© 2000 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 5 septembre 2005 |
Platon et ses dialogues :
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Note introductive : pas plus que dans ma traduction de la section 87b2-89e9, et pour les raisons expliquées dans l'introduction à cette traduction, je ne traduis ici les mots grecs aretè (ce dont Ménon veut savoir depuis le début du dialogue si ça peut s'enseigner, et dont la moins mauvaise traduction serait quelque chose comme « excellence »), epistèmè (quelque chose comme « connaissance », ou « science ») et phronèsis (quelque chose comme « aptitude à penser »), tant il est important, dans la section finale ici traduite comme dans la discussion antérieure, et particulièrement dans les références à cette discussion antérieure qu'accumule Socrate en cette fin de dialogue, de pouvoir voir les glissements de termes qui s'opèrent dans les répliques de Socrate. Pour plus de détails sur le sens de ces termes, on se reportera, pour aretè, à la section consacrée à ce mot dans l'introduction générale au Ménon, pour epistèmè et phronèsis, aux notes introductives à la traduction de la section 87b2-89e9.
[vers épisode précédent]
[96c] ...
SOCRATE.-- Est-ce à dire qu'aretè ne serait pas enseignable ?
MÉNON.-- [96d] Il ne semble pas, si du moins nous avons droitement (orthôs) examiné [la chose] ! Au point que je m'étonne (thaumazo) (1) même, Socrate, car, de deux choses l'une : ou bien il n'y aura jamais d'hommes (andres) (2) bons, ou bien, s'il y en a, dans quelle direction [chercher] le principe générateur de ceux qui deviennent bons ?
SOCRATE.-- Il se pourrait bien, Ménon, que moi aussi bien que toi, soyons au nombre des hommes (andres) du commun (3), et que toi, Gorgias ne t'ait adéquatement instruit, ni moi Prodicos. Il nous faut donc avant toutes choses tourner notre esprit (noun) vers nous-mêmes (4) et chercher quelqu'un, qui que ce soit, qui, d'une manière quelconque, nous rendra [96e] meilleurs (5). Or je dis ceci en considérant notre recherche de tout à l'heure, et la manière ridicule dont il nous a échappé que ce n'est pas uniquement sous la conduite d'epistèmès que sont droitement (orthôs) et heureusement menées par les hommes (anthrôpois) leurs affaires : c'est probablement pour cela que nous échappe la compréhension de la manière dont adviennent les hommes (andres) bons. (6)
MÉNON.-- Que veux-tu dire par là, Socrate ?
SOCRATE.-- Ceci : que d'une part il faille que les hommes (andras) bons soient bénéfiques (7), [97a] cela du moins, nous avions convenu à juste titre (orthôs) qu'il ne saurait en être autrement, n'est-ce pas ? (8)
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Et qu'ils seront bénéfiques pour autant qu'ils conduisent droitement (orthôs) les affaires pour nous, cela aussi, je pense, nous en avons convenu de belle manière (kalôs). (9)
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Mais qu'il ne soit pas possible de conduire droitement (orthôs) si l'on n'est réfléchi (phronimos), cela, nous sommes comme des gens qui en ont convenu pas droitement (orthôs). (10)
MÉNON.-- Et comment donc parles-tu droitement (orthôs) maintenant ? (11)
SOCRATE.-- Je vais [te le] dire. (12)
Si quelqu'un, connaissant la route de Larissa (13),
ou d'où tu veux autre part, s'y rendait et y conduisait d'autres [personnes],
que dire d'autre sinon qu'il conduirait droitement (orthôs) et
heureusement ? (14)
MÉNON.-- Absolument.
SOCRATE.-- [97b] Mais qu'en serait-il de quelqu'un se formant droitement (orthôs) une opinion sur quelle est cette route, bien que n'y étant jamais allé et n'en ayant nulle connaissance (15) ? Celui-ci ne conduirait-il pas droitement (orthôs) aussi ?
MÉNON.-- Absolument.
SOCRATE.-- Et aussi longtemps donc, je suppose, qu'il aura une opinion droite sur ce dont l'autre [a] une epistèmèn, il ne sera en rien un guide inférieur, croyant vrai bien que n'usant pas de phronèsis, à celui qui use de phronèsis là-dessus ? (16)
MÉNON.-- En rien, certes.
SOCRATE.-- Donc une opinion vraie, à l'égard de la rectitude de l'action (17), n'est en rien un guide inférieur à phronèseôs ; et c'est cela que nous avons tout à l'heure laissé de côté, dans l'examen, à propos de l'aretès, du genre de chose qu'elle pourrait bien être (18), en disant [97c] que seule phronèsis conduit à agir droitement (orthôs) ; il y avait donc aussi une opinion vraie.
MÉNON.-- Il semble bien.
SOCRATE.-- En rien donc n'est moins bénéfique opinion droite qu'epistèmès.
MÉNON.-- A ceci près, Socrate, qu'en ayant l'epistèmèn, on arriverait toujours à ses fins, alors qu'avec l'opinion droite, tantôt on réussirait, tantôt pas. (19)
SOCRATE.-- Que dis-tu ? En ayant toujours une opinion droite, ne réussirait-on pas toujours, aussi longtemps qu'on se formerait des opinions droites ?
MÉNON.-- Cela me paraît nécessaire. Au point que je m'étonne (thaumazo) (voir note 1), [97d] Socrate, les choses étant ainsi, que l' epistèmè soit en fin de compte beaucoup plus en honneur que l'opinion droite, et [je me demande] pour quelle raison on les distingue l'une de l'autre.
SOCRATE.-- Sais-tu donc pourquoi tu t'étonnes, ou te le dirai-je ?
MÉNON.-- Oui certes, dis-le-moi.
SOCRATE.-- C'est parce que tu n'as pas tourné ton esprit (noun) (20) vers les statues de Dédale ; mais peut-être n'y en a-t-il pas chez vous ?
MÉNON.-- Mais pourquoi donc parles-tu de ça ?
SOCRATE.-- C'est qu'aussi bien celles-ci, si elles n'ont pas été attachées, prennent subrepticement la fuite et s'échappent, alors qu'attachées, elles restent en place.
MÉNON.-- [97e] Et après ?
SOCRATE.-- Posséder une de ses créations laissée sans liens n'a pas grande valeur, c'est comme un homme (anthrôpon) (21) enclin à la fuite, car elle ne reste pas en place ; attachée au contraire, elle a beaucoup de valeur, car ses œuvres sont tout à fait belles. Et après ? A quel propos j"en parle ? A propos des opinions vraies. C'est qu'aussi bien, les opinions vraies, aussi longtemps qu'elles restent en place, sont une belle chose et produisent [98a] des œuvres tout à fait bonnes ; seulement, elles ne consentent pas à rester en place très longtemps, mais s'échappent de l'âme de l'homme (anthrôpou), si bien qu'elles ne sont pas de grande valeur tant qu'on ne les lie pas par un raisonnement sur la cause. (22) Et cela, c'est, Ménon mon camarade, remémoration, (23) comme il a été convenu entre nous dans les [choses dites] antérieurement. (24) Lors donc qu'elles sont liées, elles deviennent premièrement epistèmai, ensuite fixes. Et c'est bien pour ça qu'epistèmè est plus en honneur qu'opinion droite, et c'est par un lien qu'epistèmè se distingue d'opinion droite.
MÉNON.-- Par Zeus, Socrate, il semble bien [que ce soit] quelque chose comme ça.
SOCRATE.-- [98b] Et pour sûr aussi, moi, je parle, non pas comme sachant, mais conjecturant. Mais que ce soient deux choses différentes, opinion droite (orthè) et epistèmè, je pense pour ma part ne pas du tout le conjecturer, mais s'il restait quelque chose que je dirais savoir--et je le dirais de peu de choses--, une à coup sûr, et c'est çà, je l'admettrais au nombre de celles que je sais.
MÉNON.-- Et c'est droitement (orthôs) en effet, Socrate, que tu parles.
SOCRATE.-- Quoi encore ? Ceci, [n'est-ce] pas droitement (orthôs) : qu'une opinion vraie (alèthès), dirigeant le travail en chacune de nos actions, accomplit un travail en rien inférieur à epistèmè ?
MÉNON.-- Ici encore, tu m'as l'air de parler vrai (alèthè). (25)
SOCRATE.-- [98c] Une opinion droite (orthè) ne sera donc en rien inférieure à epistèmès ni moins bénéfique dans nos actions, ni l'homme (anèr) ayant une opinion droite à celui [ayant] epistèmèn.
MÉNON.-- C'est ça.
SOCRATE.-- Et il a bien été convenu entre nous que l'homme (anèr) bon est bénéfique. (26)
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Et maintenant, puisque ce n'est pas seulement par epistèmèn que des hommes (andres) peuvent être bons et bénéfiques pour les cités (27), si tant est que certains le soient, mais aussi par une opinion droite, et que par ailleurs, aucune des deux n'est [donnée] par nature (phusei) aux [98d] humains (anthrôpois), ni l'epistèmè, ni l'opinion droite,... ou bien est-ce ton opinion (28) que l'une ou l'autre d'entre elles deux est par nature ? (29)
MÉNON.-- A moi ? Non. (30)
SOCRATE.-- Eh bien donc, puisque [ce n'est] pas par nature, les bons ne [le] sont pas non plus par nature.
MÉNON.-- Non certes.
SOCRATE.-- Puisque aussi bien [ce n'est] pas par nature, nous avons examiné après ça si c'est enseignable. (31)
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Eh bien donc, n'était-ce pas notre opinion (32) que c'est enseignable, si l'aretè [est] phronèsis ? (33)
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Et que, pour peu que ce soit effectivement enseignable, ce serait phronèsis ?
MÉNON.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- [98e] Et que, pour peu qu'il y ait effectivement des enseignants, ce serait enseignable, mais par contre, s'il n'y en avait pas, pas enseignable ? (34)
MÉNON.-- Exact.
SOCRATE.-- Mais en vérité, nous sommes convenus qu'il n'y avait pas d'enseignants de cela ? (35)
MÉNON.-- C'est ça.
SOCRATE.-- Sommes-nous donc convenus que ce n'était ni enseignable, ni phronèsin ? (36)
MÉNON.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- Mais en vérité, nous convenons que c'est néanmoins bon ? (37)
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Et qu'est bénéfique et bon ce qui conduit droitement (orthôs) ?
MÉNON.-- Tout à fait.
SOCRATE.--[99a] Et aussi, à propos de conduire droitement (orthôs), que ce sont seulement ces deux choses, opinion vraie et epistèmèn, par la possession desquelles un homme (anthrôpos) conduit droitement (orthôs) ? Car ce qui advient par chance n'advient pas du fait d'une conduite humaine. (38) Mais ce par quoi un homme (anthrôpos) est quelqu'un qui conduit selon le droit, ce sont ces deux choses, opinion vraie et epistèmè.
MÉNON.-- Tel est mon avis. (39)
SOCRATE.-- Donc, puisque ce n'est pas quelque chose qui s'enseigne, ce n'est pas non plus par suite d'epistèmèi qu'advient l'aretè ? (40)
MÉNON.-- C'est clair que non.
SOCRATE.-- [99b] Des deux choses qui sont bonnes et bénéfiques, nous avons donc mis hors de cause l'une des deux, et epistèmè ne serait pas, dans l'action politique, (41) ce qui conduit.
MÉNON.-- A mon avis, non.
SOCRATE.-- Ce n'est donc pas par une certaine sophia (42) ni du fait qu'ils étaient sophoi, que ces hommes (andres) conduisaient les cités, les pareils de Thémistocle et de ceux dont cet Anytos ici présent parlait à l'instant. Et c'est pourquoi ceux-ci ne peuvent rendre d'autres tels qu'ils sont eux-mêmes, attendu que ce n'est pas par epistèmèn qu'ils sont tels.
MÉNON.-- Il semble, Socrate, qu'il en soit comme tu dis.
SOCRATE.-- Si donc ce n'est pas par epistèmèi, reste maintenant que ce soit par bonne opinion (43) [99c] que ça arrive ; c'est en se servant d'elle que les hommes (andres) politiques dirigent droitement (44) les cités, n'en usant en rien différemment, en ce qui concerne le penser (45), des chanteurs d'oracles et des devins divinement inspirés : ceux-ci en effet parlent bien souvent vrai, mais ne connaissent rien de ce dont ils parlent.
MÉNON.-- Il risque bien d'en être ainsi.
SOCRATE.-- N'est-il donc pas approprié, Ménon, d'appeler divins ces hommes (andras), lesquels, sans avoir d'intelligence (noun) (46), accomplissent droitement beaucoup de grandes choses dans ce qu'ils font et disent.
MÉNON.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- Et c'est donc à bon droit (orthôs) que nous appellerions divins ceux dont nous parlions à l'instant, [99d] chanteurs d'oracles et devins, ainsi que toute la gent poétique ; (47) et des politiciens, nous ne dirions pas moins que de ceux-ci qu'ils sont divins et animés d'un transport divin, étant inspirés et possédés par le dieu chaque fois qu'ils accomplissent droitement en parlant nombre de grandes choses, ne connaissant rien de ce dont ils parlent.
MÉNON.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- Et les femmes, justement, n'est-ce pas, Ménon, appellent divins les hommes (andras) bons ; et les Lacédémoniens, chaque fois qu'ils font l'éloge de quelque homme (andra) bon : « Homme (anèr) divin », disent-ils, « que celui-ci."
MÉNON.-- [99e] Et il est clair assurément, Socrate, qu'ils parlent droitement (orthôs). Cependant, peut-être cet Anytos ici présent est-il accablé par ce que tu dis.
SOCRATE.-- Pour ma part, je n'en ai rien à faire. Avec lui, Ménon, nous discuterons une autre fois. Mais maintenant si, pour notre part, dans toute cette discussion, nous avons cherché et parlé de belle manière, aretè ne serait ni par nature (phusei), ni enseignable, mais elle surviendrait du fait d'un lot divin (48), sans que l'intelligence (nou) y ait part, en ceux, s'il en existe, chez qui [100a] elle survient, à moins que l'un quelconque d'entre les hommes (andrôn) politiques soit tel qu'il puisse aussi faire d'un autre un politique. (49) Mais si c'était le cas, on pourrait dire de celui-ci qu'il est, chez les vivants, quelque chose d'à peu près semblable à ce qu'Homère prétendait qu'était Tirésias chez les morts, disant à son sujet que « seul il a tout son esprit » parmi ceux de l'Hadès, « alors que des ombres s'agitent ». (50) Celui-ci serait aussi ici pareil à quelque chose de vrai à côté d'ombres, en matière d'aretèn. (51)
MÉNON.-- [100b] Tu m'as l'air de parler de très belle manière, Socrate.
SOCRATE.-- Ainsi donc, d'après ce raisonnement (52), Ménon, il nous paraît que c'est grâce à un lot divin que survient l'aretè en ceux, s'il en existe, chez qui elle survient. Mais l'évidence à ce sujet, nous la verrons pour autant que, avant de chercher de quelle manière, chez les hommes (anthrôpois), survient aretè, nous entreprenions d'abord de chercher ce qu'en fin de compte peut bien être aretè elle-même en elle-même... Mais c'est maintenant, pour moi, le moment d'aller ailleurs. Quant à toi, cela même dont tu as toi-même été convaincu, convaincs-en (53) aussi ton hôte, cet Anytos ici présent, afin [100c] qu'il soit plus doux : que tu le convainques est aussi de la plus grande utilité pour les Athéniens.
FIN DU MÉNON
(1) Pour Socrate, comme il le dit en Théétète, 155d, l'étonnement, le thaumazein, est le commencement de la philosophie. Mais l'étonnement de Ménon ici, qui n'arrive que vers la fin de son dialogue avec Socrate (c'est la première fois que Ménon emploie ce mot dans le dialogue, et il ne reste que quatre pages sur un dialogue qui en compte trente), n'est sans doute pas de cet ordre. L'étonnement de Ménon ici est celui du débatteur pris à contre-pied : Ménon, d'après l'idée qu'il se faisait de Socrate, s'attendait à ce que celui-ci admette d'entrée de jeu que l'aretè peut s'enseigner, puisqu'il croyait que Socrate se targuait justement de l'enseigner. C'est donc lui qui comptait contester que ce qu'il croyait que Socrate enseignait fût l'aretè même, en prenant appui sur les leçons de Gorgias qui, comme il vient de l'avouer quelques répliques plus haut (95c1-4), ne prétendait enseigner que la rhétorique, un simple outil neutre en lui-même, et se moquait de ceux qui prétendaient enseigner l'aretè. Or voilà que Socrate, après bien des détours, l'amène à la conclusion que l'aretè ne peut s'enseigner ! Les rôles sont renversés et, pour ne pas tout à fait avouer sa défaite, il ne reste à Ménon que le recours de demander à Socrate comment, dans ces conditions, il conçoit que les bons deviennent bons, si tant est qu'il admette qu'il y ait des hommes bons. (<==)
(2) Le grec
a deux mots pour parler de l'homme, anèr, andros et anthrôpos,
anthrôpou. Pour faire simple, on peut dire qu'anèr désigne
plus spécifiquement le mâle, l'homme par opposition à la
femme, alors qu'anthrôpos désigne l'homme en tant que membre
de l'espèce humaine, quel que soit son sexe (le mot est même parfois
employé au féminin pour désigner une femme), par opposition
soit aux dieux, soit aux animaux. Mais anèr peut aussi parfois
désigner l'homme mûr par rapport à l'enfant, ou, généralement
au pluriel, les hommes par opposition aux dieux, ou encore, comme c'est le cas
ici, l'homme en tant qu'il possède les qualités de noblesse et
de virilité (vir, dont vient « viril, virilité »,
est en fait l'équivalent latin d'anèr, alors qu'homo
est l'équivalent d'anthrôpos) qui caractérisent un
homme digne de ce nom (dans le sens où l'on dit « sois un homme ! »
à quelqu'un). Et anthrôpos, du fait de son sens générique,
peut en venir à prendre un sens méprisant et servir à désigner
un ou une esclave, un être que, comme un animal domestique, on ne désigne
que par son espèce (comme on parlerait d'un « homme de main »,
ou chez les militaires, des « hommes » qui constituent la troupe) (voir,
en ce sens, 97e3 et la note correspondante).
Il peut être important, dans la discussion qui va suivre, de savoir si
l'on parle d'andres ou d'anthrôpoi, le choix mettant souvent
en lumière l'opposition entre le « machisme » de Ménon,
pour qui l'aretè ne peut au bout du compte concerner que les mâles,
les andres (et encore, pas tous !...), et l'humanisme de Socrate,
pour qui l'aretè ne dépend pas du sexe ou de la condition
et concerne tous les anthrôpoi. Mais le français n'offre
pas cette dualité de termes, « mâle » ne convenant pas
pour traduire anèr dans la plupart des cas, et « humain »
ou « être humain » étant le plus souvent mal adapté
pour traduire anthrôpos. C'est pourquoi, dans ma traduction, j'utilise
le plus souvent « homme » pour rendre les deux termes, mais, à
chaque occurrence du mot « homme », je donne entre parenthèses
la forme grecque traduite. (<==)
(3) « Au nombre des hommes du commun » traduit le grec phauloi tines andres. On a déjà rencontré l'adjectif phaulos dans la discussion avec Anytos, en 94b9 et 94d4. Sur le sens de cet adjectif, voir la note 65 sur la traduction de cette section. Des « hommes du commun », c'est à peu près l'exact opposé des hommes « beaux et bons (kaloi kagathoi) » que sont ceux qui ont l'aretè des hommes. Socrate se moque donc ici de Ménon et de ses prétentions, comme il s'est moqué auparavant d'Anytos. (<==)
(4) « Tourner notre esprit vers nous-mêmes », cela peut vouloir simplement dire : « penser à nous, nous occuper un peu de nous et de notre éducation » ; mais cela peut aussi vouloir dire : « apprendre à mieux nous connaître », c'est-à-dire, mettre en pratique le « connais-toi toi-même »... (<==)
(5) « Quelqu'un qui nous rendra meilleurs », cela ressemble étrangement à un professeur d'aretès, s'il est vrai que l'aretè, c'est en quelque sorte l'excellence ! Au moment même où Socrate en arrive à la conclusion que l'aretè n'est pas quelque chose qui s'enseigne, il semble proposer à Ménon de se mettre avec lui en quête d'un professeur d'aretès ! Reste qu'il précise : « d'une manière quelconque ». Peut-être n'y a-t-il pas que l'enseignement magistral qui permette de « devenir meilleurs »... (<==)
(6) « La
manière dont adviennent les hommes bons (tina tropon gignontai
hoi agathoi andres) » : il y a ici un changement de perspective
chez Socrate qui réponds à la reformulation par Ménon
de sa question dans la réplique précédente, où il
se demandait quel pouvait bien être « le principe générateur
de ceux qui deviennent bons (tropos tès geneseôs tôn
agathôn
gignomenôn) ». Il n'est en effet plus question ici de l'aretè
et de ce qu'elle est ou n'est pas (enseignable ou pas enseignable),
mais des hommes et de leur devenir. En d'autres termes, on passe
de l'aretè
en tant qu'objet d'investigation, concept abstrait (que Ménon
est d'ailleurs bien en peine de définir) ayant ou n'ayant pas telle
ou telle propriété, à l'homme comme sujet d'un
devenir qui peut le rendre « bon » ou pas (ce qui suppose une sorte de « définition »
implicite de l'aretè, mais ne fait que déplacer le
problème
de la définition de l'aretè vers celui de l'identification
du « bon » que l'on peut atteindre ou pas). Ce changement de perspective
est la conséquence logique du renversement de perspective (non plus
chercher ce que doit être dans l'abstrait l'aretè pour être
enseignable, mais examiner empiriquement s'il a jamais existé ou
existe aujourd'hui des professeurs d'aretè) auquel a été
contraint Socrate par l'incapacité de Ménon à suivre jusqu'au
bout son raisonnement par hypothèse et il a été préparé
par la discussion avec Anytos qui a singulièrement « personnalisé »
le problème en examinant le cas des Périclès et autres
Thémistocles et de leur incapacité à transmettre à
leurs enfants leur aretè.
Dans toute la discussion qui suit, Socrate va donner l'impression qu'il reprend
le raisonnement « par hypothèse » qu'il avait commencé
avant la discussion avec Anytos (87b-89e) en n'y
apportant que quelques amendements mineurs pour lui permettre de conclure, et
qu'il accepte, au risque de sembler se contredire, les approximations de vocabulaire
de Ménon (en particulier l'assimilation que celui-ci fait entre epistèmè
et phronèsis, qui, comme je l'ai montré dans mes notes
à la traduction de cette section, et en particulier dans les notes 21
et 24, était à l'origine d'un
malentendu, suggéré par Socrate à l'aide d'une phrase à
double sens en 89c5-6, qui avait fait « capoter »
le raisonnement de Socrate et obligé à une redirection de la discussion
vers une approche beaucoup plus « pragmatique » centrée sur l'existence
ou la non-existence de professeurs d'aretè), alors que, si l'on
y regarde de plus près, on s'aperçoit que la reformulation n'a
plus grand chose à voir avec l'original, dont elle ne reprend que des
bribes arrangées dans un ordre différent et reformulées
dans un vocabulaire modifié et qu'il s'agit en fait d'un raisonnement
nouveau qui échappe à l'accusation d'incohérence avec les
conclusions antérieures bien comprises pour peu que l'on tienne justement
compte du changement de perspective introduit par la reformulation de la question
de Ménon en termes de sujet en non plus d'objet, de processus et non
plus de qualités. A nouveau donc on est en présence d'un discours
à double sens, selon qu'on se place du point de vue de Ménon ou
de Socrate. C'est ce que je vais essayer de montrer au fil du discours dans
les notes qui suivent.
Pour cela, il est bon de se rappeler des grandes lignes du raisonnement qu'il
semble ici reprendre et résumer : dans cette tentative de raisonnement
« par hypothèse », Socrate avait pris pour hypothèse
de départ que seule une epistèmè peut s'enseigner,
puis amorcé un raisonnement dont on peut supposer que, s'il avait été
mené à son terme, il aurait pu ressembler à quelque chose
comme ça : puisque seule une epistèmè est
enseignable, cherchons si l'aretè a quelque chose à voir
avec epistèmè ;
pour cela, on convient que l'aretè (la perfection propre de
la chose ou la personne qu'elle concerne) est bonne (ce dont on peut convenir
sans avoir à se mettre d'accord sur ce qui fait justement la perfection
de ce dont on parle), c'est-à-dire, « bénéfique »
(elle conduit celui qui la possède vers son plus grand bien, ce dont,
une fois encore, on peut convenir sans s'être mis d'accord sur ce qui
constitue ce plus grand bien) ; on cherche ensuite ce qui est « bénéfique »
à l'homme et on convient qu'en tout, c'est la phronèsis,
c'est-à-dire, pour Socrate, l'usage de son phren, de sa capacité
de penser, de réfléchir, d'exercer son jugement, bref, de cette
faculté qui le distingue des autres animaux, qui fait la différence
entre usage bénéfique et usage néfaste de quoi que ce
soit dont l'homme puisse user ; mais encore faut-il que cette aptitude à
réfléchir et à juger soit bien utilisée
(ce que la formulation de Socrate masque en partie, puisque le même
mot, phronèsis,
peut aussi bien désigner cette aptitude non qualifiée que le bon
usage que l'on peut en faire, comme en français le mot « raisonnable »
selon que l'on dit « l'homme est un animal raisonnable » ou « untel
a été raisonnable en arrêtant de fumer ») ;
le problème
est donc maintenant de savoir ce qui permet de bien utiliser sa phronèsis,
et la question initiale sur l'aretè se reformule donc en termes
de phronèsis : cette faculté de l'homme est-elle
un don de nature, plus ou moins performante en chacun comme ses cheveux
sont plus ou moins clairs ou ses yeux plus ou moins perçants sans
que cela dépende
d'autre chose que d'un processus de développement naturel avec l'âge ?
ou bien peut-elle être modifiée (en bien ou en mal) par l'éducation,
l'enseignement, l'entraînement, l'environnement, etc. ? Bref,
peut-on apprendre à quelqu'un à bien penser, à bien
juger, à
bien choisir ? Ou encore, pour faire le lien avec ce qui a précédé,
les epistèmai en général, ou une epistèmè
en particulier, ont-elles à voir avec notre aptitude à bien
penser ? A ce point, on aurait dû se rendre compte que la phronèsis
est un « outil » aux usages multiples, que les epistèmai
sont elles-mêmes multiples, chacune ayant une finalité et un domaine
de pertinence propres, que, certes, chaque epistèmè permet
de mieux user de son aptitude à penser dans le domaine qui est
le sien, et là seulement, mais que, faute de s'entendre sur
ce qui était
la finalité ultime de l'homme en tant qu'homme, il était difficile
d'aller plus loin et de savoir si cette finalité était ou pas
l'objet d'une epistèmè spécifique, et donc
si l'aretè,
qui en résultait, était enseignable ou pas. Mais, Ménon
ayant assimilé phronèsis (pour lui, bon usage
de la capacité de penser, et « bon » par rapport à ses
finalités
propres à lui, Ménon, ce qui implique plus ruse et manipulation
que raison et modération) à epistèmè,
en bon élève de Gorgias qui ne voit dans les synonymes que
moyens de varier l'expression, d'enrichir le style et d'éviter la
répétition
fastidieuse, il n'avait pas été possible à Socrate d'arriver
où il voulait en venir, et il avait dû se rabattre sur une autre
approche, plus pragmatique, consistant simplement à chercher des professeurs
d'aretè, dans l'idée que ce dont il n'y a ni professeurs
ni élèves ne doit pas être enseignable.
En déplaçant maintenant la question des qualités de l'aretè
vers le processus qui y conduit, Socrate voudrait amener par un autre chemin
Ménon à préciser ce qu'il entend par « didakton »
et à examiner le rôle que l'enseignement pourrait jouer dans l'acquisition
de l'aretè, même si l'aretè n'est pas le résultat
immédiat et automatique de l'enseignement de telle ou telle epistèmè
(en fait, si elle existait, l'epistèmè du bien et du mal
que Socrate cherche en vain avec Critias dans le Charmide). Mais ce n'est
pas avec Ménon qu'une telle recherche pourra avoir lieu, car Ménon
a, contrairement à ce que dit ironiquement Socrate au début de
cette réplique, bien profité des leçons de Gorgias et ne
s'encombre pas de distinctions subtiles à la Prodicos, et c'est donc
en vain que, pour une fois où c'est nécessaire (voir à
ce sujet la remarque de Socrate en Théétète,
184c et la note introductive à ma traduction
de la section 87b2-89e9), Socrate essaye justement, lui, de bien profiter
des leçons de Prodicos !... (<==)
(7) Pour les raisons qui me font traduire ôphelimon, l'adjectif utilisé ici par Platon, par « bénéfique », plutôt que par le plus habituel « utile », voir la note 13 sur 77d1 et la note 13 sur 87e1. (<==)
(8) Premier
point supposé d'accord : les hommes bons sont bénéfiques.
Ceci renvoie à 87d8-e2, à ceci
près que ce qui y était dit était beaucoup plus général : « toutes
les bonnes choses (panta tagatha) [neutre pluriel sans objet qualifié]
sont bénéfiques », et que la conclusion qu'on
en tirait était beaucoup plus « personnelle », s'appliquant à
nous et non, comme ici, à des tiers que l'on verra devenir à
la réplique suivante nos dirigeants. Cette affirmation que les hommes
bons (et plus généralement, les bonnes choses quelles qu'elles
soient) sont bénéfiques est le vrai « point fixe » de toute
la discussion, le point de départ immuable de toutes les reprises
qui vont en être faites par Socrate (ici, en 98c,
après
les considérations sur la route de Larissa et les statues de Dédale,
et de nouveau en 98e, pour introduire la dernière
étape du raisonnement).
Sur le plan linguistique, l'utilisation de l'adjectif « bénéfique »
appliqué ainsi absolument à une personne peu paraître
incongru en français, encore que l'on puisse parfaitement dire que
le choix d'un bon dirigeant est bénéfique pour une cité ou
un état
(ce qui est, comme la suite va le montrer, exactement ce que Socrate a en tête).
Mais il est possible qu'il en ait été de même pour l'adjectif
ôphelimon en grec, car cet adjectif est plus souvent utilisé
pour caractériser une chose qu'une personne, et les premiers emplois
attestés l'appliquant à une personne semblent justement être
ceux du Ménon. Si l'on se souvient que le sens premier du
verbe
ôphelein, dont dérive ôphelimon, est « secourir,
rendre service, aider », on voit mieux comment le mot peut aussi qualifier
une personne « secourable ». Il n'est hélas !
pas possible de trouver en français un seul mot qui conserve toutes
les connotations du mot grec dans ses divers emplois dans le dialogue, et
dont la racine se retrouve dans un nom et un verbe adapté aux traductions
des mots grecs apparentés
à ôphélimon. « Bénéfique »
reste donc ici un moindre mal.
Dans un autre ordre d'idées, cette réplique contient la première
occurrence dans notre section du verbe homologein (systématiquement
traduit par « convenir » dans toute la suite), qui va revenir dans chacune
des deux répliques suivantes de Socrate, et par quatre fois dans le
« résumé »
qui commence en 98c5. Or nous avons vu (voir note
24 sur la traduction de la remarque de Socrate en 89c5-6)
que ce verbe avait le double sens de « convenir » et de « dire la
même chose », c'est-à-dire, « se comprendre ». En fait,
Socrate passe son temps, dans la discussion qui suit (comme je vais essayer
de le montrer au fil des notes sur les répliques en cause), à
faire accepter par Ménon comme « convenues » des reformulations
qui ne sont au mieux que des à-peu-près de ce qui a été
dit antérieurement (voir, pour cette première suggestion d'accord,
la première partie de cette note), souvent réorganisées
dans un ordre qui change la logique du raisonnement, si raisonnement il y
avait, et son insistance sur ce qui a été « convenu »
n'est là
que pour mieux nous faire voir que l'accord est factice ! Ce faisant,
Socrate montre non seulement que Ménon n'a cure de ce qui se dit, ou
du moins en reste à un accord de surface, mais encore que toute cette
discussion n'est pas, pour qui ne cherche pas la rigueur dans le vocabulaire
et les concepts sous-jacents, un raisonnement rigoureux, mais une juxtaposition
d'opinions de simple bon sens appuyées seulement sur l'expérience
commune, enchaînés
au gré des besoins selon une pseudo-logique qui ne les « lie »
pas par un « raisonnement par les causes ». Les raisonnements dont se
satisfait Ménon ne sont guère plus stables que ces statues de
Dédale dont il va bientôt être question et Ménon
ne mérite peut-être pas son nom après tout, un nom qui,
rappelons-le, vient du verbe menein, qui signifie « demeurer en
place » !... Ceci ne veut pourtant pas dire que, pour le lecteur plus attentif
aux glissements de vocabulaire, il n'est pas possible de déceler dans
les propos de Socrate une rigueur qui échappe à Ménon
(et c'est pourquoi il est important, pour celui qui ne lit pas le grec, de
travailler sur une traduction qui laisse voir ces glissements, au risque
de sacrifier à l'élégance).
(<==)
(9) Ce nouveau
point d'accord supposé renvoie à la discussion sur ce qui nous
est bénéfique, en 87e5-89a2.
Or, d'une part, c'est dans cette discussion que s'est produit le glissement
d'epistèmè
à phronèsis qui est à l'origine du malentendu
entre Socrate et Ménon, et, d'autre part, on n'y cherchait pas spécifiquement
en quoi des dirigeants pouvaient être « bénéfiques »
pour leurs administrés, comme le laisse supposer la reformulation
faite ici par Socrate, mais bien plus largement ce qui pouvait nous être
« bénéfique », à chacun de nous.
Bref, la discussion ne se plaçait pas alors sur le plan exclusivement
« politique », comme le laisse supposer la reformulation de Socrate, mais
bien plutôt
sur le plan « psychologique » de l'individu et de la conduite de sa
propre vie. Il est vrai qu'entre-temps, dans la discussion avec Anytos, il
a
été question des grands hommes politiques d'Athènes.
En fait, la reformulation du problème par Socrate en termes exclusivement
« politiques » recentre la discussion sur le seul type d'aretè
qui semble intéresser Ménon, celle des gouvernants, des hommes
de pouvoir. Dans l'esprit de Socrate, ce glissement du plan psychologique,
qui aurait dû permettre à un Ménon plus à l'aise
dans l'abstraction d'envisager une aretè qui pourrait être
la même pour tous, une aretè qui s'exprimerait en termes
d'harmonie de l'âme plurielle avec elle-même et avec la cité dans
laquelle elle vit, au plan politique devrait conduire à une discussion
sur ce qui constitue la véritable « utilité » des
dirigeants pour leurs administrés (qui, pour Socrate, consiste précisément
à permettre à chaque citoyen de se réaliser au mieux,
d'atteindre son aretè propre, qui s'exprime de la même
manière
pour tous en termes d'harmonie, mais se décline pour chacun en fonction
de sa place dans la société et des circonstances spécifiques
de sa vie, alors que, pour Ménon, elle consiste sans doute en l'intérêt
propre du dirigeant, mal compris d'ailleurs, qui ne flatte ses administrés
que pour mieux les exploiter à son profit tout matériel).
Mais en même temps, en se centrant sur l'« utilité » des
dirigeants pour la foule de leurs administrés, elle facilite, pour
un esprit « paresseux » et peu enclin aux investigations minutieuses,
une approche fondée sur
des critères purement « externes » pour apprécier
le « succès »
d'un dirigeant (l'opinion qu'ont de lui les « dirigés » ou
la foule des étrangers qui jugent de l'extérieur). Et de fait,
le manque d'intérêt de la part de Ménon pour une discussion
sur ce qui fait le caractère « salvifique » pour nous des dirigeants,
qui se manifeste par son absence de questions à ce sujet, va conduire
Socrate à bientôt trivialiser encore plus son discours, en
introduisant l'exemple d'un « guide » qui se contente de conduire des voyageurs
vers une destination toute « terrestre » et bien localisée
sur la carte !...
Ces reformulations successives sont d'ailleurs facilitées par l'usage
d'un même verbe, le verbe hègeisthai (que j'ai traduit de
manière consistante par « conduire ») à toutes les étapes
de la discussion : c'est ce verbe qui était déjà utilisé
en 88a3 pour parler de la manière dont
doivent être « conduites » santé, force, richesses pour
être bénéfiques ou nuisibles, puis en 88c2
pour parler de l'âme « conduite » par la phronèsis,
en 88d6 et en 88e1
pour parler de l'âme « conduisant » avec phronèsis
l'usage des richesses et autres choses semblables, et qui le sera encore pour
parler de l'homme « conduisant » des voyageurs à Larissa. Mais
c'est aussi le verbe qui était déjà utilisé en 77d-e
dans son sens dérivé post-homérique de « penser, croire »,
dans un contexte où, comme je l'indique dans la note
12 sur cette traduction, il pourrait presque se traduire par « se conduire
comme si... » Les glissements de sens d'hègeisthai se font
ici, comme il se doit avec un interlocuteur comme Ménon, du sens le plus
analogique et abstrait (la « conduite » de l'âme au sens moral)
vers le sens le plus originel et concret (la conduite de voyageurs vers leur
destination) : le sens premier du verbe hègeisthai est en
effet « marcher devant », c'est-à-dire, « conduire »,
« guider », et c'est de là qu'il en vient à signifier
« diriger en tant que chef, commander », sens qui par analogie peut
ensuite s'appliquer à l'âme (on retrouve tous ces sens dans le
verbe français « conduire »). Bref, Socrate tente (vainement)
d'adapter sa « conduite » et celle de l'entretien à son interlocuteur,
décidément pas doué pour l'abstraction, et de « descendre »
à sa portée, au ras des pâquerettes...
C'est probablement dans la même perspective que, tout au long de sa discussion
avec Ménon, il fait exprès d'utiliser des formulations ambiguës
qui feraient réagir un élève de Prodicos, pour amener Ménon
à se poser, et à lui poser, des questions qui feraient avancer
la discussion. Mais, en bon élève de Gorgias, Ménon ne
voit dans les glissements de vocabulaire savamment orchestrés de Socrate
que des effets de style destinés à éviter la monotonie,
n'entend dans son discours que ce qu'il a envie d'entendre, et ne juge les mots
que par l'effet qu'ils ont sur l'interlocuteur, pas sur l'adéquation
qu'ils pourraient avoir avec des réalités dont ils ne seraient
que de pâles images.
Notons pour finir qu'il y a quelque ironie de la part de Socrate à placer
Ménon, qui ne rêve que de pouvoir et de commandements, dans le
rôle de l'administré en parlant de ceux qui conduisent les affaires
pour nous (hèmin), et à renvoyer à Ménon
son adverbe favori pour qualifier l'accord : kalôs (« de
belle manière »), et non pas orthôs (« droitement,
à juste titre », utilisé par Socrate dans la réplique
qui précède et dans celle qui suit), qui met l'accent plus sur
la beauté de la forme (kalôs est l'adverbe formé
sur kalos, l'adjectif qui veut dire « beau ») plutôt que
sur la rectitude du raisonnement. (<==)
(10) Cette
reformulation d'un point supposé d'accord remis ici en cause renvoie
à la conclusion partielle de Socrate en 89a3-4,
qui suggérait que l'aretè est phronèsis,
en tout ou partie, celle justement qui était la source du malentendu
mis en évidence par Socrate en 89c5-6.
Être phronimos, que je traduis par « réfléchi »,
plus ouvert dans ce contexte que « raisonnable », c'est être doué
de phronèsis, c'est-à-dire, au sens le plus général,
capable de réflexion. Mais il y a la même ambiguïté
sur phronimos que sur phronèsis, et le sens le plus usuel
du mot, celui que comprend Ménon, c'est celui de « sensé,
raisonnable, intelligent », c'est-à-dire un sens qui préjuge
du bon usage que l'on est supposé faire de notre phrèn,
donc un sens piégé par rapport à la discussion en cours.
Ceci dit, si l'on y regarde de près, ce que Socrate remet ici en cause,
en revenant du vocabulaire de l'epistèmè qu'il utilisait
en 96e1-5 à celui de la phronèsis,
ce n'est pas la conclusion antérieure, que l'« excellence » de
l'homme suppose l'usage correct de la faculté qui le distingue des
autres animaux, sa faculté de penser, ni même que cette faculté
ne soit « bénéfique » quand elle est droitement
utilisée
(et Ménon ne s'est toujours pas penché sur la question de savoir
de quelle(s) manière(s) on pouvait faire bon usage de cette faculté),
mais qu'il n'y ait que par la réflexion proprement conduite
que l'on puisse réussir dans l'action (ce qui n'est pas
la même
chose que devenir bon en tant qu'homme). En d'autres termes, si l'on
se place seulement du point de vue du résultat objectif de
l'action (qui est celui que prend maintenant Socrate), et non pas du point
de vue de la « qualité » de l'acteur (qui est
celui de l'aretè,
que Socrate avait pris dans la discussion antérieure), force est de
convenir qu'un homme peut atteindre l'objectif qu'il s'est fixé, et
qui peut être
bon « objectivement » (en ce sens qu'il serait celui
que se fixerait un homme « bon » dans les mêmes
circonstances), non seulement en s'appuyant sur une réflexion fondée
sur la simple opinion et non la « science » (epistèmè au
sens où
le prend Socrate, ou encore phronèsis au sens où le
prend Ménon), comme va le montrer la suite de la discussion, mais même
par pure chance, c'est-à-dire, sans aucune réflexion (phronèsis
au sens où le prend Socrate). Mais l'homme n'est pas la somme des traces
matérielles qu'il laisse dans le temps et l'espace, mais l'âme
présidant aux choix qui conduisent à ces traces. L'aretè,
l'excellence, de l'homme n'est donc pas uniquement celle de ces
traces, qui lui sont toutes extérieures et qui sont vouées à disparaître
(même s'il est clair que les actes de l'homme vraiment bon ne peuvent
être que bons), mais d'abord celle de la capacité de choix (l'aptitude
à faire toujours le bon choix) qui réside en l'âme
qui, elle, pourrait bien être immortelle. De ce point de vue, comme
va le dire bientôt Socrate (voir 99a3-4), ce qui
arrive
« par hasard », aussi bon soit-il, n'est pas le fait
d'une conduite
« humaine » (anthrôpinè hègemonia).
Seulement, pour Ménon qui n'y regarde pas d'aussi près, il semble
que Socrate soit tout simplement, après le long détour par le
dialogue avec Anytos, revenu au point où il en était (dans la
compréhension qu'avait Ménon de la discussion) en 89c5-6,
lorsqu'il lui semblait déjà remettre en cause l'assimilation d'aretè
à phronèsis/epistèmè, et que la discussion
tourne en rond. D'où son agacement perceptible dans sa réponse ;
« vas-tu une bonne fois pour toutes me dire comment tu pense qu'on doit
parler pour parler droitement, comme tu dis ?!... » (<==)
(11) Certains éditeurs suppriment le orthôs de cette réplique, comprenant simplement quelque chose comme « que veux-tu dire ? » Mais je pense qu'il faut le conserver et qu'il marque l'agacement de Ménon devant une discussion qui lui semble tourner en rond (voir note précédente) et l'accumulation par Socrate de ces orthôs qu'il utilise à tout bout de champ (un par réplique) depuis que Ménon a eu le malheur d'utiliser cet adverbe en 96d1 pour dire que la conclusion (que l'aretè n'est pas quelque chose qui s'apprend) s'impose si l'investigation a été « droitement » menée. Il y a d'ailleurs de la part de Socrate de l'ironie dans cette insistance, qui doit percer dans le ton qu'il met sur ces orthôs, puisque justement le résumé qu'il fait n'est pas fidèle ! (<==)
(12) La forme verbale erô utilisée ici se lit tout naturellement comme la première personne du futur du verbe eirein, « dire ». Mais on pourrait tout aussi bien y voir la forme contracte de la première personne du présent du verbe eran, « aimer » (même racine que eros), quelque chose comme : « je t'aime bien, mon petit Ménon, tu m'amuses vraiment ! », en réponse à l'agacement de Ménon qui se préoccupe tout à coup de parler « droit (orthôs ) »... (<==)
(13) Le choix
par Socrate de la route de Larissa comme exemple donné à Ménon
est loin d'être anodin. Pour Ménon, au moment de cette conversation,
c'était la ville de Thessalie où l'avait conduit son amour
du pouvoir pour y briguer les faveurs, amoureuses et politiques, d'un des
maîtres
de la Thessalie d'alors, l'Aleuade Aristippe, présenté par Socrate
au début du dialogue comme le protecteur de Ménon, et dont on
sait par Xénophon qu'il lui confia le commandement du corps expéditionnaire
Thessalien mis à la disposition de Cyrus le Jeune. S'il est vrai
que Ménon était, lui, originaire de Pharsale (voir l'introduction
générale au Ménon), la « route
de Larissa »
est pour lui une image de son ascension politique, du début de réalisation
de ses ambitions, du « chemin » par lequel il espère
atteindre l'excellence (aretè) telle qu'il la conçoit.
Mais pour le lecteur du temps de Platon qui connaissait, grâce à
l'Anabase de Xénophon, la fin de l'histoire de Ménon,
la mort de Cyrus à la bataille de Counaxa, pourtant gagnée par
ses troupes avec l'aide, justement, des Grecs, les manigances de Ménon
trahissant ses collègues généraux grecs pour essayer
de se gagner malgré tout les faveurs de Tissapherne et, à travers
lui, d'Artaxerxès,
le roi des Perses maintenant débarrassé de son frère et
rival, et qui ne réussit ainsi qu'à différer et à rendre
plus pénible sa mort en captivité aux mains des Perses, et
le difficile retour des Grecs conduits en particulier par Xénophon
sur plusieurs milliers de kilomètres en terre inconnue et hostile
pour revenir des rives du Tigre, non loin de Babylone, jusqu'à la
mère patrie, la
« route de Larissa » pouvait aussi évoquer la
route que n'avait pas su trouver Ménon, au contraire de Xénophon,
pour ramener chez eux les soldats qui lui avaient été confiés
par Aristippe et qu'il était censé « conduire ».
Et, dans cette lecture, l'idée exprimée dans les lignes qui
suivent par Socrate, qu'une opinion vraie peut parfois suffire à trouver
sa route, n'en prend que plus de poids en ce que c'est précisément
ce que prouve le succès
de Xénophon et de ses Dix-Mille compagnons grecs qui, eux, retrouvèrent
le chemin de la Grèce et d'Athènes, sans cartes dans un pays
inconnu.
Mais on peut aller plus loin encore et voir, dans cette histoire de l'errance
de soldats revenant d'une guerre lointaine vers leur patrie à travers
mille dangers, à laquelle nous renvoie l'image de la « route de Larissa »
ainsi « décodée », tout comme dans celle d'Ulysse et ses
compagnons racontée dans l'Odyssée (évoquée
dans l'avant-dernière réplique de Socrate à la fin du dialogue),
et dont l'Anabase de Xénophon n'était peut-être après
tout qu'une version historique et moderne, une image de l'errance de tout homme
en cette vie pour trouver le chemin de sa demeure éternelle, celle qu'il
atteint, pour le meilleur ou pour le pire, au terme de sa vie. Et l'on est ainsi
ramenés au problème central du dialogue, celui de l'excellence
que doit chercher à atteindre tout homme. (<==)
(14) « Droitement et heureusement » traduit orthôs kai eu, et reprend mot à mot l'expression utilisée en 96e3 pour parler de la manière dont les hommes mènent leurs affaires. Seulement ici, la « conduite » dont il est question est à comprendre au premier degré, au sens premier du verbe egeisthai (voir note 9). Eu est traduit par « heureusement » plutôt que par un simple « bien », pour rappeler que c'est l'adverbe qui sert de préfixe au composé eudaimonia, le mot grec qui veut dire « bonheur » (étymologiquement, « doué d'un bon daimon »). C'est aussi le mot qu'utilise Aristote, au début de son Étique à Nicomaque pour caractériser ce qui est l'objectif de tous dans la vie, à savoir, « to eu zèn (le bien vivre) » ou « to eu prattein (le bien agir) », assimilés à l'eudaimonia (Éthique à Nicomaque, I, 1095a18-21). On peut penser que l'adverbe orthôs (droitement) s'applique plutôt au cheminement et l'adverbe eu (bien, heureusement) au résultat. Et, pour l'homme en cette vie, c'est le cheminement qui est important, le résultat ne venant qu'au terme, d'où l'insistance de Socrate sur les orthôs.(<==)
(15) Le mot traduit par « ayant connaissance », epistamenos, est le participe présent du verbe epistasthai, formé sur la même racine que epistèmè. (<==)
(16) Je traduis le verbe phronein, utilisé ici par deux fois au participe présent (le texte oppose le phronôn mè au phronountos) par « user de phronèsis » pour bien montrer le lien entre le verbe et le substantif (phronein est construit sur la même racine, phrèn, que phronèsis) et parce qu'aller plus loin, par exemple en traduisant par « réfléchir », pose le même problème que traduire phronèsis, et fait disparaître les ambiguïtés voulues par le Socrate de Platon. En effet, selon le sens qu'on donne à phronèsis, et donc à phronein, ce que dit ici Socrate pose plus ou moins question. Si, comme Ménon, on assimile phronèsis à epistèmè, alors certes, le guide qui n'a qu'une opinion, aussi droite fût-elle, n'a pas l'epistèmè/phronèsis du chemin qu'il suit. Mais si, comme Socrate, on voit dans la phronèsis l'aptitude à penser, et dans le phronein la mise en œuvre de cette aptitude, alors il n'est plus du tout évident qu'avoir une opinion ne mobilise pas notre « intelligence » d'une certaine manière, toute imparfaite fût-elle. Il semble bien au contraire qu'avoir des opinions soit une activité qui suppose la capacité de penser, la phronèsis, même si elle n'est peut-être qu'une utilisation déficiente de notre phrèn, au moins dans les domaines où une epistèmè serait possible. Et il est probable que Xénophon et ses collègues officiers, lorsqu'ils ramenaient de Counaxa vers Athènes et Larissa (sans Ménon, resté prisonnier du Grand Roi malgré ses manigances) les soldats grecs d'Athènes et de Thessalie, bien que n'ayant pas l'epistèmè de la route à prendre, faisaient usage de leur capacité de réflexion, de leur phrèn, pour s'orienter dans la bonne direction, voire utilisaient d'autres epistèmai qu'ils possédaient (par exemple à propos des étoiles et du cours du soleil) pour se forger une opinion sur la route à suivre ! Et l'exemple tout « matériel » du guide sur la route de Larissa pourrait suggérer à Ménon qu'en fait d'opinions, il y a, dans chaque domaine, deux sortes de personnes : d'un côté les « guides » d'opinion, ceux qui font plus ou moins bon usage de leur phronèsis pour se faire une opinion personnelle sur tel ou tel sujet, opinion que certains tenteront ensuite d'imposer aux autres s'ils y trouvent leur intérêt, et de l'autre les « suiveurs », qui, sans réfléchir, sans donc faire usage de leur phronèsis, sur certains sujets du moins, se contentent d'adopter les opinions de tel ou tel « meneur » (de « suivre le guide ») au gré de leurs sympathies ou de leurs intérêts. Et encore ! Même les suiveurs ont besoin d'un minimum de phronèsis pour prendre conscience de leur intérêt (même s'ils arrivent là dessus à une opinion fausse) et comprendre les opinions que leur soufflent les meneurs. Mais c'est en vain que Socrate fait des efforts pour amener Ménon à se poser des questions... (<==)
(17) « A l'égard de la rectitude de l'action (pros orthotèta praxeôs) » : cette clause est fondamentale pour la compréhension de toute cette discussion. Socrate ne se place ici que du point de vue du résultat. Suffit-il, pour qu'un homme soit jugé « excellent », qu'il atteigne dans ses actes un résultat jugé tel, quel que soit le moyen par lequel il y est parvenu, que ce soit en connaissance de cause ou par hasard, ou bien faut-il encore qu'il ait mis en œuvre pour y parvenir, ce qui fait la spécificité de l'homme sur les autres animaux, son aptitude à penser ? Et, si l'on est dans ce dernier cas, comment user « excellemment » de cette faculté ? Cette question rejoint celle qui est au cœur de la République : la justice n'est-elle concernée que par les activités externes des hommes les uns avec les autres, ou bien commence-t-elle au plus profond de nous-mêmes, par une mise en ordre de notre moi intérieur, de notre âme multiforme, avec elle-même ? Ici, Socrate se place dans la perspective de Ménon, pour qui seul le résultat compte. (<==)
(18) Socrate décrit l'investigation antérieure comme s'intéressant, en ce qui concerne l'aretè, à « hopoion ti eiè », c'est-à-dire au « comment ? » plus qu'au « quoi ? » (« peut-elle s'enseigner ? » plus que « qu'est-elle ? »). (<==)
(19) Les termes
epistèmè et orthè doxa (opinion droite) sont
en général utilisés par Ménon accompagnés
de l'article défini (« tèn epistèmèn »
et « tèn orthèn doxan »), alors que
Socrate les emploie le plus souvent sans article. Ceci pose un problème
de traduction, qui est aussi dans une certaine mesure un problème de
compréhension. En effet, le grec ne dispose que de l'article défini,
pas de l'article indéfini équivalent au français « un,
une », et l'article défini n'est pas obligatoire avec des mots comme
epistèmè et doxa, qui peuvent se construire en grec
comme dans des expressions françaises du style de « patience et longueur
de temps font plus que force ni que rage », c'est-à-dire sans article
bien que le sens soit équivalent à une construction avec article
défini. Au delà de l'aspect grammatical, la question est de savoir
s'il est opportun de parler de l'opinion droite (article défini),
comme s'il s'agissait d'un tout pour ainsi dire insécable, comme si une
personne donnée avait une unique « opinion » qui, en tout, était
soit droite soit erronée, comme si cette « opinion » était
plus une faculté, au même titre que l'aptitude à penser,
qu'un contenu sur tel ou tel point, la même personne pouvant avoir de
nombreuses opinions portant chacune sur un sujet différent, voire plusieurs
opinions sur le même sujet selon les moments, certaines droites et certaines
fausses. Pareillement, selon le sens que l'on donne à epistèmè,
s'agit-il d'un tout, d'une faculté, ou de « contenus » multiples
portant sur des domaines différents, si bien que la même personne
peut avoir une epistèmè sur certains sujets et une doxa
sur d'autres ?
Pour permettre au lecteur qui n'a pas accès au texte grec de percevoir
au moins ces problèmes, j'ai pris le parti de traduire par « une
opinion », ou, dans les cas où la tournure sans article pouvait à
la rigueur passer, de laisser « opinion » sans article,
lorsque doxa
était utilisé sans article, et par « l'opinion »
lorsque l'article défini était dans le texte grec. Pour epistèmè
(et pour phronèsis qui pose le même problème),
que j'ai par ailleurs pris le parti de ne pas traduire, je traduits l'article
défini
lorsqu'il existe dans le texte grec et je ne mets pas d'article du tout lorsque
le grec n'en a pas. (<==)
(20) Je traduis mot à mot la formule grecque « ou proseschèkas ton noun » par « tu n'as pas tourné ton esprit », plutôt que de la remplacer par un verbe plus naturel comme « tu n'as pas fait attention » (A. Croiset, Budé ; E. Chambry, Garnier ; B. Piettre, Nathan), ou « tu n'y a pas prêté attention » (M. Canto-Sperber, Flammarion), car il me semble que, dans le contexte de toute cette discussion sur le bon usage du phrèn/nous, qui passe largement au dessus de la tête de Ménon, il y a quelque ironie de la part de Socrate à faire référence au nous de Ménon ! (<==)
(21) Le mot
grec utilisé ici par Socrate et traduit par « homme » est anthrôpos.
Ce mot peut aussi bien désigner l'homme au sens générique
le plus large d'être humain, par opposition aux dieux d'une part, aux
animaux d'autre part, que, dans un sens restrictif empreint de mépris,
le vulgaire esclave, anonyme et désigné par son espèce
plutôt que par son nom, pour le distinguer seulement du bœuf ou de l'âne.
Il est probable que c'est ce second sens que Socrate a en tête lorsqu'il
compare les statues non liées à des « hommes » sans chaînes
pour les retenir au travail auquel on les astreint, qui tentent de fuir à
la première occasion. Du moins est-ce le sens qu'il devine que Ménon
va donner au mot.
Mais il est probable que le choix de ce terme, qui revient quelques lignes plus
loin dans la même réplique (98a2) pour parler,
cette fois, de l'âme de l'homme (tès psuchès tou anthrôpou),
plutôt que de celui de doulos, plus spécifique pour parler
d'esclaves, et utilisé tant par Ménon (72a1)
que par Socrate (73d4) lorsqu'il
était question d'esclaves au début de la discussion, quand on
cherchait une définition de l'aretè, n'est pas neutre.
A quelques lignes de distance, Socrate nous met ainsi à l'aide du
même mot en présence des deux extrêmes de la condition
humaine : l'homme servile réduit à l'état d'animal
domestique et l'homme doué d'une âme raisonnable et peut-être
immortelle qui en constitue, pour Socrate au moins, le moi le plus intime. Il
y a là une nouvelle manière subtile de nous rappeler l'enjeu de
cette discussion sur l'aretè, l'excellence, de l'homme. Et cela
au moment où il parle de statues ayant forme humaine, et justement tellement
ressemblantes qu'on les croirait vivantes et prêtes à prendre la
fuite !
Suffit-il donc pour être un anthrôpos, d'en avoir l'apparence
extérieure, la « forme » ? Cette « forme »,
cette
eidos/idea (les deux mots souvent traduits par « forme » dans
les textes de Platon, et qui dérivent tous deux du verbe eidenai/idein
qui veut dire « voir »), qui fait de nous des hommes,
se limite-t-elle
à la « figure (schèma) » et aux
couleurs que Socrate prenait pour exemples pour expliquer à Ménon,
dans la première partie de la discussion, quel genre de « définition »
il attendait de l'aretè (cf. 74b-77a) ?
Mais alors, les statues de Dédale sont aussi des anthrôpoi !
Et l'esclave qui, faute d'être enchaîné, prend la fuite,
n'est-il en rien différent du cheval rétif qui, suivant son
instinct, s'échappe de l'enclos où voulait le retenir captif
son maître ?
Ou bien fait-il usage de réflexion et de libre-arbitre en organisant
sa fuite, même si sa raison est déficiente et son « savoir »
limité, particulièrement sur ce qui constitue l'excellence de
l'homme ? Peut-on être un anthrôpos en restant esclave
toute sa vie, ou bien, comme le pense sans doute Ménon, n'est-on réellement
un homme digne de ce nom, exhibant l'excellence propre de l'homme, qu'en
position de pouvoir et de commandement (notons à ce propos que le
seul des interlocuteurs successifs de Socrate qui, dans le cours du dialogue,
fait des progrès
vers plus d'excellence, c'est justement le jeune suivant de Ménon (enfant
et probablement esclave, c'est-à-dire l'extrême opposé de
ce que Ménon a en vue quand il imagine un homme « bel et
bon »),
qui se laisse « guider » par Socrate vers plus d'epistèmè
en acceptant de reconnaître son ignorance, pas son maître, qui
campe de bout en bout sur ses positions, et encore moins Anytos son hôte,
qui
« sait » sans même avoir besoin de chercher) ?
Ce sont toutes ces questions qui sont en arrière-plan tant du choix
de l'exemple que de celui du vocabulaire employés par Socrate. Mais
une fois encore, Ménon
n'y voit que du feu !...
Seulement, pour que nous, lecteurs, puissions voir cela, il ne faut pas que
les traducteurs nous cachent ces nuances de langage si merveilleusement orchestrées
par Platon ! Or, le fait est que la plupart des traducteurs se refusent
à traduire ici anthrôpos par « homme »,
préférant
privilégier le sens obvie (« esclave » :
A. Croiset, Budé ;
E. Chambry, Garnier ; L. Robin, Pléiade ; M. Canto-Sperber,
GF Flammarion ; B. Piettre, Nathan ; « serviteur » :
G. Kévorkian, Ellipses ; « personnel » :
J. Cazeaux, Livre de Poche), au risque de fermer certaines des pistes que
Socrate/Platon nous souffle. Pire ! certains vont même jusqu'à gommer
la seconde mention de l'anthrôpos, traduisant tès
psuchès
tou anthrôpou par « notre âme » (A.
Croiset, Budé ;
E. Chambry, Garnier ; la traduction par « l'âme humaine »
utilisée par L. Robin, M. Canto-Sperber, B. Piettre et G. Kévorkian
est un moindre mal à partir du moment où, de toutes façons,
le premier anthrôpos n'est pas visible dans leurs traductions).
(<==)
(22) L'expression
traduite par « par un raisonnement sur la cause » est aitias
logismô. La certitude à laquelle nous pouvons prétendre
ne concerne pas tant la connaissance des choses prises en elles-mêmes
indépendamment les unes des autres, que les relations, causales
en particulier, qui les « lient » les unes aux autres.
Mais cette compréhension
des liens qui unissent les unes aux autres les parties de la discussion et
en font un raisonnement (logismos) et non pas un simple discours
(logos
dans le sens que donne à ce mot un Gorgias) dont seul compte l'apparence
externe, la forme jugée à l'aune des canons de la rhétorique
du temps, c'est précisément ce qui manque à Ménon.
Et, comme je l'ai déjà laissé entendre, toute cette
reprise de la discussion antérieure qui précède et
suit l'exemple de la route de Larissa et l'analogie entre statues de Dédale
et opinions droites, est là pour nous montrer que, dans la lecture
qu'en fait Ménon
du moins, il en reste à la surface et n'a pas cherché à
comprendre les liens plus profonds qui unissent les parties du discours et
qui justifient les enchaînements de Socrate. Peu lui importe en effet
l'ordre dans lequel sont repris les éléments de la « démonstration »,
les glissements de mots qui pourraient en modifier le sens ou les changements
de perspective qui risquent de la dénaturer. On pourrait à la
rigueur admettre, comme le fait bien souvent le Socrate de Platon, qu'on
ne soit pas trop à cheval sur le sens exact des mots, si du moins
on fait attention aux relations que l'on établit entre eux dans un
discours donné,
et qu'on cherche à les comprendre les uns par les autres. Mais si l'on
n'a cure ni du sens des mots, ni des relations qui s'établissent entre
eux par le discours, il est impossible d'arriver à autre chose qu'à
des enchaînements de sons plus ou moins agréables pour l'oreille,
et alors, oui, Gorgais peut nous être utile !...
Ceci dit, si l'on se place maintenant au niveau plus profond du discours, à
celui où Socrate voudrait nous amener, reste à déterminer
le degré de rigueur qui est possible dans des raisonnements sur l'aretè
et le bien ultime de l'homme. Logismos, dont le sens premier de « calcul »
a une connotation spécifiquement mathématique (au pluriel, le
mot peut désigner l'arithmétique), même si le mot, en grec
comme en français, peut avoir un sens plus large (comme quand on dit,
à propos d'une décision qui n'a pas conduit au résultat
escompté : « j'ai fait un mauvais calcul »), nous incite
à nous demander si, en matière d'aretè et d'éthique,
on peut prétendre à la même rigueur « mathématique »
que lorsqu'il s'agit de trouver, avec le premier esclave venu, le carré
de surface double d'un carré donné... Et là est sans doute
le sens voulu par Socrate de cette discussion sur l'opinion droite comparée
à l'epistèmè. (<==)
(23) « Remémoration », plutôt que le plus habituel « réminiscence », traduit le mot grec anamnèsis, dont Socrate a rappelé à Ménon en 87b-c, au début de la discussion qui est reprise ici, que, à s'en tenir aux explications données au terme de l'expérience avec l'esclave, il était synonyme d'« apprentissage/enseignement » (didaskalia : la remarque de Socrate portait alors sur les adjectif verbaux didakton--enseignable-- et anamneston--remémorable--, mais le terme utilisé ici est le nom d'action de même racine que l'adjectif verbal utilisé alors, ce qui autorise le rapprochement, et justifie la traduction qui garde la similitude existant en grec). Ici encore, deux lectures sont possibles : en utilisant ce mot, plutôt que celui d'apprentissage, Socrate « remémore » une fois encore à Ménon l'expérience antérieure avec l'esclave et les conclusions qu'ils en ont tirées sur la possibilité de « changer d'opinion » et d'« apprendre » quelque chose qu'on ne savait apparemment pas cinq minutes auparavant ; mais, pour celui qui regarde un peu plus loin, en faisant jouer la synonymie à l'envers, il donne en passant une « définition » de l'enseignement/apprentissage : enseigner, c'est faire prendre conscience à l'élève des liens de cause à effet qui existent entre les concepts étudiés et les « opinions » qu'on peut avoir sur eux. Ce n'est pas l'autorité du maître qui convainc l'élève, mais l'évidence pour lui des liens qui enchaînent les étapes du raisonnement que lui développe le maître. C'est en ce sens que l'on peut dire que Socrate n'a rien « soufflé » à l'esclave : il n'a fait que le guider vers des évidences qui se sont imposées à lui au fur et à mesure. Maintenant, que ces évidences soient « remémoration » de choses que l'on aurait su dans une vie antérieure ou qu'il faille chercher autre chose pour expliquer leur force probante, c'est pour l'instant secondaire dans les préoccupations du Socrate de Platon, qui sait, lui, que, sur ce point, aucune explication n'aura jamais force probante. Mais qu'importe puisque les faits sont là... (<==)
(24) A peine Socrate vient-il d'insister sur l'importance du « raisonnement par les causes » que réapparaît le verbe homologein qui doit maintenant nous faire dresser l'oreille ! Qu'est-ce qui est « remémoration (anamnèsis ) » ? Est-ce la remémoration qui crée le lien en conduisant au raisonnement par les causes, ou est-ce le raisonnement suscitant la remémoration qui donne à cette remémoration son caractère contraignant ? Et de quoi donc sont « convenus » Ménon et Socrate dans la discussion antérieure ? Ce qui est sûr, c'est qu'à aucun moment dans les discussions qui ont précédé, il n'a été question de « raisonnement sur les causes » et de lien établi entre propositions par de tels raisonnements. Si un tel enchaînement causal est implicite derrière l'expérience avec l'esclave, il n'a jamais été explicité, en ces termes du moins, et l'accord auquel semble faire allusion Socrate ici ne peut tout au plus porter que sur l'usage du mot anamnèsis comme synonyme de didaskalia « imposé » à Ménon en 87b-c, non sur une description des mécanismes de la remémoration/apprentissage. Bref, la mention de cette remémoration ne semble bien être qu'un moyen de plus pour Socrate de mettre en évidence le manque de mémoire de son interlocuteur !...(<==)
(25) « Tu
m'as l'air... » traduit le grec « dokeis moi », formule
toute faite pour introduire une opinion de celui qui parle, mais dont
il est important, dans le contexte de cette discussion sur l'opinion
droite/vraie, de signaler qu'elle est construite sur le verbe dokein
qui est de même racine que le mot doxa utilisé pour parler
de l'opinion, dans la mesure où la traduction française
ne rend pas sensible cette communauté de racine. La traduction « c'est
mon opinion que... », que j'utilise en 98d2 pour
traduire un « dokei soi » qui introduit une question incidente
de Socrate, et en 98d10 pour traduire une autre forme du
verbe dokein plus proche encore de la forme doxa (voir note
32), aurait rendu plus sensible ce fait, mais, lourde et inhabituelle dans
le contexte d'une simple réponse approbative, aurait masqué le
caractère de formule toute faite de la tournure employée par Ménon
(voir aussi note 39).
Il est intéressant de noter aussi que, lorsque, dans deux répliques
consécutives, Socrate passe de l'opinion droite (« orthè
doxa » en 98b2) à l'opinion vraie
(« alèthès doxa » en 98b7),
dans les approbations correspondantes par lesquelles Ménon lui répond,
il passe de même du parler droit (« orthôs... legeis »
en 98b6) au parler vrai (« alèthè
legein » en 98b10). Pour Socrate, cette liberté
de langage montre sans doute qu'il sait, quand ce n'est pas nécessaire,
ne pas tomber dans le pédantisme de Prodicos. Dans le cas de Ménon,
on peut se demander s'il s'agit là simplement d'effets de style à
la Gorgias, ou si ce « mimétisme » langagier n'est pas là
pour nous faire voir comment, même inconsciemment et alors qu'il s'en
défend, un auditeur peut être influencé par ce qu'il écoute.
(<==)
(26) Cette
réplique marque un nouveau départ de la discussion, après
l'introduction d'un élément nouveau, l'opinion droite, maintenant
clairement distinguée d'epistèmè, mais tout
aussi capable qu'elle de conduire à des résultats objectivement
conformes à ceux attendus (ce qui ne veut pas nécessairement
dire souhaitables ou bons par rapport à une finalité ultime
dont il n'a jamais été question). Cet élément
nouveau n'a pu être introduit par Socrate que grâce à une
légère
reformulation de sa question par Ménon : oubliant une seconde sa
question initiale sur le caractère enseignable ou pas de l'aretè,
il s'est interrogé, en 96d, au tout début
de la section ici traduite, sur « le principe générateur
de ceux qui deviennent bons », c'est-à-dire qu'au
lieu de continuer
à se focaliser sur l'un des moyens susceptibles de conduire à
l'aretè, savoir, l'enseignement, il est remonté au problème
général dont sa question n'était qu'une formulation spécifique
préjugeant d'une réponse possible (qu'il pensait sans doute être
celle que devait faire son interlocuteur Socrate en qui il voyait justement
quelqu'un se targuant d'enseigner l'aretè). Sautant sur
l'occasion, Socrate, partant du point fixe (voir note
8) que constitue
pour lui l'affirmation que l'aretè doit être « bénéfique
(ôphelimon) », et restreignant délibérément
la perspective à une vision purement « utilitariste » où
seul le résultat compte, dans l'espoir de rendre la discussion plus
compréhensible par Ménon, lui a montré que, si effectivement
on ne s'attache qu'au résultat, il n'y a pas qu'epistèmè
qui puisse nous être « bénéfique »,
la simple opinion suffisant si elle est « droite ».
S'il s'agissait toujours de répondre à la question initiale de
Ménon, ce nouvel élément ne nous serait d'aucun secours,
puisque l'on n'a pas remis en cause l'hypothèse antérieure
que seule une epistèmè peut s'enseigner et qu'on
vient d'affirmer haut et clair que l'opinion droite et epistèmè sont
choses distinctes. Mais Socrate est infiniment plus intéressé par
la nouvelle question, qu'est-ce qui rend les hommes bons, que par celle
plus limitée
à laquelle voudrait le cantonner Ménon, l'aretè est-elle
enseignable. Et il voudrait amener Ménon à se poser des questions
sur ce qui constitue le bien ultime de l'homme que l'aretè lui
permettrait d'atteindre, sur ce qui fait que quelque chose ou quelqu'un
nous est « bénéfique », sur ce que signifie « enseigner »,
sur le rôle de l'epistèmè, ou des epistèmai,
dans notre cheminement vers l'aretè et notre bien, et maintenant
sur la manière dont se forment les opinions, sur les domaines dans
lesquels une epistèmè est possibles et sur ceux
où l'on doit
se contenter d'opinions, etc. Et l'insistance de Socrate à répéter
ici encore comme en 96e7, et quelques répliques
plus loin une nouvelle fois, ce principe énoncé pour la première
fois en 87d8-e2 que « l'homme
bon est bénéfique », n'est sans doute qu'une
perche de plus tendue
à Ménon pour qu'il finisse par dire : « Mais
enfin, Socrate, que veux-tu dire par bénéfique ?!... » (<==)
(27) Il est maintenant question d'hommes bons « pour les cités ». La perspective plus exclusivement politique que dans la discussion qu'on est censés résumer, comme je l'ai déjà signalé note 9, se précise ici encore. Et bien sûr, Ménon laisse faire ! Ce n'est pas lui qui, tel Thrasymaque au livre I de la République, va perdre son temps à débattre avec Socrate du problème de savoir si les dirigeants cherchent leur intérêt propre ou celui de leurs administrés. Il est justement bien plus « efficace », pour arriver à ses fins, d'endormir son interlocuteur naïf (ou que l'on croit tel) en lui laissant croire qu'on est d'accord avec lui. Il n'en sera que plus facile de le tondre le moment venu... Et d'ailleurs on ne parle pas d'être utiles aux administrés, mais aux cités, et le tyran qui opprime ses concitoyens peut toujours se donner bonne conscience en prétendant qu'il contribue à la renommée et à la gloire de sa cité !... (<==)
(28) « Est-ce ton opinion » traduit le grec « dokei soi », nouvelle utilisation du verbe dokein apparenté à doxa, « opinion » (voir note 25). (<==)
(29) Cette
brusque interruption de la phrase en cours pour poser une question à
un Ménon qui ne bronche toujours pas et gobe tout ce que lui assène
Socrate, est une nouvelle perche qu'il lui tend pour l'amener à se
poser des questions sur les origines possibles des opinions et, de fil en
aiguille, sur le rôle qu'elles peuvent jouer dans notre cheminement
vers l'aretè.
Une investigation dans cette direction permettrait en outre de préciser
le sens de phronèsis en cherchant ce qui nous rend aptes à
avoir des opinions, et donc à faire ressortir la différence qu'il
y a entre phronèsis, compris dans le sens d'aptitude à
penser intervenant aussi bien dans la formation des opinions que dans l'acquisition
d'epistèmè, et epistèmè justement,
et donc à dissiper le malentendu qui empoisonne la discussion depuis
qu'on y a introduit phronèsis. Socrate sait en effet que
si la question ne vient pas du fond de Ménon lui-même, la
réponse
qu'il pourrait y donner ne servirait à rien. Ménon a montré
depuis le début qu'il n'était prêt à entendre que
la réponse à sa question. Mais tous les efforts de
Socrate pour susciter de sa part de nouvelles questions qui lui permettraient
de progresser resteront vains. Ménon ne s'appelle pas « immobile » pour
rien !...
Dans la perspective de Ménon, qui n'a que faire des « enchaînements
par les causes » dans un discours qui n'est jamais pour lui un « raisonnement »
et dont, comme dans le discours de Lysias du Phèdre, les morceaux
peuvent s'agencer dans n'importe quel ordre (voir Phèdre,
264b, sq), Socrate peut paraître reprendre ici son discours antérieur
où il essayait de raisonner « par hypothèse » et ce qu'il
dit ici de l'epistèmè qui n'est pas donnée aux hommes
« par nature » doit lui rappeler ce que Socrate disait en 89a-b.
Peu lui importe en effet que cette étape du raisonnement soit venue alors
dans un contexte où il était question de phronèsis
et non d'epistèmè, puisque pour lui les deux mots sont
interchangeables, ni que Socrate n'ait pas même dit alors que la phronèsis
n'est pas donnée à l'homme par nature, ce qui, dans la compréhension
que ce dernier (Socrate) a de la phronèsis comme de la faculté
de penser et non du bon usage de cette faculté, est évidemment
faux (c'est précisément cette faculté naturelle
qui distingue l'homme en tant qu'espèce des autres animaux, la question
de l'aretè étant pour lui de savoir comment en faire bon
usage), mais simplement que les hommes bons ne le sont pas phusei (par
nature), la reprise du mot phusei (un mot qu'il peut entendre puisqu'il
apparaissait dans sa question initiale) doit lui suffire à faire le rapprochement.
(<==)
(30) La surprise
qui se manifeste dans la réponse de Ménon à la question
qui rompt soudain le cours bien huilé du « discours » de
Socrate montre qu'il n'envisage nullement cette discussion comme une recherche
en commun et qu'il n'a nulle envie d'ouvrir de nouvelles perspectives dans
le dialogue en cours. Si cela peut faire plaisir à Socrate de présenter
ses assertions sous forme de questions rhétoriques pour pouvoir reprendre
son souffle pendant que Ménon acquiesce, grand bien lui fasse,
mais qu'il faille soudain que lui, Ménon, prenne position et s'implique,
là, non, c'en est trop...
Car, sans même entrer dans le jeu de Socrate en ouvrant une parenthèse
sur l'origine de nos opinions, Ménon, s'il avait tant soit peu compris
ce que dit Socrate, aurait pu lui rétorquer que, si ce qui avait été
admis plus tôt, dans la section du discours antérieur à
laquelle la remarque de Socrate semblait faire allusion, à savoir que
les hommes bons ne le sont pas par nature, était vrai, peu importerait
finalement que l'opinion droite soit donnée aux hommes par nature, car,
même si c'était vrai, la seule conclusion qu'il faudrait en tirer
est que ce n'est pas l'opinion qui fait les hommes bons et qu'il faut donc chercher
ailleurs la réponse à la question en cours d'examen !...
Mais d'un autre côté, s'il avait compris ce que lui disait Socrate
dans la conclusion de l'expérience avec l'esclave, il aurait pu aussi
répondre que toute les epistèmai sont de fait en nous dès
notre naissance, donc en quelque sorte « par nature », et qu'il n'est
plus question que de les faire « remémorer ». Ou bien il aurait
pu objecter que des « opinions droites » qui seraient en nous « par
nature » sans qu'on puisse les changer ne se distingueraient plus guère
d'epistèmai... Mais, lui qui se croit justement doué d'une
supériorité naturelle n'a manifestement pas envie de creuser cette
piste et préfère laisser dire Socrate. (<==)
(31) « Nous avons examiné... » : Socrate laisse entendre une fois encore qu'il reformule simplement la discussion qui a précédé le dialogue avec Anytos, alors qu'un élément nouveau est intervenu depuis, l'introduction de l'opinion vraie comme concurrente de l'epistèmè en tant que guide potentiel de l'homme « bénéfique ». Pourtant, comme on l'a déjà souligné, le changement de la question et l'introduction de l'opinion droite ont modifié la perspective et ce qui se présente comme une reprise est un nouveau raisonnement. Mais Ménon voit tellement peu les changements dans ces discours dont Socrate s'amuse à faire de véritables « statues de Dédale » en perpétuel mouvement et dans lesquels il n'a cure de chercher les liens de causalité nécessaire qui les « fixeraient », que, quand Socrate en arrive ici au problème de savoir si « c'est enseignable (ei didakton estin) », il ne remarque même pas que la phrase n'a pas de sujet, pas même un pronom, dont on ne sait d'ailleurs à quoi il pourrait renvoyer puisque, dans la réplique précédente, il est question des bons qui ne le sont pas par nature, et dans celle d'avant, à la fois d'epistèmè et d'opinion vraie, tant il est probablement évident pour lui, non du fait de la nécessité du discours de Socrate, mais de par la fixation qu'il fait sur sa question, que didakton ne peut renvoyer qu'à aretè puisque sa question initiale était de savoir « ara didakton hè aretè » (si l'aretè est enseignable). Et pourtant, le mot aretè ne réapparaît qu'à la réplique suivante et sa dernière occurrence avant cela remontait à 97b11, c'est-à-dire à avant toute la discussion sur l'opinion vraie, la route de Larissa et les statues de Dédale !...(<==)
(32) Je traduis ici le grec « oukoun edoxen » par « n'était-ce pas notre opinion » plutôt que par un plus classique et plus neutre « ne nous a-t-il pas semblé » pour rendre sensible en français la communauté de racine qui existe en grec entre doxa, l'opinion (droite ou pas) dont il vient d'être longuement question, et le verbe dokein, « sembler, avoir l'air, paraître », surtout justement dans sa forme aoriste ici employée edoxen, plus proche encore de doxa que le dokeis de « dokeis moi » en 98b10 (voir note 25). Discrètement, Socrate rappelle que tout ceci n'est qu'assemblage d'opinions, sans réelle rigueur argumentative.(<==)
(33) Ce n'est que maintenant que réapparaît, non seulement l'aretè, mais ce qui pourrait passer pour une reformulation de ce que Socrate avait, la première fois, en 87b-c, posé comme hypothèse de départ, que seul ce qui est epistèmè est enseignable et que tout ce qui est enseignable est epistèmè. Le problème est que Socrate la reformule, sans d'ailleurs que cela choque Ménon le moins du monde, non en termes d'epistèmè, mais de phronèsis, semblant donc user lui aussi de l'assimilation qui, lorsqu'elle avait été utilisée en sens inverse par Ménon en 89c (dans son cas en remplaçant phronèsis par epistèmè dans la conclusion partielle antérieure de Socrate qu'aretè est phronèsis), avait fait « dérailler » le raisonnement, suggérant que Socrate ne mettait sans doute pas la même chose que Ménon derrière le mot phronèsis et n'assimilait pas phronèsis à epistèmè. Est-ce à dire que Socrate manque tout à coup de rigueur et se contredit ? Ou que mes tentatives d'explications sont erronées ? Je ne le pense pas. Car si, en surface, c'est délibérément que Socrate se montre infidèle, ou, si l'on préfère, semble aller maintenant dans le sens de Ménon, dans ce qu'il fait passer pour une reprise de raisonnements et de conclusions antérieures, pour tester l'attention de son interlocuteur, dans une lecture plus attentive, il y a moyen de trouver à cette reformulation un sens qui n'est pas en contradiction avec les distinctions implicites que j'ai supposées derrière les discussions antérieures (voir les notes à ma traduction de la section 87b-89e). Pour cela, il suffit de se souvenir du changement de perspective qu'a introduit la reformulation de la question par Ménon en 96d, faisant passer du point de vue de l'objet (l'aretè en soi et les qualités qu'elle a ou n'a pas, spécifiquement, le caractère enseignable ou pas) à celui du sujet (l'homme qui devient bon ou pas), et du point de vue de l'être de l'aretè au point de vue du devenir de l'homme en route vers elle (voir note 6). Ce changement de perspective induit sur la problématique du didakton un changement similaire : ce qui, en tant qu'objet, a un caractère « enseignable », c'est bien l'epistèmè et elle seule. Mais il se trouve que le verbe grec didaskein dont dérive didakton peut à la fois avoir le sens d'enseigner quelque chose (une epistèmè) que d'instruire quelqu'un (l'élève). On peut donc attribuer le caractère didakton (enseignable) aussi bien à la chose qui est enseignée qu'à celui à qui elle est enseignée. Et ce qui fait qu'un sujet peut recevoir un enseignement, c'est bien le fait qu'il soit doté de phronèsis, au sens que Socrate donne à ce mot, celui de faculté et non de contenu, et cela seulement. En d'autres termes, si seule une epistèmè est objet d'enseignement, on peut dire que c'est bien la phronèsis et elle seule qui rend l'homme apte à être sujet de cet enseignement et à en bénéficier, et que, de même que la gymnastique vise l'amélioration du corps, l'enseignement (qu'il ne faut pas confondre avec le « dressage » des animaux, pour lequel l'« askèton », « cultivable par l'exercice », que, dans sa question initiale, Ménon oppose justement au didakton, convient mieux) vise l'amélioration de la phronèsis. Il est donc bien vrai de dire que l'aretè est « enseignable (didakton) », ou, dit d'une autre façon, que l'enseignement a un rôle à jouer dans le chemin vers l'aretè, si l'aretè de l'homme dépend du bon usage de son aptitude à penser (phronèsis), seule susceptible d'être sujet bénéficiant d'un enseignement, c'est-à-dire si, comme Socrate le dit en raccourci en 89a3, aretè est phronèsis, et si l'on peut montrer que notre phronèsis bénéficie effectivement de l'enseignement d'epistèmai qui ne sont peut-être pas elles-mêmes l'aretè, mais qui y conduisent en améliorant notre capacité de bien user de cet « organe » spécifique. Réciproquement, si l'on peut montrer que l'aretè peut résulter d'un enseignement, c'est que, d'une manière ou d'une autre, cette aretè dépend de notre aptitude à penser, de notre phronèsis. Seulement, avec la mauvaise volonté de Ménon et son aveuglement devant les subtilités de langage, ces investigations sur le rôle de l'enseignement d'epistèmai dans le progrès vers une aretè qui ne serait pas elle-même objet direct d'une epistèmè, n'a pas lieu : pas plus qu'il n'est intéressé à savoir ce qu'est en elle-même l'aretè, il ne se soucie de savoir ce que veut dire enseigner/apprendre, ou ce que signifient epistèmè, phronèsis, ôphelimon, agathon, et tous les autres mots qu'il entend et répète. Ces mots ne sont pour lui que des « statues de Dédale » en perpétuel mouvement, dont le sens peut évoluer au gré de la conversation et de son souci de « piéger » l'interlocuteur et d'avoir raison coûte que coûte. (<==)
(34) On saute brutalement des hypothèses posées au départ de la discussion sur epistèmè et phronèsis en vue d'une éventuelle démonstration « par hypothèse » (que, pour que l'aretè, conçue comme un objet dont on chercherait à savoir ce qu'il est, soit enseignable, il faut qu'elle soit epistèmè) aux nouvelles hypothèses posées après la mise en évidence par Socrate du malentendu entre lui et Ménon qui rend impossible la poursuite de cette tentative de démonstration, en vue d'une recherche empirique qui se poursuit dans la discussion avec Anytos, à savoir, que la « preuve » empirique que quelque chose est enseignable est qu'il y ait effectivement des maîtres qui l'enseignent et des élèves qui l'étudient. Et là encore, Ménon ne voit pas qu'il n'y a aucun enchaînement causal qui invite à passer des unes aux autres, mais simple juxtaposition d'assertions qui ont été effectivement posées à un moment ou à un autre. En fait, comme va le montrer la suite, il ne s'agit pas pour Socrate d'enchaîner ces hypothèses pour en déduire que l'aretè est enseignable ou qu'elle ne l'est pas, c'est-à-dire de répondre à la question de Ménon, mais de juxtaposer ces deux hypothèses, l'une à caractère plus « théorique » et l'autre à caractère tout « empirique », et qui sont indépendantes l'une de l'autre, pour en déduire ensuite quelque chose sur la nature de l'aretè, à savoir, qu'elle n'est pas epistèmè/phronèsis (dans un sens qui restera à préciser en ce qui concerne phronèsis), c'est-à-dire de poursuivre, sans que Ménon s'en rende compte, l'investigation qui lui tient à cœur à lui, Socrate, depuis le début, celle qui porte sur la nature de l'aretè, même si ce n'est que pour arriver à une conclusion sur ce que n'est pas l'aretè. (<==)
(35) Retour du homologein. L'« accord » en question a été obtenu en 96b-c, c'est-à-dire juste avant le début de la section ici traduite. Cet accord-là était plus facile à obtenir, puisqu'il n'était que constatation d'un fait empirique. (<==)
(36) C'est
sous forme de question que Socrate suggère à Ménon deux
conclusion sur lesquelles ils se sont peut-être « entendus » (encore
homologein »), mais sûrement pas compris. Du fait qu'on n'a
pu trouver de maîtres d'aretè, on déduit que l'aretè
n'est pas didakton (enseignable), et, du fait qu'elle n'est pas enseignable,
on déduit qu'elle n'est pas phronèsis. Reste à savoir
en quel sens ces assertions peuvent être comprises par Ménon
et par Socrate, chacun dans sa logique.
Pour Ménon, Socrate semble enfin, avec la première des deux assertions,
répondre à la question qu'il pose depuis le début, et
sans doute cela seul l'intéresse. Notons toutefois que, s'il ne s'était
agi pour Socrate que de répondre à Ménon de la manière
dont il y répond ici, il aurait pu s'éviter tout ce long détour :
la réponse qui l'intéresse découle seulement de la
partie empirique de la discussion (existe-t-il ou pas des professeurs
d'aretè ?),
et ne dépend donc que de ce qui a immédiatement précédé
(à partir de 89d) et suivi (jusqu'à
96c) la discussion avec Anytos. Notons aussi que, si, comme il le fait croire
à Ménon en prétendant résumer une discussion antérieure,
Socrate était en train de reprendre et de conclure la démonstration
« par hypothèse » commencée en 87b,
il aurait dû présenter les conclusions ici tirées dans
l'ordre inverse en admettant implicitement l'équivalence entre epistèmè
et phronèsis ; mais la manière dont a été
conduit l'entretien ne le lui permet pas, puisque c'est justement du fait que
l'aretè n'est pas enseignable, « démontré »
empiriquement, qu'il déduit qu'elle n'est pas phronèsis.
La seconde assertion, que l'aretè ne serait pas phronèsis,
n'est plus maintenant, du strict point de vue de la question posée
par Ménon, qu'une étape superfétatoire qui concerne
plutôt
l'investigation de la nature de l'aretè que souhaitait
Socrate et dans laquelle Ménon ne voulait pas le suivre.
En ce qui concerne Socrate, l'accord supposé, qu'il ne présente
ici que sous forme de question à Ménon, formulé maintenant
dans le vocabulaire de la phronèsis et non plus de l'epistèmè,
semble en fait contredire directement ce qu'il disait en 89a3.
Que l'aretè ne soit pas enseignable, c'est une conclusion empirique
que Socrate peut accepter s'il s'agit par là de dire que ce n'est pas
l'enseignement des epistèmai et lui seul qui conduira l'homme
à l'excellence, qui lui donnera l'aretè, car, comme on
le voit dans le Charmide, la « science » qui donnerait à
l'homme le moyen de faire bon usage des autres sciences, la « science du
bien et du mal », n'existe pas en tant qu'epistèmè
(l'Hippias Mineur nous montre bien comment c'est justement l'homme le
plus savant dans une discipline donné qui est le plus apte à faire
à coup sûr mauvais usage de sa science s'il le souhaite, le meilleur
médecin par exemple, qui est le plus apte à tuer à coup
sûr son patient si tel est son choix). Mais il resterait à voir
en quoi l'enseignement de ces epistèmai pourrait être une
aide dans le chemin vers l'aretè, par exemple en nous aidant à
nous former, sur des sujets sur lesquels une réelle epistèmè
n'est pas possible pour nous et qui sont néanmoins les plus fondamentaux
pour conduire notre vie, des opinions qui auraient plus de change d'être
« vraies » que si nous n'avions pas cultivé notre phronèsis
par l'apprentissage des epistèmai (c'est tout le problème
de la « mysologie », évoqué au cœur du Phédon
et combattu par l'exemple tout au long de ce dialogue, qui pointe à l'horizon
de notre discussion, et aussi le problème de la justification du programme
d'éducation des futurs gouvernants proposé dans la République).
Quant à dire que, si elle n'est pas enseignable, l'aretè
n'est pas, non plus simplement epistèmè, mais encore phronèsis,
c'est une assertion qui semble directement contredire ce que Socrate affirmait
en 89a3. Que cette assertion soit vraie pour
Socrate si, comme le fait Ménon, on prend phronèsis comme
synonyme d'epistèmè, c'est plus que probable et c'est
sans doute une des conclusions à laquelle Socrate veut ici nous
amener :
la connaissance des choses qui concernent notre vrai bien en tant qu'hommes,
la connaissance de nous-mêmes que prône le « connais-toi
toi-même »,
n'est pas de l'ordre des epistèmai et les « vérités »
vitales qui doivent servir de fondement à notre vie d'homme ne sont
pas
« démontrables » comme des théorèmes
de géométrie
tels que celui qui est pris en exemple dans l'expérience avec l'esclave
de Ménon (c'est ce que veut dire le « je ne sais rien »
de Socrate : rien, c'est-à-dire, de ce qui seul compte, ou devrait
compter, pour nous). Mais je pense qu'il y a aussi moyen, sans changer le
sens que je prétends que Socrate donne au mot phronèsis,
distinct pour lui d'epistèmè, de comprendre comment
il peut tantôt
dire qu'aretè est phronèsis, et tantôt
qu'aretè
n'est pas phronèsis. Ici encore, le changement de perspective
signalé dans les notes précédentes va nous aider. Car
passer de l'aretè en tant qu'objet dans l'abstrait aux sujets
que sont les hommes en route vers cette aretè, c'est aussi
passer de l'Homme dans l'absolu aux hommes pris individuellement. On peut
alors comprendre que, quand on dit, dans la première discussion, que
l'aretè
de l'homme est phronèsis en 89a3,
en prenant phronèsis au sens de faculté de penser et
de raisonner, c'est vrai de l'espèce : oui, c'est bien
cette faculté qui distingue l'espèce Homme des autres espèces
d'animaux et c'est bien de l'excellence de cette faculté discriminante
que dépendra pour chaque membre de l'espèce son excellence
en tant qu'Homme, son aretè propre ! Mais quand on
suggère
ici que l'aretè n'est pas phronèsis, dans un
contexte où l'on s'intéresse à ce qui rend des hommes
pris individuellement
« excellents » et « bénéfiques »,
il faut sans doute comprendre que, pour un individu particulier,
quel qu'il soit, il ne suffit pas, pour qu'il soit « excellent », « bénéfique »,
à lui ou aux autres, qu'il ait, comme tous les autres membres de son
espèce, cette faculté sans plus, il faut encore qu'il en fasse
« bon » usage. Et il ne suffit même pas que l'on
bourre cette
phronèsis qui est seule apte à recevoir un enseignement,
et donc, en un sens, didakton, de toutes les epistèmai
qui seules sont objets d'enseignement, et donc, en un autre sens, didakta,
pour qu'il possède enfin l'aretè, l'excellence propre
aux hommes, car aucune de ces epistèmai ne lui dira quel
est son bien ultime d'homme et comment y parvenir (si cela suffisait, on
n'en serait pas arrivé à la conclusion qu'il n'y a pas de professeurs
d'aretè,
car, de ces autres epistèmai, les professeurs ne manquent pas,
et un Hippias à la science encyclopédique pourrait à juste
titre se dire professeur d'aretè). Bref, le problème
reste entier tant que nous n'avons pas identifié quel usage l'homme
devait faire de sa phronèsis, vers quelle « fin » il
devait l'orienter pour lui donner une « figure » humaine
(et ce n'est pas faute pour Socrate d'avoir tenté d'introduire le
vocabulaire de la « limite », de
la « fin », en 75e,
lorsqu'il proposait un exemple de « définition » à propos
de la « figure (schèma) », qui n'est
qu'un analogue « matériel »
de la « forme/idée (eidos/idea) » dont
certaines instances, celles de « juste », de « beau »,
de « bien », doivent
justement servir de « fin » à nos vies et nous
permettre d'atteindre l'« excellence ») et comment on
pouvait « éduquer » cette
phronèsis (« éducation » étant
un concept plus large qu'« enseignement » et l'enseignement
magistral que Ménon
a en tête quand il parle de didakton n'étant sans doute
qu'une des formes possibles d'éducation, pas la seule). (<==)
(37) S'il s'agissait uniquement de répondre à la question initiale de Ménon, celle qui ouvre le dialogue (« ara didakton hè aretè (l'aretè est-elle enseignable) ? », la discussion devrait s'arrêter là. Mais, d'une part la question initiale de Ménon se prolongeait en fait en évoquant d'autres sources de l'aretè (il se demandait si, au cas où elle ne serait pas didakton, elle pourrait être « cultivable par l'exercice (askèton) », ou encore échoir aux hommes « par nature (phusei) », ou avoir quelque autre origine), et lorsqu'il y était revenu, au terme de l'expérience avec l'esclave, il avait à nouveau indiqué, après avoir évoqué l'enseignement et le don de nature, qu'il voulait en fin de compte savoir « de quelle manière l'aretès advient aux hommes » (86d1-2), et d'autre part, dans la reformulation qui ouvre la section ici traduite, il se demandait « dans quelle direction [chercher] le principe générateur de ceux qui deviennent bons » (96d3-4), ce qui autorise Socrate à poursuivre ses investigations. Ce qui pouvait passer pour une reprise de la démonstration antérieure laissée inachevée avant l'intervention d'Anytos, au moins aux yeux de Ménon, étant maintenant terminé, il reste à faire entrer en ligne de compte l'élément nouveau qui a été introduit au début de cette reprise, et qui n'a toujours pas servi, l'opinion droite comme alternative à l'epistèmè pour nous permettre d'atteindre un résultat voulu. Pour ce faire, on repart une fois encore du même point maintes fois répété : l'aretè est bonne et donc « bénéfique », sans d'ailleurs que cela provoque plus de questionnements de la part de Ménon que les fois précédentes. (<==)
(38) « Ce qui advient par chance (apo tuchès) n'advient pas du fait d'une conduite humaine » : nouvelle affirmation à peine voilée du fait que ce qui fait l'homme, c'est sa faculté de réflexion et de choix. Car, quand on en reste au pur plan du résultat de l'action, même la pure chance, et non pas seulement l'opinion droite ou l'epistèmè, peuvent nous permettre de « réussir ». Et nouvelle perche tendue--en vain-- à Ménon : se poser la question de l'aretè de l'homme, n'est-ce pas justement se poser la question de ce qui fait qu'une conduite est « humaine (anthrôpinè) » ou pas ? Qu'est-ce qui fait dire qu'une action n'est pas « par chance » ? Socrate a beau accumuler les références à l'homme en général (deux occurrences du mot anthrôpos sans article et une occurrence de l'adjectif anthrôpinè en cinq lignes dans cette réplique), suggérer des limites à ce qui mérite ou pas le qualificatif d'« humain », Ménon, qui prétend s'intéresser à l'origine de l'excellence en l'homme n'a cure de savoir ce qui fait qu'un homme est homme !... Sans doute pense-t-il que c'est évident et qu'il le sait déjà... (<==)
(39) « Tel est mon avis » : c'est encore le verbe dokein qui est utilisé ici (dokei moi houtô), mais dans une forme moins proche de doxa (opinion) et tellement passe-partout comme formule de réponse, que, comme en 98b10 avec « dokeis moi » (voir note 25), le rapprochement avec l'opinion dont il est question dans l'échange est moins flagrant qu'en 98d10, où le verbe n'est pas employé dans une formule de réponse toute faite, mais dans une phrase construite (voir note 32). J'aurais pu traduire par « telle est mon opinion », mais j'avais aussi cherché, avant d'en arriver à cette section spécifique sur l'opinion droite, à conserver une certaine constance dans les traductions des formules passe-partout qui servent de réponses, positives ou négatives, pour permettre au lecteur de voir les répétitions qui peuvent exister dans le texte grec, même lorsqu'elles nuisent à l'élégance de la traduction, essayant autant que possible de traduire toujours la même formule grecque par la même formule française (ou au moins, quand ce n'est pas possible, de ne pas utiliser le même verbe français pour traduire des verbes grecs différents), ce qui n'est pas toujours facile lorsqu'il s'agit de rendre des verbes au sens aussi voisin que phainetai (idée de vision, de clarté, rendue dans mes traductions par « c'est clair » ou par des formes du verbe paraître ; c'est le verbe dont vient le mot phainomenon, phénomène), eikô/eoiken (idée de vraisemblance, rendue par le verbe sembler dans des formules comme « il semble bien, il me semble » ; verbe de même racine qu'eikôn, image, dont vient le mot « icône », et dont le participe eikôs se retrouve par exemple dans la formule « eikota muthos » qui sert à Timée en Timée, 29d pour caractériser le discours qu'il va prononcer de « mythe vraisemblable »), ou justement dokein (idée d'opinion, rendue par des formules comme « c'est mon avis », « tu m'as l'air » ou « ça en a l'air », faute de mieux et pour ne pas utiliser « il semble » ou « il paraît », réservés aux verbes précédemment cités, mais qui pourraient aussi convenir ; le verbe peut aussi vouloir dire « croire, penser »), qui sont les plus fréquent dans les réponses. (<==)
(40) Je lis
epistèmèi (iota souscrit sous le êta final), datif,
au lieu du nominatif epistèmè, qu'on trouve dans les manuscrits,
en cohérence avec le choix de lire epigignetai (advient par suite
de), donné par certains manuscrits, plutôt qu'eti gignetai
(devient alors/dès lors), donné par d'autres.
Dans la perspective de Ménon, cette assertion n'est qu'une redite de
ce que Socrate vient de dire quatre répliques auparavant, dans laquelle
il a simplement remplacé phronèsis par epistèmè;
qui sont pour lui synonymes. Dans la logique de Socrate, on a admis que ce n'est
pas du seul fait de posséder la capacité de penser, la phronèsis,
qu'une personne donnée possède l'aretè qui en fait
un homme excellent. Il s'agit maintenant de savoir, des deux « aliments »
qui peuvent nourrir cette faculté et la rendre bénéfique,
lequel peut la conduire à sa perfection.(<==)
(41) « Dans l'action politique (en politikè(i) praxei) » : deux répliques plus haut, Socrate s'intéressait à l'homme en général, à un homme quelconque pris au hasard, fût-il un esclave (autre sens possible du mot anthrôpos, voir note 21), puisqu'il s'intéressait à ce qui était vrai pour tous ; voici que tout à coup, il n'est plus question que de ce qui guide l'action politique ! Puisque Ménon n'a décidément aucune envie de s'intéresser à l'homme en général, Socrate revient à ce qui seul l'intéresse, à savoir, le pouvoir (on pourra remarquer que, pour la même raison, à partir de maintenant, et jusqu'à sa dernière réplique, où il résumera ce qui reste à faire, il n'est plus question d'anthrôpois, mais d'andres). Et ce n'est pas un gros sacrifice de sa part puisque, pour lui, l'idéal de l'homme « excellent », c'est le philosophe-roi. Seulement, entre le philosophe-roi tel que le conçoit Socrate et le dirigeant tel que le conçoit Ménon, il y a un énorme fossé que la discussion n'aura pas permis de combler...(<==)
(42) Comme si les choses n'étaient pas déjà assez confuses, voilà que sophia remplace epistèmè comme candidate, aussitôt disqualifiée, à expliquer le succès des grands hommes politiques. Tout comme epistèmè ou phronèsis, ce mot couvre un large registre, depuis l'habileté technique d'un Dédale jusqu'à la sagesse inaccessible en cette vie vers laquelle tend le philo-sophos selon Platon/Socrate (qui devrait être justement celui qui nous gouverne, selon le principe du philosophe-roi), en passant par la science et le savoir. En 74a, Ménon mentionne la sophia comme une aretè parmi d'autres, alors que dans sa tirade introductive, Socrate parle de la sophia de Gorgias pour laquelle se sont enflammés les Thessaliens, Aristippe en tête, et, dans sa présentation d'Anytos, c'est à la sophia de ce dernier, dont le père, lui aussi (qui était tanneur), est dit sophos, qu'il attribue son enrichissement tout matériel (90a) tout comme, un peu plus loin, c'est la sophia de Protagoras qui lui servira à expliquer la fortune qu'il a amassée (91d). Toujours selon Socrate, parlant à Anytos, ce que désire Ménon, c'est cette sophia kai aretè qui convient à l'homme de bien et le rend apte à diriger convenablement tant ses affaires privées que celles de la cité (91a). C'est aussi une sophia que Socrate attribue à Thémistocle en 93e pour dire qu'il n'a pas su la transmettre à son fils, et en 94b, Périclès est, lui aussi, dit sophos. Mais, en 75c, Socrate, sur le point de définir la figure, fait allusion à des sophoi « éristiques et agonistiques » qui ne cherchent dans la discussion que chicane et dispute, alors qu'en 81a, c'est aussi à des hommes sophoi dans les choses divines qu'il attribue les opinions sur l'âme qui conduisent à la « théorie de la réminiscence ». Comme on le voit, rien que dans le Ménon, les mots sophia et sophos peuvent prendre des connotations aussi bien positives que négatives, et, si l'on tient compte de l'ironie de Socrate, le problème se complique encore ! (<==)
(43) Jusqu'ici,
Socrate a parlé d'orthè doxa (opinion droite )
et d'alèthès doxa (opinion vraie ).
Ici, il utilise un autre terme, rare dans les dialogues (9 occurrences dans
tous les dialogues), eudoxia, étymologiquement « bonne
opinion », formé
à l'aide du préfixe eu-, issu de l'adverbe eu qui
veut dire « bien », préfixe qu'on retrouve par
exemple dans le mot eu-daimonia, bonheur (étymologiquement :
le fait d'être
doté d'un bon « démon », daimôn en
grec). Mais le sens habituel d'eudoxia, c'est « bonne
réputation,
célébrité ». De fait, le mot doxa lui-même
est ambigu, puisqu'il peut aussi bien désigner l'opinion que j'ai sur
quelque chose ou quelqu'un, mes convictions ou mes croyances avec tout ce
qu'elles peuvent avoir de subjectif, que l'opinion que les autres ont sur
moi, ma réputation,
qu'elle soit justifiée ou pas. Lorsque Socrate parle d'orthè
doxa ou d'alèthès doxa, il a bien évidemment
en tête le premier sens, les opinions qui guident ma conduite, en tant
qu'elles ne sont pas le résultat d'une connaissance certaine et démontrable
(ce qui justifie l'emploi du mot doxa ), mais qu'elles peuvent
néanmoins
se trouver conformes à la vérité et au « droit »
(ce qui justifie le qualificatif d'alèthès ou d'orthè ).
Parler ici tout à coup d'eudoxia, c'est à la fois rappeler
discrètement que ce qui est en jeu dans toute cette discussion, c'est
notre bien-- et, en ce sens, le glissement était préparé
depuis le début de la discussion sur l'opinion droite, puisque son point
de départ était la question de savoir quels sont les moyens
de conduire orthôs te kai eu, « droitement et heureusement »,
notre vie (96e3 ; la formule est reprise quelques
lignes plus loin, en 97a10-11 pour qualifier la conduite
du guide connaissant la route de Larissa)--et en même temps souligner
l'ambiguïté
du mot doxa et le renversement de perspective toujours possible :
les Thémistocles et autres Périclès ont-ils réussi
parce qu'ils avaient, pour une raison ou pour une autre, une opinion droite
sur la manière de conduire une cité, ou bien parce que, à
tort ou à raison (et très probablement à tort du point
de vue de Socrate), les Athéniens avaient une bonne opinion d'eux ?
Doivent-ils leur succès à une opinion vraie de leur part sur
le bonheur d'une cité qui, comme Socrate va bientôt le suggérer,
leur serait tombée du ciel, ou à la bonne opinion que les
citoyens pouvaient avoir d'eux grâce à leurs talents oratoires,
acquis au contact des pareils de Gorgias, plus intéressés à apprendre
à convaincre qu'à dire vrai ?...
Une fois encore, Ménon, qui n'est pas à cheval sur la précision
du vocabulaire, ne remarque pas cette dernière pirouette. Toute cette
discussion sur l'opinion droite et vraie se termine, quand on
passe de la théorie à la pratique et qu'on en vient aux hommes
politiques en chair et en os, sur une question de réputation qui inverse
complètement la perspective ! Et au moment même où
Socrate va chercher chez les dieux la raison du succès politique, il
laisse discrètement entendre qu'il doit plus au bon plaisir de la foule
proprement manipulée et flattée qu'à une quelconque intervention
divine ! D'opinion, de doxa, quelle qu'en soit la qualification,
il ne sera plus question jusqu'à la fin du dialogue. Le dernier mot de
Socrate en la matière, le substitut à une epistèmè
qui se dérobe, c'est donc, à ce qu'il semble, l'eudoxia,
la réputation, la renommée, pas la rectitude ou la vérité,
même trouvée sous l'inspiration des dieux ! Et cela semble
parfaitement satisfaire Ménon... Socrate, lui, le constate ; mais
est-ce à dire qu'il l'approuve ?...
Notons pour finir qu'il n'y a pas que Ménon à ne pas être
à cheval sur la précision du vocabulaire et que, malheureusement,
cela arrive aussi aux traducteurs (ce qui montre une fois encore combien il
est difficile d'étudier sérieusement Platon si l'on ne peut
consulter le texte grec). Ainsi A. Croiset (Budé) et E. Chambry (Garnier)
n'hésitent
pas à traduire eudoxia par « opinion vraie »,
G. Kévorkian
(Ellipses) par « opinion juste », gommant d'un coup tout
l'effort de Platon pour nous faire réagir et réfléchir.
L. Robin (Pléiade),
lui, en traduisant eudoxia par « du bonheur dans l'opinion »,
est plus près du texte grec, mais force sur son lecteur une interprétation
qui supprime l'ambiguïté à mon sens voulue par Platon,
ce qui, au final, n'est guère mieux. J. Cazeaux (Livre de Poche),
pour sa part, en prenant l'option de traduire doxa par « créance »,
supprime l'ambiguïté que j'ai dit qu'a le mot en grec et sa
traduction d'eudoxia par « créance heureuse » ne
suffit pas à
réintroduire dans le texte ce que Platon y avait mis de double sens ;
il aggrave d'ailleurs son cas par une note sur ce mot qui confirme le caractère
unilatéral qu'il impose à sa traduction. B. Piettre (Nathan)
est plus près du grec en traduisant par « opinion bonne » ;
malheureusement, le renversement par rapport à « bonne
opinion »,
plus usuel et, tout comme eudoxia en grec, plus connoté vers
le sens de « réputation », en donnant à la
formule un tour insolite et proche d'« opinion droite » ou « opinion
vraie »,
rend quasi-imperceptible le double sens. Seule (des traductions en français
que j'ai entre les mains) M. Canto-Sperber (GF Flammarion) s'en sort bien
en traduisant par « bonne opinion » avec une note qui
souligne l'ambiguïté
du mot eudoxia. Et les anglais ne sont pas meilleurs ! B. Jowett
and G. M. A. Grube : « right opinion » ; W.
K. C. Guthrie :
« well-aimed conjecture » ; mais W. R. M. Lamb (Loeb) : « good
opinion ». (<==)
(44) « Dirigent droitement » traduit la forme verbale grecque orthousin, de orthoun, verbe formé sur le mot orthos, droit, dont le féminin orthè sert à qualifier l'opinion dite droite, et dont vient aussi l'adverbe orthôs, si fréquent dans la discussion qui précède. Dans les lignes qui suivent, on trouve par deux fois (99c9 et 99d4) le verbe katorthoun (traduit par « accomplir droitement »), construit par adjonction au verbe orthoun du préfixe kat(a), qui y ajoute une idée d'achèvement. (<==)
(45) « En ce qui concerne le penser » traduit pros to phronein. Comme il a été dit dans la note introductive sur phronèsis, le phronein, c'est le fait d'utiliser son phrèn, de mettre en œuvre cette phronèsis dont nous sommes doués en tant qu'humains. Dans la mesure où la bonne compréhension du dialogue entre Socrate et Ménon dépend de l'extension que l'on donne à cette phronèsis--n'est-elle que raison raisonnante, connaissance « scientifique », synonyme d'epistèmè, ou bien inclut-elle toute activité « intellectuelle », y compris l'opinion--, il est préférable de traduire phronein, si l'on veut le traduire, par un terme aussi neutre que possible de ce point de vue. (<==)
(46) Le mot traduit ici par « intelligence », noun (accusatif de nous ), est encore un mot qui peut avoir un sens plus ou moins large, assez proche d'ailleurs de phronèsis. Il peut vouloir dire « intelligence », mais aussi « esprit » ou « pensée ». Il y a donc quelque ironie, une fois encore, de la part de Socrate, à suggérer qu'un Thémistocle ou un Périclès étaient dénués de nous, si l'on prend ce mot dans son sens le plus large ! C'est Ménon, en ne voyant pas la différence entre phronèsis, pris par Socrate au sens d'aptitude à penser, et epistèmè, pris au sens de connaissance « scientifiquement » démontrable, qui conduit Socrate à pousser jusqu'au ridicule les conséquences de cette confusion, sans que d'ailleurs, ça le fasse réagir. Mais peut-être Anytos, témoin maintenant muet, mais toujours présent (comme le montrent le hode de Socrate en 99b7 et celui de Ménon en 99e2, et de nouveau le tonde de Socrate en 100b8 pour faire référence à « cet Anytos ici présent »), de la discussion voit-il un tout petit peu plus clair dans le jeu de Socrate, juste assez pour prendre au pied de la lettre, dans le sens le plus défavorable, ce qu'il dit, et en déduire que son éloge de tout à l'heure à son égard était ironique. C'est en tout cas ce que laisse penser la remarque de Ménon quelques lignes plus bas (99e2). (<==)
(47) « Toute la gent poétique » traduit tous poiètikous hapantas. Deux remarques à propos de cette expression. Tout d'abord, Platon n'emploie pas un nom, poiètai, les poètes, mais un adjectif : mot à mot, la traduction est « tous les poétiques ». La tournure est probablement péjorative, comme si l'on disait en français, « tous ceux qui font dans le poétique » au lieu de « tous les poètes ». D'autre part, il ne faut pas perdre de vue que poiètès et poiètikos viennent du verbe poiein, dont le sens premier est tout simplement « fabriquer, créer, produire », quel que soit le domaine de production. Poiètès, désigne donc d'abord un créateur, voire un artisan, avant de prendre le sens plus spécialisé de créateur d'œuvres de parole (par opposition à celui qui ne fait que réciter les œuvres d'un autre, comme le rhapsode Ion mis en scène par Platon dans le dialogue qui porte son nom), c'est-à-dire poète au sens qu'a pour nous ce mot (toutes les créations « littéraires » étaient initialement orales, et donc en vers et chantées pour pouvoir être mémorisées). Ainsi, en 97e2, Socrate parle des statues de Dédale comme de ses poièmatôn, c'est-à-dire, non pas ses « poèmes », bien sûr, mais ses « créations ». En prenant donc l'expression de Socrate au sens large, elle englobe tous les « créateurs ». (<==)
(48) « Lot divin » traduit le grec theia moira. Il s'agit là, encore une fois, d'une expression délibérément ambiguë. Le mot grec moira, dérivé du verbe meiresthai, « recevoir une part, partager », veut dire au sens propre « part, portion », et, en ce sens, il est synonyme du mot meros, dérivé du même verbe. Ainsi par exemple, dans le Timée, il est question de moirai dans la fabrication de l'âme du monde à partir de trois sortes de composants (36b2, 5, 36a1, 37a4). Mais moira en vient aussi à désigner la part, le lot, qui est attribué à chacun par le sort ou par les dieux, c'est-à-dire le sort, la destinée, jusqu'à devenir, au pluriel, Moirai, le nom propre collectif des trois filles d'Anagkè (« Nécessité » en grec), Lachésis (dont le nom vient d'un mot grec, lachesis, qui veut dire « sort, destinée », lui-même dérivé du verbe lagchanein, qui veut dire « obtenir par le sort »), Clôthô (dont le nom vient du verbe grec klôthein, qui veut dire « filer », la laine ou autre chose, et pourrait se traduire par « je file ») et Atropos (dont le nom vient du mot grec atropos, qui veut dire au sens étymologique « qu'on ne peut tourner », c'est-à-dire, « immuable »), qui sont mises en scène par Platon dans le mythe d'Er, à la fin de la République (voir en particulier République, X, 617c, sq). Or le mythe d'Er, justement, nous montre que ce ne sont pas les dieux ou un quelconque Destin divinisé et fixé d'avance qui sont responsables de notre devenir, mais bien nous-mêmes, c'est-à-dire les âmes que nous sommes et tout particulièrement cette « part » de notre âme dont le Timée nous dit qu'elle est immortelle et divine, le logos, la « raison ». Toute la question, dont dépend finalement la bonne compréhension du Ménon, est donc de savoir si ce « lot divin » qui explique l'aretè des hommes est un « destin » qui tombe du ciel sur certains et pas sur d'autres, sans que nous y soyons pour rien, et qui ne serait donc pas très différent, en pratique pour nous, d'un « don de nature », de ce phusei que vient de rejeter Socrate (qu'importe en effet pour nous qu'il vienne de la nature ou des dieux si, de toutes façons, il ne dépend pas de nous !..), ou s'il s'agit d'une « part » de nous-mêmes, divine certes, mais qui laisse place à notre liberté pour en user bien ou mal. Les dieux fixent-ils eux-mêmes notre destin ou bien nous donnent-ils les outils pour l'écrire nous-mêmes ?.. Et s'ils nous donnent les outils, quels sont-ils et quelles en sont les capacités et les limites ? Comment pouvons-nous faire en sorte d'en prendre soin, de les rendre aussi efficaces que possible, de les « aiguiser » ? Y a-t-il place pour un processus d'« éducation » pour nous aider à mieux nous en servir, et, si oui, quel est-il ? C'est bien de cela qu'il s'agit dans le Ménon, qui s'interroge sur le pouvoir et les limites de la « raison » dans la conduite de nos vies, privées et publiques, à travers la question de l'aretè, c'est-à-dire de l'excellence de ces vies. (<==)
(49) La conclusion
de Socrate reste hypothétique : si nous avons bien mené
notre investigation (kalôs ezètèsamen) et si
nous en avons bien rendu compte dans nos paroles (kalôs elegomen) ;
elle s'exprime en grec par un optatif avec an, le temps du potentiel,
traduit en français par un conditionnel. Or, nous avons vu que, s'il
est beaucoup question, surtout dans cette récapitulation finale,
d'homologein,
de « convenir », l'accord entre Socrate et Ménon
semble bien n'être que de surface et que, lorsque Ménon dit,
et croit peut-être,
être d'accord avec Socrate, il ne met pas la même chose derrière
les mots utilisés par ce dernier. La question n'est donc pas tant de
savoir si la conclusion est juste ou erronée, mais dans quel sens
il se pourrait qu'elle fût juste.
La restriction apportée à la fin, sur le politique qui saurait
en former d'autres à son image, rappelle en tout cas que le fait que
ni Anytos, ni Ménon, ni Socrate n'ont pu citer un maître d'aretè
ne prouve pas qu'il ne pourra jamais y en avoir. Comme c'est de l'absence
de tels maîtres qu'on a déduit qu'aretè n'était
pas epistèmè, et donc qu'elle devait plutôt être
le résultat d'une opinion droite, et que cette absence n'est qu'une
donnée
de l'expérience qu'une seule exception suffirait à contredire,
la conclusion ne peut de toutes façons qu'être provisoire et
toujours susceptible d'être réfutée par l'expérience.
(<==)
(50) Socrate cite, en l'intégrant dans sa phrase, une version légèrement modifiée du vers 495 du livre X de l'Odyssée. Ce vers est extrait du début du récit de l'évocation des morts par Ulysse. C'est sur les conseils de la magicienne Circé avec laquelle il vient de vivre une idylle d'un an, qu'au moment de la quitter, Ulysse se rend aux portes du royaume des morts pour y consulter le devin Tirésias qui doit lui indiquer le chemin du retour. Ce même vers est cité en République, III, 386d7, parmi une série de vers à censurer parce qu'ils donnent une image fausse et décourageante de l'au-delà. (<==)
(51) Cette image du vrai politique au milieu des ombres n'est pas sans faire penser à l'allégorie de la caverne du livre VII de la République, et au philosophe-roi que ce dialogue appelle de ses vœux. (<==)
(52) Socrate qualifie la discussion qui vient d'avoir lieu de logismos (raisonnement), en employant un terme qui insiste sur la connotation « mathématique » de logos (voir, pour les multiples sens de logos, la note 2 à mon introduction au Ménon ). Logismos, c'est en effet au sens premier un « compte », un « calcul », et, au pluriel, le mot peut même désigner les mathématiques. En 98a4, Socrate avait employé le mot pour expliquer la différence entre epistèmè et opinion droite, résultant du « raisonnement sur la cause (aitias logismos) ». Or, comme nous l'avons vu dans les notes précédentes, l'échange qui vient d'avoir lieu entre Socrate et Ménon est tout sauf une démonstration « mathématique », puisqu'il est du début à la fin appuyé sur des constatations « expérimentales » (l'expérience avec l'esclave, la constatation que les politiciens célèbres du passé n'ont pas su transmettre leur don à leurs propres enfants, le fait connu de tous qu'on peut atteindre un résultat quelconque, comme de parvenir à Larissa, par hasard). En fait, Ménon ne se rend même pas compte qu'en admettant que ce qui conduit à la conclusion sur l'aretè qu'il approuve est un logismos, il remet en cause cette conclusion même, car alors, la connaissance qu'il aurait de ce que l'aretè résulte d'un « lot divin » ne serait plus une opinion droite, mais une epistèmè ! Mais il ne voit pas plus la différence qu'il y a entre une simple discussion et un raisonnement rigoureux qu'il ne voit la différence entre phronèsis et epistèmè. Une fois encore, Socrate se moque de lui et il n'y voit que du feu... (<==)
(53) Le verbe
grec traduit ici et à la ligne suivante par le verbe français
« convaincre » est le verbe peithein, dont dérivent le
mot peithô, qui veut dire « persuasion », et le mot pistis,
qui veut dire « foi, confiance ». Le verbe ne préjuge pas du
mode de persuasion employé pour emporter la conviction, qui peut être
aussi bien le raisonnement que la confiance qu'inspire l'orateur à son
auditeur, voire la force ou la corruption. Ce sont ce peithein et la
peithô qui en résulte qui sont au cœur de l'idée
que Gorgias se fait de son art de la rhétorique lorsque Socrate, dans
le Gorgias, lui demande de le définir : dans la section 452e1-455a7,
lorsque, poussé dans ses derniers retranchements par Socrate, Gorgias
donne le fin mot de son art et de ce qu'il considère comme « le
plus grand bien pour les hommes » (452d3-4),
c'est de « to peithein », l'art de convaincre/persuader, qu'il
s'agit, et, dans les deux pages et demi qui constituent cette section, le verbe
peithein revient 7 fois, peithô, persuasion, pas moins de
18 fois, peistikos (persuasif, ou, selon les versions, pistikos,
crédible), 1 fois, le verbe pisteuein (croire), 5 fois, pistis
(foi, confiance), 3 fois et pisteutikos (confiant, crédule),
1 fois. Demander à Ménon de convaincre Anytos, c'est donc lui
demander de mettre en pratique ce qu'il est censé avoir appris de Gorgias.
Ultime ironie quand on connaît la suite !...
Mais il faut aussi noter que dans cette même section du Gorgias,
Socrate oppose précisément la croyance (pistis) à
l'epistèmè et amène Gorgias à admettre que
son art rhétorique ne vise à produire que la simple pistis,
pas l'epistèmè. Si tout ce que nous avons dit dans les
notes précédentes est vrai, et si Socrate pense effectivement
que la certitude, l'epistèmè, est impossible sur les sujets
qui sont les seuls importants pour l'aretè de l'homme, le principal
reproche que peut faire Socrate à Gorgias et à sa rhétorique
n'est pas tant de chercher seulement à persuader que de vouloir le faire
sans posséder l'epistèmè là où elle
existe et sans souci de la vérité là où l'epistèmè
est inaccessible. Et c'est bien tout le sens de la suite de la discussion avec
Gorgias, en 458e-461a,
où il est d'abord question du rhéteur comparé au médecin,
puis du rhéteur et de la justice. (<==)
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Première publication (en français)
le 24 décembre 2000 ; dernière mise à jour le
5 septembre 2005
© 2000 Bernard SUZANNE
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