctionnent les mécanismes physico-chimiques mis en œuvre
par nos organes sensoriels, mais reste tout aussi incapables qu'Empédocle,
Timée
ou Platon d'expliquer le passage du visible à l'intelligible, des stimulations
de notre rétine, des impulsions dans nos neurones, aux « formes »
que nous en « abstrayons », d'une « onde »--terme
bien abstrait--dont nous mesurons la longueur d'onde et qui frappe notre rétine
au « rouge » que nous disons percevoir et au cercle que dessine ce rouge).
Ce que le Socrate de Platon trouve « tragique », ce n'est pas que nous cherchions
ce genre d'explications (après tout il a, lui aussi, lu Empédocle
qu'il cite, et il écoutera avec plaisir Timée conter son « mythe »),
mais que nous attachions plus d'importance à de telles recherches
et prenions plus de plaisir dans de tels discours que dans ceux qui, comme
le Phédon,
nous mettent en face du choix de notre vie qui ne peut s'appuyer sur des certitudes
mathématiques, mais doit accepter un « beau risque » (Phédon,
114d6). Ce que le Socrate de Platon veut que nous comprenions, c'est
que cette « harmonie » qui fonde notre aretè ne
se donne pas dans des formules mathématiques, dans des définitions
bien carrées,
mais doit s'inventer au fil des jours, chacun pour soi, avec un « idéal »
en cible dont chacun doit trouver pour lui la route...
Ainsi, au bout du compte, des deux exemples de « définitions »
donnés par Socrate ici, l'une n'est qu'un « résumé »
(voir note 52), et l'autre s'apparente à la poésie
et à la tragédie ! Est-ce bien là ce qu'il attend
sur aretè ?... (<==)
(63) On ne sait rien par ailleurs du père de Ménon mentionné ici, mais son nom, Alexi-dèmos est pour le moins ambigu : le verbe alexein qui apparaît au premier membre peut en effet vouloir dire aussi bien « écarter, repousser » que « défendre, protéger » (selon l'idée que celui qui protège est celui qui écarte le malheur). Alexi-dèmos, ce peut donc être aussi bien celui qui protège le peuple que celui qui le repousse, qui s'en écarte. En général, le sens à donner à alex(i) dépend du terme qui suit : ainsi, Alex-andros veut dire « qui protège les hommes », alors que alexi-kakos veut dire « qui écarte les maux ». Mais il n'en reste pas moins que, même si le nom, surtout dans une famille noble comme celle de Ménon, voulait sans doute dire, dans l'esprit de ceux qui l'avaient choisi, « protecteur du peuple », il restait ouvert à une interprétation moins favorable. (<==)
(64) « Comme moi j'essaye de m'en persuader » : le grec, hôs ego emauton peithô, peut se traduire tout simplement par « comme moi je le crois » ou « comme j'en suis, moi, persuadé ». Mais il y a d'autres manières plus simples de dire cela, comme le oimai, traduit par « je pense », quelques mots plus loin. Cette tournure fortement réflexive construite autour du verbe peithein, qui veut dire « convaincre, persuader », à l'actif et non au passif, et qui empile deux pronoms personnels de la première personne (mot à mot : « comme moi je persuade moi-même »), veut sans doute insister sur le fait que cette conviction n'est pas un fait acquis, qu'elle est le résultat d'un effort de recherche permanent et qu'elle peut toujours être remise en cause par de nouvelles investigations. (<==)
(65) Que la « définition/résumé » de la schèmatos soit meilleure ne veut pas dire que Socrate pense pouvoir en donner une identique de la couleur, ou de l'aretè. Tous les dialogues dits « aporétiques », dans lesquels Socrate cherche en vain une « définition », comme il le fait dans le Ménon pour l'aretè, ou dans l'Euthyphron pour la piété, ou dans l'Hippias majeur pour le beau, etc., loin de mettre en évidence une faiblesse de Socrate et de ses interlocuteur qui pourrait ne pas exister chez d'autres interlocuteurs (ou pire, de traduire une « étape » dans le développement de la pensée de Platon, auteur de ces dialogues), n'ont d'autre propos que de montrer la vanité de telles recherches sur de tels concepts, non que ces concepts n'« existent » pas, mais parce qu'il est illusoire de croire pouvoir les enfermer dans quelques mots (qui sont tout au plus un « résumé »), et que de plus, ce qui compte, ce ne sont pas les mots avec lesquels on croirait pouvoir en rendre compte, mais la manière dont on les instancie chacun dans notre vie par nos actions. (<==)
(66) Socrate fait ici référence à l'opinion qu'a manifestée Ménon auparavant, à savoir, sa préférence pour la seconde définition, pas à celle que lui vient tout juste d'exprimer en disant que la première définition était la meilleure. (<==)
(67) Le verbe traduit par « attendre » est perimenein, proprement « rester (menein) alentour (peri) », construit sur le verbe menein, « rester, demeurer », dont vient aussi le nom de Ménon. Il y a sans doute là un jeu de mot de Socrate sur le nom de son interlocuteur, auquel il suggère peut-être qu'au lieu de rester campé sur ses positions, il ferait mieux de rester discuter avec lui, ce qui l'amènerait peut-être à changer d'avis. (<==)
(68) La référence aux mystères et à l'initiation peut être vue comme une confirmation du caractère non « scientifique » de ce que Socrate aimerait faire découvrir (et non pas enseigner) à Ménon. Au delà de l'ordre des vérités mathématiques rigoureuses qui permettent de définir les schèmata, Ménon doit parvenir à comprendre que ce que cherche Socrate à propos de l'aretè n'est pas une définition de quelques mots, aussi bien trouvés et ronflants soient-ils, mais une recherche en profondeur qui doit déboucher sur d'autres questions, sur une meilleure connaissance de l'homme et de l'harmonie qu'il doit trouver en lui et autour de lui, et qui se dit, non dans des mots, mais des actes. Mais, pour cela, il faut d'abord comprendre que la fin de l'homme, son telos, reste pour nous de l'ordre du « mystère », du « don divin », comme nous le montrera la fin du dialogue. (<==)
(69) Ménon a sans doute ici en vue la définition de la couleur qui lui a tant plu, ce qui prouve qu'il « reste » sur ses positions et n'a rien compris à ce que Socrate est en train de lui dire. (<==)
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Première publication (en français)
le 24 décembre 2000 ; dernière mise à jour le
12 octobre 2010
© 2001 Bernard SUZANNE
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