© 2000 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 4 septembre 2005 |
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Aretè, epistèmè
et phronèsis
Ménon,
86d3-89e9 ; 95a6-96d1
(Traduction Bernard SUZANNE, © 2000)
« Il se pourrait bien, Ménon, que
moi aussi bien que toi, soyons au nombre des hommes du commun, et que toi, Gorgias ne t'ait adéquatement instruit, ni moi Prodicos. » Ménon, 96d |
Note introductive : Prodicos est souvent mentionné dans les dialogues comme un sophiste qui attachait une importance particulière à la précision dans l'usage des mots (voir une allusion à ce trait de caractère dans le Ménon en 75e), et Socrate se moque parfois de lui à cause de cela, quand ce n'est pas, comme dans la remarque citée en exergue, de lui-même qu'il se moque, plus ou moins ironiquement, pour ne pas avoir profité des leçons de Prodicos en la matière. Pourtant, Socrate sait, quand cela est nécessaire, introduire la rigueur dans son langage, comme le montre cette remarque à Théétète en Théétète, 184c : « Certes, le maniement aisé des mots et des phrases, et le fait de ne pas les soumettre à un examen d'une minutie extrême, c'est bien souvent le signe de quelqu'un qui n'est pas sans noblesse, et c'est bien plutôt le contraire de cela qui marque le manque de liberté, pourtant, c'est parfois nécessaire », remarque qui s'insère dans un contexte où il est question de chercher ce que c'est qu'epistèmès (« epistèmès peri ti pot' estin », Théétète, 184a4-5, le thème central du dialogue) sans toutefois se perdre dans un examen qui ne pourrait être qu'approfondi des doctrines de Parménide (Théétète, 183e-184b). Or, cette même epistèmè (pour le sens de ce mot, généralement traduit par « science » ou « connaissance », voir plus bas) joue justement un rôle central dans la section du Ménon traduite ici. On peut donc penser que, dans cette section, l'attention aux mots employés est capitale. et de fait, comme on le verra, tout s'y joue sur de subtils glissements de vocabulaire qui, seuls, permettent de comprendre pourquoi un malentendu a pu s'installer entre Ménon et Socrate, malentendu lourd de conséquences pour la compréhension du dialogue dans son ensemble, qui donne l'impression qu'à quelques répliques d'intervalle (entre 89a et 89c) Socrate se contredit et remet en cause des conclusions qu'il semblait lui-même avoir acceptées un instant plus tôt. Ces glissements portent sur deux mots, epistèmè et phronèsis, qu'il est donc particulièrement périlleux de traduire, puisque le malentendu découle de la multiplicité de leurs sens et de leur synonymie partielle. C'est pourquoi, plutôt que de compromettre la compréhension du raisonnement en privilégiant tel ou tel sens, ou pire, en changeant de traduction en fonction du contexte, j'ai préféré laisser ces mots en grec (dans la forme qu'ils ont dans le texte original, qui dépend du cas) et donner au préalable un inventaire de leurs significations possibles, laissant à chacun le soin de privilégier le ou les sens qui lui semblent le plus appropriés dans chaque contexte, tout comme j'ai pris le parti, dans toutes mes traductions de sections du Ménon, de ne pas traduire le mot central du dialogue, aretè, aucune traduction n'étant totalement satisfaisante (sur ce mot, voir la section qui lui est consacrée dans l'introduction générale au Ménon).
Epistèmè : Ce mot
veut dire « connaissance (au départ, pratique), capacité à
faire, art, habileté, compétence professionnelle », et vient
d'un verbe, epistasthai, qui veut dire étymologiquement « se
tenir au dessus (epi-histasthai ) », c'est-à-dire,
« dominer ». L'epistèmè, c'est
donc en quelque sorte ce qui aide quelqu'un
à « dominer » son sujet ou son activité.
Le mot en vient
à signifier science et peut s'opposer alors, en particulier chez Platon,
soit à doxa, la simple opinion, soit à technè,
l'art (de l'artisan), la compétence « technique », c'est-à-dire
plus pratique que théorique (auquel cas on perd pour epistèmè
la dimension pratique justement que le terme avait au départ et qui
est maintenant reportée sur technè), soit à empeiria,
l'expérience purement pratique, « empirique », selon le mot français
issu de ce mot grec, par opposition ici encore à théorique. Epistèmè
peut s'employer au pluriel, auquel cas, il désigne les sciences, en
tant que distinctes les unes des autres par leur objet, et, par retour, au
singulier, telle ou telle « science » ou ensemble de connaissances scientifiques
spécifiques à tel ou tel domaine d'étude. Ainsi par exemple,
dans le Charmide, il est question de l'epistèmès
« peri to agathon te kai kakon », la
« science du bien et du mal » (Charmide,
174b-c) ; et dans le Politique, l'étranger d'Élée évoque une basilikèn
eite politikèn epistèmèn, une « science royale
ou politique » (Politique,
259a, sq), oscillant d'ailleurs, à son propos et à propos
des autres « sciences » qu'il évoque dans
ce passage, entre epistèmè
et technè dans un contexte où il entreprend en fait
de distinguer sciences gnôstikès (nous dirions « théoriques »)
et sciences praktikès (pratiques), ce qui fait que les hésitations
du vocabulaire n'ont plus grande importance puisque la classification est
explicitée
(un exemple qui montre comment Platon, quand la rigueur n'est pas nécessaire,
sait rester libre vis-à-vis du vocabulaire).
Si l'on devait choisir un seul terme pour remplacer epistèmè
partout, le moins mauvais serait sans doute « connaissance ».
Phronèsis : ce mot vient
du mot phrèn, qui désigne à l'origine un organe
du corps humain sur l'identification duquel tous ne sont pas d'accord. On l'identifie
en général avec le diaphragme, ou le péricarde, membrane
qui entoure le cœur. Quoi qu'il en soit, le mot en vient à désigner
le cœur en tant que siège des passions, l'esprit comme siège
de la pensée, ou encore la volonté, et s'emploie indifféremment
au singulier et au pluriel, quelque chose comme « les organes vitaux »,
ce dont dépend le souffle, la vie, la pensée. En ce sens, il se
rapproche du mot thumos, qui est utilisé par Platon dans la République
pour désigner la partie intermédiaire, ardente et volitive, de
l'âme. On retrouve la racine phrèn dans les mots emphrôn,
c'est-à-dire, en possession d'un phrèn, ou encore, doué
de raison, raisonnable, et son contraire, aphrôn, c'est-à-dire,
privé de phrèn, ou encore, qui a perdu la raison, insensé,
fou, mots qui apparaissent en 88e3-4. On la retrouve aussi
dans sôphrôn, qui veut dire « sain d'esprit » et
dans le dérivé sôphrosunè, qui désigne
la qualité de celui qui est sain d'esprit, c'est-à-dire, la tempérance,
la modération, la prudence (la sôphrosunè est au
centre de la discussion du Charmide, et il en a été question
dans la discussion avec Ménon en 73b2),
et dans son contraire aphrosunè, folie, déraison, mots
qui, eux aussi, reviennent à plusieurs reprises dans notre texte. De
phrèn dérive encore le verbe phronein, qui veut
dire « avoir la faculté de sentir et de penser », d'où
« vivre », puis « être dans son bon sens, penser, être
avisé, prudent ». La phronèsis, c'est l'acte de celui
qui est capable de phronein. C'est donc la pensée, le sentiment,
la capacité à comprendre quelque chose, la raison, la sagesse,
l'intelligence, et plus spécifiquement, la prudence, la sagesse pratique.
On voit donc que ce mot empiète sur les sens de nous (intelligence,
pensée), de logos dans son sens de « raison », de sophia
(sagesse), voire de sôphrosunè (tempérance, prudence),
ce qui rend délicat de le traduire par l'un de ces mots. Le mot « prudence »
a de nos jours le plus souvent un sens trop restrictif, plus défensif
(idée de précautions à prendre, surtout pour sa sécurité)
qu'actif.
Si je devais à tout prix utiliser un seul mot pour traduire phronèsis,
je proposerais « réflexion », ou encore « aptitude à
penser », bien que ces termes ne figurent pas dans les dictionnaires, principalement
parce qu'ils évitent la confusion avec des mots voisins plus souvent
traduits par sagesse (sophia), intelligence (nous) ou raison
(logos).
[vers épisode précédent]
[86d]...
SOCRATE.-- Eh bien si j'avais vraiment pouvoir, Ménon, non seulement
sur moi, mais aussi sur toi, (1)
nous n'examinerions pas si l'aretè est enseignable ou pas enseignable
avant d'avoir premièrement cherché ce que c'est. (2)
Mais puisque toi, d'une part tu n'essayes même pas d'avoir pouvoir sur
toi-même, afin, bien sûr, que tu sois libre, et d'autre part tu
essayes d'avoir pouvoir sur moi, et tu as pouvoir, je te ferai cette concession ;
car que faut-il faire ?
Il semble donc qu'il faille examiner [86e]
comment est ce dont nous ne savons pas encore ce que c'est. (3)
Si donc [tu ne fais] rien d'autre, relâche au moins un peu ton
autorité et fais cette concession d'examiner à partir d'une hypothèse (4)
si c'est enseignable (5)
ou quoi que ce soit d'autre. Et j'entends ce « à partir d'une hypothèse »
de la même manière que les géomètres qui, souvent
dans leurs investigations, lorsque quelqu'un leur demande, comme par exemple
à propos d'un espace, comme par exemple si, dans ce cercle-ci, cet espace
[87a]
triangulaire-ci peut être inscrit, diraient quelque chose comme ça :
« Je ne sais pas encore s'il en est ainsi, mais il me semble tout d'abord
à propos de poser à ce sujet quelque chose comme une hypothèse
telle que celle-ci : si donc cet espace est tel que, en le développant
sur sa ligne donnée, il manque à cet espace l'équivalent
de ce que serait ce qui a été développé, il en résulte
à mon avis telle chose, et autre chose encore s'il est impossible que
cela se produise. Faisant donc une hypothèse, je veux bien [87b]
te dire ce qui en résulte à propos de son inscription dans
le cercle, si elle est impossible ou pas. » (6)
Ainsi maintenant à propos de l'aretès, nous, puisque
nous ne savons ni ce qu'elle est ni comment [elle est], faisant des hypothèses
à son sujet, examinons si elle est ou bien enseignable ou bien pas enseignable,
en nous exprimant ainsi : comment doit être, parmi les choses qui
ont rapport à l'âme, (7)
l'aretè, pour qu'elle soit enseignable ou pas enseignable ?
Premièrement d'une part, si elle est quoi que ce soit d'autre qu'epistèmè,
est-elle donc enseignable ou pas, ou, comme nous disions à l'instant
même, remémorable ? (8)
Peu nous importe en effet [87c]
lequel des deux mots nous utilisons, (9)
mais est-elle donc enseignable ? Ou plutôt, ceci n'est-il pas évident
pour tous, qu'on n'enseigne à l'homme rien d'autre qu'epistèmèn ?
MÉNON.-- C'est bien mon avis.
SOCRATE.-- Mais alors, si l'aretè est quelque epistèmè, il est évident qu'elle serait enseignable.
MÉNON.-- Comment donc en serait-il autrement ?
SOCRATE.-- Nous voilà donc vite débarrassés de ce point, en ce que, étant de telle sorte, elle est enseignable, de telle autre sorte, non.
MÉNON.-- Absolument.
SOCRATE.-- Après ça donc, à ce qu'il semble, il faut examiner si l'aretè est epistèmè, ou autre chose qu'epistèmès.
MÉNON.-- [87d] Il me semble à moi du moins que c'est ça qui doit être examiné après ça.
SOCRATE.-- Mais alors quoi ? Que disons-nous d'autre sinon qu'elle est bien (10), l'aretèn, et cette hypothèse-ci tient-elle fermement (11) pour nous, qu'elle est bien ?
MÉNON.-- Très certainement.
SOCRATE.-- Si donc quelque chose est bien tout en s'écartant par ailleurs d'epistèmès, peut-être l'aretè n'est-elle pas quelque epistèmè ; si par contre rien n'est bien qu'epistèmè ne tourne autour (12), en supposant que c'est quelque epistèmèn, nous supposerions à bon droit.
MÉNON.-- C'est ça.
SOCRATE.-- Et c'est bien [87e] précisément par l'aretè(i) que nous sommes bons ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Mais si bons, bénéfiques (13) ; car toutes les bonnes choses sont bénéfiques, non ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Et l'aretè, donc, est bénéfique ?
MÉNON.-- C'est nécessaire d'après ce dont nous avons convenu.
SOCRATE.-- Voyons donc, en les passant en revue une à une, quelles sont les choses qui nous bénéficient. Santé, disons-nous, force, beauté et aussi richesse, ce sont là, avec leurs semblables, choses que nous appelons bénéfiques, [88a] non ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Mais d'autre part, ces mêmes choses, nous disons quelquefois qu'elles nuisent. Toi, t'exprimes-tu autrement, ou ainsi ?
MÉNON.-- Non, mais bien ainsi.
SOCRATE.-- Vois donc : lorsque quoi conduit chacune d'elles, nous bénéficient-elles ; et lorsque quoi, nuisent-elles ? N'est-ce pas lors d'une utilisation droite (orthè) qu'elles [nous] bénéficient, lorsqu'elle ne l'est pas, au contraire, qu'elles nuisent ?
MÉNON.-- Absolument.
SOCRATE.-- Examinons donc encore les choses de l'âme. Y a-t-il quelque chose que tu appelles modération (sôphrosunèn) et justice (dikaiosunèn) et virilité (andreian) (14) et facilité à apprendre (eumathian) et mémoire (mnèmèn) et magnificence (megaloprepeian) et toutes choses [88b] semblables ?
MÉNON.-- Certes.
SOCRATE.-- Vois donc, celles d'entre elles qui te paraissent n'être pas epistèmè mais autre chose qu'epistèmès (15), si parfois elles ne nuisent pas, parfois ne [nous] bénéficient pas, comme par exemple la virilité, si cette virilité n'est pas phronèsis (16), mais une sorte de hardiesse. Un homme avec une hardiesse dénuée d'intelligence (aneu nou) ne se nuit-il pas, alors que si elle est accompagnée d'intelligence (sun nô), il en tire bénéfice pour lui ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- N'en va-t-il pas de même pour la modération et de la facilité à apprendre ? Ce qui est appris et discipliné avec intelligence (meta nou) est bénéfique, sans intelligence (aneu nou), nuisible.
MÉNON.-- Tout à [88c] fait.
SOCRATE.-- En somme, tout ce que l'âme entreprend et supporte conduite par phronèseôs ne finit-il pas dans le bonheur, (17) par déraison (aphrosunès), dans le contraire ?
MÉNON.-- Il semble.
SOCRATE.-- Si donc l'aretè est quelqu'une des choses qui sont dans l'âme et s'il est nécessaire qu'elle soit bénéfique, ce doit être phronèsin, puisque aussi bien toutes ces choses de l'âme ne sont par elles-mêmes ni bénéfiques, ni nuisibles, et que ce n'est que lorsque s'y allie phro[88d]nèseôs ou déraison (aphrosunès) qu'elles deviennent nuisibles ou bénéfiques (18). Selon ce raisonnement (logon), l'aretèn étant bénéfique, doit être une sorte de phronèsin.
MÉNON.-- C'est bien mon avis.
SOCRATE.-- Eh bien, maintenant aussi, les autres choses dont nous parlions à l'instant même, richesses et autres choses semblables, comme étant tantôt bonnes (agatha), tantôt nuisibles, n'est-ce donc pas que, comme avec l'âme, où, quand la phronèsis conduit, elle rend celles de l'âme bénéfiques, et quand c'est la déraison (aphrosunè), nuisibles, de même une fois [88e] encore avec elles, l'âme en usant et les conduisant droitement (orthôs) les rend bénéfiques, pas droitement par contre, nuisibles ?
MÉNON.-- Absolument.
SOCRATE.-- Et pour sûr, c'est droitement (orthôs) que celle qui est capable de réflexion (emphrôn) se conduit, alors qu'est vouée à commettre des erreurs l'irréfléchie (aphrôn) (19).
MÉNON.-- C'est ça.
SOCRATE.-- Ne peut-on donc dire qu'ainsi en est-il de toutes choses pour l'homme : toutes les autres choses dépendent de l'âme, et par ailleurs, celles de l'âme, de phronèsin, si [89a] elles on vocation à être bonnes (agatha) ? Et selon ce raisonnement (logô), phronèsis serait le bénéfique. Or, nous disons que l'aretèn est bénéfique.
MÉNON.-- Absolument.
SOCRATE.-- Nous disons donc qu'aretèn est phronèsin, soit à la vérité en totalité, soit quelque partie. (20)
MÉNON.-- A mon avis, c'est bien dit, Socrate, ce qui vient d'être dit.
SOCRATE.-- Mais alors, s'il en est ainsi, les bons (hoi agathoi) ne le seraient-ils pas par nature (phusei) ? (21)
MÉNON.-- A mon avis, non.
SOCRATE.-- [89b] Et c'est qu'alors, il en serait probablement ainsi : si les bons le devenaient (22) par nature, il y en aurait probablement parmi nous qui reconnaîtraient chez les jeunes les bons par nature, et nous, prenant en charge ceux qu'ils nous auraient fait connaître, nous les placerions sous bonne garde à l'Acropole, mis sous scellés bien plus encore que l'or, afin qu'aucun d'entre eux ne se corrompe, mais qu'une fois parvenus dans la force de l'âge, ils deviennent utiles aux cités. (23)
MÉNON.-- C'est à tout le moins vraisemblable, Socrate.
SOCRATE.-- Donc, puisque aussi bien ce n'est pas par nature (phusei) que les bons deviennent [89c] bons, est-ce donc par apprentissage (mathesei) ?
MÉNON.-- A mon avis, c'est maintenant nécessaire ; et il est évident, Socrate, d'après l'hypothèse, que, s'il est vrai qu'aretè est epistèmè, c'est enseignable.
SOCRATE.-- Peut-être, par Zeus ; mais ne serait-ce pas que | [ou] ce n'était pas
bien d'en convenir [ou] nous ne nous sommes pas bien compris là-dessus ? (24) |
MÉNON.-- Et pourtant, ça avait à l'instant l'air bien dit. (25)
SOCRATE.-- Mais ce n'est pas dans cet instant seulement que ça devait avoir l'air bien dit, mais aussi dans le présent et dans le futur, s'il doit y avoir en cela quelque chose de sain !
MÉNON.--[89d] Eh bien quoi alors ? Qu'as-tu en vue que tu chicanes là-dessus et doutes que l'aretè soit epistèmè ?
SOCRATE.-- Je vais te le dire, Ménon. Que ce soit enseignable, s'il est vrai que c'est une epistèmè, je ne reviens pas sur le fait que ce n'est pas pas bien dit (26). Mais que ça n'est pas une epistèmè, vois si je ne te semble pas en douter à juste titre. Dis-moi donc un peu ! Si quelle chose que ce soit, et pas seulement l'aretè, est enseignable, n'est-il pas nécessaire qu'il y ait à son sujet à la fois des enseignants (27) et des étudiants ? (28)
MÉNON.-- C'est bien mon avis.
SOCRATE.-- [89e] Mais si c'est le contraire, qu'il n'y ait ni enseignants, ni étudiants, est-ce bien conjecturer que de conjecturer que ce n'est pas enseignable ?
MÉNON.-- C'est d'accord. Mais ne te semble-t-il pas y avoir d'enseignants d'aretès ?
SOCRATE.-- Ce qui est sûr, c'est que, cherchant bien souvent si certains seraient enseignants en cela, quoique faisant tout mon possible, je n'ai pu en trouver. Et pourtant, je cherche parmi vraiment beaucoup [de gens], et parmi ceux-là spécialement ceux qui me semblent être les plus expérimentés (29) en la matière.
(Ici prend place le dialogue avec Anytos) (30)
[95a]...
SOCRATE.-- Mais toi, dis-moi, n'y a-t-il pas aussi chez vous des hommes beaux et bons ? (31)
MÉNON.-- Absolument.
SOCRATE.-- [95b] Eh bien quoi ? Ceux-ci consentent-ils à se proposer eux-mêmes comme enseignants pour les jeunes, et à convenir en outre qu'ils sont des enseignants et qu'aretèn est enseignable ?
MÉNON.-- Non, par le Zeus, Socrate, mais tu pourrais tantôt les entendre en parler comme enseignable, tantôt comme pas [enseignable].
SOCRATE.-- Devons-nous donc dire qu'ils sont des enseignants de la chose en question, eux qui ne s'accordent même pas sur cela même ? (32)
MÉNON.-- Ce n'est pas mon avis, Socrate.
SOCRATE.-- Mais quoi encore ? Ces sophistes, ceux-là même qui seuls le proclament, t'ont-ils l'air d'être enseignants d'aretès ?
MÉNON.-- [95c] De Gorgias, Socrate, j'admire au plus haut point cela justement, que tu ne l'entendrais jamais promettre ça, mais qu'au contraire, il se moque des autres, chaque fois qu'il les entend promettre ; mais il estime qu'il faut façonner des gens terriblement habiles à parler. (33)
SOCRATE.-- Donc, à toi non plus, les sophistes ne t'ont pas l'air d'être enseignants ?
MÉNON.-- Je ne puis dire, Socrate. Car moi aussi, j'éprouve la même chose que le grand nombre (34) : tantôt ils m'en ont l'air, tantôt pas.
SOCRATE.-- Eh bien, sais-tu que ce ne sont pas seulement toi et les autres hommes politiques (35) à qui ça a l'air tantôt d'être enseignable, tantôt pas, [95d] mais le poète Théognis (36) aussi, sais-tu qu'il dit la même chose là-dessus ?
MÉNON.-- Dans quels vers ?
SOCRATE.-- Dans les [vers] élégiaques, (37) où il dit :
« Et chez ceux-là bois et mange, et parmi ceux-là
Assieds-toi, et sois-leur agréable, qui ont grande puissance.
Des bons en effet, tu te feras enseigner de bonnes choses ; si par contre
avec les mauvais
[95e]
Tu te commets, tu perdras même ce que tu as d'esprit. » (38)
Sais-tu que dans ceux-ci donc, il parle de l'aretès comme étant enseignable ?
MÉNON.-- C'est clair en effet. (39)
SOCRATE.-- Mais dans d'autres pourtant, en avançant un peu,
Mais si était façonnable, déclare-t-il, et implantable dans l'homme l'intelligence (40)
il dit en quelque sorte que
De nombreux et grands salaires emporteraient
ceux qui seraient capables de le faire, et
Jamais d'un bon père ne naîtrait un méchant,
[96a]
S'il se laissait persuader par de sages discours ; mais en enseignant,
Jamais tu ne feras du méchant homme un bon. (41)
Conçois-tu que lui-même, à tour de rôle sur les mêmes choses, dit le contraire ?
MÉNON.-- C'est clair. (42)
SOCRATE.-- Peux-tu donc citer quelque autre chose que ce soit au sujet de laquelle ceux qui se disent en être enseignants sont tenus d'un commun accord, (43) non comme les autres enseignants, mais pour ne pas eux-mêmes savoir, (44) mais pour être [96b] déficients (45) sur la chose même dont ils se disent être enseignants, alors que ceux qui sont tenus d'un commun accord pour être eux-mêmes beaux et bons (46) tantôt disent que c'est enseignable, tantôt pas ? Des gens ainsi ballottés sur quoi que ce soit, dirais-tu donc, toi, qu'ils sont souverainement enseignants ?
MÉNON.-- Par Zeus, non certes !
SOCRATE.-- Mais alors, si ni les sophistes ni ceux qui sont eux-mêmes beaux et bons ne sont enseignants de la chose, il est évident que pas un autre ne le serait.
MÉNON.-- A mon avis, non.
SOCRATE.-- [96c] Mais si donc pas d'enseignants, pas d'étudiants non plus !
MÉNON.-- A mon avis, il en va comme tu dis.
SOCRATE.-- Or donc, nous en sommes convenus, une chose pour laquelle il n'y aurait ni enseignants, ni étudiants, ça n'est pas enseignable non plus. (47)
MÉNON.-- Nous en sommes convenus.
SOCRATE.-- Et n'est-ce pas, d'aretès, nulle part n'apparaissent d'enseignants ?
MÉNON.-- C'est ça.
SOCRATE.-- Mais si donc pas d'enseignants, pas d'étudiants non plus ! (48)
MÉNON.-- Ça paraît le cas.
SOCRATE.-- Est-ce à dire qu'aretè ne serait pas enseignable ?
MÉNON.-- [96d] Il ne semble pas, si du moins nous avons droitement (orthôs) examiné [la chose] !
(1) « Si j'avais pouvoir » traduit le grec ei èrchon, du verbe archein, qui veut dire « être le premier », et, par dérivation, « guider, commander, dominer ». C'est le verbe qu'utilise Ménon en 73c9 pour tenter d'y trouver le principe de l'aretè. En suggérant qu'il sait archein à lui-même (se maîtriser), Socrate s'attribue une des capacités qui, selon lui, conditionnent l'aretè. En regrettant de ne pouvoir archein Ménon, il avoue implicitement qu'il n'a pas le genre d'aretè qui seule intéresse Ménon, si l'on en croit sa tentative de définition en 73c9. (<==)
(2) « Ce que c'est » traduit ho ti estin auto. Bien qu'aretè, sur quoi porte la question, soit féminin, l'expression est ici au neutre, comme en français on peut aussi bien dire « qu'est-ce que c'est que ce travail ? » que « qu'est-ce que c'est que cette histoire ? » (<==)
(3) Cette remarque
de Socrate oppose le poion ti estin au ho ti estin. Il est
difficile de traduire ces expressions sans tirer avec la traduction des siècles
d'élaborations commencées avec Aristote. Le grec poion
correspond au latin qualis dont vient qualitas (ce qui réponds
à la question « Qualis ? », tout
comme poiotès
en grec vient de poion, et désigne ce qui répond à
la question « Poion ? »), qui a donné le
français
« qualité ». Le poion s'intéresse à l'aspect
« qualitatif » d'une chose, par opposition au poson,
qui s'intéresse
à l'aspect « quantitatif ». Mais il est important de réaliser
qu'à la naissance de tous ces concepts, ils ne sont encore le plus
souvent représentés que par les questions auxquelles ils répondent,
pas encore par des particules interrogatives substantivées et autres
termes techniques, et que les nuances entre ces questions ne sont pas toujours
parfaitement claires. Aussi, traduire par « essayer de découvrir
la qualité d'une chose dont nous ignorons la nature », comme
le font A. Croiset (Budé) et E. Chambry (Garnier), traduisant poion
ti estin par « la qualité » alors
que le Bailly donne comme traduction de poion « quel ?,
de quelle nature ?,
de quelle espèce ? », et ho ti estin par « la
nature », ce qui préjuge du type de réponse attendue,
me semble aller un peu vite en besogne. Je préfère donc en rester à des
particules interrogatives plus proches du grec, même si le « comment »
que j'ai utilisé pour rendre poion est peut-être encore
plus vague que le grec qu'il traduit.
Ceci dit, selon Socrate, il est prématuré de se pencher sur les
« qualités » d'une chose, sur son poion ti estin (par
exemple, est-elle « enseignable » ou pas) dont on ignore encore ho
ti estin, ce qu'elle est en elle-même. Du moins est-ce probablement
risqué lorsqu'il s'agit d'abstractions, car on peut remarquer que, lorsqu'il
s'agit d'objets perceptibles par les sens, on en appréhende justement
les « qualités », la couleur, par exemple, la forme, le son,
l'odeur, la dureté, etc. (toutes caractéristiques qui répondent
bien à la question « poion ti estin ? ») avant de
savoir à quoi on a affaire et c'est par elles que l'on finit par savoir
de quoi il s'agit (sans nécessairement avoir ainsi accès à
l'être le plus intime de la chose). Mais l'aretè n'est pas
quelque chose qui se perçoit par les sens. (<==)
(4) Le mot grec
hupothesis employé ici et qui est à l'origine du mot français
« hypothèse », veut dire au sens premier « action de poser
dessous », par composition du préfixe hupo- (sous) et du mot
thesis, « action de poser », lui-même issu du verbe tithenai,
« poser » (theinai à l'aoriste), mais désigne plus
généralement « ce que l'on pose dessous ». Le mot a en
grec un sens plus large qu'en français, où l'accent est sur
le caractère non démontré de ce que l'on « pose » :
il peut signifier aussi bien « fondement », « principe », « base »
que « supposition » (qui est d'ailleurs l'équivalent latin exact
de hupothesis, puisque ce mot vient de sub-ponere, « poser
dessous » en latin). Le sens exact du mot doit donc se déduire du
contexte. Ici, l'exemple montre bien que c'est le sens usuel en français
de « supposition » qui convient, puisque l'hupothesis donnée
en exemple commence par « si... » Au delà de l'exemple spécifique
(dont on verra plus loin ce qu'il faut penser), le principe général
du mode de raisonnement suggéré par Socrate est le suivant :
je ne sais pas si telle figure a telle ou telle propriété, mais
je peux montrer que, si elle a telle propriété, alors il
en résulte nécessairement telle autre chose ; si donc je
peux démontrer ou constater que cette autre chose est soit vraie soit
fausse, alors je pourrai, remontant des conséquences à l'« hypothèse »,
en déduire que l'hypothèse est soit vérifiée, soit
prouvée fausse. Bref, plutôt que de suivre une démarche
« déductive » qui va de principes supposés vrais à
leurs conséquences, on remonte de conséquences constatables ou
démontrables aux principes qui les « sous-tendent ». Notons en
passant que c'est exactement ce qui se passe lorsque nous « remontons »
des perceptions brutes de nos sens aux « choses » qui sont « supposées »
par elles, ou, si l'on préfère, que nous posons comme devant
exister sous ces sensations, à l'origine de celles-ci.
On trouve plus bas les expressions hupothemenos (87a7) et hupothemenoi
(87b3) que je traduis par « faisant une/des hypothèse(s) »
puisque le verbe « hypothétiser » n'existe pas en français.
Ceci oblige à faire dans la traduction un choix sur le nombre d'hypothèses
(une/des) qui n'est pas dans l'original grec. En avançant dans la discussion
« par hypothèse(s) » sur l'aretè, on verra que
Socrate fait plusieurs « hypothèses » indépendantes les
unes des autres pour arriver à ses conclusions, ce qui explique ma traduction
en 87b3 par « faisant des hypothèses ». (<==)
(5) Socrate reprend ici le mot didakton utilisé par Ménon dans sa question initiale (pour la traduction de didakton par « enseignable », voir note 2 à la traduction de la section initiale). Dans l'expérience avec l'esclave qui a précédé, Socrate, stimulé par le « paradoxe » de Ménon sur l'impossibilité d'apprendre, a renversé en quelque sorte la perspective en prouvant expérimentalement que, dans certains domaines au moins, on peut apprendre (manthanein). La question est maintenant de savoir si l'aretè fait partie des chose qui peuvent s'apprendre, et donc alors sans doute s'enseigner. (<==)
(6) Cet exemple géométrique a donné lieu à une multitude de commentaires, qui intéressent surtout l'histoire des mathématiques. Mais il ne me semble pas nécessaire, pour comprendre le dialogue, d'identifier avec précision le problème géométrique exact que Platon a en vue lorsqu'il écrit ces lignes, bien au contraire, puisque je pense que son Socrate est ici en train de jeter de la poudre aux yeux de Ménon ! Peu importe donc que Platon ait eu en vue un réel problème de géométrie et une démonstration possible de sa solution ou se soit contenté de faire aligner par Socrate une kyrielle de termes techniques impressionnants sans queue ni tête dans une phrase qui n'en finit pas, puisque, pour Ménon, c'est du pareil au même. Si en effet Platon avait pensé que l'exemple méritait d'être compris pour lui-même, il aurait fait faire à son Socrate ce qu'il vient de lui faire faire avec l'esclave, c'est-à-dire tracer patiemment les figures appropriées sur le sol et avancer pas à pas vers la solution avec Ménon. Et il aurait sans doute choisi un exemple plus simple, plus à la portée d'un Ménon qui n'est sans doute pas un géomètre émérite. Mais ici, Socrate se contente de faire étalage d'une « science » vraie ou supposée devant un Ménon qu'il sait bien trop fier pour avouer qu'il ne comprend rien à tout ce jargon, surtout devant son jeune serviteur qui traîne sans doute encore dans les parages, et qui de plus n'a cure de comprendre ce que Socrate veut dire pourvu qu'il consente enfin à répondre à sa question. De plus, toute la question est justement de savoir si c'est un tel jargon qui est nécessaire pour dire ce qu'est l'aretè, ou si la géométrie et les mathématiques ne sont qu'une étape destinée à montrer qu'il existe des « vérités » transcendantes avant d'en venir à constater que, dans l'ordre « éthique », ces vérités, qui existent sans doute aussi, ne nous sont pas accessibles par des raisonnements aussi rigoureux que ceux des mathématiques. En d'autres termes, au delà de l'ironie d'un Socrate qui en jette plein la vue à son jeune interlocuteur au moment où il va se demander avec lui si l'aretè est de l'ordre des « sciences », ce long discours est destiné à nous inciter à nous demander si vraiment la compréhension d'un tel jargon est nécessaire à la « perfection » de l'homme... Et l'on peut penser sans trop de risques de se tromper que, pour le Socrate de Platon, la réponse est « non ! » (ce qui ne veut pas dire qu'il ne puisse pas être utile dans certaines circonstances). (<==)
(7) Ces paroles de Socrate qui propose, au détour d'une phrase, comme quelque chose de tout naturel, de chercher l'aretè « parmi les choses qui ont rapport à l'âme », pourrait laisser penser que l'existence et la nature de l'âme (psuchè) d'une part, et le fait que, d'autre part, l'aretè de l'homme ne puisse qu'être du côté de son âme, ne font pas problème. Pour Socrate ce sont en effet des hypothèses sur lesquelles il construit toute sa vie, comme il le laisse entendre, dès le premier dialogue, à Alcibiade, en lui suggérant que « l'âme est l'homme » (Alcibiade, 130c5-6), et comme il le confirme à son dernier jour à travers tout le Phédon. Ce sont pourtant deux points qui sont loin d'être évidents et sur lesquels Socrate sait qu'on ne peut justement faire que des « hypothèses », ce qui laisse penser qu'il s'agit encore ici de sa part d'un « ballon d'essai » destiné à tester le sérieux avec lequel Ménon suit la discussion et s'y implique personnellement. Mais cette assertion de Socrate ne semble pas lui poser de problème, puisqu'il n'y réagit pas et l'admet implicitement par sa réponse. Qu'il admette l'existence de l'âme, Socrate peut le supposer, puisque c'est lui, Ménon, qui a le premier employé ce mot, lorsqu'en 80b, comparant Socrate à un poisson-torpille, il se disait « engourdi d'âme et de corps ». Mais ce n'était sans doute là dans sa bouche qu'une formule toute faite qui fait bien dans le discours et, lorsque Socrate, à son tour, a employé ce mot, en exposant, en guise d'introduction à la tentative d'explication de l'apprentissage par la « remémoration » qui a conduit à l'expérience avec l'esclave, les doctrines des prêtres et des poètes qui professent que l'âme est immortelle et subit de multiples réincarnations, (81a-e) ou plus tard, au terme de cette expérience, pour situer l'epistèmè « remémorée » dans cette âme dont on « prouverait » ainsi l'immortalité, Ménon, encore moins qu'à propos de l'aretè, n'a semblé disposé à se lancer dans des discussions métaphysiques sur le sens qu'il fallait donner au mot « âme » et sur la nature de ce qu'il pourrait représenter. Et ce n'est pas maintenant où il vient de refuser une nouvelle recherche sur la nature de l'aretè qu'il va se lancer dans une recherche sur la nature de l'âme !... Et pourtant, comment imaginer que Ménon, qui ne voit l'aretè que du côté des richesses et du pouvoir, accepte de chercher du côté de l'âme exclusivement ce qui constitue l'aretè de l'homme, sinon parce que pour lui, bon élève de Gorgias, psuchè n'est qu'un autre mot creux, synonyme « littéraire » en effet d'« homme », mais sûrement pas avec les implications que Socrate donnait à une telle formule quand il cherchait avec Alcibiade, lequel, du corps, de l'âme ou du composé, constituait à proprement parler l'homme, s'attachant, lui, à ce qui est derrière les mots, et pas aux mots seulement ?... (<==)
(8) « Remémorable » traduit anamnèston, l'adjectif verbal dérivé du verbe anamimnèskesthai, « rappeler à la mémoire, se ressouvenir, se remémorer », comme didakton est dérivé de didaskein (d'ou le parallélisme des traductions, même si le terme est inusité en français), et renvoie à la discussion entre Socrate et Ménon qui conclut l'expérience avec l'esclave, plus spécifiquement en 85d (anamimnèskesthai apparaît sous cette forme en 85d7). Par ce rappel, Socrate fait jouer à l'expérience qu'il vient de conduire sous les yeux de Ménon, et au vocabulaire qui a servi à la « décoder », vocabulaire largement « mythique », mais apparemment seul apte à retenir tant soit peu l'attention de son pragmatique interlocuteur, sans doute du fait de son caractère paradoxal, le rôle d'une « définition » implicite de la notion d'« apprentissage/enseignement » qui est au cœur de la question de Ménon. (<==)
(9) Cette remarque, comme en passant, de Socrate, qui semble contredire ce que je disais dans la note introductive à cette traduction sur l'attention à la précision du vocabulaire dans cette section du Ménon, mérite qu'on s'y arrête un instant. Doit-on comprendre que, pour un Socrate qui serait ici le tenant d'une « théorie de la réminiscence », les deux mots, après les conclusions tirées avec Ménon de l'expérience avec l'esclave, sont devenus synonymes, que l'un, remémorer, joue en fait le rôle de définition de l'autre, enseigner ? Ou bien faut-il y voir ironie de la part de Socrate qui se moque de son jeune interlocuteur qui ne voit même pas qu'il n'a rien expliqué en remplaçant enseignement/apprentissage par remémoration et qu'il n'a fait que répondre à un paradoxe (celui de Ménon prétendant qu'on ne peut apprendre ni ce qu'on sait déjà, ni ce qu'on ne sait pas encore) par un « mythe », pour celui du moins qui, comme sans doute Ménon (et la plupart des commentateurs), importe dans le « décodage » final de l'expérience avec l'esclave l'évocation des réincarnations suggérées par les prêtres et les poètes auxquels fait allusion Socrate dans l'échange qui précède la discussion avec l'esclave, mythe qui n'explique rien en renvoyant l'apprentissage à une vie antérieure dont on n'a aucune preuve, et dans laquelle, de toutes façons, le problème se reposerait à l'identique, renvoyant à l'infini dans le passé le moment où l'on aurait pu apprendre sans se ressouvenir, ou, pour celui qui, comme Socrate, laisse tomber cette histoire de réincarnations qui ne fait que déplacer le problème, par une explication qui pose plus de problèmes qu'elle n'en résout ? (sur ce « décodage », voir mes notes à la traduction de cette section (85b8-86c3), et en particulier les notes 42, 43 et 52) Ce qui est sûr, c'est que, de l'expérience avec l'esclave, on peut tirer deux conclusions bien distinctes et de portée très différentes : d'un côté, l'expérience elle-même, la discussion avec l'esclave, « prouve » empiriquement que l'on peut modifier l'opinion de quelqu'un, même le plus rustre, du moment qu'il est « homme », et la faire évoluer, sur certains sujets du moins, vers des opinions dont on voit bien qu'elles n'auront pas de mal à devenir des certitudes avec peu d'efforts, dans la mesure où elles renvoient à des vérités qui transcendent ce que chacun peut en penser et qui s'imposent à toute personne sensée à qui on les « montre » ; de l'autre, le « décodage » et la traduction en mots qui en est faite entre Socrate et Ménon dans un vocabulaire prisonnier du temps et de l'espace, n'est qu'une tentative d'explication du fait empiriquement constaté et n'a que la valeur probante que chacun veut bien lui accorder, puisqu'elle renvoie à des croyances par nature indémontrables et à l'autorité pour le moins contestable de prêtres et de poètes (l'explication proposée, que ce soit celle, reconstruite par rapprochement de l'introduction et de la conclusion, qui fait appel au mythe des réincarnations, ou celle, plus épurée, de Socrate, n'est pas la seule possible, et le fait que l'esclave ait changé d'opinion et accepté le « théorème » géométrique que lui faisait « découvrir » Socrate ne prouve pas qu'il avait déjà vécu dans des vies antérieures ou qu'il ait une « âme » qui saurait tout de tous temps). Et que le Socrate de Platon, qui déclare en Théétète, 184a, à propos des doctrines de Parménide et des problèmes qu'elles posent, qu'« examiner cela en incidente serait inconvenant » (184a7-8), se contente, sur un sujet aussi complexe que celui-ci, d'explications aussi lapidaires et branlantes, rien n'est moins évident ! A moins, bien sûr, que l'on mette cela sur le compte de la jeunesse de Platon, qui n'aurait pas eu, au temps où il écrivait le Ménon, la maturité qu'il avait acquise lorsqu'il écrivait le Théétète ! Mais est-ce bien la jeunesse de Platon qui est en cause, ou celle de l'interlocuteur qu'il donne à Socrate dans le Ménon, ajoutée à un manque d'intérêt pour les questions « métaphysiques » qui contraste avec la curiosité du jeune Théétète ?... Ménon, lui, se contente sans doute d'une explication aussi « naïve » et peu argumentée parce qu'il n'a rien de mieux à proposer, qu'il n'est pas intéressé par de telles investigations sinon pour faire montre de ses talents oratoires et que, de toutes façons, voyant que son « pétard » a fait long feu, il est pressé de revenir à sa question initiale, maintenant qu'il est bien forcé d'admettre que l'on peut apprendre, pour quelque raison que ce soit. Quant aux commentateurs, ils sont bien trop contents de prêter à Platon ou à Socrate une « théorie » qu'il sera si facile ensuite de critiquer, quitte à la mettre sur le compte de la jeunesse et de l'inexpérience pour ne pas trop ridiculiser le Platon qu'on n'aurait plus ensuite aucun mérite à « dépasser », ou sur celui d'on ne sait quel « pythagorisme » de Socrate ou de Platon, ce qui permet de se lancer dans des assauts d'érudition qui évitent d'avoir à traiter le vrai problème qui nous interpelle encore aujourd'hui !... Dans cette lecture, Socrate dirait en quelque sorte à Ménon : « si ça peut te faire plaisir qu'on parle de remémoration plutôt que d'apprentissage, grand bien te fasse ! Mais, quoi qu'il en soit, ne vient pas encore m'interrompre en prétendant qu'il ne sert à rien de chercher, tu viens de voir que c'était faux !... » Pour lui, en tout cas, ce ne sont pas les mots qui comptent, mais ce qui est derrière les mots, et ce n'est que lorsque les mots deviennent obstacles au progrès de l'investigation qu'il est important de faire preuve de rigueur. Mais qu'importe la rigueur lorsque l'interlocuteur ne voit dans les mots que des pièces détachées tout juste bonnes à ciseler des phrases bien ronflantes sans réel souci de ce qu'elles veulent dire ni de leur adéquation au réel, comme on va bientôt voir que c'est le cas pour Ménon... De fait, toute la suite de la discussion va nous montrer un Socrate qui, sans le dire, bien sûr, tente de faire la plus grande attention aux mots qu'il emploie pour démêler un problème complexe, face à un Ménon qui n'y voit que du feu et anéantit, réplique après réplique, tous les efforts de Socrate. Et ce qui est sûr, c'est que, pour Socrate, le mot « remémorable » n'apporte rien pour la discussion, puisque, dans toute la suite, il en restera au « enseignable » initial...(<==)
(10) Le texte
grec, allo ti è agathon auto phamen einai tèn aretèn,
pose plusieurs problèmes de compréhension qui influent sur
la traduction qu'on en donne. Le premier problème est de savoir si agathon
est un simple adjectif (bon), ou un substantif (une bonne [chose], un bien),
et le second, de avoir si auto, accusatif neutre est un pronom, sujet
de l'infinitif einai dans la proposition infinitive auto einai
agathon
(ça être bon), complément du verbe phamen (nous
disons), et renvoyant alors à tèn aretèn, l'aretèn,
accusatif féminin, qui suit immédiatement, ce qui donne «
nous disons que c'est bon, l'aretèn », (sous
forme interrogative négative appelant une réponse positive,
dans le texte complet), ou bien si auto est un adjectif démonstratif
accolé à
agathon, l'ensemble étant alors attribut de tèn
aretèn
qui devient directement sujet de einai, l'infinitive complément
de phamen devenant alors, en remettant les mots dans l'ordre de la
traduction qui en résulte, tèn aretèn einai agathon
auto, « l'aretèn
est un bien même », ou « un bien en soi », avec toutes les
implications qu'une telle traduction peut avoir chez Platon. Comme on le voit,
les deux problèmes ne sont pas complètement indépendants,
car, si auto est vu comme accolé à agathon,
ce dernier est nécessairement substantif (le neutre ne peut être
attribut d'un féminin) (cette option est celle de G. Kévorkian,
Philo-textes Ellipses : « Est-ce autre chose que le
bien même, ce que nous
disons qu'est la vertu ? ») Par contre, si auto est
pronom, agathon peut alors être compris soit comme un adjectif
attribut, soit comme un substantif (cette dernière option est celle
retenue par la plupart des traducteurs, A. Croiset, Budé, et E. Chambry,
Garnier Flammarion n° 146 : « Ne disons-nous pas
que la vertu est un bien ? » ; L. Robin,
Pléiade : « La
vertu, prétendons-nous que ce soit autre chose qu'un bien ? » ;
B. Piettre, Intégrales de Philo Nathan n° 15 : « Disons-nous
que la vertu est autre chose qu'un bien ? » ;
M. Canto-Sperber, GF Flammarion n° 491 : « Affirmons-nous
que cette chose est un bien, je veux dire la vertu ? », avec
note sur le problème
posé par auto) On peut hésiter à voir dans agathon
un substantif du fait qu'il n'est pas précédé de l'article
(on attendrait plutôt auto to agathon s'il s'agissait sans
ambiguïté
du « bien en soi »), mais on trouve auto agathon sans
article, par exemple en République,
VI, 507b5 dans un contexte qui ne laisse pas de doute. Par ailleurs, la
liberté du grec dans l'ordre des mots ne permet pas de trancher.
Du point de vue du sens, la question est de savoir si Socrate fait d'agathon
un simple qualificatif parmi d'autres s'appliquant à l'aretèn,
et veut simplement dire qu'entre autres choses, l'aretèn est
bonne, qu'elle est un bien parmi d'autres, plutôt qu'un mal, quelque
chose de bénéfique plutôt que de nuisible, sans insister
et sans donner à « bon » ou « bien » une valeur forte,
ou si au contraire il entend suggérer que l'aretèn est,
pour ainsi dire, le bien de l'homme à proprement parler.
Et de fait, si l'aretè n'est pas pour Platon « le
bien au delà
de l'être » de la République (voir République,
VI, 509b), ce que d'aucuns appelleraient l'« idée du
bien », elle est bien le moyen pour l'homme d'atteindre son bien propre (une
suggestion qui pourrait ramener Ménon vers un approfondissement de
la « définition »
de l'aretès qu'il évite depuis le début de la
discussion).
Je pense que cette incertitude sur le poids qu'il faut donner à agathon,
depuis un simple adjectif parmi d'autres susceptible de qualifier l'aretèn
jusqu'à un substantif lourdement chargé de sous-entendus, est
voulue par le Socrate de Platon, pour laisser à Ménon (et, au
delà, au lecteur) le soin de décider par lui-même de l'importance
qu'il veut donner à ce mot et à ce qui se cache derrière.
On trouve ainsi de nombreux endroits dans le Ménon où Socrate
prononce des paroles pleines de sous-entendus pour tester l'attention de Ménon.
Et il n'est pas difficile de voir que Ménon ne voit rien, ou bien n'en
a cure et ne répond que par politesse et pour voir où Socrate
va en venir. Notons d'ailleurs qu'il avait déjà introduit implicitement
cette idée de l'agathos et de son équivalence avec l'aretè
en 73b3-4, lorsque, sans crier gare, il avait
substitué dans son discours l'idée d'« être bons
(agathoi einai) », ou de « devenir bons (agathoi gignesthai) »
à celle de posséder l'aretè, sans d'ailleurs que
ça fasse réagir Ménon.
La traduction que je propose, « elle est bien, l'aretèn »,
essaye tant bien que mal de conserver quelque chose de l'ambiguïté
que je crois voulue par Platon. En omettant l'article, qui ne figure pas dans
le grec, et en utilisant le sujet « elle » au féminin, plutôt
que le neutre « c'est », cette traduction laisse ouverte la possibilité
de voir dans « bien » un simple adverbe (comme dans : « elle
est bien, mon petit, ta dissertation », poids minimal donné à
« bien ») ou un substantif (dans une construction analogue à :
« elle est sagesse au regard de dieu, cette soif de justice de certains
hommes », poids maximal donné à « bien »), ambiguïté
qui disparaît si l'on traduit par « c'est bien », qui force la
première option (adverbe), ou par « c'est un bien », qui force
la seconde (substantif). (<==)
(11) Le mot grec traduit par « tient fermement » est menei, du verbe grec ayant même racine que le nom de Ménon. (<==)
(12) Les verbes chôrizesthai, rendu par « s'écarter », et periechein, rendu par « tourner autour », ont l'un comme l'autre une connotation spatiale prononcée, destinée à faire image quand il s'agit d'envisager la « participation » ou non participation des « idées » entre elles, ici les concepts de « bien » (agathon) et d'epistèmè. Plutôt que de voir dans le periechein une idée d'inclusion stricte, comme l'implique une traduction par « embrasser » ou « envelopper », possible aussi (tout bien est « inclus » dans l'epistèmè, en un sens presque mathématique), je préfère y voir une idée de voisinage moins strictement définie et donc plus ouverte. On risque moins d'oublier ainsi ce que notre langage a de « mythique » quoi qu'on fasse, quand il est utilisé pour parler de l'ordre intelligible et non plus du visible, du spatio-temporel. « Tourner autour » est quasiment le sens étymologique de peri-echein. (<==)
(13) Pour
les raisons qui me font traduire ôphelimon, l'adjectif utilisé
ici par Platon, par « bénéfique », plutôt que par
le plus habituel « utile », voir la note
13 sur 77d1.
Socrate dit ici que « toutes les bonnes choses sont ôphelima »
alors que, comme on l'a vu dans cette note, dans l'Hippias majeur »,
il définissait l'ôphelimon comme « ce qui produit
le bien ». Ceci confirme la relation étroite qu'il y a dans son
esprit entre bon/bien et ôphélimon, qu'il ne faut surtout
pas réduire à un simple « utile » sans plus. Certes, la
notion de « bénéfique » implique celle d'« utile »,
mais le contraire n'est pas vrai : tout ce qui est « utile » n'est
pas bénéfique pour autant, si utile veut dire simplement « apte
à nous permettre d'atteindre la fin que nous nous proposons », sans
préciser ce qu'est cette fin, et si elle est vraiment bonne pour nous
ou pas. L'aretè nous est « utile » en ce sens qu'elle
nous permet de nous accomplir en tant qu'êtres humains, au sens le plus
plein du terme, et donc d'atteindre notre « bien », c'est-à-dire
à la « santé » de notre âme (ce qui, nous le verrons
par ailleurs, n'exclut pas, mais au contraire implique, que nous soyons aussi
« utiles », « secourables », « bénéfiques »
envers nos concitoyens), et uniquement pour cela. « Bénéfique »
traduit dans le vocabulaire ce lien indissociable au regard du Socrate de Platon,
que ne laisse pas voir « utile ».
Le passage d'agathos à ôphelimos effectué
ici par Socrate permet de qualifier des choses qui ne sont en elles-mêmes
ni bonnes, ni mauvaises, et qui, en tout cas, ne sont pas la fin ultime de
nos actes, mais qu'on pourrait être autrement tenté de qualifier
de « bonnes » par contagion, en ce qu'elles nous sont « utiles »
pour atteindre le bien ultime vers lequel nous devons progresse mais qui ne
nous est pas donné d'avancer, et donc « bénéfiques ».
En choisissant ce terme plus neutre, on évite le risque de laisser
croire que ces choses sont intrinsèquement bonnes et de prendre les
moyens pour la fin. Le concept de « bénéfique »
ne fait donc que traduire dans l'ordre du « devenir » qui est celui de nos
vies l'idée
du bon (agathon) qui est plus de l'ordre de l'« être »,
comme je l'avait déjà remarqué dans la note précitée.
On voit donc, une fois encore, qu'il ne s'agit pas pour Socrate, comme le
disent souvent les commentateurs, d'un simple « utilitarisme », si du moins
on ne met derrière ce mot qu'utilité strictement matérielle
pour la réussite de nos entreprises en ce bas monde, mais bien du
passage
à une vision dynamique de ce qui nous conduit vers notre bien. Mais,
en disant cela, on n'a encore rien dit, tant qu'on n'a pas abordé la
question de savoir quel est ce bien... (<==)
(14) Je traduis andreia par « virilité » plutôt que par l'habituel « courage », pour conserver en français la connotation largement « masculine » du mot grec, construit sur la même racine que anèr, andros, qui signifie au sens premier celui qui engendre, c'est-à-dire, pour les grecs, l'homme par opposition à la femme. (<==)
(15) Dernière apparition d'epistèmè, qui ne réapparaîtra qu'en 89c3, dans la réponse de Ménon à la question de Socrate sur le fait de savoir si l'aretè est quelque chose qui s'acquiert par apprentissage, après qu'il ait exclu qu'elle soit « par nature (phusei ) ». (<==)
(16) Première apparition de phronèsis. Le nous, c'est-à-dire l'esprit, l'intelligence, l'« organe » de la pensée, suit une ligne plus loin. La phronèsis est ici la faculté de celui qui a un nous. (<==)
(17) « Ne finit-il pas » traduit le grec teleuta(i), du verbe teleutan, qu'avait utilisé Socrate en 75e4 pour introduire la définition de la schèma (pour les sens de ce mot, voir la note 7 à ma traduction de cette section) par la « limite ». Comme je le suggérais alors (voir note 53 à la traduction de cette section), cette définition était transposable au domaine de l'aretè. On le voit ici dans l'introduction du bonheur (eudaimonia) comme « fin » d'une vie proprement conduite, à l'aide du même verbe qui avait servi à introduire la définition de la schèma. C'est pour rendre plus sensible le rapprochement que j'ai gardé le même verbe « finir » ici, plutôt que de traduire par quelque chose comme « n'aboutit-il pas au bonheur », qui conviendrait aussi. La préposition eis utilisée dans l'expression eis eudaimonian implique en effet une idée de mouvement. Mais « finir » suppose aussi qu'il y a une « progression », donc un « mouvement », ce que peut aussi impliquer la préposition « dans », puisqu'on peut aussi bien dire en français « je suis dans le jardin » (en en grec) que « je vais dans la jardin » (eis en grec). (<==)
(18) Dans
la liste des « choses de l'âme » dressée par Socrate quelques
répliques plus haut, figurait en bonne place la justice (dikaiosunè).
Socrate suggère ici qu'elles sont toutes de soi indifférentes
et que ce n'est que la présence ou l'absence de phronèseôs
qui les rend bénéfiques ou nuisibles. Il s'agit là d'un
test de plus, discret comme tous les autres, de l'attention et de la position
de Ménon, car bien sûr, pour Socrate, la justice n'est jamais
nuisible : c'est tout le débat du Gorgias et surtout de la
République ! Que Ménon laisse passer ça sans
broncher en dit long à Socrate sur son personnage et le place aux côtés
des Calliclès et autres Thrasymaques.
Cette remarque pourrait s'appliquer aussi à d'autres « vertus »
de l'âme listées ici, comme la modération (sôphrosunè,
au centre des discussions du Charmide) ou la virilité/courage
(andreia, au centre des discussions du Lachès), mais dans
leur cas, Ménon est plus excusable, dans la mesure où l'usage
courant est plus ambigu, comme le montrent les discussions des dialogues cités,
et qu'une telle ambiguïté est moins grave aux yeux de Socrate que
dans le cas de la justice, qui est pour lui la « vertu » cardinale,
l'idéal de l'homme. (<==)
(19) Les adjectifs em-phrôn et a-phrôn, traduits respectivement par « capable de réflexion » et « irréfléchi », sont tous deux construits sur la racine phrèn/phrôn que l'on retrouve dans phronèsis, le premier avec un préfixe (em-) qui implique l'inclusion, le second avec un préfixe (a-) qui implique l'exclusion. L'em-phrôn, c'est celui qui a un phrèn, et donc est capable de phronèsis ; l'a-phrôn, c'est celui qui est dénué de phrèn, et donc incapable de phronèsis. (<==)
(20) Il est
nécessaire à ce point, sinon de traduire mot à mot, du
moins de chercher à bien comprendre ce que Socrate veut dire ici, pour
déterminer si, oui ou non, quelques répliques plus loin, il
va remettre en cause cette conclusion. Le problème de la plupart des
traductions (A. Croiset, Budé : « La vertu est
donc la raison, en tout ou en partie. » ; E. Chambry,
Garnier Flammarion n° 146 :
« Nous en concluons que la vertu est la raison, en tout ou en
partie. » ;
L. Robin, Pléiade : « Donc, nous disons, n'est-ce
pas ?
que la vertu est intelligence, ou le tout de l'intelligence, ou une partie
de celle-ci. » ; B. Piettre, Intégrales
de Philo Nathan n° 15 : « Nous disons donc que
la vertu est sagesse, tout ou en partie » ; M. Canto-Sperber,
Garnier Flammarion n° 491 : « Déclarons-nous donc
que la vertu est la raison, soit toute la raison, soit une partie de la raison ? »;
G. Kévorkian,
Philo-textes Ellipses : « La vertu est donc, disons-nous,
la raison, ou toute la raison, ou une partie de la raison ? ») au
delà
du choix du mot qui traduit phronèsin (raison, intelligence,
sagesse) réside dans le choix du mot « vertu » pour traduire aretè.
En effet, dire que « la vertu est raison (ou intelligence, ou même
sagesse) » donne à cette conclusion, pour nous aujourd'hui,
un tour beaucoup trop moralisateur et intellectualiste qu'elle ne me semble
pas avoir. On fait dire à Socrate quelque chose comme « il suffit
d'être
intelligent pour être vertueux, et de savoir que quelque chose est mal
pour ne pas le faire », conclusion qu'il est ensuite effectivement facile
de démolir par la simple expérience en accusant Socrate d'optimiste
béat ou de naïveté. Mais ce n'est pas cela que le Socrate
de Platon veut dire, en tout cas, pas ici, et pas dans le sens naïf
dans lequel on a coutume de le comprendre pour plus facilement le critiquer.
Une traduction de beaucoup préférable, à mon avis, est :
« Nous disons donc que l'excellence [de l'homme] est
son aptitude
à penser, en tout ou partie. » C'est en effet mettre
la charrue avant les bœufs, surtout après ce qui vient de se
passer avec Ménon, qui a été incapable de dire à Socrate
comment il conçoit cette « excellence » de l'homme qu'il nomme aretè,
que de vouloir tout de suite lui donner une connotation exclusivement « éthique »
colorée, pour nous aujourd'hui, que nous le voulions ou non, par deux
mille ans de morale chrétienne ayant pris le relais d'un platonisme
qui n'est ici que naissant, et d'importer avec nous dans ce texte l'image
que nous nous faisons, même et surtout quand nous la trouvons quelque
peu désuète,
de ce que nous appellerions « un homme vertueux ». Socrate vient simplement
de constater que, dans toutes les entreprises de l'homme, c'est sa faculté
de penser qui fait la différence. Mais il s'est bien gardé de
dire comment devait être utilisée cette faculté pour lui
être « bénéfique », c'est-à-dire
ce qui constituait le bien de l'homme. Dans ces conditions, l'accord est toujours
possible entre lui et Ménon, mais c'est un accord qui repose sur un
malentendu, malentendu délibérément entretenu par Socrate,
mais inaperçu
par Ménon, par trop imbu de ses certitudes, et qui n'est pas venu ici
pour penser ou pour apprendre.
Dire que ce qui constitue l'excellence de l'homme c'est son aptitude à
penser, c'est dire sous une forme à peine différente ce que dira
Aristote lorsqu'il dira que l'homme est un animal logikos, c'est-à-dire,
doué de logos. Mais ici, Platon préfère utiliser
un vocabulaire plus « traditionnel » et moins problématique que
celui du logos, car du logos simple discours, cher aux sophistes
et autres rhétoriciens à la Gorgias, au logos partie la
plus noble de l'âme, selon l'analyse de la République, le
chemin est long...
Au point où Socrate en est ici avec Ménon, reste à savoir
si n'importe quelle pensée est excellence, ou bien s'il faut encore
chercher plus loin ce qui doit orienter cette pensée pour qu'elle
soit effectivement « bénéfique » et constitue vraiment
l'excellence de l'homme (le « en tout ou partie » de
la fin de la conclusion de Socrate à cette partie de la discussion).
L'excellence, l'aretè
d'une lame est de couper, mais l'excellence d'un bistouri n'est pas la même
que celle d'un coupe-papier, d'un rasoir de barbier ou d'un sabre, qui sont
pourtant tous doués de la faculté de couper. La « vertu »
propre du rasoir n'est pas de couper la joue, et celle du bistouri requiert
une précision qui manque au sabre. Ce n'est que par rapport à
une finalité que l'on peut juger du succès ou de l'insuccès
de toute réalisation, qu'il s'agisse de celle du couteau par l'artisan
coutelier, ou de l'homme par lui-même... Si la réussite ultime
de l'homme est purement matérielle ou politique, comme le pense Ménon,
l'usage qu'il devra faire de sa faculté de penser n'est certainement
pas le même que s'il est destiné à incarner un « idéal »
de justice tel que celui que le Socrate de Platon a en tête et
suggère
dans la République. Et pourtant, dans les deux cas, c'est bien
l'usage de sa faculté de penser, d'une manière ou d'une autre,
qui lui permettra d'atteindre son objectif, de réussite matérielle
ou de justice.
En conclusion, ce qui est acquis à ce point, c'est, non pas encore que
l'aretè de l'homme est epistèmè, mais
seulement qu'elle ne dépend pas de son estomac (machine à manger),
ou de ses muscles (machine à courir ou à assommer), ou de son
sexe (machine
à engendrer ou à jouir), mais bien de son phrèn,
de son aptitude à penser. (<==)
(21) Cette
nouvelle étape du raisonnement met en évidence le malentendu entre
Socrate et Ménon. Pour Ménon, qui, malgré les leçons
de Gorgias (qui, il est vrai, n'est pas Prodicos !), ne s'embarrasse pas
des subtiles différences entre epistèmè et phronèsis,
la démonstration est terminée et l'on a bien démontré,
ou au moins convenu, que l'aretè est epistèmè,
comme il va le dire quelques répliques plus loin (89c2-4),
avec une nuance d'impatience (89d1-2, où le verbe
utilisé par Ménon, duscherainein, signifie dans le contexte
« chicaner, couper les cheveux en quatre »). Pour Socrate au contraire,
la démonstration n'est pas finie. Si elle l'était, en effet, cette question,
savoir si l'aretè est « par nature (phusei ) »,
ne se justifierait plus : s'il avait effectivement démontré
que l'aretè est epistèmè, alors, d'après
ses propres hypothèses de départ, elle serait quelque chose qui
s'enseigne, ce qui, de l'avis même de Ménon dans la formulation
initiale de sa question, est exclusif avec le phusei.
Il nous faut donc maintenant chercher à clarifier le langage utilisé
par Socrate et à lever les ambiguïtés autour des termes epistèmè,
phronèsis et nous, qui sont employés à tour
de rôle dans cet échange, et autour desquels tout tourne. Pour
cela, nous nous appuierons sur les conclusions antérieures (voir note
précédente) en cherchant quel sens il faut donner à
ces mots pour que la nouvelle question de Socrate constitue bien la suite logique
du raisonnement et que nous ne soyons pas obligés d'admettre qu'il se
contredit à quelques répliques de distance. Or, il semble bien
que, pour une fois, Socrate essaye d'être rigoureux dans son vocabulaire,
même si, par ailleurs, pour brouiller les pistes et tester Ménon,
il utilise des formulations qui entretiennent l'ambiguïté.
Il me semble en effet que, dans cette discussion du moins, Socrate voit dans
le nous quelque chose comme un « organe » (non situé anatomiquement)
qui permet à l'homme de penser, dans la phronèsis la
faculté
de penser que lui donne cet « organe » (le nous,
plus ou moins synonyme donc de phrèn), et dans les epistèmai,
dont il est question de savoir si l'aretè est l'une d'elles
(c'est bien en effet des epistèmai, au pluriel, qu'il est
ici question, dont l'aretè serait une parmi d'autres, plutôt
que de l'epistèmè
au singulier, qui serait toute entière l'areté, même
si le mot est le plus souvent employé ici au singulier : epistèmè
n'est en effet jamais employé avec l'article défini, sous la
forme
hè epistèmè, l'epistèmè
comme on dirait la science, ou comme Socrate dit hè
aretè, mais soit sans article, c'est-à-dire au sens de une
epistèmè parmi d'autres, soit sous la forme epistèmè
tis, quelque epistèmè, une certaine epistèmè ),
les « aliments » extérieurs « objectifs » de
cette faculté
de penser (que les epistèmai soit en quelque sorte des « aliments »
de l'âme, c'est d'ailleurs ce que suggérait Socrate au début
du Protagoras, dans sa discussion avec le jeune Hippocrate avant
de se rendre chez Callias pour y rencontrer les sophistes (voir Protagoras,
313c-314b), à ceci près qu'il était alors question
de mathèmata et non d'epistèmai, puisqu'on était
dans une perspective où, pour l'interlocuteur de Socrate du moins,
il s'agissait d'apprendre (mathèma, dont mathèmata
est le pluriel, est dérivé du verbe manthanein, qui
veut dire « apprendre, s'instruire », via l'infinitif aoriste mathein),
alors que, dans le Ménon, toute la question est justement
de savoir ce qui peut s'apprendre, et donc aussi s'enseigner (epistèmè
suggère plutôt le résultat, le fait de « dominer » son
sujet, alors que mathèma met l'accent sur le moyen d'y arriver,
l'apprentissage).
Pour rester dans la métaphore alimentaire, disons que le nous
est l'analogue de l'appareil digestif et la phronèsis l'analogue
de la capacité de digérer, de la fonction digestive. Cette analogie
nous permet maintenant de comprendre l'enchaînement logique du raisonnement
de Socrate. Pour savoir si l'aretè de l'homme est, ou implique,
quelque epistèmè, on commence par se demander si
ce qui rend le comportement de l'homme bénéfique, ce qui
le fait contribuer
à son bien ultime, implique l'usage de cet « organe » qu'est
le nous et de la faculté qu'il procure à l'homme, la phronèsis.
On vient de conclure que oui, c'est en usant de cette faculté et seulement
ainsi que l'homme peut proprement s'accomplir, qu'il doit manifester son
excellence, son aretè. Mais, une fois qu'on en est là,
il reste à
savoir comment se développe et se « cultive », s'éduque,
se « nourrit », cette faculté, la phronèsis,
qui résulte en nous de la possession d'un nous. Or il est
de fait que la plupart de nos autres facultés, celles qui résultent
de nos autres organes, la digestion que nous avons pris comme élément
de comparaison, ou la respiration, la circulation, etc., nous sont bien données
« par nature (phusei ) » et n'ont pas besoin qu'on
les éduquent,
ou marginalement, pour fonctionner pour ce pourquoi elles sont faites. La question
que pose ici Socrate (car, contrairement à ce qu'en pensent la plupart
des traducteurs, c'est bien une question), c'est : « en va-t-il de
même
pour notre faculté de phronèsis que, par exemple,
pour notre faculté digestive : est-elle en nous un don de
nature qui marche tout seul, plus ou moins bien selon les individus,
mais sur laquelle nous ne pouvons pas grand chose ? » Seulement,
histoire de nous perturber, il la pose sous une forme indirecte et par
rapport aux conclusions qu'on tirerait de la réponse : dire
que la phronèsis est en nous
comme la capacité digestive, c'est-à-dire par nature, et que
si notre « organe » de pensée, notre nous est
défectueux,
il n'y a pas grand chose de plus à y faire que si notre estomac ou notre
intestin fonctionne mal, c'est bien dire qu'il y a parmi nous des gens qui
sont « bons », de la bonté propre à l'homme,
par nature, et d'autres pas, et qu'il n'y a rien à y faire. Pour que
l'éducation
du nous ait une place, pour que l'aretè de l'homme
requière
apprentissage, il faut que notre faculté cognitive soit d'un autre ordre
que notre faculté digestive ou respiratoire, que notre nous soit
un « organe » d'un autre genre que l'estomac ou les poumons, et cela
n'a pas encore été examiné. (<==)
(22) Dans la réplique précédente, Socrate se demandait si les bons le sont (eien) par nature ; ici, il parle de bons qui le deviendraient (egignonto) par nature. Mais ceci ne remet pas en cause les remarques de la note précédente. Notre appareil digestif est par nature, quand on le considère du point de vue de l'espèce et dans l'individu adulte, apte à digérer les aliments qui nous sont nécessaires pour survivre, mais, en chaque individu « normal » (c'est-à-dire sans défauts dans ses organes et ses métabolismes), c'est uniquement au terme d'un processus de croissance qui se produit naturellement dans les premières années de la vie pour lui permettre de passer d'un état où il ne peut encore digérer que le lait maternel à un état où il peut manger n'importe quoi de comestible. Pareillement, on pourrait imaginer que notre phrèn, et donc la phronèsis qu'il permet, subisse une « croissance » naturelle dans les premières années de la vie, aboutissant néanmoins (selon, dirions-nous aujourd'hui, le patrimoine génétique de l'individu) à des individus plus ou moins « bons » au final, sans que le contexte de croissance puisse rien y changer.(<==)
(23) Si en effet le nous est un organe comme les autres et que certains sont « par nature » meilleurs que d'autres, comme certains chevaux sont par nature plus aptes à courir et d'autres plus aptes à tirer de lourdes charges, ou certains chiens à garder et d'autres à chasser, alors c'est vrai qu'il serait avantageux que l'on puisse détecter les bons nous au plus tôt, et, si possible, avant même que leur « croissance » ne soit terminée (voir note précédente). Mais qui serait capable d'une telle tâche ? Ces gens qui, dans l'hypothèse qui est celle de Socrate ici, se mettraient en quête parmi les jeunes des bonnes natures et seraient capables de les « reconnaître » avant même que leur phren ait atteint son plein développement, pourraient bien ressembler aux apprentis démiurges que sont, au livre II de la République, Socrate et Glaucon construisant en paroles la cité idéale et partant à la recherche de « gardiens (phulakes ) » qu'ils comparent à des chiens de garde dressés (République, II, 374e-376c) : là aussi, il est question de « nature », mais on y voit aussi que c'est par rapport à la fonction qui devra être la leur, qu'il s'agisse des chiens ou des gardiens, que la « nature » se juge. Le problème, qui passe largement au dessus de la tête de Ménon, pour qui la démonstration de Socrate est déjà finie et qui ne voit pas trop bien où il veut en venir et commence à s'impatienter, c'est que, pour choisir des chiens ou des chevaux pour servir aux fins de l'homme, des hommes peuvent s'en charger, des hommes qui ont appris une epistèmè spécifique pour cela, pas les chiens ou les chevaux eux-mêmes. Mais s'il s'agit de sélectionner des hommes, par rapport à quelle finalité doit-on le faire, qui décidera de la finalité pour tous et comment des hommes seraient-ils juges de la valeur d'autres hommes en tant qu'hommes sans être eux-mêmes, non pas simplement bons, mais les meilleurs des hommes, c'est-à-dire justement ceux qu'il faudrait sélectionner ?!... Comment serait formés hoi egignôskon, mot à mot, « les ayant appris à connaître » qui se chargeraient de ce travail ? On n'est pas dresseur de chiens ou de chevaux « par nature », alors, dresseur (?) d'hommes !.. Et notre hypothèse est justement que les hommes ne se « dressent » pas en tant qu'hommes, par rapport à ce qui est leur aretè... C'est précisément ce problème que va illustrer par l'exemple la conversation imminente de Socrate avec Anytos, celui qui s'érigera bientôt en juge de la valeur de Socrate devant un tribunal... (<==)
(24) La
remarque de Socrate, « alla mè touto ou kalôs
hômologèsamen »,
est, délibérément à mon avis, ambiguë, et
la suite montre que Ménon ne la comprend pas selon ce que Socrate voulait
dire. L'ambiguïté vient des sens multiples du verbe homologein
et de ce sur quoi on fait porter le ou kalôs (« pas bien »,
ou encore « pas convenablement, pas avec raison »). Le sens étymologique
de homologein est « dire la même chose », ce qui
peut vouloir dire aussi bien « convenir » (mot français
où l'on retrouve
une formation analogue, puisque l'étymologie latine du mot est cum-venire,
venir ensemble, c'est-à-dire encore, en arriver à la même
conclusion) que « être d'accord ». Selon donc le sens qu'on retient
pour hômologèsamen, on peut faire porter l'accent
du ou
kalôs différemment.
On peut comprendre que Socrate se demande si ce n'est pas « pas à
bon droit (ou kalôs) », c'est-à-dire, à tort,
que lui et Ménon ont l'un et l'autre antérieurement convenu
de (dit d'une même voix) ce sur quoi Ménon s'appuie maintenant
pour en arriver à sa conclusion, à savoir, soit qu'epistèmè
estin aretè, soit que, si tel est le cas, l'aretè est
didakton (enseignable). Et dans ce cas, Socrate est aussi coupable
que Ménon, plus même, puisque, comme c'est lui qui mène
la discussion, cela laisserait supposer, soit qu'il ne fait pas attention à ce
qu'il dit, soit qu'il mène Ménon en bateau. Ainsi comprise,
la remarque se traduit par quelque chose comme : « mais
n'avons-nous pas eu tort d'en convenir ? ». C'est l'option
de la plupart des traducteurs : A. Croiset, Budé et E. Chambry,
Garnier Flammarion n° 146 : « Mais n'avons-nous
pas eu tort d'admettre cette proposition ? » ;
L. Robin, Pléiade : « Qui sait, cependant, si nous
n'avons eu tort d'en convenir ? » ; B. Piettre,
Intégrales
de Philo Nathan n° 15 : « Mais ne l'avons-nous
pas admis à
tort ? » ; M. Canto-Sperber, Garnier Flammarion
n° 491 : « Mais n'est-ce pas à tort que
nous sommes convenus de cela ? » ; G. Kévorkian,
Philo-textes Ellipses :
« Mais cela, peut-être est-ce à tort que nous en
sommes convenus ? » ; J. Cazeaux, Classiques
de Poche LP 7 :
« Seulement, n'avons-nous pas eu tort de l'admettre ? ».
C'est aussi, comme le montre la suite, la manière dont Ménon
la comprend.
Mais on peut aussi comprendre que Socrate se demande s'il n'est pas possible
que lui et Ménon ne se soient pas convenablement (ou kalôs )
mis d'accord (hômologèsamen, l'accent du ou
kalôs
portant alors sur le homo- de homo-logein), c'est-à-dire
tout simplement, ne se soient pas compris. On traduira alors par quelque chose
comme « mais ne serait-ce pas que nous ne nous sommes pas bien
compris là-dessus ». Et, comme le montrent les notes
précédentes,
tel est bien le cas, puisque ce que vient de dire Socrate, c'est que phronèsin
aretèn einai, et non pas, comme le prétend Ménon,
que
epistèmè estin aretè. Avec cette compréhension,
Socrate n'est en rien coupable de mauvaise foi ou d'inattention. Dans sa question
initiale, Ménon envisageait plusieurs options pour l'aretè :
elle pouvait être didakton (enseignable), ou encore askèton
(quelque chose qui s'acquiert par la pratique), ou encore phusei (un
don de nature), voire autre chose encore qui resterait à préciser.
Socrate n'a pour l'instant fait que constater que l'aretè propre
de l'homme met en œuvre sa faculté de penser (phronèsin),
et se demande maintenant ce qu'il en est de cette faculté. Parmi
toutes les options proposées par Ménon, il élimine
tout d'abord le phusei, et veut ensuite traiter l'option didakton,
ce qui est parfaitement son droit, même si l'ordre d'examen n'est
pas l'ordre de la question de Ménon. La réponse de Ménon,
qui commence
à s'impatienter et croit que la démonstration est maintenant
achevée,
permet à Socrate de réaliser (ce qui n'est sans doute pas pour
le surprendre) que Ménon n'a pas compris sa conclusion intermédiaire.
Il n'est pas possible de rendre par une seule traduction la multiplicité
des sens de cette phrase, surtout si l'on veut rendre sensible la reprise dans
la réponse de Ménon d'une partie des mots employés par
Socrate (voir note suivante). C'est pourquoi j'ai dû me résoudre
à conserver deux traductions simultanément dans le texte, toutes
deux également possibles comme on vient de le montrer, car choisir entre
les deux rend incompréhensible ce qui se joue dans ce texte, et qui est
absolument central à une bonne compréhension du Ménon dans
son ensemble. Et même ainsi, je n'ai pu conserver les symétries
entre question de Socrate et réponse de Ménon. (<==)
(25) On voit à sa réponse que Ménon a compris la question de Socrate de la première des deux manières possibles (voir note précédente) : la question pour lui n'est pas de savoir si l'on s'est bien compris, si l'on a bien dit la même chose, kalôs hômologèsamen, mais de savoir si l'on a bien parlé, kalôs legesthai. Du verbe homo-logein employé par Socrate, il ne reste que le legein, sous la forme legesthai, que l'on peut interpréter soit comme un passif (« c'était bien dit »), soit comme un moyen (« nous avons bien parlé pour nous »), donc dans un sens réflexif qui pourrait à la rigueur passer pour une version afadie du homo- de homologein. Notons aussi que kalôs legesthai peut aussi bien vouloir dire « cela a été dit à bon droit » que « cela a été dit de belle manière ». Gorgias est passé par là !.. (<==)
(26) Le texte grec de la remarque de Socrate est : ouk anatithemai mè ou kalôs legesthai. Bien que ce ne soit pas très élégant en français, je conserve dans la traduction la double négation qu'emploie Socrate dans une phrase déjà négative dont le verbe principal (anatithenai, revenir en arrière) implique lui-même une idée de négation, et qui, tout en reprenant le ou kalôs de Socrate qui a fait réagir Ménon, se termine sur le kalôs legesthai qui lui plaît tant, de manière à rendre plus sensible les reprises de question à réponse. (<==)
(27) Je traduis ici et dans les répliques suivantes didaskaloi par « enseignants », plutôt que par « maîtres » pour conserver en français la parenté qui existe en grec entre ce mot et le verbe didaskein, traduit par « enseigner », et l'adjectif verbal didakton, traduit par « enseignable ». Aux « enseignants » s'opposent les mathètai, que je traduis par « étudiants », bien que le verbe dont vient ce mot, manthanein, soit traduit par « apprendre », faute d'un mot français approprié qui conserve la parenté de racine (« apprentis » a un sens trop spécialisé et « apprenants » est un néologisme qui choque ; voir note 2 à la traduction de la section initiale). (<==)
(28) Socrate
continue ici son raisonnement interrompu par la précipitation de Ménon
à conclure. Il a tout d'abord constaté qu'il ne semble pas que
l'aretè soit « par nature », c'est-à-dire que le
nous soit un « organe » comme les autres, qui remplit tout seul
ses fonctions selon des capacités plus ou moins grandes qu'il aurait
de naissance. Il s'est ensuite proposé de voir s'il est sujet à
apprentissage et, après avoir constaté le malentendu entre lui
et Ménon, et aussi son impatience, plutôt que de revenir sur ce
qu'il entend par phronèsis par opposition à epistèmè,
il avance vers ce qui seul semble intéresser Ménon, le caractère
« enseignable » ou pas de l'aretè, reprenant pratiquement
ici ce qu'il avait l'intention de dire avant la conclusion hâtive de Ménon.
L'anatomie n'étant d'aucun secours dans le cas présent pour décider
des propriétés de notre « organe » de pensée et
de ses facultés, Socrate va une fois encore faire appel à l'expérience
commune : y a-t-il des « enseignants » (des maîtres) et des
étudiants en la matière ?
Il faut en effet noter que l'appel à l'expérience n'est pas une
nouveauté dans cette discussion. En fait, c'est toute la discussion depuis
le début qui, loin d'être une démonstration, s'appuie sur
les données de l'expérience commune. On ne « démontre »
pas que l'homme réussit mieux quand il fait usage de sa faculté
de penser, on le constate simplement dans l'expérience de tous les jours,
sans d'ailleurs s'être mis d'accord auparavant sur ce que l'on appelle
« réussir » ! Mais qui viendrait contester que ce qui fait
la spécificité de l'homme, et donc ce dont le bon usage conduira
à son « excellence », c'est sa faculté de penser, sa « raison » ?..
On ne « démontre » pas que la phronèsis n'est pas
phusei, que cette faculté de penser ne lui échoit pas plus
ou moins bien formée une fois pour toute par nature, on se contente de
constater, sans vraiment approfondir, faute d'intérêt de la part
de Ménon, que si l'intelligence était un don de nature, il y aurait
probablement, comme avec les chiens ou les chevaux, des gens capable de détecter
chez les jeunes la présence ou l'absence de ce don de nature, comme on
reconnaît qu'un poulain a des aptitudes à la course, ou un chiot
à la chasse, et que tel n'est pas le cas pour l'homme. On ne va pas plus
« démontrer » que l'aretè ne s'enseigne pas, mais
simplement chercher dans l'expérience commune si l'on voit des gens l'enseigner
effectivement et d'autres l'apprendre avec succès.
On notera pour finir que l'absence de maîtres et d'étudiants supposée
par Socrate dans son environnement spatio-temporel suggère que l'aretè
n'est pas pratiquement quelque chose qui s'enseigne, mais ne prouve
pas que ce ne soit pas théoriquement possible dans un autre
contexte, et laisse donc ouverte la possibilité que l'aretè soit
une epistèmè d'un genre bien particulier, pour laquelle
il serait extrêmement difficile, mais pas impossible en théorie,
de trouver des maîtres, tout comme le nous est un organe
bien particulier. Et en effet, pour Socrate, la connaissance, l'epistèmè
qui serait nécessaire pour apprendre aux gens l'aretè,
c'est tout bonnement la connaissance de ce que c'est que d'être un homme,
cette connaissance dont il doute que quelqu'un puisse jamais l'avoir en ce
bas monde, à un niveau de perfection du moins qui en fasse une véritable
science, pas un ensemble de conjectures, comme il le montre encore au dernier
jour de sa vie, en multipliant les arguments en faveur de l'immortalité
de l'âme dont il sait parfaitement qu'aucun n'est totalement convaincant
et le dit, concluant même sur l'idée du « beau risque »
que doit accepter celui qui se dit « philosophos » (voir le Phédon
dans son ensemble et mon commentaire de
ce dialogue ; l'expression « beau risque (kalos kindunos) »,
se trouve en 114d).
(<==)
(29) « Les plus expérimentés » traduit empeirotatous, superlatif de empeiros, qui veut dire, « qui a de l'empeiria », de l'expérience, une connaissance issue de la pratique par opposition à une connaissance purement théorique. (<==)
(30) La présentation de la traduction que je propose ici, qui enchaîne directement sur la suite de la discussion avec Ménon, en proposant la traduction du dialogue avec Anytos dans une page distincte, permet de réaliser combien cette discussion en incise constitue un « bloc » détachable du reste du dialogue. On verra en lisant le texte ici proposé en continuité qu'on ne sent aucun manque dans la suite de la discussion ainsi « amputée ». Ceci ne veut pas dire, bien évidemment, que la discussion avec Anytos est inutile ou constitue une pièce rapportée. Peut-être est-ce une manière pour Platon de nous faire toucher du doigt l'intérêt que porte Ménon à la discussion : tout se passe avec lui comme si la discussion avec Anytos n'avait pas eu lieu ! (<==)
(31) « Des hommes beaux et bons » traduit mot à mot le grec kaloi kagathoi andres. Sur l'expression kaloi kagathoi, déjà rencontrée dans la conversation avec Anytos (92e4), voir la note ad loc. (<==)
(32) On retrouve ici, et dans la réplique précédente de Socrate, le verbe homologein dont il a déjà été longuement question (voir note 24), que j'ai traduit, dans la réplique précédente, par « convenir », et ici par « s'accorder ». La forme utilisée ici, homologeitai, est au moyen, et peut aussi bien vouloir dire « s'accorder avec soi-même » que « s'accorder entre eux », ce qui ne change pas grand-chose du point de vue de Socrate. (<==)
(33) La dernière
partie de la réponse de Ménon veut en quelque sorte prêcher
par l'exemple l'art oratoire qu'est censé enseigner Gorgias. Le texte
grec est « alla legein oietai dein poiein deinous ». On y trouve
trois infinitifs enchaînés se terminant par -ein (legein,
« parler » ; dein, « falloir, devoir » ; poiein,
« faire, façonner »), et la reprise de dein dans l'adjectif
deinous utilisé pour caractériser les élèves
ainsi « façonnés ».
Quelques remarques sur certains des mots employés. Le verbe poiein
suggère l'idée d'une « fabrication », d'une « création » ;
c'est pourquoi je l'ai traduit par « façonner » plutôt
que par un plus neutre « faire ». : le disciple
bien « formé »
est en quelque sorte devenu la « création » du maître.
Quant à l'adjectif deinous, qui était devenu classique
à l'époque pour qualifier l'art oratoire enseigné par
les maîtres de rhétorique tel Gorgias, il implique dans son sens
originel l'idée de crainte, de terreur, quasi-religieuse ; il
peut vouloir dire « terrible, effrayant, dangereux, étonnant,
extraordinaire » (et parfois en mauvaise part, « malfaisant, funeste »), d'où
« puissant » et encore « habile », spécifiquement,
justement dans l'art de la parole. C'est pour évoquer quelque chose
de ces origines que je l'ai traduit par « terriblement habiles ».
Sur le sens général de cette remarque maintenant : la tournure
impersonnelle faite d'infinitives enchaînées sans pronoms permet
d'interpréter cette remarque aussi bien comme appliquée par
Gorgias
à lui-même (on pourrait alors traduire par « il
estimait devoir façonner... ») que comme appliquée à ceux
dont il vient de se moquer (« il estimait qu'ils devaient façonner... »)
ou plus généralement aux « maîtres » en général,
lui compris (« il estimait qu'il faut (ou qu'on doit] façonner... »).
Cette dernière option étant la plus ouverte, c'est celle que
j'ai retenue.
On remarquera aussi que la liberté offerte par le grec dans l'ordre des
mots permet de mettre en valeur le verbe legein (« parler »)
en le plaçant en début de phrase, et l'adjectif deinous,
qui caractérise la puissance du parler que l'on veut produire, en le
rejetant à la fin de la phrase, c'est-à-dire le plus loin possible
du verbe qu'il qualifie, créant ainsi une sorte de « suspense ».
Cette caractérisation des prétentions de Gorgias est tout à
fait cohérente avec ce que lui fait dire Platon dans le Gorgias,
en particulier en 456c-457c,
où Gorgias affirme qu'il ne faut pas accuser le maître si l'élève
fait un mauvais usage de l'art oratoire qu'on lui enseigne, car ce n'est qu'acculé
par Socrate et par peur du jugement des spectateurs, comme le font remarquer
Polos et Calliclès, que Gorgias finit par concéder en 460a3-4
qu'il se pourrait bien que ses disciples apprennent auprès de lui la
justice s'ils ne la connaissaient pas déjà.
Ceci dit, on peut noter que, dans toute cette réplique, Ménon
ne répond pas vraiment à la question posée par Socrate,
qui lui demandait ce que lui, Ménon, pensait des prétentions des
sophistes. Il se contente en fait de se retrancher derrière l'opinion
de Gorgias, sans s'engager personnellement autrement qu'à travers l'admiration
qu'il prétend avoir pour celui-ci. Sa réponse laisse aussi voir
que sa question à Socrate n'était pas une vraie question sur laquelle
il était prêt à remettre en cause son opinion en fonction
de la réponse que lui ferait Socrate, mais une question piège,
à laquelle la réponse ne lui servirait qu'à se faire une
opinion sur son interlocuteur, selon qu'elle s'accorderait ou pas avec l'opinion
de Gorgias sur la question, qu'il tenait en haute estime. Bref, Ménon
n'est pas venu discuter avec Socrate pour apprendre si l'aretè
peut s'enseigner, mais pour juger Socrate en fonction de sa réponse à
la question, qu'il escompte sans doute positive, tant il est convaincu que Socrate
est justement un professeur d'aretè... (<==)
(34) Devant l'insistance de Socrate qui, en répétant sa question, l'oblige à prendre personnellement position, Ménon se voit contraint, non seulement d'avouer qu'il est, lui l'élève de Gorgias, incapable de parler (« ouk echô legein », traduit par « je ne puis dire », qui reprend le legein du deinous legein auquel est censé former Gorgias), mais encore de s'assimiler à hoi polloi, « le grand nombre », c'est-à-dire la foule, le peuple, le commun des mortels, lui qui se croît tellement supérieur ! Et, comme eux, il se déclare peponthôs (la forme exacte qu'il emploie, à la première personne, est pepontha), du verbe paschein, qui veut dire proprement « subir » par opposition à « agir » : bref, il s'avoue ballotté au gré des circonstances d'opinion en opinion, sans être capable de prendre une position ferme qui viendrait de lui et d'un travail de réflexion personnelle. Ses opinions sont bien pareilles à ces statues de Dédale que Socrate prendra bientôt en exemple pour différencier epistèmè et opinion (voir 97d). (<==)
(35) Il y a une certaine ironie de la part de Socrate à assimiler les hoi polloi auxquels vient de s'associer Ménon aux allois tois politikois », aux « autres hommes politiques » ! C'est dire sans le dire à un Ménon, jeune aristocrate qui ne rêve que de pouvoir personnel, que les vrais « politiques », c'est le peuple, du moins pour ceux qui pensent trouver le pouvoir grâce aux techniques oratoires qu'enseignent Gorgias et ses pareils ! Et en effet, admettre qu'il faut savoir plaire au peuple et le convaincre par le deinos legein pour parvenir au pouvoir, c'est admettre implicitement que le vrai pouvoir est entre les mains du peuple... (<==)
(36) Théognis
est un poète du VIème siècle avant J. C. originaire de
la ville de Mégare (selon
Platon, Lois,
I, 630a4, il aurait été citoyen de la colonie du même
nom en Sicile, et non pas de la cité mère, voisine d'Athènes
sur l'isthme de Corinthe ; mais il semble que, même dans l'antiquité,
cette assertion ait été contestée). Il a écrit
des poèmes élégiaques dans lesquels il condense
souvent en vers des maximes et des principes de morale.
On notera que le nom de Théognis veut dire quelque chose comme « connaissant
(gnous, participe aoriste 2 du verbe gignôskein, connaître)
dieu (theos) ». Ce n'est donc pas n'importe quel poète que
choisit Socrate pour faire la leçon à Ménon, mais un dont
le nom à lui tout seul est déjà un programme quand il est
question de parler de l'aretè des hommes. (<==)
(37) Le mètre dit « élégiaque » est à l'origine le pentamètre, puis désigne ensuite des distiques formés d'un pentamètre suivi d'un hexamètre, ou des pièces formées de successions de tels distiques, comme c'est le cas ici pour les vers de Théognis cités. On retrouve dans le mot elegeion (« élégiaque »), et dans elegos (« élégie ») dont il vient, la racine legein du verbe « dire » : une étymologie possible du mot serait « e legein », « dire hélas ! » ; les élégies sont en effet des chants de tristesse et de deuil. (<==)
(38) Quelques
remarques textuelles sur ces vers de Théognis (Élégies,
33-36) .
- le terme traduit par « bons » et par « bonnes choses » au
troisième vers est l'adjectif substantivé esthlos, terme
poétique qui désigne la « bonté » d'une
personne ou d'une chose dans un sens très général :
pour une personne, « honnête, courageux, noble, riche, habile,
sensé,
sage, prudent » ; pour une chose, « efficace, utile, favorable,
précieuse ».
- Platon a modifié le troisième vers en remplaçant mathèseai
(« tu apprendras ») par didaxeai (« tu te feras
enseigner ») !
On peut penser, vu la question de Ménon portant sur le caractère
didakton ou pas de l'aretè, que ce n'est pas inattention
de sa part, ou perte de mémoire, mais que c'est une modification délibérée
pour donner à la citation plus de « pertinence » aux yeux de
Ménon. On peut aussi penser que c'est un test de la mémoire de
Ménon, qui semble ne pas pouvoir se remémorer ce que Gorgias
dit qu'est l'aretè, et dont la question, « dans
quels vers ? »
plutôt qu'un simple « ou ? » pourrait
laisser penser qu'il connaît les poèmes de Théognis.
- « esprit » traduit le grec noon, accusatif
de nous,
mot que nous avons déjà rencontré en 88b8-9
(voir note 16).
Xénophon cite par deux fois le second distique cité ici par Socrate :
la première fois, en l'attribuant explicitement à Théognis,
en Banquet,
II, 4, comme réponse de Socrate à une
question sur l'endroit où se procurer la kalokagathia (voir note
47 sur 92e4) dont il vient de dire que c'est elle qui doit tenir lieu de
« parfum » à ceux qui ne sont plus en âge de s'enduire
d'huile d'olive pour fréquenter les gymnases ; la seconde fois,
en Mémorables,
I, 2, 20, sans l'attribuer explicitement à
Théognis, dans un contexte où il est question des accusations
de corruption des jeunes portées contre Socrate et du tort qu'a pu lui
causer sa fréquentation d'Alcibiade et de Critias. Aristote y fait aussi
allusion en Éthique
à Nicomaque, IX, 1170a11-13 et IX,
1172a12-14, dans le livre sur l'amitié, la première fois en
mentionnant Théognis, mais sans citer textuellement les vers, la seconde
en citant le début du vers 35 (« Des bons en effet de bonnes choses... »)
(<==)
(39) La seule chose qui est claire dans les vers cités, c'est la présence du verbe didaskein, forcée par Socrate au prix d'une trahison du texte qu'il cite, pour évoquer le didakton qui revient maintenant ! Car l'esprit du poème original n'est pas celui d'un « enseignement », mais bien plutôt d'un « apprentissage » par mimétisme et contagion résultant de la fréquentation de gens jugés « bons » parce que « puissants ». Ce que recommandent ces vers, c'est de fréquenter les gens qui ont « grande puissance (megalè dunamis) », de boire et manger parmi eux, et de chercher à leur plaire, c'est-à-dire de les courtiser (ce qui est d'ailleurs exactement ce que fait Ménon avec Aristippe). Il est peu probable que ce soit là ce que Socrate considérerait comme un « enseignement » !... Et de fait, le verbe choisi par Théognis, « apprendre », convient mieux à ce mode de « formation » que « se faire enseigner ». (<==)
(40) « L'intelligence » traduit le grec noèma. Le noèma, c'est encore, chez Théognis, l'action de penser, de faire usage de son nous, et ici, une manière poétique de désigner l'organe qui rend cette activité possible en l'homme et qu'il s'agirait de « façonner » (poiein, dont vient l'adjectif verbal poièton utilisé ici et traduit par « façonnable ») et quasiment de « greffer » ensuite dans l'homme (« greffer » est un des sens possibles du verbe entithenai, dont vient l'adjectif verbal entheton employé ici et traduit par « implantable »). Ce n'est que plus tard, avec Aristote, que le mot en viendra à désigner l'objet de pensée, le « concept ». (<==)
(41) Quelques
remarques textuelles sur ces trois vers tout d'abord :
- ici, « bon » traduit agathos et « méchant »
traduit kakos ;
- « discours » traduit muthoisi, de muthos,
dont vient notre mot « mythe », mais dont le sens original inclut toute forme
de parole exprimée ;
- « en enseignant » traduit didaskôn, qui,
ici, n'est pas une correction du texte par Platon.
Le texte exact des vers cités de Théognis (Élégies,
432-438), remis dans leur contexte et dans l'ordre original, est le suivant :
Mais si aux Asclépiades, un dieu avait donné cela,
Soigner la méchanceté et les pensées funestes des hommes,
De nombreux et grands salaires ils emporteraient.
Mais si était façonnable et implantable dans l'homme l'intelligence
Jamais d'un bon père ne naîtrait un méchant,
S'il se laissait persuader par de sages discours ; mais en enseignant,
Jamais tu ne feras du méchant homme un bon.
Le dieu dont il y est question est très probablement Asclépios, le dieu des médecins, qui, pour cette raison, se faisaient appeler « Asclépiades », comme s'ils étaient descendants du dieu ; mais le grec porte theos, sans article, d'ou ma traduction par « un dieu », puisque theos est ici un nom commun, et pas un nom propre, ce qu'une traduction par « dieu » sans article pourrait laisser supposer. « Méchanceté » traduit le grec kakotèta, et « pensées funestes », atèras phrenas, dans lequel on retrouve le phrèn, dont il a été question dans la note introductive sur phronèsis (les phrenas, forme plurielle de phrèn, ce sont les activités du phrèn). On voit que la référence aux « Asclépiades », laissée de côté par Socrate dans sa citation, donne un caractère encore plus « anatomique » à cette idée de noèma qui pourrait être « façonné et implanté » dans l'homme. On retrouve ici en quelque sorte l'analogie « organique » que j'évoquais dans la note 21.(<==)
(42) La contradiction signalée par Socrate n'est pas aussi claire que veut bien le dire Ménon. La première citation souligne l'effet d'entraînement que peuvent avoir sur une personne de bonnes ou de mauvaises fréquentations, et la seconde dit que l'« esprit » de l'homme n'est pas un « organe » qui se soigne comme le corps, et que certaines personnes peuvent avoir un esprit qu'aucun enseignement ne pourra corriger, sans toutefois préciser si ce défaut est de naissance ou résulte d'une éducation antérieure défectueuse. Ce que Socrate, qui, lui, en est parfaitement conscient, veut mettre en lumière par l'exemple, c'est justement le caractère factice d'une argumentation qui s'appuie sur des citations plus ou moins fidèles, sorties de leur contexte, dans des discussions où l'on en reste à la surface des mots sans chercher à comprendre ce qui se cache derrière, comme c'est le cas pour Ménon (qui ne voit ici que la récurrence du didaskein entre les deux extraits, sans même remarquer qu'il a été forcé dans la première). (<==)
(43) Ici et un peu plus loin, je traduit par « sont tenus d'un commun accord » deux formes passives du verbe homologein (ici, homologountai ; plus loin, homologoumenoi), dont il a déjà été longuement question plus haut (voir note 24) (<==)
(44) « Savoir » traduit le grec epistasthai, le verbe construit sur la même racine que epistèmè. (<==)
(45) « Déficients » traduit le grec ponèroi. Le ponèros, au sens premier, c'est celui qui se donne de la peine, qui travaille dur, qui se fatigue, qui s'use, donc qui n'est pas de noble origine ; puis c'est celui (ou ce) qui est usé, délabré, défectueux, et, de proche en proche, méchant, mauvais (on rejoint par là le sens de kakos). Ponèros et ponèria (la situation de celui qui est ponèros) sont des mots apparentés étymologiquement à penia, la « pauvreté » dont Diotime, dans Le Banquet, fait la mère d'Eros (Amour). Il y a derrière ces mots plus l'idée d'un manque que d'une réalité positive perverse, d'un mal « objectif », ce qui correspond bien à l'idée que Platon se fait du « mal », qui est en fin de compte pour lui une déficience, un « manque d'être », résultant en particulier au plan de l'âme, c'est-à-dire au plan moral, de l'ignorance (voir en particulier Sophiste, 227d-229b, où, à propos de la purification de l'âme, l'étranger parle de la ponèria comme de l'équivalent pour l'âme de ce que la maladie est pour le corps, et introduit la justice comme la médecine de l'âme). Ces soi-disant professeurs d'aretè ne sont pas volontairement méchants, ce sont des gens à qui il manque quelque chose, en particulier de connaître les limites de leur savoir, ce qui fait qu'ils croient savoir ce qu'en fait ils ne savent pas. (<==)
(46) Nouvelle apparition de kaloi kagathoi (voir note 47 sur 92e4 ). (<==)
(48) Cette réplique reproduit mot pour mot la réplique de 96c1. Mais alors, il était question d'un « chose (pragma) » quelconque (allou otououn pragmatos en 96a6, to pragma en 96b1, tou pragmatos en 96b7), alors que maintenant, aretè a remplacé to pragma en 96c6. Socrate donne à son discours l'air d'un raisonnement rigoureux, alors qu'il n'est construit que sur des constatations empiriques et des exégèges de poètes pour le moins contestables. Mais il n'en faut pas plus à Ménon, qui va soudain réaliser que Socrate en arrive à la conclusion exactement opposée à celle qu'il attendait : celui qu'il prenait pour un professeur d'aretè est en train de lui « démontrer » que l'aretè n'est pas enseignable !... (<==)
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Première publication (en français)
le 24 décembre 2000 ; dernière mise à jour le
4 septembre 2005
© 2000 Bernard SUZANNE
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