© 2000 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 4 septembre 2005 |
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L'expérience avec l'esclave
Ménon,
80d1-86d2
(Traduction Bernard SUZANNE, © 2000)
[vers épisode précédent]
[80d]...
SOCRATE.-- Et à présent, en ce qui concerne aretès (1), ce que c'est, moi, pour sûr, je ne le sais pas, alors que toi, peut-être auparavant l'as-tu su, avant d'être en contact avec moi, alors qu'à présent, tu es semblable à quelqu'un qui ne le sait pas. Mais pourtant, je veux bien examiner avec toi et chercher de concert ce qu'elle peut être.
MÉNON.-- Et de quelle manière chercheras-tu, Socrate, ce dont tu ne sais pas le moins du monde ce que c'est ? Car laquelle des choses que tu ne sais pas mettras-tu en avant pour conduire la recherche ? Ou encore, si, en mettant les choses au mieux, tu as la chance de tomber dessus, comment sauras-tu que c'est ce que toi, tu ne savais pas ? (2)
SOCRATE.-- [80e] Je comprends ce que tu veux dire, Ménon. Regarde ça, quel argument éristique (3) tu débarques ! (4) qu'il n'est donc possible à l'homme de chercher ni ce qu'il sait, ni ce qu'il ne sait pas ? Il ne chercherait en effet ni ce que justement il sait : il sait en effet, et il n'est nul besoin de recherche pour une telle personne ; ni ce qu'il ne sait pas : il ne sait en effet même pas ce qu'il cherchera.
MÉNON.-- [81a] Et alors, ne t'a-t-il pas l'air joliment dit, cet argument (5), Socrate ?
SOCRATE.-- Pas à moi, pour sûr !
MÉNON.-- Tu dois me dire en quoi.
SOCRATE.-- Oui. C'est que j'ai entendu des hommes et des femmes versés (6) dans les choses divines...
MÉNON.-- Tenant quel discours ? (7)
SOCRATE.-- Vrai, à mon avis, et beau.
MÉNON.-- Quel est-il ? Et qui sont ceux qui le tenaient ?
SOCRATE.-- Ceux qui le tenaient sont tous ceux, parmi les prêtres aussi bien que les prêtresses, pour lesquels c'était un objet de préoccupation, à propos de ce à quoi ils mettent la main, que d'en rendre autant qu'il est possible [81b] raison. (8) Ainsi parle aussi Pindare et nombre d'autres parmi les poètes, tout autant qu'ils sont divins. Ce qu'ils disent, c'est ceci ; allons, examine s'ils t'ont l'air de dire vrai. Ils disent donc que l'âme de l'homme est immortelle et que tantôt elle arrive à un accomplissement (9), ce qu'en vérité ils appellent mourir, tantôt elle naît à nouveau, mais qu'elle n'est jamais détruite. Il faut donc, pour ces raisons, vivre toute sa vie le plus pieusement possible (10), car de ceux dont
« Perséphone accueillera favorablement l'expiation d'un deuil ancien,
vers le soleil d'en haut, de ceux-là, à la neuvième année,
elle lance les âmes à nouveau,
[81c] desquelles des rois dignes d'admiration
et des hommes impétueux par la force et grands par la sagesse
croissent ; et pour le reste du temps,
ils sont appelés héros sans tache chez les humains. » (11)
Attendu donc que l'âme est immortelle et que, bien des fois, elle est née, et a vu et les [choses] d'ici-bas et les [choses] de l'Hadès et toutes choses, il n'est pas possible qu'il y ait quoi que ce soit qu'elle n'ait appris ; en sorte qu'il n'est en rien étonnant qu'aussi bien à propos d'aretès qu'à propos du reste, il lui soit possible de se remémorer ce que justement elle savait auparavant. Car attendu que la nature [81d] tout entière est d'une même famille (12), et que l'âme a tout appris, rien n'empêche qu'en se remémorant une seule chose, ce que précisément les hommes appellent « apprendre » (13), celle-ci ne mette à jour tout le reste, pourvu qu'on soit quelqu'un de viril (14) et qu'on ne se lasse pas de chercher ; car en effet, le fait de chercher et d'apprendre, c'est en somme une remémoration. (15) Il ne faut donc pas se laisser persuader par cet argument éristique (voir note 3) ; car celui-ci nous rendrait inactifs (16) et c'est aux mous d'entre les hommes qu'il est agréable à entendre, alors que l'autre [81e] rend industrieux (17) et chercheurs ; par quoi, moi, croyant qu'il est vrai, je veux bien, avec toi, chercher ce qu'est aretè.
MÉNON.-- Oui, Socrate. Mais pourquoi dis-tu ça, que nous n'apprenons pas, mais que ce que nous appelons « apprendre » (voir note 13) est un remémoration ? As-tu le moyen de m'enseigner qu'il en est ainsi ?
SOCRATE.-- Je t'ai dit encore à l'instant, Ménon, que tu es artificieux (18), et [82a] maintenant, tu demandes si j'ai le moyen de t'enseigner, à moi qui dis qu'il n'y a pas d'enseignement, mais remémoration, pour qu'ainsi je semble aussitôt me contredire moi-même !
MÉNON.-- Non, par Zeus, Socrate, ce n'est pas ça que j'avais en vue en parlant, mais c'est par habitude ; mais si tu as le moyen de me démontrer de quelque manière qu'il en est comme tu dis, démontre-le moi !
SOCRATE.-- Mais ce n'est pas facile, et pourtant je veux bien mettre toute
mon ardeur à ton service. (19)
Eh bien, appelle-moi ici comme témoin (20) un de ces nombreux [82b] suivants (21) qui sont tiens, celui que tu veux, afin qu'en lui (22), je te [le] démontre.
MÉNON.-- Mais très certainement. Approche ici.
SOCRATE.-- Est-ce qu'il est bien grec et parle grec ? (23)
MÉNON.-- Mais tout à fait, il est né à la maison.
SOCRATE.-- Fais donc attention (24) [pour voir] lequel des deux te paraît [être le cas], soit qu'il se remémore, soit qu'il apprend de moi.
MÉNON.-- Je ferai attention.
SOCRATE.--
Maintenant, dis-moi, mon garçon (25),
sais-tu que ceci est un espace carré ? (26)
L'ESCLAVE.-- Certes.
SOCRATE.-- C'est donc [82c] un espace carré ayant toutes ces lignes, qui sont quatre, égales ?
L'ESCLAVE.-- Certainement.
SOCRATE.-- Et celles-ci, par le milieu, ne sont-elles pas égales aussi ?
L'ESCLAVE.-- Si.
SOCRATE.--
Un tel espace ne pourrait-il être soit plus grand, soit plus petit ?
L'ESCLAVE.-- Très certainement.
SOCRATE.-- Si donc ce côté-ci était de deux pieds et celui-là de deux, de combien de pieds serait le tout ? Mais examine [les choses] ainsi : si celui-ci était de deux pieds, mais celui-là d'un pied seulement, n'est-il pas vrai que l'espace serait d'une fois deux pieds ? (27)
L'ESCLAVE.-- [82d] Oui.
SOCRATE.-- Mais puisque celui-là est aussi de deux pieds, cela ne fait-il pas deux fois deux ?
L'ESCLAVE.-- Cela fait.
SOCRATE.-- Cela fait par conséquent deux fois deux pieds ?
L'ESCLAVE.-- Oui.
SOCRATE.-- Combien font donc les deux fois deux pieds ? Fais le calcul et dis-moi.
L'ESCLAVE.-- Quatre, Socrate.
SOCRATE.-- Ne pourrait-il y avoir, par rapport à cet espace, un autre, double, mais semblable, ayant toutes les lignes égales, comme celui-ci ?
L'ESCLAVE.-- Si.
SOCRATE.-- De combien de pieds serait-il ?
L'ESCLAVE.-- Huit.
SOCRATE.-- Eh bien, voyons ! Essaye de me dire de quelle longueur sera [82e] chaque ligne ce celui-ci. Celle de celui-là est en effet de deux pieds ; mais qu'en sera-t-il de celle de celui qui est double ?
L'ESCLAVE.-- Il est tout à fait évident, Socrate, qu'elle sera double.
SOCRATE.-- Tu vois, Ménon, que je ne lui enseigne rien, mais que j'interroge continuellement. Et pour l'instant, celui-ci pense savoir quelle est celle à partir de laquelle on construira l'espace de huit pieds. Ou bien n'est-ce pas ton avis ?
MÉNON.-- Si, en effet.
SOCRATE.-- Le sait-il donc ?
MÉNON.-- Non certes.
SOCRATE.-- Mais il pense assurément [que c'est] à partir de la double ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Observe-le maintenant se remémorant progressivement, comme il faut se remémorer.
Mais toi, dis-moi, c'est à partir de la ligne double que tu dis que [83a] l'espace double est construit ? Voici ce que je veux dire : non pas l'une longue, l'autre courte, mais qu'il soit égal de tous côtés, comme pour celui-ci, mais double de celui-ci, de huit pieds. Mais vois si c'est encore ton avis que ce sera à partir de la [ligne] double ?
L'ESCLAVE.-- Oui, certes.
SOCRATE.-- Eh bien, celle-ci ne devient-elle pas double de celle-là, pour peu que nous ajoutions à partir de là une autre aussi grande ?
L'ESCLAVE.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- C'est donc à partir de celle-ci, dis-tu, que sera [construit] l'espace de huit pieds, pour peu que quatre aussi grandes [83b] soient tracées ?
L'ESCLAVE.-- Oui.
SOCRATE.-- Dessinons donc d'après celle-ci quatre [lignes] égales. Ne serait-ce pas là ce que tu dis être l'espace de huit pieds ?
L'ESCLAVE.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- Eh bien, n'y a-t-il pas dans celui-ci ces quatre-là, dont chacun est égal à celui de quatre pieds ?
L'ESCLAVE.-- Si.
SOCRATE.-- De quelle grandeur est-il donc ? N'est-il pas quatre fois aussi grand ?
L'ESCLAVE.-- Comment non ?
SOCRATE.-- Est donc double ce qui est quatre fois aussi grand ?
L'ESCLAVE.-- Non, par Zeus.
SOCRATE.-- Alors, combien de fois plus grand ?
L'ESCLAVE.-- Quatre fois plus grand.
SOCRATE.-- A partir de la [ligne] double, [83c] donc, mon garçon, l'espace devient, non pas double, mais quadruple.
L'ESCLAVE.-- Tu dis vrai.
SOCRATE.-- En effet, quatre fois quatre font seize, non ?
L'ESCLAVE.-- Oui.
SOCRATE.-- Mais alors, celui de huit pieds, à partir de quelle ligne ? N'est-il pas en effet quadruple à partir de celle-ci ?
L'ESCLAVE.-- Je l'admets.
SOCRATE.-- Mais le quart celui-ci à partir de celle-ci, qui fait la moitié ?
L'ESCLAVE.-- Oui.
SOCRATE.-- Bon ! Mais celui de huit pieds n'est-il pas d'une part le double de celui-ci, d'autre part la moitié de celui-là ?
L'ESCLAVE.-- Oui.
SOCRATE.-- Ne sera-t-il pas [construit] sur une ligne plus grande que celle-ci, mais plus petite que [83d] celle-là ? Ou quoi ?
L'ESCLAVE.-- M'est d'avis que c'est effectivement ainsi.
SOCRATE.-- Bien ! Réponds en effet à cela selon ton avis, et dis-moi : celle-ci n'était-elle pas de deux pieds, et celle-là de quatre ?
L'ESCLAVE.-- Si.
SOCRATE.-- Il faut donc que la ligne de l'espace de huit pieds soit plus grande que celle-ci, celle de deux pieds, mais plus petite que celle de quatre pieds.
L'ESCLAVE.-- Il le faut.
SOCRATE.-- [83e] Essaye maintenant de dire de quelle longueur tu prétends qu'elle est.
L'ESCLAVE.-- De trois pieds.
SOCRATE.-- Eh bien, si toutefois elle doit être de trois pieds, nous prendrons en plus la moitié de celle-ci et ça fera trois pieds. Ceux-ci font en effet deux, et celui-là un ; et de là pareillement, ceux-ci deux, celui-là un. Et çà devient l'espace que tu dis.
L'ESCLAVE.-- Oui.
SOCRATE.-- Eh bien alors, si celle-ci est de trois et celle-ci de trois, l'espace entier devient de trois fois trois pieds.
L'ESCLAVE.-- C'est clair.
SOCRATE.-- Mais combien de pieds font trois fois trois ?
L'ESCLAVE.-- Neuf.
SOCRATE.-- Mais de combien de pieds le double devait-il être ?
L'ESCLAVE.-- Huit.
SOCRATE.-- Ce n'est donc pas encore à partir de celle de trois pieds que se forme l'espace de huit pieds.
L'ESCLAVE.-- Non, certes !
SOCRATE.-- Mais alors, à partir de laquelle ? Essaye de nous le dire exactement, et [84a] si tu ne veux pas dire un nombre, alors montre à partir de laquelle. (28)
L'ESCLAVE.-- Mais, par Zeus, Socrate, je n'en sais vraiment rien !
SOCRATE.-- Conçois-tu une fois encore, Ménon, où celui-ci en est maintenant dans sa marche vers la remémoration ? (29) C'est que tout d'abord, au début, il ne savait pas quelle est la ligne de l'espace de huit pieds, tout comme il ne le sait pas maintenant encore, mais pourtant il croyait bien alors savoir quelle elle est, et il répondait résolument comme quelqu'un qui sait, et il ne se conduisait pas en homme qui est dans l'embarras (30) ; alors que maintenant, il se conduit [84b] dorénavant en homme qui est dans l'embarras, et, tout comme il ne sait pas, il ne croit pas non plus savoir. (31)
MÉNON.-- Tu dis vrai.
SOCRATE.-- Eh bien, ne se trouve-t-il pas mieux maintenant par rapport à la chose qu'il ne savait pas ?
MÉNON.-- C'est aussi mon avis.
SOCRATE.-- Donc, en le faisant être dans l'embarras et engourdi comme [l'aurait fait] le poisson torpille, est-ce que nous lui avons nui en quelque chose ?
MÉNON.-- Sûrement pas, à mon avis.
SOCRATE.-- C'est pour sûr utilement que nous avons fait quelque chose, à ce qu'il semble, pour lui faire découvrir où il en est. Car maintenant, ne sachant pas, il chercherait avec plaisir, alors qu'auparavant, à la légère à l'occasion, et devant de nombreuses personnes et de nombreuses fois, [84c] il aurait pensé bien parler sur l'espace double (32), en disant qu'il faut avoir une ligne double par la longueur.
MÉNON.-- Il semble.
SOCRATE.-- Penses-tu donc qu'il entreprendrait de chercher ou d'apprendre cela même qu'il pensait savoir ne le sachant pas, avant qu'il ne soit tombé dans l'embarras, pensant ne pas savoir, et qu'il désire le savoir.
MÉNON.-- A mon avis, non, Socrate.
SOCRATE.-- Le fait d'être engourdi lui a-t-il donc été avantageux ?
MÉNON.-- C'est mon avis.
SOCRATE.-- Examine maintenant ce qu'à partir de cet embarras, il va encore découvrir en cherchant avec moi, sans que je fasse autre chose que l'interroger, et non lui enseigner. [84d] Mais prends garde pour le cas où tu me trouverais en quelque manière lui enseignant et lui expliquant, et non pas l'interrogeant sur ses opinions.
Dis-moi donc, toi : ceci n'est-il pas pour nous l'espace de quatre pieds ? Comprends-tu ?
L'ESCLAVE.-- Certes.
SOCRATE.-- Mais nous pourrions lui accoler un autre qui lui soit égal ?
L'ESCLAVE.-- Oui.
SOCRATE.-- Et ce troisième ici, égal à chacun d'eux ?
L'ESCLAVE.-- Oui.
SOCRATE.-- Et ne pourrions-nous donc pas combler ce vide dans le coin ?
L'ESCLAVE.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- N'est-il donc pas vrai qu'il en résulte quatre espaces égaux [84e] là ?
L'ESCLAVE.-- Si.
SOCRATE.-- Quoi encore ? Ce tout, combien de fois plus grand que celui-ci devient-il ?
L'ESCLAVE.-- Quatre fois plus grand.
SOCRATE.-- Or il devait devenir double pour nous ; ne t'en souviens-tu pas ?
L'ESCLAVE.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- Eh bien, cette ligne d'angle à angle [85a] ne coupe-t-elle pas en deux chacun de ces espaces ?
L'ESCLAVE.-- Si.
SOCRATE.-- Eh bien, cela ne fait-il pas quatre lignes égales, entourant l'espace que voici ?
L'ESCLAVE.-- Ça les fait.
SOCRATE.-- Examine maintenant : de quelle grandeur est cet espace ?
L'ESCLAVE.-- Je ne vois pas.
SOCRATE.-- Est-ce que, de ces quatre-là, chacune de ces lignes n'a pas séparé la moitié intérieure de chacun ? Ou quoi ?
L'ESCLAVE.-- Si.
SOCRATE.-- Combien donc y en a-t-il de la même taille dans celui-ci ?
L'ESCLAVE.-- Quatre.
SOCRATE.-- Mais combien dans celui-là ?
L'ESCLAVE.-- Deux.
SOCRATE.-- Mais que sont les quatre par rapport aux deux ?
L'ESCLAVE.-- Le double.
SOCRATE.-- Alors, pour celui-ci, combien de pieds [85b] cela fait-il ?
L'ESCLAVE.-- Huit.
SOCRATE.-- Sur quelle ligne ?
L'ESCLAVE.-- Sur celle-ci.
SOCRATE.-- Sur celle qui est tracée d'angle à angle dans celui de quatre pieds ?
L'ESCLAVE.-- Oui.
SOCRATE.-- Or les spécialistes (33) l'appellent justement « diagonale » (34) ; de sorte que, si « diagonale » est son nom, ce serait sur la diagonale, à ce que tu dis, serviteur de Ménon, que se formerait l'espace double.
L'ESCLAVE.-- Très certainement, Socrate.
SOCRATE.-- Quel est ton avis, Ménon ? Est-ce que celui-ci a donné pour réponse une opinion, quelle qu'elle soit, [qui n'était] pas sienne ?
MÉNON.-- [85c] Non, [elles étaient] bien de lui-même.
SOCRATE.-- Et pourtant, il ne savait vraiment pas, comme nous l'avons dit il y a peu.
MÉNON.-- Tu dis vrai.
SOCRATE.-- Mais ces opinions étaient vraiment en lui, ou pas ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- En celui qui ne sait pas, donc, sans qu'il sache rien sur elles, il y a des opinions vraies sur ces choses qu'il ne sait pas ? (35)
MÉNON.-- A ce qu'il paraît.
SOCRATE.-- Et maintenant, voilà donc qu'en lui, comme en songe, ont été à l'instant remises en mouvement ces opinions ; si en outre on l'interroge souvent sur ces même choses et de multiples manières, sache qu'à la fin, c'est avec une exactitude qui ne le céderait à personne [85d] qu'il les saura. (36)
MÉNON.-- Il semble bien.
SOCRATE.-- Il saura donc sans que personne lui apprenne, mais en étant interrogé, ramenant lui-même du fond de lui l'epistèmèn. (37)
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Mais ramener soi-même en soi (38) une epistèmèn, n'est-ce pas se remémorer ?
MÉNON.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- Ne faut-il donc pas que l'epistèmèn que ce [garçon] possède maintenant, ou pour sûr il l'ait reçue un jour, ou qu'il l'ait toujours possédée ? (39)
MÉNON.-- Si.
SOCRATE.-- Donc, si d'une part il l'a toujours possédée, il a aussi toujours été « savant » (epistèmôn ) (40) ; si d'autre part, il l'a reçue un jour, ce n'est certes pas dans la vie présente qu'il l'aurait reçue ! Ou [85e] quelqu'un lui aurait-il appris à pratiquer la géométrie ? (41) Car ce [garçon] fera de même à propos de toute la géométrie, et de toutes les autres connaissances (mathèmatôn) sans exception. Y a-t-il donc qui que ce soit qui lui ait tout enseigné ? Justement, je pense que tu dois le savoir, d'autant plus qu'il est né et a été élevé dans ta maison.
MÉNON.-- Mais je sais bien, moi, que personne ne lui a jamais enseigné !
SOCRATE.-- Pourtant, a-t-il ces opinions, oui ou non ?
MÉNON.-- De toute nécessité, Socrate, c'est clair.
SOCRATE.-- Si donc il ne les a pas reçues dans la vie présente, n'est-il pas dès lors [86a] évident qu'il les possédait et les avait apprises dans un autre temps ? (42)
MÉNON.-- C'est clair.
SOCRATE.-- Le temps n'est-il donc pas précisément celui où il n'était pas homme ? (43)
MÉNON.-- Si.
SOCRATE.-- Si donc aussi bien du temps qu'il est que de celui qu'il n'est pas homme, seront en lui des opinions vraies, qui, réveillées par l'interrogation, deviennent epistèmai, n"est-ce donc pas que son âme (44) sera comme ayant appris de tous temps ? (45) Car il est évident que, dans le tout du temps (46), il est ou il n'est pas homme. (47)
MÉNON.-- C'est clair.
SOCRATE.-- [86b] Eh bien donc, si toujours, la vérité des choses qui sont (48) est pour nous dans l'âme, c'est que l'âme serait immortelle (49), si bien que c'est en ayant confiance que, ce sur quoi tu n'as pas la chance d'être savant (epistamenos) maintenant, c'est-à-dire ce qui n'est pas présent à la mémoire (memnèmenos), il faut entreprendre de le chercher et se le remémorer (anamimnèskesthai).
MÉNON.-- Tu m'as l'air de bien parler (50), Socrate, je ne sais comment. (51)
SOCRATE.-- En fait, c'est pareil pour moi, Ménon ! Et du reste pour sûr, je n'emploierais pas toutes mes forces pour soutenir ce discours jusqu'au bout (52) ; mais que, en estimant qu'il faut chercher ce qu'on ne sait pas, nous soyons meilleurs, plus virils (53) et moins inactifs (54) que si nous estimons que les choses que nous ne savons pas, il n'est ni [86c] possible de les découvrir, ni nécessaire de les chercher, sur cela, je me battrais jusqu'au bout avec la dernière énergie, autant que j'en sois capable, tant en paroles qu'en actes. (55)
MÉNON.-- Et là encore pour sûr, tu m'as l'air de bien parler, Socrate.
SOCRATE.-- Veux-tu donc, puisque aussi bien nous sommes d'accord pour penser (56) qu'il faut chercher ce qu'on ne sait pas, que nous entreprenions de chercher en commun ce que peut bien être aretè ?
MÉNON.-- Très volontiers. Cependant non, Socrate, mais voila ce qui me serait, à moi, le plus agréable, ce que précisément je te demandais au début : je voudrais examiner et entendre dire de l'aretès s'il faut l'aborder (57) comme étant susceptible de s'enseigner, [86d] ou comme par nature, ou comme advenant de quelque autre manière aux hommes. (58)
On ne peut qu'admirer l'extraordinaire rigueur avec laquelle est construite cette section. En effet, si l'on considère que l'expérience avec l'esclave commence en 82a8 (« alla moi proskaleson... », « Eh bien, appelle-moi... ») et se termine en 86c3 (« ...dokeis moi eu legein, ô Sôkrates. », « ...tu m'as l'air de bien parler, Socrate. »), cela nous donne 90 lignes de texte, selon le mode de mesure décrit dans la note au plan d'ensemble du Ménon que je propose par ailleurs (et qui, bien sûr, n'a qu'une valeur relative permettant seulement les comparaisons, et reste de toutes façons approximatif). Ces 90 lignes s'organisent de la manière suivante :
Avec Ménon | Avec l'esclave | ||||
---|---|---|---|---|---|
82a8-82b8 | 1a. Préambule | 3,5 | 45,5 (13 + 32,5) |
||
82b9-82e3 | 1. La réponse des « tripes » | 10 | |||
82e4-82e13 | 1b. Analyse | 3,5 | |||
82e14-84a2 | 2. Le discernement (krisis) | 22,5 | |||
84a3-84b10 | 2a. Analyse : l'esclave « engourdi » | 6 | |||
84b10-84d2 | 2b. Analyse : l'esclave chercheur | 7 | 44,5 (31 + 13,5) |
||
84d3-85b7 | 3. La réponse du logos | 13,5 | |||
85b8-86c3 | 3. Analyse et conclusion | 24 | |||
44 | 46 | 90 |
On remarque que le dialogue avec l'esclave est divisé en trois parties qui alternent avec des dialogues avec Ménon incluant un bref préambule introductif et trois commentaires, un pour chaque étape du dialogue avec l'esclave. L'ensemble peut se diviser en deux parties quasiment égales (45,5 lignes et 44,5 lignes) : une première partie qui correspond à la prise de conscience par l'esclave qu'il ne sait pas et inclut les deux premières étapes du dialogue avec lui, se terminant par une remarque de Socrate suggérant que l'esclave est maintenant « engourdi », comme se plaignait de l'être Ménon juste avant l'expérience ; une seconde partie (commençant en 84b10 à « nun men gar... ») qui correspond à la recherche maintenant rendue possible de la solution du problème et au « décodage » de cette expérience avec Ménon. On remarque encore que les dialogues avec Ménon occupent à peu près exactement autant d'espace que ceux avec l'esclave (44 lignes avec Ménon contre 46 avec l'esclave), mais que la proportion s'inverse de la première à la seconde partie : les dialogues avec Ménon occupent dans la première partie le même volume que le dialogue avec l'esclave dans la seconde (13 lignes comparées à 13,5), et vice-versa (32,5 lignes de dialogue avec l'esclave dans la première partie contre 31 lignes de dialogue avec Ménon dans la seconde).
(1) Pour les raisons qui me conduisent à ne pas traduire aretè, voir la section consacrée à ce mot dans l'introduction générale au Ménon. (<==)
(2) On appelle souvent « paradoxe de Ménon » les objections qu'il présente ici : comment chercher ce qu'on ne connaît pas et, si par hasard on trouve, comment savoir qu'on a trouvé ce que justement on ne connaissait pas auparavant ? Pour répondre à cette objection parfaitement « logique » en théorie, on va voir que Socrate ne s'embarrasse pas de théorie, mais va procéder « expérimentalement ». Il va montrer à Ménon une personne passant d'un état de non savoir à un état de savoir sur le même sujet, grâce à un questionnement proprement mené, mais sans que la « bonne » réponse ne lui soit donnée par l'interrogateur. (<==)
(3) « Éristique », eristikon en grec, veut dire « sujet à controverse », et vient du mot grec eris qui veut dire « querelle, lutte, combat, discorde, contestation ». Pour Hésiode, Eris, dont le nom est très voisin de celui d'Eros (Amour), est une des déesses filles de Nux (Nuit), et elle est mère d'enfants qui ont nom Ponos (Peine), Lèthè (Oubli), Algea (Douleur), Machai (Combats), Phonoi (Meurtres), etc.(Théogonie, 225-232). Pour Platon, l'éristique est la forme la plus méprisable d'utilisation du logos : la controverse pour le plaisir de la controverse, quand ce n'est pas pour gagner de l'argent, et il s'en moque tout au long de l'Euthydème, où Socrate prétend vouloir apprendre de deux maîtres en la matière (cf.: Euthydéme, 272b10), Euthydème et Dionysodore, deux frères, une « sagesse (sophia) » qui est tournée en ridicule tout au long du dialogue. Et dans le Sophiste, la cinquième définition du sophiste le présente comme un maître en l'art du combat en discours (et non au corps à corps) antilogiques (et non judiciaires) éristiques (et non relatifs au contrats) rentables (Sophiste, 225a-226a). En 75c8-d2, Socrate a déjà évoqué avec Ménon la manière de se comporter en présence d'interlocuteurs qualifiés d'eristikoi (traduit alors par « controversistes »). (<==)
(4) Le verbe katagein utilisé ici et traduit par « tu débarques », veut dire au sens premier « conduire de haut en bas », et peut tirer avec lui plusieurs images à partir de ses sens dérivés. On pourrait traduire simplement par « tu nous fait tomber dessus », mais le verbe a aussi un signification spécifiquement marine, quelque chose comme « amener au port depuis la haute mer », c'est-à-dire « débarquer », sens que j'ai retenu (la mer n'était pas loin, avec la comparaison que vient de faire Ménon de Socrate avec un poisson torpille). Le verbe évoque aussi l'activité textile du filage, et peut vouloir dire « dévider, dérouler, filer », ce qui permettrait une traduction par quelque chose comme « tu débites ». Il peut encore vouloir dire « ramener, rapporter », et pourrait alors se traduire par « tu nous ressers ». Quoi qu'il en soit, la réponse de Socrate est empreinte de mépris : qu'il s'agisse du niveau de la conversation qui baisse ou du caractère « réchauffé » de l'argument, Socrate n'exprime rien là de bien flatteur ! (<==)
(5) Le grec
est : kalôs legesthai ho logos houtos. Quelques remarques
sur cette expression : tout d'abord, kalôs, que j'ai traduit
par « joliment », est l'adverbe dérivé de l'adjectif kalos,
qui veut dire « beau ». L'adverbe peut vouloir dire « bien, convenablement,
à juste titre », mais j'ai pensé qu'il fallait garder dans
le texte français la dimension esthétique et le lien au beau,
qui, justement, sont si importants dans le débat entre le Socrate de
Platon et les émules de Gorgias, dont fait partie Ménon :
tout le problème est en effet de savoir s'il suffit qu'un discours soit
« beau », sans souci du vrai, ou si la vérité du discours
est plus importante que sa forme et son esthétique.
« Argument », ici comme dans la réplique de Socrate
qui précède,
où il le qualifie d'éristique, traduit logos, dont les
sens multiples sont aussi au cœur du même débat, puisque
le mot peut aussi vouloir dire « discours, parole, raison » et tant d'autres
choses encore. En outre, il n'est pas possible de rendre en français
le redoublement qu'il y a en grec entre logos et legesthai,
le nom et le verbe construits sur la même racine, redoublement fréquente
en grec entre un verbe et un complément d'objet issu de la même
racine que le verbe qu'il complète, ou, comme ici, entre le sujet
et le verbe de la même racine au passif. (<==)
(6) Le mot traduit par « versés (dans les choses divines) » est sophôn. Pris au sens absolu, sophos veut dire « sage » et correspond à l'idéal, inaccessible en cette vie selon Socrate, de l'homme qui ne peut donc se dire au mieux que « philo-sophos », ami de la sagesse. Aussi, pour Socrate, il peut prendre un sens péjoratif lorsqu'il sert à qualifier quelqu'un, comme le prouve son emploi en 75c8 pour parler d'interlocuteurs potentiels aussitôt après qualifiés d'« eristikôn kai agônistikôn ». Qualifié comme ici (sophôn peri ta theia pragmata ), le mot garde son sens primitif d'« habile (en quelque chose) ». (<==)
(7) C'est encore de logos qu'il est question ici (tina logon legontôn ), et à nouveau en association avec le verbe legein, mais ici le sens est plus neutre, d'où la traduction par « discours ». (<==)
(8) « En rendre raison » traduit le grec logon didonai. On trouve ici une nouvelle fois le mot logos, et une fois encore dans un sens différent. Rendre raison, ou rendre compte, c'est justifier par des paroles, par des discours, ce que l'on a fait. Pour mieux marquer l'opposition entre l'action et le discours qui en « rend raison », Socrate utilise, pour parler de l'action, un verbe, metacheirizesthai, construit sur la racine cheir, qui veut dire « main » (qu'on retrouve par exemple dans le mot français « chirurgie », qui veut dire étymologiquement « travail manuel », cheir-ergon ), d'où ma traduction par « mettre la main à ». On peut penser ici à l'opinion d'Anaxagore rapportée par Aristote (Parties des Animaux, IV, X, 687a7, sq), selon laquelle « l'homme est le plus raisonnable (phronimôtaton) des animaux parce qu'il a des mains », opinion que d'ailleurs Aristote conteste et renverse, suggérant que c'est au contraire parce qu'il est le plus raisonnable qu'il a des mains. Quoi qu'il en soit, Socrate semble ici s'intéresser à ceux qui savent passer du travail des mains à la mise en action du logos ; et l'on peut remarquer que la construction de la phrase grecque rapproche les deux mots metacheirizontai et logon dans cet ordre, la « prise en main » venant avant la « raison », au moins dans l'ordre « chronologique ». Socrate n'a que faire des gens qui se contentent de parler, mais écoute ceux qui cherchent à mettre en cohérence action et paroles. (<==)
(9) « Elle arrive à un accomplissement » traduit le grec teleutan, verbe construit sur le mot teleutè, qui veut dire « accomplissement, issue, fin », et dont part Socrate en 75e1 pour donner à Ménon, à titre d'exemple de définition, la définition de schèma (voir la section sur « formes et couleurs », et en particulier la note 7 à ma traduction de cette section, pour les sens de ce mot) comme « limite du solide » (peras, limite, ayant en cours de route remplacé teleutè ). Teleutan et teleutè dérivent tous deux de telos, qui veut dire « achèvement, terme, réalisation, but, fin », concept majeur pour Platon, dont la vision est avant tout « finaliste » : l'homme doit s'intéresser à ce qu'il doit devenir et au moyen d'y parvenir, dans la mesure où rien n'est joué d'avance et qu'il dispose d'une certaine « liberté » par rapport à ce devenir, plutôt qu'à ses « origines », sa « nature », sur lesquelles il ne peut rien. Le verbe teleutan peut vouloir dire « mourir », mais ici, il faut le prendre dans son sens plus large, laissant au verbe apothnè(i)skein qui suit le soin de préciser le sens de « mourir ». En distinguant ainsi les deux verbes, Socrate nous oblige à réfléchir sur le sens original de teleutan et sur la signification de la mort. On voit alors que, dans les discours auxquels il fait référence, on trouve l'idée des « incarnations » successives de l'âme, mais aussi l'idée, sans doute infiniment plus importante pour lui, que la mort est un « accomplissement », un « achèvement », au sens que l'on donne à ce mot lorsqu'on dit que le sculpteur « achève » sa statue. (<==)
(10) « Pieusement » traduit le grec hosiôtata, superlatif neutre pluriel employé adverbialement de hosios, qui veut dire « pieux, religieux ». Il faut se souvenir que Socrate sera accusé d'impiété par Anytos, et Mélétos, et que toute la discussion de l'Euthyphron porte justement sur le « pieux (to hosion) » et l'« impie (to anosion) ». (<==)
(11) Fragment
d'une œuvre perdue de Pindare, peut-être un thrène, ou lamentation
funèbre (fragment d'origine incertaine n° 21, dans l'édition
Budé des œuvres complètes de Pindare par Aimé Puech,
vol. IV, Isthmiques et Fragments).
Perséphone, encore appelée Korè, du mot grec korè
qui veut dire « jeune fille », est la fille de Déméter,
déesse de la terre cultivée et du blé, et de Zeus, enlevée
pour devenir la femme d'Hadès aux Enfers. Son culte, ainsi que celui
de sa mère Déméter, étaient au centre des mystères
d'Éleusis, qui tenaient une place importante dans la vie religieuse
athénienne
au temps de Socrate. Or, une allusion aux mystères en 76e7-9
laisse penser que le dialogue entre Socrate et Ménon pourrait avoir
pour « date dramatique » justement le moment des fêtes
d'Éleusis et de la célébration des mystères.
Le premier vers du fragment est d'interprétation difficile. Il y est
question d'offrir à Perséphone une poinan palaiou pentheos.
Poina, forme dorienne de poinè, veut dire proprement
« expiation d'un meurtre », d'où « rançon,
expiation (au sens général),
satisfaction, châtiment, compensation ». Le problème
est de savoir de quoi les hommes offrent poinan à Perséphone,
ce qui renvoie au sens du mot penthos, proprement « douleur, deuil »,
dont la racine semble renvoyer au verbe paschein, « éprouver,
subir, souffrir ». On s'attendrait à ce que les hommes
expient aux Enfers les crimes commis en cette vie, mais le sens de penthos se
prête
difficilement à une telle interprétation. Il semble alors plus
probable, et plus cohérent avec l'introduction de ce fragment par Socrate
sous forme d'exhortation à la vie pieuse, qu'il s'agisse pour les
hommes en cette vie de rendre un culte compatissant à Perséphone
en compensation du « crime » dont elle-même
a été victime jadis,
du fait de son enlèvement aux enfers. Il pourrait donc y avoir là
une nouvelle allusion aux cultes d'Éleusis, dans lesquels Perséphone
jouait un rôle majeur, et à l'initiation aux mystères
dont il a déjà été question en 76e7-9.
(<==)
(12) « D'une même famille » traduit le grec suggenous, mot composé du préfixe sun-, qui introduit l'idée de communauté, d'ensemble, et du mot genos, qui veut dire « naissance, origine, race, genre, espèce, famille, parenté, classe ». L'idée qui est exprimée ici est que tout dans la nature (phusis) a une communauté d'origine qui fait que les choses peuvent se comprendre et s'expliquer les unes par les autres. (<==)
(13) Le mot
grec traduit par « apprendre » est mathèsin,
c'est-à-dire
le nom dérivé du verbe manthanein, qui veut dire « apprendre,
étudier, s'instruire ». La mathèsis, c'est
le processus par lequel on apprend, ou le résultat de ce processus.
« Apprentissage » a en français un sens trop
restrictif pour convenir ici, et « instruction » fait disparaître
la communauté de racine entre le verbe manthanien,
utilisé plusieurs fois dans ce même passage (dans des contextes
où une traduction par « s'instruire » ou « être
instruit de » ne conviennent pas) et traduit par le verbe « apprendre »,
et le nom utilisé ici (et repris plus bas dans la réponse de
Ménon).
C'est pourquoi je me résigne à traduire le nom par l'infinitif,
ce qui ne permet pas de voir la différence qui existe dans le texte
grec avec la remarque suivante de Socrate, qui dit que to manthanein,
« le fait d'apprendre », avec cette fois l'infinitif dans le texte grec,
« est une remémoration ».
Du point de vue de l'interprétation, il se produit, dans cette réplique
de Socrate, un renversement de perspective : on passe de la problématique
du didakton, du « qui peut s'enseigner » au mathèton,
au « qui peut s'apprendre », c'est-à-dire
du point de vue du maître (didaskalos) au point de vue de
l'élève
(mathètès), marqué par l'apparition de mots de
la famille de manthanein à côté de mots de la
famille de didaskein (« enseigner, instruire, apprendre »). La question
initiale de Ménon portait sur le caractère didakton,
enseignable, de l'aretè, dans une discussion avec un Socrate
qu'il croyait professeur de vertu, même s'il y utilisait aussi le terme mathèton
pour introduire l'option où l'aretè ne s'acquerrait
ni par l'exercice, ni par l'apprentissage.(oute askèton oute mathèton,
70a2-3). La première
utilisation du verbe manthanein dans son sens d'apprendre (et non
de comprendre, qu'il a aussi, dans des formules comme « manthanô »,
« je comprends (ce que tu veux dire) », voir par exemple 80e1)
est quelques lignes plus haut, en 81c7 (memathèken),
lorsqu'il est question de l'âme qui a tout appris. Et la moitié
des utilisations de manthanein dans ce sens d'apprendre, soit 8 sur
16, se trouve dans la section de l'expérience avec l'esclave, son introduction
et son « décodage » (la section traduite ici). Avant de
chercher
à savoir si l'on peut enseigner, l'aretè ou
autre chose, Socrate va ici démontrer expérimentalement qu'il
est possible, dans certains domaines au moins, d'apprendre. (<==)
(14) « Viril », plutôt que le plus classique « courageux », traduit le grec andreios, en tentant de rendre en français la parenté de l'adjectif avec le mot anèr, andros, qui désigne l'homme, le plus souvent par opposition à la femme, via son équivalent latin « vir ». Dans la première tétralogie, le dialogue central, le Lachès, s'interrogeait sur l'andreia (terme généralement traduit par « courage »), c'est-à-dire, sur la vertu spécifique qui fait de vous un anèr, un « homme ». On voit ici que, pour Socrate, il est possible à l'homme de faire la preuve qu'il est proprement un homme lorsqu'il met en œuvre son aptitude à apprendre. (<==)
(15) C'est là ce que les commentateurs appellent souvent la « théorie de la réminiscence ». Il faudra se demander jusqu'à quel point le Socrate de Platon, et Platon derrière lui, croient à cette théorie dans tous ses détails, en particulier en ce qui concerne les incarnations successives de l'âme. Je reviendrai sur ce point dans les notes à la traduction de la conclusion de l'expérience avec l'esclave qui va suivre. (<==)
(16) Le mot grec traduit par « inactifs » est argous, de l'adjectif argos, contraction de a-ergos, c'est-à-dire effectivement, « sans activité », ou encore, « oisif, paresseux ». Pris dans un sens passif, le mot peut aussi vouloir dire « non travaillé », « non dégrossi », « rustre », « inachevé, négligé », sens qui pourraient aussi bien convenir ici : à refuser de chercher ce qu'on ne sait pas déjà, non seulement on devient oisif, mais, par voie de conséquence, on reste un rustre inculte, un homme « inachevé », donc non « par-fait ». (<==)
(17) « Industrieux » traduit ergatikous, qui est l'exact opposé de a-ergous/argous, traduit par « inactifs ». (<==)
(18) « Artificieux » traduit le grec panourgos, qui veut dire au sens étymologique « capable de tout faire » (de pan, tout, et ergon, action, ouvrage, travail, intrigues). Le mot peut signifier, pris en bonne part, « industrieux, adroit, actif », ou, pris en mauvaise part, « fourbe, méchant ». Artificieux, dans lequel on retrouve la racine « faire », utilise de la même manière une approche positive (faire avec art) pour dénigrer : « artifices » évoque plus des ruses et des manigances que des œuvres d'art. (<==)
(19) « Mettre toute mon ardeur à ton service » traduit le grec prothumèthènai sou heneka, dans lequel on retrouve le verbe prothumeisthai déjà employé par Socrate en 74b2. Ce verbe est construit sur le mot thumos, utilisé par Platon dans la République pour caractériser la partie médiane, volitive, de l'âme. Je garde ici la même traduction de ce verbe, dans laquelle « ardeur » transpose en français la référence au thumos implicite dans le verbe grec. (<==)
(20) L'expression traduite par « appelle[-moi] ici comme témoin » est proskaleson, du verbe proskalein, dont c'est une des deux seules utilisations dans tous les dialogues. Ce verbe veut dire étymologiquement (pros-kalein) « appeler (kalein) auprès (pros) [de soi] », mais il a surtout le sens juridique de « citer [un témoin ou un accusé] à comparaître au tribunal » (c'est en ce sens qu'il est utilisé en Lois, XI, 936e, où il est justement question des témoins qui refusent leur témoignage). Je pense que cet arrière-plan judiciaire est délibéré de la part de Platon (kaleson, du verbe kalein, verbe qui est, lui, très fréquemment utilisé dans les dialogues, aurait largement suffi pour dire simplement « appelle-moi un de tes suivants ») ne doit pas être perdu dans la traduction. Après tout, avec l'apparition prochaine d'Anytos, le procès de Socrate n'est pas loin et, dans l'organisation que je suppose aux dialogues, le Ménon sert d'introduction à la tétralogie du procès de Socrate ! (<==)
(21) Socrate
parle de nombreux akolouthôn de Ménon, utilisant le terme
qui a donné en français « acolytes », et qui veut dire
au sens premier « celui qui fait route avec », et de là « compagnon,
suivant », et donc finalement dans certains cas « serviteur, esclave ».
Mais on peut noter que c'est le même mot akolouthoi qui désigne
les compagnons d'Alcibiade ivre faisant irruption au banquet d'Agathon à
la fin du discours de Socrate (Banquet,
212d), compagnons qui n'étaient sans doute pas des esclaves, mais
plutôt des compagnons de débauche.
Socrate laisse entendre ici que Ménon se déplace avec une nombreuse
« suite », dont on peut penser qu'elle est principalement, mais pas
nécessairement exclusivement, composée d'esclaves. Et c'est Ménon,
présenté comme le meneur de cette importante suite, et non pas
Socrate, qui choisit son « témoin », et qui fait sans doute délibérément
choix d'un enfant (il est appelé pai par Socrate quelques lignes
plus loin), donc sans doute effectivement d'un esclave, jeune qui plus est,
donc, de son point de vue, le plus apte à compliquer la tâche de
Socrate. (<==)
(22) L'expression grecque traduite par « en lui » est en toutô(i), littéralement, « en celui-ci ». La préposition en plus datif implique bien principalement une idée de lieu, se traduisant le plus souvent par « dans » ou « en », même si elle peut dans certains cas signifier « par le moyen de ». Je pense qu'il faut garder cette connotation spatiale, car c'est bien au moyen de quelque chose qui va se passer dans la tête de l'enfant que Socrate va faire sa démonstration, et ce n'est qu'en refaisant dans notre tête à nous la démarche que va faire l'enfant, en la « revivant », pourrais-je dire, dans la mesure où, pour la plupart, nous l'avions déjà faite à l'école, que nous pourrons comprendre ce que Socrate veut nous « montrer ». (<==)
(23) Un langage commun est une condition préalable nécessaire à l'échange et à la compréhension réciproque indispensable pour permettre à Socrate de mettre en évidence ce que veut montrer à Ménon. Peu importe que cette langue soit le grec ou une autre, pourvu qu'elle soit commune à Socrate et à l'enfant qui va être interrogé, et aussi à Ménon qui observe. (<==)
(24) « Fais attention » traduit le grec proseche ton noun, c'est-à-dire mot à mot « dirige ton esprit vers... ». C'est autant dans l'esprit de Ménon (et donc dans celui du lecteur) que dans celui de l'enfant, qu'il doit se passer quelque chose. (<==)
(25) Le mot pai, vocatif de pais, employé ici par Socrate, peut vouloir dire « enfant », ou encore « garçon » (ou fille, l'accent étant sur l'âge plutôt que sur le sexe), et par extension, « esclave, serviteur » (comme on dit en français un « garçon » pour parler d'un serveur au restaurant). En choisissant ce mot, Socrate marque doublement la distance qui le sépare de l'homme mûr en position de pouvoir qui constitue l'idéal d'aretè de Ménon, et regroupe en lui deux des catégories que Ménon, dans sa première tentative de définition de l'aretè, en 71e1-72a5, opposait à celle de l'anèr (le « mâle ») : il est un enfant (pais) et un serviteur/esclave (doulos). Et pourtant, c'est lui le seul des trois interlocuteurs de Socrate (Ménon, Anytos et lui) qui fera des progrès, si limités soient-ils, dans tout le dialogue !... (<==)
(26) Il faut
supposer que Socrate trace dans le sable ou la poussière du sol, au fil de la
discussion, des figures analogues à celles reproduite en marge. Ces figures,
tout approximatives, comme celles que je reproduis, n'empêchent pas de
raisonner juste, bien que ce qui en est dit ne soit vrai que des figures « idéales »
dont elles ne sont que de pâles approximations.
Socrate doit par ailleurs s'assurer, comme il le fait ici en commençant,
que le jeune garçon comprend les mots « techniques » qu'il emploie,
comme ici tetragônon (carré). Mais on verra justement à
la fin de la discussion, que les mots techniques, s'ils sont utiles pour se
comprendre et arriver plus vite au fait, ne sont pas indispensables pour arriver
aux « vérités » recherchées. (<==)
(27) Le texte grec, qui parle de « pieds » aussi bien pour les longueurs des côtés que pour les surfaces, montre que les grecs ne distinguaient pas les unités de longueur et de surface (pieds et pieds carrés). Car le texte ne laisse pas de doute sur le fait que c'est bien de surfaces qu'il s'agit et qu'il va être question de doubler : le mot utilisé et traduit par « espace » est chôrion, construit sur la racine chora, espace, qui désigne en géométrie l'espace compris entre des lignes jointives, dont la mesure constitue la surface. (<==)
(28) Socrate
offre deux options au jeune garçon pour résoudre le problème
posé : soit « dire un nombre », arithmein (du
verbe construit sur arithmos, nombre en grec), soit simplement
montrer une ligne sur le dessin. La première option est inutilisable
dans le cas présent,
non seulement parce que les compétences mathématiques de l'enfant
ne vont sans doute pas jusqu'aux nombres fractionnaires et qu'il a épuisé
les nombres entiers compris entre 2 et 4, mais surtout parce que, même
s'il maîtrisait cette discipline et entreprenait de diviser le carré
de départ en un plus grand nombre de carrés élémentaires
égaux, et donc ses côtés en un plus grand nombre de segments
élémentaires égaux (des demi-pieds, quarts de pieds, etc.,
ou même tout autre facteur de division, tiers, cinquièmes, dixièmes,
etc.), en vue d'ajouter un nombre entier de ces segments d'une fraction de
pied
à la ligne initiale, c'est-à-dire s'il entreprenait de chercher
un diviseur commun des deux lignes, une « unité assez petite
pour les rendre commensurables, il ne pourrait encore pas résoudre
le problème
puisque le nombre cherché est irrationnel : le rapport entre le
côté du carré double et le côté du carré
initial est racine de deux, un nombre qui ne peut pas s'exprimer par le rapport
entre deux nombres entiers, quels qu'ils soient. Un tel nombre est dit alogon
en grec, c'est-à-dire, privé de logos, logos ayant
ici son sens de « raison » (mathématique), de
« rapport » entre des nombres (on retrouve la même étymologie
en français
dans le mot « irrationnel », fondé sur la racine
latine ratio,
qui reprend justement certains des sens du grec logos, en particulier
ceux de « raison » à la fois au sens psychologique
et au sens mathématique). La découverte des nombres « irrationnels »
était récente en Grèce au temps de Platon et posait des
problèmes « métaphysiques » importants, accentués
par la multiplicité des sens du mot logos, qui rapprochaient
les questions de mathématique (logos dans le sens de « rapport
mathématique » dont il est question ici), de langage (logos
dans son sens de « parole, discours »), d'épistémologie
(logos dans son sens de « raison » comme instrument de connaissance)
et de psychologie (logos comme partie la plus noble de l'âme).
On voit donc que le problème posé par Socrate à l'esclave
de Ménon ouvre sur une double perspective : d'une part, mettre en
évidence la possibilité pour une même personne de passer
d'un état où elle croit savoir mais peut être convaincue
d'erreur à un état où elle sait ne pas savoir, puis à
un état où elle sait de science certaine ; mais d'autre part,
présenter un problème mathématique simple dont la solution
rigoureuse peut se voir clairement sur une figure pourtant approximative alors
qu'elle ne peut s'exprimer par un nombre ou un rapport de nombres (au sens où
les grecs concevaient les nombres), ce qui portait un rude coup aux spéculations
pythagoriciennes sur le rôle des nombres et des rapports dans la genèse
et l'ordre de l'univers. (<==)
(29) « Conçois-tu »
traduit le grec ennoeis, du verbe ennoein, qui veut dire au sens
premier « avoir dans (en-) l'esprit (nous) ». C'est bien
avec les yeux de l'esprit, ce nous qu'au début de l'expérience
déjà, Socrate demandait à Ménon de « diriger
vers » ce qui allait se passer (voir 82b6 et note
24), que Ménon (et le lecteur) doit suivre ce qui se passe dans l'esprit
de l'esclave, qui est l'objet de toute cette « expérience ».
On notera que rien dans le texte ne nous permet de savoir si Ménon lui-même
connaît la réponse au problème posé par Socrate à
l'enfant, et que d'ailleurs, Socrate n'en a cure et ne cherche même pas
à le savoir. Ménon n'est probablement guère plus âgé
que son esclave (il n'avait sans doute pas plus de 20 ans au moment supposé
du dialogue), mais, issu d'une famille noble, il a sans doute reçu une
éducation plus poussée (encore qu'il ne soit pas sûr que
l'on puisse transposer à la Thessalie dont était originaire Ménon,
ce que l'on suppose de l'éducation des enfants de bonne famille à
Athènes au temps de Socrate). On sait par le dialogue qu'il avait subi
l'influence de Gorgias--mais celui-ci n'enseignait que la rhétorique,
art d'un logos qui n'avait rien de mathématique--, et qu'il s'était
peut-être intéressé, à travers lui, aux théories
d'Empédocle (cf 76c8)--mais
était-ce par intérêt pour la physique, ou simplement parce
qu'elles permettaient d'en « foutre plein la vue » au peuple dans des
discours politiques « électoralistes » ?... Mais on peut
aussi penser, au vu de son comportement dans la discussion avec Socrate, et
sans même faire référence au portrait
qu'en brosse Xénophon dans l'Anabase, que Ménon n'était
pas du genre à rester patiemment assis à écouter un maître
d'école essayer de lui apprendre des choses dont il ne voyait pas l'usage
pratique immédiat pour ses ambitions. Quoi qu'il en soit, si l'on suppose
que Ménon lui-même ne connaît pas la réponse au problème
posé et découvre la solution en même temps que l'enfant,
l'expérience n'en serait que plus probante, et le conseil de « regarder
en lui » plus justifié. Mais, même s'il la connaît, il
peut encore (tout comme le lecteur) se souvenir d'un temps où lui-même
aurait réagi comme l'esclave, ce qui ne doit pas lui être difficile,
vu la faible différence d'âge entre eux deux, et donc refaire,
dans son esprit, le chemin que Socrate fait parcourir à l'enfant.
Et c'est bien là la seule « expérience » qui compte, non
celle qui n'a jamais eu lieu ailleurs que dans l'imagination de Platon entre
un Socrate idéalisé et un jeune esclave du dénommé
Ménon, riche Thessalien promis à un sort funeste dans la fleur
de l'âge... Le conseil de Socrate à Ménon s'adresse donc
tout autant à nous, lecteurs. (<==)
(30) Le texte
grec traduit par « il ne se conduisait pas en homme qui est dans l'embarras »
est ouch hègeito aporein, repris immédiatement après
sous forme affirmative par nun hègeitai aporein (« maintenant,
il se conduisait en homme qui est dans l'embarras »).
Le sens premier du verbe hègeisthai est « marcher devant »,
d'où « conduire, guider », puis « diriger, commander »,
et c'est le plus souvent dans ce sens qu'hègeisthai sera utilisé
dans la suite du dialogue (17 occurrences dans ce sens) pour parler d'abord
de la conduite de l'âme quand on cherchera à savoir si l'aretè
est epistèmè (voir la section 87b-89e,
5 occurrences), ensuite de la conduite par un guide qui connaît ou pas
la route de Larissa et à nouveau de la conduite de la vie selon le savoir
ou l'opinion droite (voir la section 96c-100c, 12
occurrences, et en particulier la note 9 sur la
traduction de cette section). Mais il veut aussi dire, après Homère,
« penser, croire », et on le retrouve dans ce sens quatre fois en 77d-e
(voir note 12 sur la traduction de cette section).
Ici, c'est plutôt ce second sens qu'il a, mais dans un contexte où
il est question du comportement, de la conduite, pourrions-nous dire, de l'esclave,
telle qu'elle ressort de l'interrogatoire mené par Socrate. La traduction
que je propose, par « se conduire (en homme qui..) », montre comment
on peut passer d'un sens à l'autre, dans la mesure où ce qui fonde
notre « conduite » est ce que nous croyons.
Aporein, quant à lui, est un verbe qui veut dire étymologiquement
« se trouver dans une situation sans issue » (de a- privatif
et poros, passage, voie de communication »). On qualifie souvent
d'aporétiques les dialogues de Platon où les interlocuteurs
s'interrogent avec Socrate sur tel ou tel sujet, en cherchant, selon certains,
une définition sans parvenir à la trouver à la fin du dialogue,
et d'aporie (du mot grec aporia, « embarras, difficulté »),
la situation à laquelle aboutit un tel dialogue. C'est d'ailleurs la
situation dans laquelle se trouve en ce moment Ménon après la
première partie de la discussion, comme il l'avoue lui-même en
80a-b. Mais lui refuse d'en tirer les conséquences
et essaye de s'en sortie par une pirouette. On va voir ici que l'aporie n'est
pas nécessairement un mal, mais qu'elle peut être le premier pas
vers la sagesse.
Une traduction plus mot à mot du texte serait donc : « il
ne pensait pas être dans l'embarras. » (<==)
(31) Cette étape est fondamentale pour Socrate, pour qui le plus grave handicap sur le chemin de la sagesse, ou plutôt de la philo-sophia (aspiration à la sagesse), est de croire que l'on sait ce qu'on ne sait pas en fait, puisqu'une telle attitude conduit à ne pas même chercher ce que l'on croit savoir. C'est pourquoi l'aporia dans laquelle se trouve maintenant l'esclave, et celle à laquelle conduisent plusieurs des dialogues des premières tétralogies, loin d'être un mal ou une preuve d'incompétence, est un passage nécessaire pour progresser. Si l'esclave de Ménon est finalement le seul qui progressera dans le dialogue, c'est précisément parce que lui, contrairement à son maître qui campe sur ses positions, ou à Anytos qui « sait » sans même chercher, accepte de reconnaître son ignorance quand elle lui est montrée. (<==)
(32) Socrate reprend ici, en disant de l'esclave qu'« à la légère à l'occasion, et devant de nombreuses personnes (pros pollous) et de nombreuses fois (pollakis), il aurait pensé bien parler (eu legein) sur l'espace double », presque mot pour mot les expressions utilisées par Ménon en 80b2-3, lorsqu'il disait « des myriades de fois (muriakis) pour sûr, sur aretès, [avoir] tenu des discours (logous) abondants devant de nombreuses personnes (pros pollous), et avec beaucoup de bonheur (panu eu) ». Mais Ménon semble avoir la mémoire courte, et ne pas voir l'ironie de la remarque. Il est incapable, au contraire de son esclave, de comprendre que l'aveu d'ignorance, l'aporia, est le premier pas vers la sagesse. Il est vrai que c'est plus facile à faire à propos d'un problème de géométrie qu'à propos de l'aretès de l'homme... (<==)
(33) Le mot traduit par « spécialistes » est sophistai, mot qui était utilisé du temps de Socrate, et souvent chez Platon, pour désigner ceux que la tradition a appelé en français les « sophistes ». Ici, il garde son sens original d'homme compétent dans un domaine quelconque, manuel ou intellectuel. (<==)
(34) On notera
que ce n'est qu'une fois la solution mise en évidence
sur la figure à l'aide de gestes accompagnant des démonstratifs
et pointant vers ses parties, que Socrate apprend au jeune garçon
le terme « technique » qui permet de l'exprimer de manière
plus concise. Le mot lui-même ne sert à rien s'il ne renvoie à
la figure, ou du moins, à travers la figure imparfaite, à la
réalité
transcendante, à la « forme », qu'elle essaie de représenter,
et dont ce que les mots expriment rend compte. C'est cette réalité
qui transparaît dans la figure qui donne sens aux mots, pas le contraire.
Et connaître le terme technique sans savoir ce dont il rend compte ne
sert à rien et ne nous fait pas faire un pas vers la « connaissance »...
Mais il y a plus ici. Si Socrate a choisi précisément ce problème,
dans le contexte d'une recherche sur l'aretè, c'est parce qu'il
met le doigt sur un autre aspect transposable au sujet premier de la recherche.
J'ai fait remarquer plus haut (voir note 28) que ce problème
mettait en jeu la question des « irrationnels », c'est-à-dire
que sa solution ne pouvait s'exprimer par un logos (un « rapport »)
entre la ligne cherchée (la diagonale) et la ligne donnée au départ
(le côté du carré initial), mais pouvait seulement se « montrer »,
pour qui ne possédait pas encore le vocabulaire « technique »
approprié. On peut penser qu'il y a là une analogie avec l'aretè :
en dernier ressort, on peut aligner tous les logoi (« discours »)
qu'on veut sur l'aretè, celle-ci ne se « dit » pas, elle
se « montre » ! L'aretè n'est pas dans les discours,
mais dans les actes, dans la vie vécue. L'exemple géométrique
ainsi compris n'est pas là pour donner un exemple de « définition »,
de ce que chercherait Socrate à propos de l'aretè, d'une
rigueur mathématique qu'il faudrait transposer au domaine moral, mais
bien au contraire pour nous faire réaliser qu'il y a des choses qu'il
est illusoire de vouloir définir avec des mots ! Certes, il montre
que l'on peut « apprendre » parce qu'il y a des « vérités »
transcendantes, dont la géométrie nous donne des exemples, mais
il montre aussi que, même en géométrie et en mathématiques,
il y a place pour l'alogon, l'irrationnel, et que cela n'empêche
pas de « raisonner » juste sur ces « alogoi ». L'exemple
est donc aussi un remède à la « misologie » dont parle
Socrate au centre du Phédon (Phédon,
89c-91b), puisque, transposé au domaine moral, il suggère
que, même si l'on ne peut produire un logos satisfaisant sur l'aretè,
il n'est pas impossible de la vivre de manière « rationnelle »,
en hommes doués de « logos »... (<==)
(35) Le texte de cette réplique est amendé par certains éditeurs que choque une apparente redondance. Les manuscrits donnent en effet : tô(i) ouk eidoti ara peri hôn an mè eidè(i) eneisin alètheis doxai peri toutô hôn ouk oide ; et les traducteurs voient dans le premier peri hôn... (sur lesquelles...) aussi bien que dans le second peri toutôn hôn... (sur ces choses que...) un renvoi à la même chose, à savoir, ces choses que le sujet ne sait pas, mais sur lesquelles il a des opinions vraies, ce qui amène certains à supprimer tout ou partie de la seconde relative. Si l'on veut garder la phrase complète, il reste à expliquer pourquoi la première relative emploie un subjonctif avec an, marque de l'éventualité, alors que la seconde emploie l'indicatif du même verbe « savoir », et ce, dans l'hypothèse retenue, pour parler de la même chose. La meilleure explication, dans cette perspective, me semble être celle qui sous-tend la traduction de Léon Robin (Pléiade) : « ainsi donc, chez celui qui ne sait pas, il existe, concernant telles choses qu'il se trouve ne pas savoir, des pensées vraies concernant ces choses mêmes qu'il ne sait pas. » Mais je propose une autre interprétation, selon laquelle chacune des deux relatives a un antécédent différent : la première concernerait les opinions vraies (le hôn, génitif pluriel, peut en effet aussi bien être un féminin qu'un neutre) dont il est question immédiatement après, qui seraient en l'homme sans qu'il en ait conscience jusqu'à ce qu'on les mette au jour par un questionnement approprié, comme va le dire Socrate dans la réplique suivante, et seule la seconde renverrait au sujet de ces opinions, aux choses que nous ne savons pas, mais sur lesquelles nous avons néanmoins des opinions vraies au fond de nous. Et, pour ne pas mettre les deux relatives quasi identiques l'une à la suite de l'autre, Platon en aurait rejeté une avant son antécédent. Une traduction plus littérale serait alors, en rétablissant un ordre plus acceptable en français : « en celui qui ne sait pas, donc, sont des opinions vraies sur lesquelles il n'aurait pas de savoir [c'est-à-dire, dont il n'aurait pas connaissance ] sur ces choses qu'il ne sait pas ? » Pour rester plus près de l'ordre des mots dans la phrase grecque et conserver le même verbe « savoir » pour traduire les trois occurrences de eidenai, j'ai légèrement modifié la première relative, remplacée par « sans que » + subjonctif, sans que cela change le sens de la phrase. (<==)
(36) On notera que Socrate parle ici, à propos des réponses de l'esclave, d'opinions (doxai), et non pas encore d'epistèmè (science, savoir, connaissance ou mot équivalent). C'est que l'esclave n'a fait que proposer des réponses aux questions de Socrate dont il ne maîtrisait pas l'enchaînement. Il lui reste maintenant à s'approprier le « raisonnement causal » (voir 98a) qui « fixera » la démonstration dans son esprit, et à l'intégrer dans une approche plus globale de la géométrie qui liera entre eux un plus grand nombre de définitions et de théorèmes. C'est alors seulement qu'il « saura précisément (akribôs epistèsetai) », et qu'on pourra enfin parler d'epistèmè (voir réplique suivante). Certes, pour nous qui connaissions d'avance la réponse à la question posée par Socrate, il n'est pas difficile de croire que l'esclave est immédiatement guéri de son erreur, maintenant qu'il a vu la « démonstration » du théorème sous la conduite de Socrate. Mais il n'est que de nous souvenir de nos premiers cours de géométrie pour réaliser que nous avons pu être, enfants, dans la situation de l'esclave avant sa conversation avec Socrate, et que nous n'avons pas retenu du premier coup les premiers théorèmes que nous avons appris dans cette discipline nouvelle dont nous avions encore tout à découvrir, définitions, axiomes et théorèmes, même lorsque nous en avions vu une fois la démonstration ! Néanmoins, une fois ce pas franchi, il n'y a pas de doute dans notre esprit sur la différence qu'il peut y avoir entre l'opinion que nous avons pu un jour avoir qu'on doublait le carré en doublant son côté, opinion vite réfutée par le premier géomètre venu, et la certitude que nous avions, une fois la démonstration mémorisée ou redéroulée pour nous, que le carré construit sur la diagonale est bien le carré double. Et c'est cela l'expérience à laquelle nous convie Platon, expérience qui se déroule à nouveau en chacun de nous à la lecture du dialogue, et non celle, supposée unique et passée, à laquelle ne peut nous faire croire le récit d'une conversation fictive sortie tout droit de l'imagination de Platon, et qui, de toutes façons, ne prouverait rien pour qui n'en a pas été témoin et ne peut que croire sur parole l'auteur du récit ! (<==)
(37) Pour les raisons qui me conduisent à ne pas traduire epistèmè, voir la note introductive à la traduction de la section 87b-89e. (<==)
(38) Le langage de la « réminiscence » qu'utilise Socrate pour capter l'attention de Ménon et se mettre à la portée de son « pragmatisme », masque les difficultés qu'il y a à parler avec nos mots de ce qui semble bien transcender le temps et l'espace, ici la « transcendance » des vérités géométriques. C'est la problématique « spatiale » qui est évoquée la première. Dans la précédente réplique de Socrate, il était question de « ramener du fond de (ex + datif, traduisant un mouvement de l'intérieur vers l'extérieur) soi-même » un savoir qui semblait y être enfoui. Ici, c'est toujours le même verbe qui est employé (analambanein), mais le ex est devenu en + génitif, qui implique une idée de lieu sans mouvement (« en soi »). (<==)
(39) On passe ici à la problématique temporelle. Si l'esclave n'a pas acquis la connaissance que Socrate « réveille » en lui dans cette vie, de « quand » date-t-elle ? Ou, dit d'une autre façon, la certitude qui serait bientôt sienne s'il persévère en géométrie, sur quoi se fonde-t-elle ? Ce qui peut se dire d'un homme (en termes « mythologiques », que, s'il sait, ou bien il a appris dans cette vie, ou bien sa science lui venait d'« avant ») peut se généraliser et se reformuler : si c'est un homme du passé qui avait « inventé » la géométrie, comment arriverait-il à en convaincre tous les autres de manière aussi universelle en leur insufflant un tel degré de certitude ? Et si aucun homme ne l'a inventée, c'est qu'elle a un caractère « transcendant » qui situe sa « vérité » au-delà du temps et de l'espace. Dans les répliques qui suivent, le Socrate de Platon se bat avec les limites temporelles du langage pour essayer de dire quelque chose qui les déborde. (<==)
(40) On retrouve dans le terme epistèmôn utilisé ici toutes les ambiguïtés du terme epistèmè, puisqu'il s'agit de l'adjectif et du nom construits sur la même racine. L'epistèmôn, c'est celui qui possède une epistèmè, ou l'epistèmè, si on voit celle-ci comme un tout. Le mot peut vouloir dire « instruit, savant, expérimenté, habile, sage, prudent », et peut avoir une valeur relative, relative à un domaine ou un savoir particulier, ou absolue. (<==)
(41) Platon emploie ici le verbe, geômetrein, et non le nom, qu'on retrouve plus loin, geômetria. La question n'est pas de savoir si l'esclave avait quelque vernis de géométrie, mais bien s'il en avait la pratique. (<==)
(42) On pourrait penser qu'ici, Socrate a déjà oublié l'alternative qu'il posait quelques répliques plus haut : l'epistèmè qui a été « réveillée » en l'esclave, ou bien il l'a toujours possédée (eichen), ou bien il l'a reçue (elaben) un jour. Ici en effet, plus de « ou », mais un « et » entre « posséder » (eiche : il possédait) et « avoir appris" (ememathèkei : il avait appris). Certes, la forme passée du verbe manthanein ici employée (le plus-que-parfait ememathèkei qui reste un passé, même par rapport à l'imparfait eiche) est ambiguë dans la mesure où elle peut se comprendre comme « avoir appris », avec l'accent sur le processus qui fait passer de l'ignorance au savoir (sens premier du verbe manthanein au présent), ou comme « savoir », avec l'accent sur le résultat de ce processus (sens dérivé dans les formes au passé), ce qui donnerait alors quelque chose comme « il les possédait et savait dans un autre temps », les deux verbes se renforçant alors l'un l'autre autour de l'idée d'un savoir possédé. Quoi qu'il en soit, Socrate n'a pour l'instant éliminé que l'hypothèse selon laquelle il aurait appris depuis sa naissance, c'est-à-dire, en sa vie actuelle. Mais l'hypothèse qu'il avait présentée en prélude à toute cette discussion avec et à propos de l'esclave, et que Ménon semble bien avoir oubliée, comme vont le montrer ses réponses à venir, était que l'âme vit plusieurs vies et a déjà tout appris dans des vies antérieures (cf. : 81b2-d5). Il semble tout à coup qu'il ne soit plus important, si l'acquisition n'a pas eu lieu dans cette vie-ci, de savoir si elle a eu lieu à un moment donné (par exemple, dans une vie antérieure) ou s'il n'y a jamais eu acquisition, mais possession de tous temps. A moins que l'histoire des réincarnations successives de l'âme n'ait été pour Socrate qu'une « mythologie » qu'il estimait seule capable de piquer la curiosité du jeune et pragmatique Ménon et de l'intéresser à l'expérience qui allait suivre, et qu'il n'essaie de revenir ici à ce qui est pour lui la « bonne » manière de voir, à savoir, que ce qui n'est pas de cette vie est en dehors de l'espace et du temps et donc, ne laisse plus de place au changement : si je n'ai pas appris dans cette vie et que pourtant, d'une certaine manière, je « sais », c'est que mon âme, dans la transcendance de sa dimension « éternelle » (éternelle ne voulant pas dire ici dans un temps éternellement continué, mais hors du temps, qui n'est, selon Timée, 37d5, qu'une image mobile de l'éternité), « sait », non pas de tous temps, mais en quelque sorte, par « nature ». On n'en est pas encore tout à fait là dans cette réplique, où il n'est encore question que d'« un autre temps », mais la suite, comme on va le voir, semble bien confirmer cette direction. (<==)
(43) Nous
trouvons ici confirmation de ce que je disais dans la note précédente :
l'alternative semble maintenant être entre cette vie-ci de l'esclave
et
le temps où il n'était pas homme. Plus question ici
de vies antérieures où il aurait été homme, mais
un autre homme. Ce qui pose d'ailleurs le problème, qui va se préciser
avec la réplique suivante, de ce qui fait l'« homme » :
corps (ce corps-ci, celui de l'esclave ici présent, désigné
dans certaines répliques antérieures (85d9,
85e1) par le démonstratif houtos, que j'ai
traduit par « ce garçon »), âme
(celle qui serait, selon les prêtres évoqués par Socrate
auparavant, immortelle et sujet de multiples réincarnations), ou le
composé
des deux ?
Mais on voit bien, par les réponse laconiques de Ménon, qu'il
ne remarque même pas les reformulations auxquelles se livre Socrate et
ne soupçonne pas plus les abîmes de questions qu'elles devraient
soulever en lui ! (<==)
(44) Voici l'âme qui réapparaît. Pour pouvoir parler de ce qui n'est pas dans cette vie-ci, il faut bien supposer plus que le corps. Mais, pas plus ici que lorsqu'il avait été question de son immortalité supposée en 81b2-d5, ce mot d'âme, qu'il avait d'ailleurs été le premier à employer lorsque, comparant Socrate à un poisson-torpille, il se disait « engourdi de corps et d'âme » (80b1), ne semble poser de problème à Ménon ! Socrate ne définit pas ce qu'il entend par âme, implique en quelque sorte que l'âme est plus moi que le corps ou le composé de corps et d'âme, puisque seule elle « traverse » la totalité du temps, bien qu'il réserve le terme « homme (anthrôpos) » au composé (puisqu'il parle d'un temps où l'on n'est pas homme), mais rien de tout cela n'interpelle Ménon... (<==)
(45) « De tous temps » traduit le grec ton aei chronon. Aei, utilisé seul, était traduit auparavant par « toujours ». L'expression ton aei chronon est ambiguë, dans la mesure où elle mélange un terme qui évoque l'éternité (aei) avec un autre qui fait référence au temps qui passe (chronon). S'agit-t-il donc du temps dans sa totalité ou bien de l'éternité, du « temps éternel », qui n'est pas un temps sans fin, mais un éternel présent ? (<==)
(46) « Le tout du temps » traduit le grec ton panta chronon. L'expression est moins ambiguë que ton aei chronon et fait plus visiblement référence à la totalité du temps. Ici encore, ces nuances passent loin au dessus de Ménon, qui ne semble pas faire la différence entre l'éternité et le temps infiniment continué. (<==)
(47) En d'autres termes, entre les « temps » où il est homme et ceux où il ne l'est pas, on doit couvrir la totalité du temps. Peut-être, mais qu'en est-il d'une « éternité » qui ne serait pas partie intégrante du temps qui défile ? Et de qui parlons-nous ? Qu'est-ce qui serait et qui ne serait pas homme ? La question sous-jacente de l'homme que ne voit pas Ménon, n'est qu'une nouvelle forme de la question de l'aretè, puisque connaître l'excellence de l'homme, c'est savoir ce qu'est, ou devrait être, un homme digne de ce nom. (<==)
(48) « Des
choses qui sont » traduit le grec tôn ontôn, littéralement,
« des étants ». Socrate devient de plus en plus métaphysique
et Ménon commence à perdre pied, comme va le montrer sa prochaine
réponse ! Quant au traducteur, il est en terrain miné, tant
chaque option de traduction risque de tirer avec elle toute un courant de pensée
métaphysique postérieur à Platon. « Des étants »,
traduction littérale, sonne étrange en français courant
et oriente le spécialiste vers Heidegger et son école. « Des
êtres », par contraste, pourrait sembler une prise de position en
faveur de la tradition antérieure, qui n'est pas nécessairement
plus (ou moins) proche de la pensée de Platon.
Mais, au delà des mots de la traduction, ce qu'il faut bien voir, c'est
ce qui est en jeu dans le texte. Si l'on replace celui-ci dans son contexte,
on voit que la « vérité » que Socrate
a fait « rejaillir » dans l'esprit de l'esclave est une vérité d'ordre
mathématique
sur des constructions abstraites (le carré, la notion de « double »).
En parlant maintenant, dans le cadre de sa généralisation du
processus, de vérité tôn ontôn,
Socrate pose implicitement le problème de ce à quoi il attribue
le statut d'« êtres/étants ».
Encore une question qui, bien sûr, n'effleure pas l'esprit du pauvre
Ménon !
(<==)
(49) C'est tout le débat du Phédon sur l'immortalité de l'âme qui est ici court-circuité ! Mais Ménon n'est pas Simmias et l'enjeu de la discussion n'est pas propre à donner aux paroles de Socrate tout le poids qu'elles auront lorsque la ciguë sera au bout du discours... Ceci étant, l'argument fondé sur les conclusions de l'expérience avec l'esclave sera bel et bien repris à nouveaux frais dans ce contexte plus prometteur. (<==)
(50) « Bien parler » traduit mot à mot le grec eu legein. On pourrait traduire plus librement par « avoir raison », en se souvenant que le verbe legein est de la même racine que logos, qui veut aussi bien dire « discours » que « raison ». Mais il ne faut pas perdre de vue un autre enjeu qui se joue dans le choix de cette expression, et que Socrate va mettre plus directement en lumière à la fin de la réplique suivante : la question, pour nous, n'est pas seulement de bien parler, mais surtout de bien agir ! On retrouvera la question, non plus du eu legein (bien parler), mais du eu prattein (bien agir), en 96e, lorsque Socrate s'interrogera sur les différentes manières pour l'homme de conduire « droitement et heureusement (orthôs te kai eu) » ses affaires. On peut aussi, à ce propos, noter la conclusion d'Anytos au terme de sa discussion avec Socrate, qu'« il est plus facile d'agir mal (kakôs poiein) que bien (eu) envers les hommes » (94e) !... (<==)
(51) Ménon n'a pas su voir toutes les questions que soulevaient les déclarations successives de Socrate, mais se rend maintenant compte, au vu de la conclusion, que quelque chose a dû lui échapper quelque part !... (<==)
(52) Le langage
de Socrate dans cette réplique est très « physique » !
Le verbe diischurisaimèn, traduit par « je n'emploierais
pas toutes mes forces pour soutenir », est construit sur la racine ischus,
« force physique », via le verbe ischurizesthai, « employer
la force », au sens propre, complété du préfixe di(a),
qui ajoute une idée d'achèvement, de « jusqu'au bout ».
Plus loin, on trouve le verbe diamachoimèn, traduit par « je
me battrais avec la dernière énergie », qui vient, ici encore
avec le préfixe dia, du verbe machesthai, « combattre »
et du nom machè, « combat, bataille ». Que ces mots aient
pris dans le grec d'alors un sens figuré applicable au discours montre
que les discussions n'étaient pas toujours de salon et que, pour certains,
c'est le pouvoir, et parfois la vie, qui s'y jouait. En tout cas, ici, pour
Socrate au moins, il ne s'agit pas simplement de parler, mais bien d'engager
tout son être. Et l'on sait qu'il y laissera sa vie !...
Ceci dit sur la « forme », on notera, sur le fond, les réserves
de Socrate sur la valeur de ses conclusions dans cette discussion sur ce que
d'aucuns appellent la « théorie de la réminiscence ».
Au vu de ces déclarations, on peut penser qu'il est loin d'être
certain que le Socrate de Platon, et sans doute le Platon qui tient la plume,
prenaient au pied de la lettre toute cette histoire de réincarnations,
attribuée en introduction aux prêtres et aux poètes, qui
ne sont pas, pour Platon, des sources des plus recommandables. On a d'ailleurs
vu, dans les notes qui précèdent, que les « raisonnements »
de Socrate analysant l'expérience avec l'esclave passaient complètement
sous silence la « mythologie » des réincarnations évoquée
au début : il y est bien question d'un autre « temps » que
celui de la vie présente, mais jamais d'une autre vie en ce monde, et
le fait que Socrate passe directement du temps de cette vie-ci à un « de
tous temps » de l'âme désincarnée montre bien qu'il
est conscient du fait que reporter l'apprentissage à une vie « antérieure »
n'expliquerait rien, puisque le même raisonnement que celui qu'on fait
pour cette vie-ci pourrait s'y appliquer. Mais, si tel est le cas, le vocabulaire
de la « remémoration », qui suppose le temps, n'a plus grand
sens. Reste qu'il est le seul qui puisse permettre, à ceux du moins qui
savent aller au delà des mots, de parler tant bien que mal de la « transcendance »,
surtout avec les pareils de Ménon, qui ne peuvent sortir du temps et
de l'espace et ne croient que ce qu'il peuvent voir et toucher.(<==)
(53) « Plus virils » traduit, tant bien que mal, le grec andrikôteroi, comparatif pluriel de l'adjectif andrikos, issu, tout comme l'adjectif andreios utilisé en 81d3 (voir note 14), du mot anèr, andros, qui désigne l'homme, avec l'accent sur le sexe mâle (pas toujours, cependant), au contraire d'anthrôpos, qui, lui, met en général l'accent sur l'espèce. Être plus andrikos, c'est être plus « homme », et c'est bien là tout l'enjeu de la discussion sur l'excellence de l'homme ! « Plus virils » ne rend malheureusement pas toutes les harmoniques de l'expression grecque, même si le mot latin vir sur lequel est formé l'adjectif français « viril » est bien l'exact équivalent latin du grec anèr, car « viril » a en français une connotation trop exclusivement masculine, et de plus, plus « physique » que morale. Mais, même pour les interlocuteurs de Socrate, il est probable que le sous-entendu impliqué par l'étymologie n'était pas toujours évident. Et c'est bien probablement le cas avec Ménon ! (<==)
(54) Sur argoi, le mot grec traduit par « inactifs » voir note 16. (<==)
(55) L'expression logô(i) kai ergô(i), « en paroles et en actes », ou des expressions voisines, et la dialectique paroles/action qu'elles impliquent, se retrouvent souvent dans la bouche du Socrate de Platon. Ainsi par exemple, parlant devant ses juges de son comportement pendant la tyrannie des Trente, dans l'affaire de Léon de Salamine, Socrate déclare qu'il a montré « ou logô(i) all' ergô(i) (non en paroles, mais en actes) » qu'il n'avait pas peur de la mort (Apologie, 32d1). Ou encore, dans le discours des Lois personnifiées du Criton, celles-ci demandent à Socrate s'il n'est pas vrai qu'il a accepté de vivre selon leurs préceptes « ergô(i) all' ou logô(i) (en actes, et pas seulement en paroles) » (Criton, 52d6). (<==)
(56) Le verbe grec traduit par « nous sommes d'accord pour penser » est homonooumen, de homo-noein, qui veut dire étymologiquement « penser la même chose ». Le mot est assez rare dans les dialogues (11 occurrences au total, dont 5 dans l'Alcibiade, et celle-ci seulement dans le Ménon) pour qu'on le signale. Dans la seconde partie de la discussion, on retrouvera à l'envie un terme similaire et de sens voisin, homologein, non plus « penser (noein) », mais « dire (legein) » la même chose. Et l'on verra au fil des notes sur ma traduction, en particulier de la section 96c-100c, que, même au simple niveau de l'accord verbal, c'est loin d'être gagné avec Ménon ! (<==)
(57) « Aborder » traduit le verbe grec epicheirein, qui était déjà employé par Socrate dans sa question, mais que j'ai traduit alors par « entreprendre ». La différence de construction entre les deux phrases, et la lourdeur de la tournure employée par Ménon, ne permettent pas d'utiliser la même traduction dans les deux cas sans passer par de lourdes périphrases la seconde fois. Ceci dit, étymologiquement, le verbe epi-cheirein, construit sur la racine cheir, « main », veut dire « mettre la main sur », c'est-à-dire, « se mettre à l'ouvrage ». Entreprendre (une recherche) et aborder (une étude) sont deux manières de se mettre au travail sur le sujet dont débattent Socrate et Ménon. (<==)
(58) Nous arrivons ici au milieu du dialogue, au terme de la première partie, et Ménon nous ramène à la case départ ! Tous les efforts de Socrate jusqu'ici sont donc restés vains... (<==)
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Première publication (en français)
le 24 décembre, 2000 ; dernière mise à jour le
4 septembre 2005
© 2000 Bernard SUZANNE
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