© 2001, 2015, 2024 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 27 mai 2024
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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

L'allégorie de la caverne
2. Le commentaire de Socrate
République, VII, 517a8-519d7
(Traduction (1) Bernard SUZANNE, © 2001, 2015)

Édition du 27 mai 2024 (V3) : cette nouvelle version du commentaire par Socrate de l'allégorie de la caverne complète la mise en cohérence des traductions et notes des sections majeures de la République que sont la discussion sur savoir et opinion (V3) à la fin du livre V, la mise en parallèle du bon et du soleil (V3) et l'analogie de la ligne (V4.1) à la fin du livre VI, l'allégorie de la caverne (V4) au début du livre VII, la présentation de la dialektikè (V4) vers la fin du livre VII et la discussion sur les trois eidè de couches( / lits) (V3) au début du livre X.

Historique des versions précédentes

Première publication partielle le 1er mai 2001 (V0) : publication d'une version limitée à la première phrase en même temps que la publication de la V2 de la traduction de l'allégorie proprement dite, annonçant la traduction à venir de ce commentaire de l'allégorie qui la suit immédiatement
Édition du 12 mai 2001 (V1) : première publication d'une version complète de cette page
Note de mars 2013 (V1-1) : une nouvelle version de cette page est en préparation pour mettre en cohérence la traduction et surtout les notes et commentaires avec ma nouvelle traduction de l'analogie de la ligne (République VI, 509c5-511e5) mise en ligne en octobre 2012 (V2) et de l'allégorie de la caverne (République VII, 514a1-517a7) mise en ligne en mars 2013 (V3), dans lesquelles j'introduis une compréhension totalement renouvelée de ces deux textes)
Édition  de septembre 2015 (V2) : la traduction a été revue et certaines notes ont été réécrites et amplifiées pour les mettre en cohérence avec ma nouvelle traduction de la mise en parallèle du bon et du soleil (République, VI, 504e7-509c4) mise en ligne en juin 2015 (V2), de l'analogie de la ligne (République VI, 509c5-511e5) mise en ligne en octobre 2012 et revue en juillet 2015 (V3), et de l'allégorie de la caverne (République VII, 514a1-517a7) proprement dite mise en ligne en mars 2013 (V3) et revue en août 2015 (V3-1), dans lesquelles j'introduis une compréhension totalement renouvelée de ces trois textes)
Note du 7 décembre 2016 (V2-1) : on trouvera dans mon article « Platon : mode d'emploi » (version du 6 décembre 2016, fichier pdf de 200 pages, pages 27 à 79) une analyse suivie de l'ensemble des trois textes majeurs de la République que sont la mise en parallèle du bon et du soleil, l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, qui s'éclairent les uns les autres et forment un tout, à la lumière de mes récentes découvertes sur le Sophiste, qui jettent un jour nouveau sur la démarche de Platon (fonder la philosophie, non pas sur une ontologie, mais sur une analyse des mécanismes, du pouvoir et des limites du dialegesthai (la pratique du dialogue comme moyen de valider le logos à la lumière de l'expérience partagée). Les grandes lignes de mon interprétation de ces pages célèbres ne sont pas remises en cause, mais certaines notes auraient besoin d'être adaptées à cette nouvelle compréhension (j'espère pouvoir le faire dans les mois qui viennent)

(vers la première partie : l'allégorie)

[517a] Ainsi donc, repris-je, cette image (2), ami Glaucon,[517b] il faut l'appliquer en totalité aux propos tenus auparavant (3), assimilant d'une part la place rendue apparente par la vue à l'habitation de la prison (4), d'autre part la lumière du feu en elle à la puissance du soleil ; la montée en haut d'autre part, et la contemplation des choses d'en haut, en posant [qu'elle représente] la route ascendante (5) de l'âme (6) vers le domaine intelligible (7), tu ne te tromperas certes pas sur mon espérance (8), puisque tu désires entendre parler d'elle. (9) Mais un dieu, peut-être, sait si elle a chance d'être vraie. (10) Mais en tout cas, ce qui se montre à moi se montre ainsi (11) : dans le connaissable (12), [venant] à la fin (13) [est] l'idée [517c] du bon (14), et elle est vue avec peine, mais une fois vue, elle doit être appréhendée par le raisonnement (15) comme [étant] effectivement pour toutes choses responsable de tout [ce qui est] droit et beau (16), et dans le visible (17), enfantant (18) la lumière et son souverain (19), et dans l'intelligible, souveraine elle-même, procurant de son propre fond vérité et intelligence (20), et que doit la voir (21) quiconque est destiné à agir sensément dans la vie privée ou dans la vie publique. (22)
Je suis du même avis que toi, dit-il, moi aussi, pour autant du moins que j'en suis capable.
Allons donc ! repris-je. Et sois du même avis que moi sur ça et ne t'étonne pas que ceux qui sont allés jusque là ne veuillent plus s'occuper des
[affaires] des hommes / pratiquer les [activités] des êtres humains (23), mais que leurs âmes aient hâte de passer / perdre pour toujours leur temps (24) en haut. [517d] [Il est] vraisemblable en effet [qu'il en soit] en quelque sorte ainsi, si du moins, là encore, il en va selon l'image qui a été décrite auparavant. (25)
Vraisemblable en effet, dit-il.
Mais quoi ? Es-tu d'avis que
[c'est] quelque chose d'étonnant que quelqu'un qui est passé de ces contemplation, repris-je, divines aux mauvais [comportements / actions / pensées / réalisations /...] humains (26) ne fasse pas bonne figure (27) et paraisse tout à fait risible lorsque, ayant encore la vue faible et avant qu'il se soit convenablement accoutumé à la présente obscurité, il est contraint, dans les tribunaux ou je ne sais où ailleurs, de se battre au sujet des ombres de la justice ou des statues dont ce sont les ombres (28), et de lutter jusqu'au bout (29) [517e] à leur sujet : de quelle manière ces choses peuvent-elles être conçues un jour par ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même ? (30)
Ce n'est pas le moins du monde étonnant, dit-il. (31)
[518a] Mais si du moins on avait de l'intelligence (32), repris-je, on se souviendrait que deux perturbations adviennent aux yeux, et de deux manières : en se déplaçant de la lumière vers l'obscurité, et de l'obscurité vers la lumière. C'est pourquoi, jugeant que les mêmes choses adviennent aussi dans le cas de l'âme, chaque fois qu'on en verrait une troublée et se montrant incapable d'examiner quelque chose, on ne rirait pas de manière irraisonnée (33), mais on rechercherait si, venant d'une vie plus lumineuse, elle a été plongée dans le noir par le manque d'accoutumance, (34) ou si, allant d'une ignorance plus grande vers le plus lumineux, elle s'est gavée sous l'effet du scintillement plus brillant de la lumière, (35)[518b] et ainsi donc, on déclarerait la première heureuse (36) de cette épreuve (37) et de cette vie, et on prendrait la seconde en pitié, et si l'on voulait rire d'elle, ce rire serait moins risible que celui sur celle venant de la lumière d'en haut. (38)
Tout à fait, dit-il, tu parles avec mesure. (39)
Il faut donc, dis-je, que nous jugions de la manière suivante à leur sujet, si ces
[propos sont] vrais : (40) l'éducation n'est pas telle que certains, qui en font profession (41), disent qu'elle est. Car ils disent en quelque sorte qu'ils introduisent, eux, du savoir (42) qui n'est pas présent dans [518c] l'âme, comme s'ils introduisaient la vue dans des yeux aveugles. (43)
Ils le disent en effet, dit-il.
Mais pourtant, le présent discours (44), repris-je, signifie que ce pouvoir (45) est présent dans l'âme de chacun, et que l'organe (46) par lequel chacune apprend, comme si un œil n'était pas capable, sinon avec tout le corps, de tourner vers le lumineux
[en se détournant] de l'obscur, (47) ainsi, avec toute l'âme, doit être obligé de circuler (48) hors de ce qui devient jusqu'à ce qu'éventuellement, dans ce qui est et [vers] le plus lumineux de ce qui est, elle devienne capable de tenir ferme en [le] contemplant ; (49) et cela, nous disons que c'est [518d] le bon, n'est-ce pas ? (50)
Oui.
Ainsi donc, de cela même, repris-je, il devrait exister un art (51), de la circulation (52), de la manière dont il sera retourné le plus aisément et le plus efficacement possible, pas pour faire naître en lui (53) le voir, mais, dans la mesure où il l'a déjà mais qu'il n'a pas été dirigé droitement et qu'il ne regarde pas ce qu'il devrait, pour le perfectionner. (54)
Il semble bien, dit-il.
Ainsi donc, les autres
[aptitudes] appelées « vertus » (55) de l'âme risquent fort d'être quelque chose de proche de celles du corps, car en réalité [518e] celles qui n'y sont pas présentes au départ, on les fait naître ensuite par les habitudes et les exercices, (56) alors que celle du penser (57) a toutes chances, à ce qu'il semble (58), d'être quelque chose de plus divin qui, d'une part, ne perd jamais son pouvoir (59), d'autre part, selon la manière dont on le fait circuler (60), devient profitable et [519a] bénéfique ou au contraire désavantageux et nuisible. (61) Ou n'as-tu pas encore pris conscience (62), à propos de ceux qui sont dits misérables mais habiles (63), de combien leur âmelette (64) a la vue perçante et discerne avec acuité ce vers quoi elle s'est tournée, puisque n'ayant pas une vue défectueuse mais étant contrainte de se mettre au service d'une nature mauvaise, de sorte que plus elle regarde avec acuité, plus elle produit des [résultats / comportements / actes /...] mauvais.  (65)
Bien sûr que si, dit-il.
Pourtant, repris-je, celle
[qui est] d'une telle nature (66), si, taillée (67) dès la plus tendre enfance, elle était taillée tout autour [pour éliminer] ces sortes de masses de plomb [519b] nées simultanément à la naissance (68), qui, à partir de là, devenant des excroissances du fait des aliments et des plaisirs liés à ceux-ci et des gourmandises, tournent vers le bas la vue de l'âme,  (69) si, écartée de celles-ci, elle était retournée vers les vrais [objets de contemplation], (70) celle-là même, chez les mêmes hommes, verrait ceux-ci avec plus d'acuité, tout comme ceux vers lesquelles elle est à présent tournée.
Vraisemblable (71), en tout cas, dit-il.
Mais quoi ? Ceci
[n'est-il] pas vraisemblable, repris-je, et nécessaire d'après ce qui a été dit auparavant, que ni ceux qui sont sans éducation et sans expérience de la vérité (72) [519c] ne pourront un jour convenablement administrer la cité (73), ni ceux qu'on laisse passer / perdre leur temps dans l'éducation jusqu'à la fin (74), les premiers parce qu'ils n'ont pas dans la vie une visée unique (75), en considération de laquelle il leur faudrait tout faire de ce qu'ils feraient dans la vie privée comme dans la vie publique (76), les seconds parce qu'il ne le feront pas en étant volontaires, pensant avoir déjà été transportés vivants dans les îles des bienheureux. (77)
Vrai, dit-il.
[C'est] donc notre tâche (78), repris-je, à nous les fondateurs (79), d'obliger aussi les meilleures natures (80) à en venir à l'objet d'étude (81) que, dans ce qui a précédé, nous avons dit être le plus important, à la fois voir le bon[519d] et monter cette montée, et après que, étant montés, ils aient suffisamment vu, (82) ne pas leur permettre ce qui est actuellement permis.
Quoi donc ?
Le fait de rester près de lui, repris-je, et de ne pas vouloir redescendre vers ces prisonniers ni participer aux peines de chez eux, et aussi aux honneurs, les plus insignifiants tout comme les plus estimables. (83)

(vers la section suivante : Pourquoi les philosophes gouverneront-ils ?)


(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(2) Le mot grec traduit par « image » est ici eikôn. Sur le sens de ce mot et des mots de sens voisin eidôlon et phantasma, voir la note 44 à ma traduction de l'allégorie de la caverne. Sur l'emploi d'eikôn et du verbe de même famille apeikazein à propos de l'allégorie, voir le début de la note 5 à ma traduction de l'allégorie. (<==)

(3) « Aux propos tenus auparavant » traduit le grec tois emprosthen legomenois, mot à mot « aux auparavant dits », où legomenois est le participe présent passif du verbe legein, ici au datif pluriel neutre, substantivé par l'article tois. Socrate propose donc de mettre en relation l'allégorie qu'il vient de présenter et ce qui a été dit auparavant, sans préciser à quels propos antérieurs il fait référence. Si l'on prend le « auparavant (emprosthen) » au sens le plus strict de « juste avant », le renvoi est à l'analogie de la ligne, la section qui précède immédiatement l'allégorie de la caverne dans la République, qui n'était elle-même qu'une explicitation déjà imagée de la mise en parallèle du bon et du soleil, qui avait conduit à la distinction de deux « royaumes », celui du bon (l'intelligible) et celui du soleil (le visible / sensible) (cf. 509d1-4), et les références dans ce qui suit au visible et à l'intelligible, même si elle se font dans des termes qui ne sont pas tout à fait, pour le visible au moins, ceux de l'analogie, invite à le comprendre ainsi. L'opération que nous demande Socrate est décrite à l'aide de l'adjectif verbal d'obligation prosapteon du verbe prosaptein qui signifie « unir à, joindre à, appliquer sur » : il faut donc joindre les deux précédents « tableaux », celui de la ligne et celui de la caverne, sur la toile de fond que constitue la mise en parallèle du bon et du soleil, et Socrate insiste sur le fait que c'est l'image « tout entière / en totalité (apasan) » présentée dans l'allégorie qu'il faut appliquer sur les propos antérieurs, c'est-à-dire donc sur l'analogie de la ligne lue comme une explicitation de la mise en parallèle du bon et du soleil. Et c'est bien ce que j'ai essayé de faire au fil des notes à ma traduction de l'allégorie en cherchant à rendre compte de toute la richesse de l'imagerie utilisée (au contraire de ce que proposait un Paul Shorey dans sa note sur 516a5-b2 citée à la fin de la note 49 à ma traduction de l'allégorie, considérant que « c'est probablement une erreur que de chercher un symbolisme précis dans tous les détails de cette description ») et de la manière dont les deux illustrations s'éclairent l'une l'autre. (<==)

(4) « Assimilant la place rendue apparente par la vue à l'habitation de la prison » traduit le grec tèn di' opseôs phainomenèn hedran tèi tou desmôtèriou oikèsei aphomoiounta (mot à mot : « la par vue rendue_apparente place à_la de_la prison habitation assimilant »). Remarquons tout d'abord que Socrate commence sa mise en relation en partant d'un élément qui, bien que décrit dans des termes nouveaux, renvoie sans équivoque au horaton (« visible ») de l'analogie de la ligne, c'est-à-dire non pas à l'image qu'en proposait l'analogie, le segment du visible sur la ligne qu'a utilisée Socrate pour illustrer son propos, mais directement à la réalité que cherchait à illustrer à sa manière l'analogie, le monde visible / sensible qui est notre cadre de vie, pour le mettre en relation avec un élément de l'allégorie. Mais aussitôt après, comme on va le voir dans la suite de la réplique, il suit une démarche inverse, partant d'un élément de l'allégorie, le feu, pour le mettre en relation, non pas avec un élément de l'analogie de la ligne, mais avec quelque chose dont il a été question auparavant, le soleil, présenté comme « enfant » (ekgonon ; 506e3, 507a3, 508b13), « analogue » (analogon ; 508b13) et « image » (eikona ; 509a9) du bon dans la mise en parallèle du bon et du soleil (sur le choix de ces mots, voir la note 100 à ma traduction de cette section), ce qui confirme que ce n'est pas seulement l'analogie de la ligne avec laquelle il faut mettre l'allégorie de la caverne en relation, mais aussi ce qui a précédé, c'est-à-dire finalement tout ce qui a été dit depuis que Glaucon a pris la place d'Adimante comme interlocuteur de Socrate en 506d2, et nous donne indirectement la clé d'interprétation du rôle du soleil dans l'allégorie de la caverne, au cas où l'analogie de la ligne nous aurait fait oublier l'image précédente.
Si l'on en vient maintenant à la manière dont Socrate décrit ici les éléments qu'il met en relation, il faut remarquer qu'il ne parle pas de « caverne », mot qui n'apparaît pas du tout dans toute cette « explication », mais de desmôtèrion, mot qui apparait dans l'allégorie en 515b7, dans la bouche de Glaucon, après qu'il ait été d'abord question de desmois (« liens, chaînes », 514a5) et de desmôtas (« prisonniers », 515a4). Et de plus, ce qu'il met en relation, ce n'est pas directement le monde visible à la caverne, ou à la prison, mais quelque chose qui est qualifié d'hedra, tèn di' opseôs phainomenèn hedran (« la place rendue apparente par la vue »), selon la périphrase utilisée ici pour faire référence au visible, à autre chose qui est qualifié d'oikèsis, tèi tou desmôtèriou oikèsei (« l'habitation de la prison »). Voyons donc de plus près ce que signifient ces deux mots au sens voisin, mais qui véhiculent des images différentes et ce que veut nous faire comprendre ce choix de mots par Platon.
Hedra, au sens premier, désigne tout ce sur quoi on peut s'asseoir, et suggère l'immobilité, la stabilité. Par extension, il en vient à désigner l'endroit où l'on réside, c'est-à-dire la résidence, la demeure, ou encore la partie du corps sur laquelle on s'assied, ou même le fait de s'asseoir, et de là l'inaction. Or le mot est utilisé ici pour qualifier ce qui nous est « rendu apparent par la vue (di' opseôs phainomenèn) », expression dans laquelle on retrouve le participe présent passif du verbe phainein (« faire paraître, faire voir, rendre visible »), phainomenos (à l'accusatif féminin singulier phainomenèn pour l'accorder avec hedran), dont vient le français « phénomène ». Le premier terme de comparaison, celui qui évoque notre « monde » visible, ce n'est pas ce monde lui-même, mais le « phénomène » qu'il constitue pour nous à travers la perception qu'en ont nos sens, et plus spécifiquement l'image de stabilité que nous en donne notre vue (opsis) qui en fait pour nous un « siège » sur lequel nous nous laissons vivre en nous y sentant bien assis. Quant au second terme, ce n'est pas la caverne, même rebaptisée prison, mais l'oikèsis, l'habitation de cette « prison » (voir la note 8 à ma traduction de l'allégorie pour le double sens d'okèsis), c'est-à-dire plus probablement ce qui justifie ce nom de « prison », à savoir la situation d'immobilité et les liens qui retiennent les hommes dans l'« habitation en forme de caverne ». Car si Socrate, ou Platon qui le fait parler, a retenu le mot de « prison » de préférence à « caverne », c'est parce qu'il a une connotation finaliste (il décrit un lieu par son usage, par ce qu'il dit sur ses occupants) là où « caverne » décrit un lieu en fonction de sa nature propre. Il semble donc bien que le Socrate de Platon s'intéresse moins au cadre dans lequel vivent les prisonniers ou nous-mêmes, la caverne ou le monde visible, qu'à la situation dans laquelle nous sommes, nous ou ceux qui sont notre image dans l'allégorie, par rapport à cet environnement et à la perception que nous en avons. La question n'est pas de savoir ce qu'est en lui-même le monde qui nous entoure, ou la caverne dans laquelle sont enchaînés les prisonniers, qui sert à Socrate d'image pour en parler, puisque cela, nous ne pouvons le savoir, mais de nous intéresser aux perceptions que nous pouvons avoir de ce monde, à travers nos sens d'une part, notre intelligence de l'autre, et aux limites et contraintes de ces « organes » de perception. Il s'agit pour nous de prendre conscience du caractère « sclérosant » de l'image que nous donne du monde dans lequel nous vivons notre sens de la vue, qui nous incite à « camper », à nous reposer, à nous « asseoir » sur elle, qui nous donne un sentiment fallacieux de « stabilité », même si ce monde est en perpétuel devenir, et fait en réalité de nous des « prisonniers » qui ne cherchent pas plus loin que ce qu'ils perçoivent à travers leurs sens, croyant que c'est là le tout du réel. (<==)

(5) « Route ascendante » traduit le grec anodon, formé du préfixe ana-, « de bas en haut », et de hodos, « route, chemin ». Anodos, c'est le chemin qui monte, ou la montée sur ce chemin. Ce terme est à mettre en regard de anabasis, « montée », utilisé pour parler de l'ascension du prisonnier dans l'allégorie, mot formé lui aussi du préfixe ana- et de basis, « marche », substantif issu du verbe bainein, « marcher ».
On peut noter l'accumulation dans cette phrase de mots dans lesquels on retrouve ana, à commencer par l'adverbe qui en dérive, anô, « en haut » : tèn de anô anabasin kai thean tôn anô tèn eis ton noèton topon tès psuchès anodon. (<==)

(6) On a confirmation ici que c'est bien de leur âme (psuchè), et plus spécifiquement de leur âme en tant que susceptible de progrès, d'« élévation » (voir note précédente), dans la connaissance, que Platon parle quand il parle des prisonniers, et, puisqu'il s'agit pour elle d'une ascension vers le domaine intelligible, de la partie logikon de celle-ci, de l'âme raisonnable, de celle qui est susceptible de logos (au sens de « parole » aussi bien que de « raison »), et que donc, comme je le suggérais dans la note 7 à ma traduction de l'allégorie, il faut comprendre le mot anthrôpoi (« hommes » au sens d'« êtres humains » sans distinction de sexe) lorsqu'il est utilisé dans l'allégorie comme désignant les âmes humaines. (<==)

(7) « Le domaine intelligible » traduit le grec ton noèton topon, formule qui a fait son apparition en 508c1 dans la mise en parallèle du bon et du soleil en opposition avec tôi horatôi (topôi) (le visible) et qui est reprise dans l'analogie de la ligne. Elle n'est que l'une des manière dont Socrate fait référence à ce qui est accessible à notre noûs (« intelligence ») car, pour ne pas figer un vocabulaire tecnhique qui risquerait de nous piéger, il varie à la fois le nom associé à noèton (ainsi on trouve aussi en 509d2 genos à côté de topos, cf. note 3 à ma traduction de l'analogie de la ligne), et la forme même qui, dérivée de noûs, qualifie ce nom (ainsi, on trouve en 509d8 l'expression nooumenon (genos), « l'espèce perçue par l'intelligence » ; sur ce qui se joue dans ces variations, voir la note 11 à ma traduction de l'analogie de la ligne). Il ne faut donc pas donner au choix de topos, mot qui évoque une idée de localisation spatiale, plus de poids qu'il n'en a dans l'esprit de Platon, qui est parfaitement conscient de la difficulté qu'il y a à parler avec notre langage d'hommes de réalités qui sont, non pas hors du temps et de l'espace, mais plutôt sans relations avec le temps et l'espace, « hors de » étant encore un terme à connotation spatiale. (<==)

(8) « Espérance » traduit le grec elpidos, génitif de elpis, « attente, espoir ». Socrate ne parle pas de son intention en composant l'allégorie, ou de sa « pensée », comme traduisent Chambry (Budé), Baccou (Garnier), Piettre (Nathan) et Karsenti / Prélorentzos (Hatier), mais bien de son « espérance », de son « espoir ». Ce qu'il décrit, ce n'est pas ce qu'il sait, ce qu'il connait, voire ce qu'il pense, mais bien ce qu'il espère, l'« image » qu'il se fait d'une « réalité » qu'il cherche avec ses interlocuteurs à mieux appréhender et dont il espère qu'elle est aussi proche que possible de ce qui est véritablement, mais qui reste de l'ordre des hypothèses. Il n'est pas le maître omniscient qui transmet un savoir à des élèves, mais le chercheur infatigable qui propose une espérance à des compagnons de recherche... (<==)

(9) « Tu désires » traduit le grec epithumeis, du verbe epithumein, apparenté au mot epithumia, « désir », que Platon utilise au pluriel, epithumiai, pour désigner les parties inférieures de l'âme collectivement, celles qui nous rattachent à notre corps et nous sont communes avec tous les vivants, et qui correspondent, dans l'analogie avec la cité, à la classe des artisans et cultivateurs. Cette remarque de Socrate renvoie à 506d où Glaucon avait interrompu la discussion en cours entre Socrate et Adimante parce qu'il avait l'impression que Socrate se dérobait en déclarant qu'il ne trouvait pas juste (dikaion) « de parler comme sachant sur des choses qu'on ne sait pas (peri hôn tis mè oiden legein hôs eidota) » (506c2-3) au moment où Adimante lui demandait de parler du bon (to agathon), dans un échange initié par l'affirmation de Socrate que hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») constituait le megiston mathèma (« l'objet d'étude le plus important ») (505a2). C'est en réaction à cette irruption de Glaucon dans la conversation que Socrate avait proposé, à défaut d'être capable de parler de « ce qu'en fin de compte il est lui-même, le bon (auto ti pot' esti tagathon) » (506d8-e1) et estimant que ses interlocuteurs n'étaient pas présentement en état d'accéder à l'opinion que lui en avait alors (ephikesthai tou ge dokountos emoi ta nun (parvenir à l'opinion que j'en ai en effet à présent) » (506e2-3), de parler de son rejeton (ekgonos, 506e3), le soleil, ce qui avait conduit à la mise en parallèle du bon et du soleil, qui avait permis d'introduire la distinction entre visible et intelligible et débouché sur l'analogie de la ligne suivie de l'allégorie de la caverne. (<==)

(10) « Mais un dieu, peut-être, sait si elle a chance d'être vraie » traduit le grec theos de pou oiden ei alèthès ousa tugchanei (mot à mot  : « [un]_dieu mais peut-être sait si vraie étant elle_a_chance_d'être »), qu'il ne faut pas traduire, comme le font Chambry (Budé), Baccou (Garnier) et Piettre (Nathan), par un « Dieu sait si elle est vraie », ou par un « Dieu sait si elle a des chances d'être vraie ! », comme le font Karsenti / Prélorentzos, renvoyant à la « pensée » de Socrate qui a pris la place de son « espérance » (voir note 8). Une telle traduction, en effet, constitue, en français moderne, une formule toute faite destinée à accentuer une affirmation et lui donner plus de poids, sans qu'on prenne conscience de ce qu'elle dit vraiment (le dieu auquel on fait référence est bien oublié dans la plupart des cas !...) alors qu'ici, Socrate confirme le caractère hypothétique de ses « espérances ». Tant qu'à utiliser une formule toute faite, il vaudrait mieux traduire par quelque chose comme : « Et si elle est vraie ou pas, dieu seul le sait ! ».
Ceci étant dit, voyons de plus près ce que dit Socrate de l'« espérance » qu'il vient de formuler.
Le caractère hypothétique de la formule, au-delà du « ei (si) », est renforcé d'une part par le pou initial et d'autre part par l'emploi du verbe tugchanei : pou, traduit ici par « peut-être », est un adverbe indéfini signifiant quelque chose comme « en quelque sorte, peut-être, probablement », parfois rendu aussi par « je suppose, je pense » ; quand au verbe tugchanein, il est à la racine, via son aoriste tuchein, du mot tuchè, qui veut dire « sort, bonne ou mauvaise fortune, hasard », et signifie lui-même « atteindre, rencontrer par hasard, obtenir par le hasard », et aussi « se rencontrer, se trouver » (au sens de « il se trouve que... »). C'est ce lien avec le « hasard » ou la chance que j'ai essayé de conserver dans ma traduction.
Quant au « dieu » que Socrate mentionne, il n'est pas nommé. Theos en grec est un nom commun, pas le nom d'un dieu particulier, et encore moins une référence au Dieu unique, avec une majuscule (rappelons-nous qu'au temps de Platon, on écrivait tout en majuscules, sans accents, sans ponctuation et sans espace entre les mots). Sachant qu'en grec il n'y a pas d'article indéfini, et qu'il arrive à Platon d'écrire ho theos, le dieu, avec l'article défini (voir par exemple Apologie, 21b3, 23a5, 30a5, 30e6, 31a7, Criton, 54e2, Phédon, 60c2, 62c7, 67a6, 106d5), je préfère traduire par « un dieu » pour ne pas risquer la confusion avec « Dieu » au sens moderne.
Enfin le de qui suit theos, traduit par « mais », marque qu'il y a une opposition, au moins implicite, entre ce qui est dit là et ce qui précède. En somme, ce que dit Socrate ici, c'est quelque chose comme ceci : « moi, j'ai bonne espérance que les choses soient comme je viens d'en donner une image, en interprétant l'image comme je le suggère ; quant à savoir s'il en est vraiment ainsi, ce n'est pas possible aux hommes, mais seulement à un dieu, et encore !... »
On comprend que ceux qui veulent un Platon dogmatique n'apprécient pas de telles déclarations et préfèrent transformer les « espérances » de Socrate en « pensées » et ses doutes en affirmations péremptoires et en formules toutes faites dont le mot-à-mot est depuis longtemps perdu de vue... Et l'on voit que ce Platon dogmatique n'est peut-être qu'une création de ceux qui sont trop pressés de lui attribuer des « théories » pour avoir ensuite le plaisir de les critiquer... (<==)

(11) « Ce qui se montre à moi se montre ainsi » traduit le grec ta emoi phainomena houtô phainetai (mot à mot : « les à_moi se_montrant ainsi (ça]_se_montre », avec phainetai à la troisième personne du singulier malgré un sujet au pluriel neutre, tournure usuelle en grec), dans lequel on trouve deux formes du même verbe phainein, déjà rencontré quelques lignes plus haut, en 517b1, pour parler de « la place rendue apparente par la vue », et qui signifie, comme je l'ai signalé alors (voir note 4), à l'actif « faire paraître, faire voir, rendre visible, indiquer, révéler », et au moyen (comme ici dans la forme phainetai) « se montrer, devenir visible, paraître, apparaître ». Les « phainomena », participe présent passif neutre dont vient le mot français « phénomènes », ce sont les choses qui « se montrent », les choses « rendues visibles », au sens propre et au sens figuré. Quant on connaît la différence que fait Socrate entre phainesthai (« se montre (à la vue) » et einai (« être »), telle qu'elle ressort par exemple de la discussion sur les trois eidè de couches( / lits) en 598a-b où Socrate demande à Glaucon si le peintre reproduit les lits fabriqués par les artisans hoia estin (« tel que c'est ») ou hoia phainetai (« tel que ça se présente à la vue ») (598a5), c'est-à-dire pros to on (« selon ce qui est ») ou pros to phainomenon (« selon ce qui se présente à la vue ») (598b2-3), on ne peut que s'arrêter un instant pour réfléchir à ce que suggère l'emploi ici par lui par deux fois du verbe phainesthai. Excluons tout de suite que les phainomena dont il parle ici soient les images utilisées par l'allégorie par oppositon à ce dont elles sont images, car tout le mouvement de la réplique montre qu'il n'est plus ici en train de préciser des correspondances entre éléments de l'allégorie et ce qu'ils imagent du monde réel, mais qu'il en est maintenant à préciser comment il conçoit ce qui se passe dans le monde réel qu'il a cherché à rendre plus compréhensible par l'usage de l'allégorie, c'est-à-dire « la route ascendante de l'âme vers le domaine intelligible », dans des termes qui ne font plus référence à l'imagerie de l'allégorie, sinon par l'emploi du mot « route ascendante » (anodos, cf. note 5), qui, pour l'âme, ne peut être pris que dans un sens analogique, et encore, car ce mot, dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues, n'apparaît pas dans l'allégorie (on y trouve en 514b4 le mot hodos (« route »), mais pour désigner la « route » dans la caverne cachée par le mur et sur laquelle circulent les porteurs, que rien ne laisse supposer « ascendante », au contraire). Or ce qu'il nous annonce, ce n'est pas qu'il va nous dire comment sont ces choses dans l'absolu, mais comment elles se montrent, et plus spécifiquement comment elles se montrent à lui (emoi, « à moi »). Et il nous a préalablement présenté cela comme induisant en lui une « espérance (elpis) » et non un savoir, sur quelque chose que seul peut-être (pou) un dieu pourrait avoir la chance de savoir (oiden en 517c7). Bref, tout ce qui va suivre n'est que la perception d'un homme, pas d'un dieu, contrainte donc par les limitations inhérentes à la nature humaine aussi bien dans le registre des sens par rapport au visible / sensible que dans celui de l'intelligence par rapport à l'intelligible, et qui plus est, d'un homme particulier, Socrate, avec les limitations propres qui sont les siennes. Et dans le registre intelligible aussi bien que dans le registre sensible, ce qu'en tant qu'êtres humains nous appréhendons, ce sont des eidè que chacun se façonne et adapte pour donner sens aux mots qu'il emploie, pointant vers des ideai qui, elles, sont les mêmes pour tous, bref, des « apparences », et non pas la réalité même (les ça-même, ta auta) de ce qui sollicite notre attention visuelle ou intellectuelle, non pas en ce sens qu'il ne s'agirait que d'illusions sans consistence, presque sans réalité, mais en ce sens que l'image qui se forme sur notre rétine n'est pas la chose elle-même, pas plus que la représentation qui s'en forme dans notre esprit ou que le mot qui nous sert à la désigner, qui n'est encore qu'une « image » d'une autre nature. (<==)

(12) « Dans le connaissable » traduit le grec en tôi gnôstôi. Gnôston, dont gnôstôi est le datif, est un adjectif dérivé du verbe gignôskein, « apprendre à connaître, reconnaître ». Socrate sort donc ici de l'opposition entre noèton (« intelligible ») et horaton (« visible / sensible »). Apprendre à connaître ne préjuge pas de la nature sensible ou intelligible de ce qui est en cause : on peut chercher à connaître aussi bien Socrate en tant que personne que le juste et Socrate nous invite tous à chercher à nous connaître (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même », où l'on retrouve le même verbe gignôskein dans l'impératif aoriste gnôthi). Le gnôston ne s'oppose donc ni à l'horaton, ni au noèton, mais au doxaston (« ce qui est objet d'opinion »), comme on l'a vu il y a peu en République, VI, 510a9, dans l'analogie de la ligne. Ce qui est en notre pouvoir d'hommes, ce n'est pas de connaître les réalités, visibles comme intelligibles, telles qu'elles sont, mais de ne pas en rester à la simple opinion (doxa) fondée sur la vue d'images (les ombres au fond de la caverne) ou sur la confiance (pistis, l'affection associée au second segment du vu dans l'analogie de la ligne) que nous avons dans ceux dont nous adoptons les opinions, c'est-à-dire de rester dans la caverne, et au contraire de chercher à nous élever vers une appréhension plus proche de la vérité sur ces réalités et plus étayée par des raisonnements, ce qui suppose de ne pas en rester au seul sensible et de ne pas nous contenter de ce que nous disent les autres. En parlant ici de « connaissable », Socrate montre donc qu'il n'a pas seulement en vue la progression du prisonnier libéré hors de la caverne, c'est-à-dire dans le seul « domaine » intelligible, mais bien tout le cheminement qui commence avec le retournement initial. Et de plus, il suggère d'une autre manière encore que ce à quoi nous devons nous intéresser, ce ne sont pas les réalités en elles-mêmes, mais ce qui peut en être connu de nous avec les limites qui sont les nôtres, ce n'est pas de chercher à savoir si le monde qui nous entoure est une caverne ou un autre type d'habitation, mais de chercher à savoir si les ombres que nous percevons sans avoir à faire d'effort ou les opinions que nous adoptons des autres à qui nous faisons confiance sont les seules perceptions qui nous soient accessibles de ce qui nous entoure, et que, dans cette recherche, il ne sert à rien d'opposer visible et intelligible, mais qu'il faut les concevoir comme des niveaux différents mais complémentaires dans notre accès à la connaissance qui nous est accessible Il est alors d'autant plus regrettable que certains (toujours les mêmes, cohérents dans leur trahison du texte : Chambry, Baccou, Piettre) traduisent par « monde intelligible » à la fois gnôstôi et noètôi, gommant la différence entre les deux ordres d'oppositions et faisant disparaître du même coup la distance que Socrate prend soin d'établir entre ce qui est vraiment et ce que nous pouvons en connaître (sur toute cette problématique, voir la note 87 à ma traduction de la mise en parallèle du bon et du soleil). (<==)

(13) « [Venant] à la fin » rend par une périphrase le grec teleutaia, nominatif féminin (pour l'accord avec hè idea, féminin, qui suit et dont il est attribut) de l'adjectif teleutaios, celui-là même que nous avons rencontré en 516a4 dans l'allégorie proprement dite pour introduire la phase de contemplation du soleil, où je l'avais traduit par « à la fin ». Comme je l'ai dit alors, c'est un adjectif dérivé de teleutè, « fin, accomplissement, issue », souvent utilisé pour parler de la fin de la vie, c'est-à-dire de la mort, lui-même dérivé de telos, « achèvement, terme, réalisation, but, fin » aux emplois plus larges que teleutè. Ce dont va parler Socrate représente donc la limite ultime du connaissable, visible aussi bien qu'intelligible. Et l'odeur de mort qui règne autour de ce mot n'est sans doute pas fortuite pour un Socrate qui espère que la mort lui apportera la connaissance qui lui est inaccessible dans cette vie. (<==)

(14) « L'idée du bon » traduit le grec hè tou agathou idea, la même expression que, comme je l'ai rappelé en note 9, Socrate avait utilisé en 505a2 pour en faire le megiston mathèma (« l'objet d'étude le plus important »), ce qui avait conduit successivement à la mise en parallèle du bon et du soleil, à l'analogie de la ligne et à l'allégorie de la caverne lorsque Socrate avait refusé d'en dire plus sur le bon, faute de savoir « ce qu'en fin de compte il est lui-même, le bon (auto ti pot' esti tagathon) » (506d8-e1), ce qui avait suscité l'irruption de Glaucon dans la conversation, où il avait pris la place d'Adimante. J'ai déjà dit à la fin de la note 54 sur ma traduction de l'allégorie, en faisant référence par anticipation à la mention de hè tou agathou idea qui nous occupe ici dans des réflexions sur le caractère impossible de la contemplation du soleil que Socrate supposait au terme de la progression du prisonnier libéré, que, pour moi, hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») et auto to agathon (« le bon lui-même ») ne pouvaient être synonymes pour Platon dans la mesure où le mot idea dérive du verbe horan, « voir », dans sa forme aoriste, idein, et signifie au sens premier, tout comme eidos de racine voisine, « apparence », au sens de ce qui apparaît à la vue des yeux ou, par analogie, de l'esprit par opposition justement à la réalité même de ce qui est en cause, et que Platon ne pouvait avoir utilisé pour désigner les réalités mêmes les mots eidos et idea qui désignent dans le visible ce à propos de quoi il passe son temps à nous rappeler que ce n'est justement pas la réalité mais seulement la perception que nous en donne notre vue, ce qui nous apparaît (phainetai) et non pas ce qui est (esti). Et ici, l'analogie avec la vision est soulignée par l'accumulation des emplois du verbe horan (« voir ») dans la fin de cette réplique de Socrate, puisqu'on y trouve deux formes du verbe horan l'une derrière l'autre dans ce qui suit immédiatement la référence à l'idée du bon, traduites respectivement par « elle est vue (horasthai) » et par « une fois vue (ophtheisa) », et que ce verbe revient sous la forme de l'infinitif aoriste idein, la forme phonétiquement la plus proche de idea, vers la fin de la réplique, lorsque Socrate dit que « doit la voir (idein) quiconque est destiné à agir sensément dans la vie privée ou dans la vie publique ». Lorsque Socrate parle de auto to agathon, c'est pour faire référence au bon sans préjuger de ce que nous pouvons en connaître, ou justement pour dire, comme en 506d8-e1 qu'il ne sait pas « ce qu'en fin de compte il est lui-même » ; par contre, dès qu'il se place dans une perspective gnoséologique, en s'intéressant à ce que nous pouvons connaître ou apprendre, que ce soit comme ici en se situant dans l'ordre du gnôston (« le connaissable »), ou comme en 505a2, pour parler du megiston mathèma (« l'objet d'étude le plus important »), il fait référence à hè tou agathou idea. Ici, il ne nous dit pas que le soleil de l'allégorie représente l'idée du bon, mais il prend le problème par l'autre bout : il nous dit que l'objectif ultime de la quête de connaissance est l'idée du bon (hè tou agathou idea), nous laissant le soin de faire le rapprochement avec le soleil qui consituait le terme de la progression du prisonnier libéré. Ceci nous invite à voir le soleil comme image dans l'allégorie de cette idée du bon, alors que dans la mise en parallèle du bon et du soleil, il comparait le soleil au bon lui-même, en le présentant comme « ce qui paraît enfant du bon et le plus semblable à lui » (506e3-4). Mais j'ai eu l'occasion de faire remarquer, dans mes notes sur la traduction de l'allégorie, que, pour les contemporains de Socrate et Platon, le soleil était un dieu (cf. 508a4-8, où Socrate lui-même le rappelle) et que donc le même mot helios évoquait pour eux deux choses distinctes, l'« apparence » visible que prenait ce dieu comme cercle lumineux dans le ciel et le dieu lui-même, invisible pour nos yeux humains, et perceptible seulement par notre esprit à travers les « mythes », les récits et autres discours (logoi) qu'on tenait sur lui, ce qui veut dire qu'en tant qu'image dans l'allégorie, le soleil pouvait représenter à la fois le bon lui-même lorsqu'on le pensait comme dieu et l'« idée du bon » lorsqu'on le pensait comme disque lumineux dans le ciel perceptible par nos yeux (cf. notes 47 et 54 à ma traduction de l'allégorie). Et que nous ne pensions plus le soleil comme un dieu aujourd'hui n'invalide pas cet aspect de l'allégorie, qu'il faut bien sûr comprendre en se mettant dans la peau d'un contemporain de Socrate et Platon, mais ne fait que nous compliquer un peu la tâche d'interprétation. Bref, en tant qu'un des éléments du « décor » de l'allégorie, le soleil, pris en lui-même, représente le bon lui-même, alors que quand il intervient comme objet de connaissance possible pour le prisonnier libéré, il représente l'idée du bon. (<==)

(15) « Elle doit être appréhendée par le raisonnement » traduit le grec sullogistea, adjectif verbal en -teos, -tea, -teon (masculin, féminin, neutre, respectivement) du verbe sullogizesthai, qui indique donc une idée d'obligation (ainsi, sur le verbe paideuein, « éduquer », on forme l'adjectif paideuteos, « qui doit être éduqué »). Ma traduction par « elle force à déduire par raisonnement » dans les versions précédente de cette page insiste un peu trop sur l'idée d'obligation, au point même qu'on peut la comprendre comme supposant que l'homme n'a même pas son mot à dire, ou plutôt sa raison à utiliser. C'est pourquoi j'ai préféré ici exprimer l'idée d'obligation introduite par l'adjectif verbal par « elle doit... ».
Sur le verbe sullogizesthai, voir la note 56 à ma traduction de l'allégorie. La « vue » seule de l'idée du bon ne suffit pas, il faut y joindre le raisonnement, même si la « force » contraignante de l'idée s'impose à la raison ; mais elle ne peut s'imposer qu'à un animal doué de raison et il faut la regarder avec les yeux de l'esprit. (<==)

(16) « Responsable de tout [ce qui est] droit et beau » traduit le grec pantôn orthôn te kai kalôn aitia (mot à mot : « de_tous [les]_droits aussi et beaux responsable ») : Socrate mentionne ici deux qualités dont l'une, « droit », renvoie plutôt, pris au sens analogique, aux « formes » (l'ordre intelligible), et l'autre, « beau », trouve son origine dans le sensible (l'ordre visible). Et « droit » peut se dire aussi bien au sens géométrique susceptible d'être « imagé » par des figures qu'au sens analogique, au sens de « correct », voire de « juste », tout comme « beau » peut se dire aussi bien d'une image peinte ou d'une statue que des « originaux » du monde visible, voire même se transposer à l'ordre moral, ce qui fait qu'avec ces deux adjectifs, on couvre les quatre segments de la ligne décrits juste avant d'en venir à l'allégorie de la caverne.
Que le beau (kalos) vienne à l'esprit de Socrate tout de suite après le bon (agathos) n'est pas surprenant, puisque, pour les grecs de son temps, l'homme de bien se désignait par l'expression kalos kagathos, « bel et bon », contraction de kalos kai agathos, dont on avait même dérivé un substantif, la kalokagathia, pour parler de la conduite d’un tel homme. Toute la propédeutique de Socrate, que ce soit dans le Phèdre, ou dans le discours de Diotime dans le Banquet, consiste à faire du beau, qui peut toucher nos sentiments et nos « passions », et susciter l'erôs, le stimulant qui peut nous élever jusqu'à l'ordre intelligible et jusqu'à la « beauté » morale qui devrait être notre idéal. Ce qui disqualifie Hippias le sophiste, malgré sa « science » universelle, c'est précisément qu'il est incapable de passer des sentiments esthétiques intuitifs qu'il éprouve à l'« idée du beau » (voir l'Hippias majeur).
Je traduis ici aitia par « responsable » plutôt que par le plus habituel « cause » parce que, comme je l'ai longuement expliqué dans la note 90 à ma traduction de la mise en parallèle du bon et du soleil, où Socrate présentait l'idée du bon (tèn tou agathou idean) comme aitian epistèmès kai alètheias (« le pourquoi du savoir et de la vérité » ; 508e3), et où j'avais traduit aitia par « le pourquoi », la « causalité » du bon n'est pas de l'ordre de ce qu'on a l'habitude d'appeler « cause » de nos jours dans une approche « scientifique » où la cause précède dans le temps la ou les conséquences dont elle est cause, mais de l'ordre de ce qu'Aristote appellera « cause finale », c'est-à-dire le « pour quoi », le « en vue de quoi » on fait quelque chose. Dans l'ordre intelligible régissant des relations entre « idées » (ideai) exemptes de toute connotation spatiale ou temporelle, la « causalité » ne peut se penser dans une perspectie temporelle, ce qui n'empêche pas qu'il puisse y avoir des relations logiques entres ces « idées ». Le droit et le beau ne sont que des manières spécifiques d'appréhender le bon dans des contextes particuliers : le droit, au sens propre et géométrique, c'est le plus court chemin entre deux points, donc en un sens le meilleur (= le plus « bon »), celui qui, en principe, minimise le temps et l'énergie nécessaires pour aller de l'un de ces points à l'autre ; le droit au sens moral ou éthique, c'est ce qui est conforme à la loi et aux principes éthiques, supposés décrire les « bons » comportements en diverses situations ; quant au beau au sens premier, il traduit la manière dont nos sens de la vue et de l'ouie perçoivent ce qui est (ou nous semble, à tort ou à raison) bon. Le cas du beau est à ce point de vue révélateur du problème posé par les différentes compréhensions d'aitia selon qu'on se place dans une perspective temporelle (la cause précède la conséquence, approche « scientifique ») ou dans une perspective finaliste (la « cause » est le « en vue de quoi »), comme le montre la discussion de Socrate avec Hippias dans l'Hippias majeur, à propos de la tentative de « définition » du beau comme l'ôphelimon (« bénéfique » ; sur la traduction de ce mot, voir la note 13 à ma traduction de la section 77a5-80d1 du Ménon) en Hippias Majeur, 296d6-297d9, après qu'aient été rejetées celles du beau comme prepon (« convenable »), puis comme chrèsimon (« profitable ») : dans ce dialogue, où Socrate ne cherche pas à imposer à son interlocuteur son propre vocabulaire ou ses propres convictions, mais plutôt à mettre en évidence les contradictions auxquelles conduisent les convictions d'Hippias lorsqu'on prend les mots dans le sens qu'il leur donne, il semble suggérer le contraire de ce qu'il dit ici, savoir, que « le beau est responsable du bon » (tou agathou aition estin to kalon). Mais c'est qu'avec Hippias, qui est incapable de s'élever jusqu'au concept / idée de « beau » et de faire la différence entre les belles « choses », concrètes (une belle femme, une belle statue) aussi bien qu'abstraites (une belle vie), et le beau en tant que tel (il ne voit pas la différence entre la question ti esti kalon, « quoi est beau ? », et la question ti esti to kalon (« quoi est le beau? »), cf. Hippias Majeur, 287d), en donnant aux mots le sens que leur donne son interlocuteur, Socrate ne peut que rester dans une perspective « scientifique » qui ne considère que les réalités sensibles et les faits, et ne comprend la cause que comme précédant dans le temps ses conséquences et distincte d'elles, comme il le lui fait confirmer en 297a4-b1 (to aition poioun, « le responsable [est] ce qui fait / produit », 297a4 ; allo ti to gignomenon, allo de to poioun, « autre chose [est] ce qui est engendré / induit, et autre ce qui fait / produit », 297a7-8) ; et, dans une telle perspective, c'est le beau qui, en tant que sensible, est perçu en premier et explique le bon qui en résulte : c'est parce que l'outil est beau en tant que bien fait qu'il « produit » de bons résultats ; c'est parce que la musique est belle et bien écrite qu'elle « produit » une sensation agréable quand on l'écoute ; etc. Quand on est, comme Hippias, incapable de concevoir le beau (to kalon) en tant que tel, on est encore plus incapable de concevoit le bon (to agathon) en tant que tel, et on ne peut donc concevoir une démarche productrice dans laquelle on (un artisan humain ou le démiurge producteur du Cosmos) fait ce qu'on fait en vue du bon, et où c'est le fait qu'on y parvienne qui rend beau ce que l'on a produit, et on est incapable de comprendre la phrase oude ara to kalon agathon estin, oude to agathon kalon (Hippias Majeur, 297c3-4) autrement que comme signifiant « donc ni le bon n'est beau, ni le beau bon » (puisque la cause ne peut être identique à la conséquence et qu'on vient d'admettre, dans la logique « matérialiste » d'Hippias dans laquelle se place Socrate dans ce dialogue et selon sa compréhension d'aition, que le beau est cause (aition) du bon), ce qui est une conclusion inacceptable pour Hippias, alors que comprise comme signifiant « donc ni le bon n'est le beau, ni le beau le bon » (autre traduction possible puisqu'en grec on ne met pas d'article à l'attribut) et portant sur les concepts / idées de beau et de bon en eux-mêmes, considérés comme distincts en tant que concepts / idées, mais susceptibles d'entretenir entre eux des relations, elle est parfaitement acceptable pour Socrate et ceux qui font la différence entre les belles choses et le beau, les bonnes choses et le bon : le beau ne traduit qu'une dimension du bon, considéré dans sa relation avec nos sens de la vue et de l'ouïe, tout comme le juste ne traduit qu'une dimension du bon, celle qui s'intéresse aux relations entre « entités » distinctes, qu'il s'agisse d'âmes distinctes (dimension sociale / politique de la justice) ou de parties distinctes d'une même âme (dimension psychologique de la justice selon Socrate) ; ou le pieux, la dimension du bon dans les relations des hommes avec les dieux ; ou le courage, la dimension du bon vis à vis des comportements en situation de risque ; etc.. (<==)

(17) « Dans le visible..., dans l'intelligible... » : en horatôi..., en noètôi... Ici, Socrate n'emploie aucun terme complémentaire comme topos ou genos, qu'il a utilisés antérieurement (les deux sont utilisés côte à côte en République, VI, 509d2, et on a trouvé topos dans l'allégorie et au début du commentaire, voir note 7). Platon est parfaitement conscient des limites de toute formulation verbale pour décrire ce dont il parle ; c'est pourquoi il passe son temps à varier les expressions. (<==)

(18) « Enfantant » : le mot utilisé par Socrate pour décrire l'action de l'idée du bon dans le visible, tekousa, participe aoriste du verbe tiktein, est particulièrement expressif, puisque tiktein veut dire au sens premier « mettre au monde, enfanter », et spécifiquement d'une mère ou d'une femelle (« mettre bas »), avant de vouloir dire au sens figuré « enfanter, créer, produire ».
Pour son action dans l'intelligible, « procurant de son propre fond... », le verbe utilisé est parschomenè, participe aoriste moyen du verbe parechein, qui veut dire « procurer », et au moyen, « procurer de soi, par ses propres moyens, de sa propre volonté ». Ce verbe est composé du préfixe para- (à côté) et du verbe echein (porter, avoir).
Le premier verbe tire avec lui toute la dimension du temps, du devenir, de la génération, alors que le second évoque plus par son étymologie une coexistence atemporelle, une « contiguïté » qu'une « génération » : les « idées » ne s'engendrent pas les unes les autres, mais entretiennent entre elles des relations d'ordre « logique » qu'il faut « syllogiser ». Le bon est « souverain (kurios) », non comme un père par rapport à ses enfants, mais comme un roi par rapport à ses sujets, comme le suggérait déjà l'utilisation du verbe basileuein (« régner ») dans la transition entre la mise en parallèle du bon et du soleil et l'analogie de la ligne, en 509d2. Il n'en reste pas moins que, même si, dans l'ordre temporel du visible / sensible, le bon reste une finalité vers laquelle se dirige toute créature, il doit aussi être présent dès l'origine, et même en fait dès avant l'origine du temps si, avec Timée, on admet que le temps lui-même est créé et que ce qui est premier et oriente l'action du « démiurge » créateur, c'est l'atemporalité de l'intelligible et le rayonnement du bon l'éclairant de sa lumière. C'est en ce sens que l'on peut dire que le bon « enfante » le visible / sensible. (<==)

(19) « Son souverain », kurion : dans l'ordre visible, le bon « enfante », non seulement la lumière qui rend le visible visible, mais un « souverain » pour celle-ci (le soleil) ; dans l'ordre intelligible, l'idée du bon est dite « elle-même souveraine (autè kuria) », dans un membre de phrase sans verbe, et donc sans temps. Une fois de plus, les deux ordres se distinguent et rien qui suppose le temps n'est suggéré pour l'ordre intelligible. (<==)

(20) « Vérité et intelligence » traduit le grec alètheian kai noûn. Socrate résume ici ce qu'il a dit dans la mise en parallèle du bon et du soleil, en 508d4-e4, où il expliquait que la vérité est, dans l'ordre intelligible, l'analogue de la lumière dans l'ordre intelligible, et l'intelligence l'analogue des yeux, l'idée du bon étant l'analogue du soleil. La « lumière » du bon « dévoile » (a-lèthès, « vrai », dont dérive alètheia, veut dire au sens étymologique « non caché ») ce que l'intelligence humaine est faite pour chercher à savoir, c'est-à-dire en quoi chaque « chose » qui s'offre à son appréhension est « bonne » pour celui qui cherche à savoir. Les deux sont inséparables, car, pour qu'il y ait « vérité », il faut qu'il y ait un ou des « esprits », une ou des « intelligences » capables de comprendre, à qui « dévoiler » cette « vérité », tout comme pour que la lumière du soleil « dévoile » à son niveau ce qu'il y a de « visible », il faut qu'il y ait des yeux pour voir, car même si la lumière existe indépendamment des yeux humains en tant que phénomène physique, elle ne joue le rôle de « lumière » au sens que nous donnons à ce mot que parce qu'il y a des yeux humains pour voir. La physique moderne rend ce fait particulièrement clair puisque le nom de « lumière » désigne en fait un sous-ensemble réduit d'un phénomène physique beaucoup plus général, les ondes électro-magnétiques, dont seules certaines fréquences perceptibles par les yeux humains portent le nom de « lumière ». (<==)

(21) « La voir » traduit le grec idein. Sur l'emploi ici de ce verbe, voir note 14. (<==)

(22) « Quiconque est destiné à agir sensément dans la vie privée ou dans la vie publique » traduit le grec ton mellonta emphronôs praxein è idiai è dèmosiai (mot à mot : « le étant_destiné_à sensément agir ou de_manière_privée ou de_manière_publique »). Quelques remarques sur cette formulation :
Mellonta est le participe présent du verbe mellein, qui veut dire « être sur le point de », mais aussi « être en situation de, être destiné à, devoir », avec l'idée de quelque chose qui ne dépend pas entièrement du bon vouloir de l'homme. L'homme doué de raison, de logos, est en quelque sorte « condamné » à s'en servir, mais il n'est pas obligé de le faire, et peut le faire mal. C'est pour rendre cette idée que j'ai traduit par « est destiné à ».
Praxein est l'infinitif futur (le futur renforce l'idée d'un à venir, d'une destinée à accomplir) du verbe prattein, « traverser, parcourir, achever, exécuter, accomplir », et donc « agir, travailler, s'occuper de », dont vient le français « pratique » (au sens qu'a ce mot lorsque l'on parle de la « pratique » d'un sport ou d'une activité quelconque). Lorsque, au livre IV de La République, Socrate veut résumer ce en quoi consiste la justice dans la cité, il propose la formule « ta hautou prattein » (République, IV, 433a8), c'est-à-dire « s'occuper chacun de ses propres affaires » (aussi bien comme citoyen ayant un rôle spécifique à jouer dans l'organisation de la cité en évitant de se mêler des affaires des autres citoyens que comme individu ayant à mettre de l'ordre dans son âme tripartite pour éviter les conflits intérieurs). La formule eu prattein était souvent utilisée comme conclusion d'une lettre pour dire « sois heureux dans tes affaires, conduis heureusement ta vie ».
Emphronôs, traduit par « sensément », veut dire « comme quelqu'un doté d'un phrèn, et donc de phronèsis ». Sur le sens de ces mots, voir la note sur phronèsis dans l'introduction à ma traduction de la section 86d3-89e6 du Ménon, et plus généralement la traduction et les notes de cette section.
- vie privée (idiai) et vie publique (dèmosiai) : cela peut se lire à deux niveaux, selon que l'on reste au plan strictement « social » de la vie de l'individu, qui gère d'un côté ses affaires « privées (idiai) », sa maison, sa famille, et de l'autre participe à la vie « publique » (dèmosiai, de dèmos, le peuple, qu'on retrouve dans « démocratie », « pouvoir du peuple »), ou que l'on donne à idiai un sens plus « intime » et que l'on y voit alors l'opposition entre la vie « intérieure », celle qui doit nous conduire à réaliser l'harmonie de notre âme tripartite, et la vie « sociale » au sens large, privée comme publique, dans laquelle nous devons réaliser l'harmonie avec nos concitoyens, qu'ils soient de notre « maison » ou simplement de la même « cité ». Toute la République invite à le comprendre à ce second niveau. (<==)

(23) « S'occuper des [affaires] des hommes / pratiquer les [activités] des êtres humains » : le texte grec dont je donne deux traductions possibles est ta tôn anthrôpôn prattein (mot à mot : « les des hommes pratiquer »). On retrouve dans cette formule le verbe prattein rencontré dans la réplique précédente, traduit alors par « agir ». Par contre, Socrate ne dit pas de quelles « affaires / activités » ces personnes sorties de la caverne refusent de s'occuper, quel « agir » ils refusent, sinon en disant que ce sont celles qui concernent les anthrôpoi (« êtres humains »). La formule peut donc se comprendre de plusieurs manières, selon ce qu'on suppose sous-entendu par le ta (« les ») de ta tôn anthrôpôn (mot à mot « les des hommes ») et la valeur plus ou moins grande que l'on y accorde.
Pour ceux qui pensent que Platon accorde peu de prix au monde matériel, cette expression, supposée impliquer une certaine dose de mépris pour les activités des hommes autres que les plus hautes spéculations intellectuelles (la « contemplation » du soleil « lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre [...] tel qu'il est » (516b5-7)), renvoie à toutes les activités liées à notre nature corporelle, y compris celles nécessaires à la gestion de la cité. Mais cela, c'est justement le point de vue de ceux que critique ici le Socrate de Platon, le point de vue de ceux qui, comme la suite va le rendre clair, refusent de retourner dans la caverne après avoir goûté à la lumière du soleil. Mais il y a une autre manière, positive celle-là, de comprendre cette expression, celle qui correspond à la seconde traduction que j'en propose : cette lecture prend acte du fait que les activités envisagées, quelle qu'en soit l'étendue, sont qualifiées d'humaines, qu'elles sont les (ta) activités des ânthrôpôn, et qu'à ce titre, elles sont toutes nécessaires pour être pleinement un ou une anthrôpos (en grec, anthrôpos peut être aussi bien masculin que féminin, et c'est l'article, quand il est utilisé, qui fait la différence). Et donc, mépriser tout ou partie de ces activités, c'est refuser une partie au moins de ce qui fait hommes les hommes. On pourrait alors presque traduire cette formule par « agir comme des hommes dignes de ce nom ». Et, en poussant à la limite cette manière de comprendre, en prenant au sérieux le fait que la formule utilise l'article défini au neutre pluriel ta (« les ») sans substantif associé, donc en laissant ouvert ce qu'il peut recouvrir, on peut comprendre que Platon suggère ici que les personnes dont il parle ne font rien d'humain : côté caverne, par mépris de ce qui est lié à la nature corporelle, côté extérieur de la caverne, en présumant des forces de l'esprit humain et en se prenant pour des dieux capables de contempler le soleil lui-même sans se brûler les yeux, sans réaliser que leur corps a aussi ses exigences et ses limites.
S'il est vrai que, pour Platon, ce qui distingue l'anthrôpos de tous les autres animaux, c'est sa raison (logos), son « intelligence » (noûs) en tant qu'aptitude à comprendre, et que donc toute la vie humaine doit viser à faire le meilleur usage possible de cet outil qui lui est donné, cela ne veut pas dire pour lui que l'homme doit oublier dans un ciel d'idées pures sa nature corporelle en cette vie sur terre. Pour Platon, on n'est jamais dans une problématique de « ou..., ou... », mais dans une perspective de « et... et... ». Il ne s'agit pas de choisir entre l'activité intellectuelle seule et la satisfaction des passions et des besoins corporels, individuels et sociaux, mais de trouver le juste équilibre entre les deux, chacun en fonction de sa nature propre, de ses aptitudes physiques et intellectuelles, et des opportunités qui lui sont offertes de les faire fructifier. Et ce sont justement celles et ceux qui sont les mieux pourvus par la nature pour profiter comme il faut d'une sortie de la caverne, ceux en particulier qui ne se prennent pas pour des dieux une fois sortis et évitent de se brûler les yeux en cherchant à contempler longuement le soleil lui-même, qui, étant par là même les plus qualifiés pour éduquer et gouverner leurs semblables, ont la plus lourde responsabilité d'assumer cette tâche, la plus noble et la plus difficile de toutes les tâches humaines, celle qui valorise au plus haut point la raison humaine et leur permet d'approcher au plus près des dieux tout en restant humains, ne serait-ce que pour ne pas avoir à pâtir eux-mêmes, tant qu'ils sont encore dans un corps et vivent dans une cité, des fautes d'un gouvernement de dirigeants moins compétents qu'eux (cf République, I, 347b9-d2, et en particulier 347c2-3).
On est en fait ramenés au gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même ») qui, seul, peut nous permettre de savoir ce qui constitue ta tôn anthrôpôn (« les *** des êtres humains », une partie de la question étant justement de déterminer ce qu'il faut comprendre derrière les trois astérisques) qui feront de nous des anthrôpoi dignes de ce nom, aussi bien hors de la caverne que dans celle-ci tant que nous serons en vie dans un corps. Que l'homme souhaite se libérer du corps est une chose, mais, tant qu'il reste dans un corps, il doit en prendre soin aussi. Et, comme le dit clairement Socrate au début du Phédon (Phédon, 61c, sq.), le suicide n'est pas la solution. Être un anthrôpos, c'est, en cette vie terrestre, prattein ta tôn anthrôpôn....
Toute la suite du commentaire de l'allégorie par Socrate à partir d'ici reprend en fait là où s'était terminée l'allégorie proprement dite, à l'évocation d'un éventuel retour dans la caverne et de l'attitude que pourraint avoir les prisonniers restés enchaînés vis à vis de celui qui a vu le soleil s'il retourne à sa place dans la caverne (avec en toile de fond l'évocation du procès et de la mort de Socrate), retour qui, à ce point, ne restait encore qu'une éventualité, pour montrer qu'il n'est pas optionnel mais nécessaire et lever les différentes objections qu'il peut susciter. Après avoir évoqué dans cette réplique le risque que ceux qui ont vu le soleil ne veuillent plus redescendre, Socrate va successivement s'intéresser aux deux aspects de la question : le point de vue de l'individu (517d4-518b5) et le point de vue de la société (518b6-519d7). Du point de vue individuel, l'obstacle majeur, évoqué à la fin de l'allégorie, c'est la peur du ridicule de l'intellectuel (celui qui a vu le soleil) qui doit argumenter avec des ignorants (les prisonniers restés enchaînés au fond de la caverne qui n'ont jamais vu le soleil et ne voient que des ombres) pour faire admettre son point de vue sur la manière dont il convient de « s'occuper des [affaires] des hommes / pratiquer les [activités] des êtres humains » (ta tôn anthrôpôn prattein). Du point de vue social, l'argument déterminant est celui du « coût » de la formation de celles et ceux qui seront aptes à diriger et de la rareté des individus qui sont capables d'aller jusqu'au bout de cette formation, qui ne se limite pas à transférer des « connaissances » d'une personne dans une autre (518b6-c2) : dans la mesure où c'est la cité qui, en fin de compte, en assume le coût, comme va bientôt le rappeler Socrate (cf. 520a6-d4, qui renvoie à République, III, 412c9-10 pour le choix des gouvernants parmi les gardiens, et à 416d3-417b8 pour la situation économique des gardiens, qui ne possèderont rien en propre et seront nourris par leurs concitoyens), celles et ceux qui parviennent au bout de cette longue formation ont le devoir de faire bénéficier de leurs compétences ainsi acquises la cité qui a « investi » sur eux et leur a permis de les acquérir. (<==)

(24) « Passer / perdre leur temps » traduit le grec diatribein. Encore une formulation ambiguë, car ce verbe peut se comprendre de plusieurs façons, comme le suggère ma double traduction. Diatribein est composé du préfixe dia- (complètement, à travers) et du verbe tribein, dont le sens premier est « frotter, user ». À partir de cette idée d'usure, renforcée par le dia-, le verbe en vient à signifier « passer (« user ») son temps », aussi bien dans le sens positif de « s'occuper » que dans celui négatif de « perdre son temps ». Ainsi, le mot diatribè, qui en est issu et a donné « diatribe » en français, peut aussi bien vouloir dire « usure » que « délai, retard » ou encore « passe-temps, jeu, conversation » ou « occupation sérieuse, travail, étude », voire « genre de vie ». Le choix de ce verbe très ouvert permet donc à Socrate de mettre le doigt sur le problème que pose cette formation : certes elle nécessite du temps, beaucoup de temps (à la fin du livre VII, Socrate parlera d'une formation s'étendant au moins jusqu'à l'âge de cinquante ans (cf. 540a4-5), avec des alternances de « théorie » et de pratique), mais il y a un moment où il faut savoir redescendre sur terre / dans la caverne et se mettre au travail de gouvernant, faute de quoi on « perd son temps » en continuant des études sans fin, et sans utilité sociale. (<==)

(25) Socrate multiplie ici les expression laissant planer le doute. La phrase commence par le mot eikos, que je traduis par « vraisemblable », mais qui peut aussi vouloir dire « convenable, naturel, probable », et qui n'est autre que le participe parfait du verbe eoikenai, qui signifie « ressembler, être semblable à » et dont dérive le mot eikôn (« image ») qu'on trouve à la fin de la phrase pour désigner l'allégorie. Le doute est renforcé par l'adverbe pou, que j'ai traduit par « en quelque sorte », mais que l'on peut aussi traduire par « je crois » ou « je pense ». Puis vient un proposition conditionnelle introduite par eiper (« si du moins »), dans lequel le -per accolé au ei (« si ») renforce le caractère dubitatif du « si ». Ce doute est celui qu'avait laissé planer la fin de l'allégorie proprement dite, et Socrate va maintenant entreprendre de le lever en faveur du retour obligatoire dans la caverne. Lorsqu'il dit  : « s'il en va selon l'image qui a été décrite auparavant », il convient de revenir au début de l'allégorie, où Socrate l'a présentée comme une image de l'éducation (paideia, 514a2), en se souvenant du contexte plus général de la discussion, où il était question du philosophe dont on voulait faire un gouvernant. Ce qu'a montré l'« image » (l'allégorie), c'est que ce processus de formation est long et difficile et que les chances de trouver un sujet capable de le mener à terme avec succès sont faibles (l'allégorie ne parle que d'un prisonnier libéré). Avant de se lancer dans une description plus détaillée d'un programme de formation prenant en compte ce que l'allégorie a essayé de nous faire comprendre du processus éducatif chez l'haomme, qui va occuper toute la fin du livre VII, Socrate veut qu'il soit bien clair qu'une telle formation n'est pas dispensée pour le plaisir qu'y trouveront celles et ceux qui la suivront, mais pour former des gouvernants pur le plus grand bien de la cité qui la dispense et donc des anthrôpoi (« êtres humains », hommes et femmes) qui y vivent, gouvernants compris.(<==)

(26) « Contemplations divines » traduit le grec theiôn theôriôn. Le mot grec theôria, dont vient le français « théorie », et dont theôriôn est le génitif pluriel, est dérivé du mot theôros, qui désigne au sens premier une personne envoyée pour consulter un oracle ou représenter une cité dans une fête religieuse, en particulier aux jeux panhelléniques (jeux olympiques, pythiques, isthmiques et néméens), la theôria étant alors la délégation de la cité constituée de l'ensemble des theôroi (de là vient un autre des sens de « théorie » en français, celui de longue procession de personnes qui se suivent). De ce sens dérive pour theôros le sens de « spectateur », et pour theôria le sens d'« assistance à une fête », puis d'« observation » ou encore, avec Platon, de « contemplation, méditation, étude » et enfin de « spéculation théorique » et de « théorie » au sens habituel.
L'étymologie de theôros est contestée, mais une origine possible, si l'on admet que le sens premier est bien le sens religieux d'envoyé pour une fonction religieuse, et non celui de « spectateur » (qui renvoie à théa, « contemplation » ou encore « spectacle », et au verbe theasthai, « contempler, examiner », dont vient le grec theatron et son équivalent français « théâtre », et qui est celui qu'avait utilisé Socrate dans l'allégorie, en 516a9 à propos du ciel et des astres, puis en 516b6 à propos du soleil lui-même), est liée à theos, « dieu » : on a proposé theos-ôros, c'est-à-dire « qui marque de la sollicitude pour le dieu ». Il y a donc une certaine redondance, et en tout cas une assonance en grec, à parler de theiôn theôriôn, et ceci explique peut-être pourquoi Platon rompt le rythme en insérant entre ces deux mots un èn d' egô, « repris-je », qui coupe bizarrement la phrase.
On peut rapprocher ces « théories divines » de la « contemplation » des réalités supra-célestes (« ta exô tou ouranou ») par les dieux dans le mythe du Phèdre (cf. Phèdre, 247b, sq, et en particulier 247c1-2, où l'on trouve le verbe theôrein), mais en notant que, dans ce mythe, seuls les dieux peuvent passer de l'autre côté de la voûte céleste pour « contempler » (theôrein) les réalités elles-mêmes et que les chariots ailés qui représentent les âmes des hommes et qui suivent tant bien que mal le dieu dont elles ont fait leur guide jusqu'au sommet de cette voûte ne peuvent pas, eux, passer de l'autre côté et que leurs cochers, images de la raison humaine dans ces âmes, doivent se contenter, et encore, seulement un petit nombre d'entre eux qui ont pu suivre jusque là malgré les difficultés qu'ils ont à maîtriser les deux chevaux de l'attelage, de tendre la tête en espérant apercevoir de loin ce que seuls les dieux peuvent contempler à loisir dans leur lieu propre.
L'insistance sur le caractère divin (theion) de ce que contemplent ainsi les âmes qui ont réussi à quitter la caverne et à s'habituer à la lumière du dehors devrait nous inciter à prendre conscience du fait que nous ne sommes que des hommes et que, même si ce que nous parvenons à voir a bien un caractère divin, le fait de le voir ne fait pas de nous des dieux et qu'à l'oublier, nous risquons de nous brûler les yeux à contempler ce qu'ils ne sont pas fait pour voir longtemps.
À ces « contemplations divines » (theiôn theôriôn) s'opposent ta anthrôpeia kaka. On a ici une fois encore une formule ouverte qui n'explicite pas ce à quoi s'applique kaka (« mauvais »), neutre pluriel substantivé par l'article défini ta. Kakos est l'opposé d'agathos (« bon ») et ce que j'ai dit dans la note 2 à ma traduction de la mise en parallèle du bon et du soleil à propos de la traduction d'agathos par « bon » plutôt que par « bien » s'applique symétriquement à la traduction de kakos, dans la mesure où est kakon ce qui n'est pas agathon. Ce dont il est question ici, ce n'est pas, ou en tout cas pas seulement du mal, ou des maux, humains, mais plus généralement de tout ce qui est mauvais dans les agissements et les productions humaines, c'est-à-dire ce qui n'est pas bon.
On notera que, si dans ces deux expressions, l'adjectif anthrôpeios (« humain »), dont anthrôpeia est l'accusatif neutre pluriel, s'oppose clairement à l'adjectif theios (« divin »), dont theiôn est le genitif pluriel, ta kaka (« les mauvais [comportements / actions / pensées / réalisations /...] »), qualifié par anthrôpeia (« humains »), n'est pas du même ordre que theôriôn (« contemplations »), qualifié par theiôn (« divines »). En d'autres termes, l'opposition est entre d'un côté un type d'activité particulier, la « contemplation » de certaines réalités, qui n'est qualifié ni de bon, ni de mauvais, mais seulement de « divin » (l'adjectif portant d'ailleurs principalement sur ce qui est objet de ces contemplations et seulement par contagion sur les contemplations elles-mêmes), et de l'autre tout ce qui, venant des hommes, est mauvais. Or rien ne dit que, simplement parce que ce que des hommes contemplent est divin, ces contemplations sont bonnes pour les hommes. Certes, tout dans le contexte invite à penser que ce qui est ainsi qualifié de « contemplations divines » c'est la contemplation du soleil, c'est-à-dire du « bon » (to agathon), ainsi opposé à ta kaka, mais il me semble que, si Socrate ne parle pas explicitement de to agathon (« le bon »), pour l'opposer à ta kaka (« les mauvais [comportements / actions / pensées / réalisations /...] »), c'est pour laisser la porte ouverte à l'éventualité que ces contemplations supposées divines ne soient pas toujours « bonnes », ou que certains se trompent en croyant contempler le bon lui-même, comme tendrait à le prouver le fait qu'ils n'aient pas compris que le devoir de l'homme qui a atteint ces sommets est de retourner dans la caverne tenter d'ouvrir les yeux de ses concitoyens, ou au moins de se mettre à leur service pour tenter de leur procurer une vie meilleure, chacun à la mesure de ses capacités.
Mais on peut aller plus loin. Socrate suggère ici que c'est l'« image (eikona) qui a été décrite auparavant », c'est-à-dire l'allégorie de la caverne, qui conduit à penser que ceux qui sont arrivés au terme de la progression qui y est décrite ne voudront pas retourner, au risque de leur vie, dans la caverne se mêler des activités devenues méprisables à leurs yeux des enchaînés qui y sont restés. Or, comme je l'ai déjà dit dans les notes précédentes, la suite du commentaire va nous montrer que Socrate réprouve cette attitude, même s'il la comprend, et qu'il va dire qu'il faudra contraindre ceux qui sont allés jusque là à redescendre dans la caverne prendre part au gouvernement de la cité. Mais qui pourra les contraindre, sinon ceux qui auront compris que ce retour dans la caverne est nécessaire, c'est-à-dire ceux qui auront vraiment compris le bon pour les hommes durant leur vie terrestre ? Si tel est le cas, cela suggère que Socrate aurait délibérément « vicié » l'allégorie pour qu'elle invite à cette conclusion qui n'est pas celle qu'il approuve. Et c'est bien ce que j'avais laissé entendre dans les notes 53 et 54 sur ma traduction de l'allégorie. « Voir distinctement et contempler tel qu'il est le soleil lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre » (516b4-7) n'est pas possible aux hommes car leurs yeux ne sont pas fait pour ça, et d'ailleurs ce n'est nécessaire ni pour voir les hommes hors de la caverne (c'est-à-dire les âmes humaines) dans sa lumière (c'est-à-dire à la lumière du bon), ce qui devrait être notre principal souci (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même »), ni même pour « déduir[e] par un raisonnement à son sujet que c'est lui qui produit les saisons et les années et qu'il supervise tout ce qui est dans le domaine vu, et que, de ces [choses] qu'eux-mêmes voyaient, [il est] d'une certaine manière, de toutes, responsable » (516b9-c2). Le soleil n'est pas là pour être regardé, mais pour fournir la lumière permettant de voir ce qu'il éclaire. Le voir ne nous apprendrait rien de ce qu'il nous est important de connaître pour bien vivre notre vie d'hommes et risquerait au contraire de nous gâter définitivement la vue, nous privant de la possibilité de progresser dans la connaissance de ce qu'il nous est nécessaire de connaître pour ça. De même, saisir par l'intelligence ce qu'est le bon lui-même, à supposer que ce soit possible à une intelligence humaine, ne nous apprendrait rien de ce qu'il nous est important de connaître pour bien vivre notre vie d'hommes, c'est-à-dire ce qui est bon pour nous, la relation que nous-mêmes et ce qui nous entoure et nous permet de vivre entretient avec le bon, ou dit d'une autre manière en utilisant le vocabulaire de l'analogie entre bon et soleil, tout cela vu dans la lumière du bon. Toute cette formulation, « le soleil lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre... tel qu'il est », noie le soleil, c'est-à-dire le bon, dans le vocabulaire de l'être multiplié jusqu'à saturation, dont Platon cherche justement à nous faire sortir. Notre souci ne devrait pas être de chercher à appréhender ce qui est (quoi que cela veuille dire) tel que c'est, quand bien même ce serait le bon (to agathon), ce qui est impossible à notre intelligence humaine, mais de chercher à apprécier dans la lumière du bon la valeur (ousia) de nous-mêmes et de ce qui nous entoure. Ceux qui pensent qu'ils peuvent, vivants dans un corps, contempler à loisir le soleil / bon et le connaître tel qu'il est se sont fourvoyés quelque part en chemin et risquent fort de s'être définitivement brûlé les yeux et gâté l'esprit, comme le montre leur refus du retour dans la caverne. La dernière étape du parcours éducatif, qui ne nécessite pas d'avoir vu « le soleil lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre... tel qu'il est », c'est celle qui vient après dans l'allégorie et qui n'implique qu'une déduction par raisonnement, un sullogizesthai : pour comprendre que le soleil « produit les saisons et les années », il n'est pas nécessaire de l'avoir contemplé des heures et ce n'est pas en le regardant béat qu'on comprendra ça, pas plus que ce n'est en cherchant à se représenter ce que pourrait bien être le bon lui-même, abstraction faite de toute relation avec quoi que ce soit d'autre, que l'on fera le moindre progrès vers une meilleure compréhension de ce qui est bon pour nous, collectivement en tant qu'êtres humains, et individuellement en tant que cet homme ou cette femme particulière que je suis. Si Platon a mis en scène dans la République un Socrate refusant d'aborder ce sujet (cf. 506b2-507a5), s'il ne l'a jamais traité dans ses dialogues et s'est contenté, en introduction à la dernière tétralogie de son ouvrage, dans le Philèbe, de s'intéresser à ce qui fait la vie bonne pour les hommes, ce n'est pas parce qu'il voulait garder ce sujet pour une élite, mais tout simplement parce que ça ne nous servirait à rien ! Mais cela, c'est à chacun de le comprendre par lui-même à partir des indications que donne Platon... (<==)

(27) « Ne fasse pas bonne figure » traduit le grec aschèmonei, du verbe aschèmonein, verbe issu du substantif aschèmôn (« difforme »), lui-même composé d'un a- privatif et du mot schèma (dont vient le français « schéma »), équivalent grec du mot latin habitus (dont vient le français « habitude ») en tant que dérivé de la racine du verbe echein (« avoir »), qu'on retrouve dans l'infinitif aoriste schein, équivalent grec du latin habere (« avoir »), dont dérive habitus, et qui veut dire au sens premier « manière d'être », et de là « forme, figure extérieure », puis « figure » au sens géométrique ou rhétorique (à propos de schèma, voir la note 7 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon). Par ce verbe, Platon tire toute la problématique des « formes » : quelle est la « bonne figure » pour un homme ? N'est-ce que ce qui est de l'ordre de l'« apparence » extérieure ou y a-t-il plus ?... (<==)

(28) On retrouve là les termes du début de l'allégorie : les ombres (skiai), les statues, sauf que ces dernières ne sont plus des andriantas, statues d'hommes sexués, comme en 514c1 (voir note 12 à ma traduction de l'allégorie), mais des agalmata, terme plus général désignant au sens premier les parures ou joyaux réservés aux rois ou aux dieux, et de là en particulier les statues qui les représentent dans leurs temples ou ailleurs et que l'on adore, puis enfin toute statue (comme je l'ai signalé dans la note 12 mentionnée plus haut dans cette note, c'est le mot qu'emploie Socrate dans le Ménon pour parler des statues de Dédale : Ménon, 97d, sq.). On peut supposer que « les ombres de la justice », ce sont les jugements rendus par les tribunaux humains, et « les statues dont ce sont les ombres », les lois faites par les hommes et sur la base desquels sont rendus ces jugements, lois qui sont censées donner l'image de la justice, et qui d'ailleurs, notons-le, étaient souvent, dans la Grèce de Socrate et de Platon, gravées sur des tables de pierre, des murs ou des stèles (ainsi à Athènes, les publiait-on sur le monument orné des statues des dix héros éponymes sur l'agora), ce qui justifie le terme d'agalmata. Les ombres de la justice, c'est la condamnation de Socrate, et les statues dont ce sont les ombres, ce sont les lois d'Athènes qui ont permis que cette condamnation injuste soit pourtant légale et que, pour cette raison, Socrate s'y soumette plutôt que de violer la loi.
Cet exemple choisi par Socrate pour illustrer les troubles de « vision » des prisonniers est intéressant, car il s'appuie sur une « création » de l'homme qui est de l'ordre « intelligible », mais qui peut aller jusqu'à prendre une forme « matérielle » visible lorsqu'elle devient des mots gravés dans la pierre, et redevient à la fois immatérielle et « vivante » lorsqu'elle fonde les jugements qui s'appuient sur elle comme ses « ombres ». Ce seul exemple permet donc de parcourir tous les segments de la ligne, depuis les « images » de justice dans nos actes et dans nos discours jusqu'à l'« idée » de la justice elle-même.
Mais il y a plus, car la justice, c'est le thème de fond de toute la République, et les lois sont le couronnement de l'œuvre des hommes en ce monde (tout comme le dialogue qui a pour titre Les lois couronne et clôt le cycle des dialogues), la trace créatrice de leur raison imitant le démiurge créant un univers où règne l'ordre, le kosmos (mot grec signifiant « ordre »), pour mettre de l'ordre dans leur « création » propre d'animaux « politiques » logikoi (raisonnables), la « cité » (polis). Et il y a toutes raisons de penser que, pour le Socrate de Platon, la justice telle qu'il la redéfinit entre les lignes de la République, l'harmonie que chaque anthrôpos (homme ou femme) doit réaliser en lui et autour de lui pour être pleinement ce qu'il est appelé à être, c'est, au sens le plus plein, l'« idée / idéal » de l'Homme. Ainsi donc, le passage des andriantas aux agalmata de justice ne nous changent pas de perspective : c'est bien dans les deux cas de l'homme qu'il s'agit, sauf que dans le premier cas, on parlait de l'homme « animal » et que dans le second, au retour de l'« ascension » vers la lumière du bon, on parle de l'« idée de l'homme »... (<==)

(29) « Lutter jusqu'au bout » traduit le grec diamillasthai, que l'on a déjà rencontré en 516e9 : sur ce verbe, voir note 73 à ma traduction de l'allégorie de la caverne. (<==)

(30) « Ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même » traduit le grec tôn autèn dikaiosunèn mè popote idontôn (mot à mot : « des elle-même justice pas un_jour ayant_vu »). On retrouve dans cette expression la forme idontôn du verbe horan, « voir », proche du mot idea, et la formule autèn dikaiosunèn que certains traduisent par « la justice en soi ».
Le retour dans la caverne est ici évoqué comme confrontant celui qui, ayant exploré l'extérieur de la caverne dans la lumière du soleil / bon, est devenu philosophe et donc, pour paraphraser les propos de Socrate à propos du beau à la fin du livre V, au début de la discussion sur savoir et opinion, « considère [ "juste"] lui-même comme quelque chose et [est] capable de voir parfaitement aussi bien ça-même que les [choses] y participant, et qui ne considère, ni les [choses y] participant comme ça-même, ni ça-même comme les [choses y] participant » (476c9-d3) à ceux qui, n'étant jamais sortis de la caverne, « reconna[issent] de [justes] accomplissements / actions / choses, mais qui, ni ne reconna[issent la justice] elle-même, ni, pour peu que quelqu'un veuille le[s] conduire vers la connaissance de celle-ci, [ne sont] capable de le suivre » (476c2-4). Et il ne faut pas croire qu'il ne s'agit que d'enfants ou de personnes incultes puisque, justement à propos du beau, l'Hippias majeur » a montré que, même un savant universel (ou se prétendant tel) comme Hippias était incapable de comprendre la différence entre « beau » (kalon) en tant que qualificatif et « le beau » (to kalon) en tant que « concept » / idea. Si Socrate prend ici l'exemple du juste plutôt que du beau, c'est parce que, comme je l'ai dit en note 28, la justice telle qu'il la conçoit est d'une certaine manière pour lui l'idea / idéal de l'homme en cette vie, et aussi parce que cette opposition entre deux conceptions de la justice, celle de la foule pour qui elle est le respect (ou au moins l'apparence de respect) des lois gravées dans la pierre que la plupart des citoyens tordent pour leur faire dire ce qui les avantage, et celle d'un Socrate pour qui elle est au-delà des mots dans laquelle on veut l'enfermer par des lois qui ne sont pas toujours justes, ou qu'on peut détourner en vue d'actions objectivement injustes au regard de la « vraie » justice, est au cœur du procès de Socrate et cause de sa mort. On retrouve cette opposition dans la « digression » qui occupe le centre du Théétète entre les deux portraits qu'y trace Socrate, celui d'un personnage qu'il n'appelle que du bout des lèvres « philosophe », et qui est en fait celui d'un prisonnier sorti de la caverne et qui refuse d'y retourner, comme tout le portrait le montre, et qui n'est donc « philosophe » que pour les pareils de Théodore de Cyrène, le « scientifique », comme le suggère le fait que la seule fois où Socrate emploie le mot philosophos à son sujet dans ce portrait, c'est vers la fin, dans les mots « celui-là même que tu nommes philosphe » (hon dè philosophon kaleis ; Théétète, 175e1) adressée à Théodore, et celui d'un plaideur invétéré qui passe son temps dans les tribunaux à tordre les mots à coup de phrases ronflantes et pour qui l'art du logos (tel que l'enseigne un Gorgias) ne sert qu'à être convaincant devant les juges pour faire triompher ses causes sans le moindre souci de la justice, qui n'est pour lui qu'un mot parmi d'autres. La question sur laquelle se termine cette réplique, « de quelle manière ces choses peuvent-elles être conçues un jour par ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même ? » présente en raccourci le problème qui a été celui de Socrate durant sa vie et qui risque d'être celui de tous ceux qui sont vraiment philosophes, et invite chaque candidat philosophe à se demander si, une fois sorti de la caverne et après avoir exploré l'extérieur dans la lumière du soleil, cela sert à quelque chose d'y retourner, avec tous les risques d'incompréhension (et plus) que cela comporte, et s'il est possible d'y être utile aux prisonniers qui n'en sont jamais sortis, ou s'il vaut mieux rester dans le domaine des ideai entre gens qui se comprennent et laisser les prisonniers se débrouiller tous seuls dans leurs illusions. Ainsi posée, la réponse peut paraître évidente, et le serait sans doute si les deux domaines, celui de l'intelligible (l'extérieur de la caverne) et celui du visible (l'intérieur de la caverne), étaient, comme dans l'allégorie, deux domaines localement distincts l'un de l'autre et que l'on pouvait être tout entier soit dans l'un, soit dans l'autre, mais ce n'est malheureusement pas le cas et tant qu'on reste une âme liée à un corps, on ne peut jamais complètement quitter la caverne et l'on reste donc à la merci des agissements des prisonniers qui n'en sont jamais sortis.
Cette question, qui explicite le dilemme auquel est confronté qui prend le chemin de la philosophie, est posée à Glaucon (et au lecteur) pour voir si elle provoque son « étonnement » (est-ce « quelque chose d'étonnant (ti thaumaston) », premier pas selon le Socrate du Théétète (Théétète, 155d) vers la philosophie. Elle commence dans le registre de l'oiesthai (oiei, « es-tu d'avis »), de l'opinion personnelle (oiesthai veut dire « avoir l'impression que, avoir le sentiment que, croire personnellement) et dans le présent (oiei, deuxième personne du présent de l'indicatif actif d'oieisthai) pour finir dans le registre de l'idein (idontôn, dernier mot de la phrase en grec), du « voir », mais d'un voir pris ici au sens analogique à propos des ideai dans le sens d'un savoir, mais qui prend sa source dans le voir au sens propre (ceux dont il est ici question « voient » quelque chose, mais qui n'est pas ce qu'il faudrait qu'elles voient), dans une forme, idontôn, qui partage sa racine avec idea et qui est à l'aoriste, le temps grec le moins liée au temps, et au participe, le mode le plus proche de l'adjectif ou du substantif. La phrase invite donc Glaucon (et le lecteur) à faire le chemin qu'elle décrit et à imiter la vie de Socrate en quête de la justice qui fait l'homme, même si « la justice elle-même », on ne la « voit » pas...
De plus, la phrase nous met en présence des trois « plans » correspondant aux trois niveaux de l'âme : l'ordre du « divin » qui n'est accessible qu'à la partie supérieure de l'âme, celle qui est douée de logos, lorsque Socrate parle de « contemplations divines » au pluriel (rien n'oblige à penser que seule la contemplation du soleil lui-même, dont j'ai dit dans les notes précédentes ce qu'il fallait penser, mérite d'appellation de « divine » ; on peut parfaitement associer cet adjectif à tout ce que le prisonnier libéré voit dans le ciel, voire à tout ce que lui révèle la lumière du soleil) ; l'ordre du « matériel », dans lequel même la justice est « statufiée » sous forme de caractères gravés dans la pierre, et qui est celui à cause duquel notre âme est dotée de « passions », d'epithumiai ; le plan enfin du « jugement », celui de la partie intermédiaire de notre âme, le thumos, où se font en fin de compte les choix d'action justes ou injustes. Et ce niveau du jugement est présent tant au niveau du dialogue, où Socrate fait appel au jugement de Glaucon, qu'au niveau de l'image suggérée par le discours, où il apparaît sur les trois plans : au plan des « idées », puisqu'il est question de la justice, qui est le critère par excellence du jugement, au plan matériel, puisqu'on y parle des dikastèriois, des « tribunaux », bâtiments tout matériels qui sont les « temples » de la justice, au plan intermédiaire enfin du « combat » permanent pour la justice impliqué par le choix des verbes utilisés (agônizesthai (« se battre »), diamillasthai (« lutter jusqu'au bout »)).
Mais si l'on évolue sur trois plans, on n'y retrouve que deux ordres d'« activités » : celui du « sentiment personnel », l'oiesthai, qui est le résultat du jugement ou du manque de jugement de chacun, et celui du « voir » (idein), qui est commun aux deux ordres « divin » et « matériel ». Et c'est là le point important dont veut nous faire prendre conscience Platon : il n'y a pas vraiment de discontinuité du point de vue de notre « intelligence » entre l'ordre « visible » et l'ordre « intelligible », car le « voir » du sensible implique déjà une opération de l'esprit. On ne « voit » pas Socrate ou un carré avec nos yeux, mais simplement des taches de couleurs différentes (et encore, car la couleur est déjà une « abstraction », un « nom », un « logos », dès que je la pense comme telle), et il faut que notre esprit s'en mêle, que notre logos « abstraie » et « nomme » des entités distinctes dans ce que nos yeux perçoivent (voir dans l'allégorie 515b4-5 et la note 17) pour que nous puissions « parler » (legein) de « Socrate » ou de « carré » (voir sur tout cela mes notes à la traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon). La vraie rupture n'est pas entre « visible » et « intelligible », mais entre sensations « brutes », qui laissent encore notre « logos » dans le « noir » tant qu'il n'exerce pas son activité sur elles, et « intellection » qui leur donne « sens », « logos ». Elle n'est pas dans les « êtres » eux-mêmes, même si ceux-ci sont de plusieurs « ordres », mais dans les niveaux de « perception » que nous en avons. Et c'est la même « raison », le même « logos » et lui seul, qui perçoit par le même ordre d'opération, l'idein, l'« image » de Socrate qui me parle et l'« image » de la justice dont il me parle. (<==)

(31) Glaucon, qui en reste au niveau de l'image de l'homme ébloui qui revient dans l'obscurité, ne s'étonne pas qu'il n'y voie goutte. Mais il ne s'étonne pas non plus que quelqu'un, fût-ce Socrate, ait pu voir « la justice elle-même », ou que les hommes se battent à son sujet sans vraiment savoir de quoi ils parlent... (<==)

(32) « On avait de l'intelligence » traduit le grec noûn echoi. On retrouve dans cette formule le noûs dont on vient de nous dire (cf. 517c4) qu'il était le produit dans l'ordre intelligible de l'idée du bon. (<==)

(33) « On ne rirait pas de manière irraisonnée » traduit le grec ouk an alogistôs gelôi (mot à mot : « pas éventuellement de_manière_irraisonnée on_rirait »), où alogistôs est l'adverbe dérivé de l'adjectif alogistos, lui-même dérivé de logos via le verbe logizesthai, qui veut dire « faire usage de son logos », et en particulier « calculer », au sens mathématique comme au sens figuré. Agir de manière alogistôs, c'est donc agir sans (le a- privatif) faire usage de son logos, sans réfléchir, sans faire preuve de raison. Si Socrate parle ici de « rire », c'est précisément parce que le rire est un réflexe irraisonné, mais qui exprime un jugement de valeur ne venant pas de la raison, mais de la partie thumoeidè de l'âme, que Socrate qualifie explicitement d'alogiston en République, IV, 441c2, dans la section du livre IV de la République qui met en évidence les trois parties de l'âme, comme il l'a fait aussi auparavant, en 439d7, pour la partie désirante. Le rire est donc une forme de jugement qui est accessible aussi bien aux prisonniers restés au fond de la caverne qu'à ceux qui en sont sortis et c'est pourquoi il en fait ici le critère unique de jugement des réactions au comportement de qui a des problèmes de vision, soit dus à l'excès de lumière quand on passe brusquement de la pénombre au soleil, soit dus au manque de lumière quand au contraire, on passe brusquement du soleil à la pénombre de la caverne, critère qui est donc utilisable aussi bien à propos des prisonniers restés dans la caverne qui voient revenir celui qui en est sorti qu'à propos de ceux qui en sont sortis et voient un autre prisonnier en sortir, ou voient ceux qui y sont restés rire de celui qui y revient.
La traduction d'alogistôs par « sans raison » que j'avais retenue dans les versions précédentes de cette page n'est pas fausse, mais elle est ambiguë dans la mesure où cette expression se comprend spontanément en donnant au mot « raison » le sens de « mobile d'une action, raison pour agir de telle ou telle manière », ce qui n'est pas le sens qu'a ici en tête Socrate : celui qui rit en voyant une personne troublée se comporter de manière étrange a une « raison » (au sens de moblie) de rire, le comportement étrange de la personne dont il rit. Ce que lui reproche Socrate, c'est de ne pas utiliser sa « raison » (au sens de faculté) pour chercher à comprendre d'où provient ce comportement étrange, quelle est sa « raison » du point de vue de la personne qui se comporte bizarrement, et si cette « raison » est louable, et devrait donc susciter l'admiration plutôt que le rire, ou blâmable, et dans ce cas, le rire peut être admis. (<==)

(34) « Manque d'accoutumance » traduit le grec aètheias, génitif singulier de aètheia. Ce mot fait pendant au sunètheias (« accoutumance ») de 516a5, qui explicite ce dont aura besoin le prisonnier au sortir de la caverne pour voir ce qu'il y a à voir autour de lui en ce nouveau lieu. L'aètheia, mot formé par adjonction du alpha privatif à la racine ètheia là où c'est le préfixe sun- (« ensemble, avec ») qui y était adjoint dans sunètheia (voir sur ces deux mots et sur leur racine commune ètheia la note 42 à ma traduction de l'allégorie), c'est donc la situation contraire à celle à laquelle conduit la sunètheia, celle dans laquelle on est avant d'avoir pu s'accoutumer, c'est-à-dire, dans un sens, dès qu'on est sorti de la caverne et dans l'autre, celui qui est en cause ici, lorsqu'on vient d'y retourner et qu'on est passé brusquement de la lumière du soleil à la quasi obscurité de la caverne. Rien n'est dit du temps que prend cette accoutumance, ni dans un cas, ni dans l'autre, mais on peut penser que, pour celui qui a vu ce qu'il y avait à voir hors de la caverne dans la pleine lumière, cette lumière qui, si l'on laisse de côté l'imagerie de l'allégorie, est devenue une lumière intérieure, une « intelligence » de ces réalités vues, ne se dissipe pas avant longtemps. (<==)

(35) « Elle s'est gavée » traduit le grec empeplèsthai, troisième personne du singulier de l'indicatif parfait moyen / passif du verbe empimplanai, dont le sens premier est « remplir, rassasier ». Ce verbe n'a pas à proprement parler le sens péjoratif que je lui donne en le traduisant par « se gaver » (moins péjoratif toutefois que « se goinfrer », que j'ai un moment envisagé comme traduction), mais il est de fait que, chez Platon, le rassasiement décrit par ce verbe est souvent vu en mauvaise part comme un défaut. Ainsi par exemple, pour se limiter à la République, en République, III, 405d2, où il est question des personnes qui ont besoin de médecins parce que, sous l'effet de la paresse, elles se remplissent (empimplamenous) de liquides et de vents ; en République, IV, 426a8, où il est question de ces malades qui voudraient qu'on les guérisse mais refusent d'écouter celui qui leur dit d'arrêter d'abord de s'enivrer, de se goinfrer (empimplamenos), de s'adonner aux plaisirs de l'amour et de paresser ; en République, IV, 440a3, dans l'anecdote de Leontios qui sert à Socrate à distinguer la partie thumoeides de l'âme, c'est le verbe qu'emploie Léontios, lorsqu'il cède à ses pulsions macabres, pour dire à son âme de se rassasier (emplèsthète) de la vue des cadavres ; en République, VI, 494d2, où Socrate, dans une description qui ne peut manquer d'évoquer Alcibiade, décrit le danger pour une âme bien née soumise aux pressions de son entourage de s'emplir (empimplamenon) d'orgueil et d'arrogance ; etc.
Ici, la suite de la phrase va nous montrer que Socrate désapprouve ce rassasiement, qui n'est pas un remplissage de lumière au sens d'un progrès de l'intelligence, mais un rassasiement ayant pris place « sous l'effet (hupo) du scintillement plus brillant de la lumière », sans doute chez celui qui n'a pas pris le temps, passant de l'obscuritè à la pleine lumière, de s'y accoutumer avant de se laisser fasciner par toute cette lumière et de se rassasier de ce qu'il voit sans rien y distinguer de précis. (<==)

(36) « On déclarerait heureuse » traduit le grec eudaimoniseien. Sur le verbe eudaimonizein, voir la note 62 à ma traduction de l'allégorie. (<==)

(37) « Épreuve » traduit le grec pathous, génitif de pathos, mot que l'on a déjà rencontré au début de l'allégorie (en 514a1, voir note 5 à ma traduction de l'allégorie), et qui désigne toute chose que l'on éprouve, que l'on subit « passivement », par opposition à ce que l'on fait de manière « active ». (<==)

(38) Dans l'allégorie, parlant du retour dans la caverne du prisonnier qui a contemplé le soleil, Socrate a évoqué le rire (gelôs, 517a2) que provoquerait chez les prisonniers restés enchaînés les difficultés que rencontrerait celui qui redescendrait dans la caverne à y distinguer les ombres dans la pénombre après avoir été habitué à la lumière du soleil. Il vient de rappeler le caractère risible (geloios, 517d6) de ceux qui ont contemplé le soleil lorsqu'ils reviennent dans la caverne et ont du mal à discerner les ombres tant que leurs yeux ne se sont pas réhabitués au peu de lumière qui y règne et il s'interroge maintenant sur la pertinence de ce rire, considéré comme l'expression d'un jugement de valeur qui ne fait pas appel à la raison (alogistôs ; 518a6, cf. note 33), en opposant deux situations inverses qui peuvent provoquer des difficultés à voir, le passage brusque de l'ombre à la lumière (comme dans le cas de la sortie de la caverne) et le passage brusque de la lumière à l'ombre (comme dans le cas du retour dans la caverne) : ces deux situations rendent ridicule (et donc risible) celui qui en est victime aux yeux de ceux qui en sont témoins tant qu'ils ne réfléchissent pas (s'ils en sont capables) à ce qui en est la cause et les amènent à en rire « de manière irraisonnée » (alogistôs). Socrate se demande ici si ces rires sont plus justifiés dans un cas que dans l'autre et, si oui, dans lequel : est-il plus justifié de rire des difficultés à voir ce qui l'entoure de celui qui sort de la caverne et est ébloui par la lumière du soleil ou de rire des difficultés à reconnaître les ombres de celui qui revient dans la caverne et n'est plus habitué à la pénombre qui y règne après avoir vu la lumière du soleil ? Et pour ce faire, il va exprimer son avis sur cette question en conservant jusqu'au bout le critère du rire comme expression d'un jugement de valeur, et donc en se posant la question, non pas directement de la pertinence des rires que suscite dans chaque cas l'observation de la personne en difficulté, mais de la pertinence du rire que ces rires irraisonnés pourraient susciter de la part d'un observateur de ces différentes scènes, c'est-à-dire finalement du caractère plus ou moins risible de ces rires, en partant de l'idée qu'ils sont d'autant plus risibles qu'ils sont moins justifiés : est-il plus justifié de rire des rires irraisonnés de ceux qui rient des difficultés du prisonnier de retour dans la caverne qui ne s'est pas encore réhabitué à la pénombre, c'est-à-dire de trouver leur réaction parfaitement ridicule, ou de rire des rires irraisonnés de ceux qui rient des difficultés de celui qui sort de la caverne et est ébloui par le soleil, c'est-à-dire de trouver leur réaction plus ridicule que celle du premier groupe ? Ce faisant, Socrate nous invite à prendre en considération à la fois la situation de la personne qui fait rire par ses difficultés à voir et la situation de ceux qui rient d'elle. Pour ce qui est de la situation de la personne qui a du mal à voir, il nous aide en nous disant que, dans le cas du prisonnier qui redescend dans la caverne, il est heureux, puiqu'il a progressé dans la connaissance et a vu le soleil / bon, alors que dans le cas du prisonnier qui sort de la caverne, il est à plaindre parce qu'il n'a pas encore parcouru ce chemin et n'a donc encore qu'une connaissance limités aux données des sens. Mais en ce qui concerne ceux qui l'observent en riant, il nous laisse le soin de déterminer qui ils sont (au moins dans le second cas, celui de l'éblouissement dû au passage de l'ombre au soleil) et ce qui pourrait justifier leur rire. Pour le cas du prisonnier qui retourne dans la caverne, ceux qui rient, comme il l'a dit dans l'allégorie, ce sont les prisonniers encore enchaînés et jamais sortis de la caverne, donc qui en savent beaucoup moins que celui dont ils rient et ne peuvent comprendre qu'il est heureux. Mais pour celui qui est ébloui à la sortie de la caverne, ce ne peut pas être les mêmes, ce ne peut être que des prisonniers déjà libérés et sortis de la caverne auparavant, donc des personnes qui en savent plus que celui dont ils rient et qui sont, elles, déjà habituées à la lumière du soleil. Et ce que dit finalement Socrate, c'est que rire des rires bêtes d'ignorants (les prisonniers restés dans la caverne) se moquant d'une personne heureuse d'avoir pu sortir de la caverne et d'avoir compris des choses que ceux qui rient d'elle n'ont pas comprises et ne prennent pas le chemin de comprendre un jour est plus justifié que de rire du rire compatissant de prisonniers libérés qui prennent en pitié (eleèseien, 518b2) un prisonnier qui vient seulement de sortir de la caverne et n'est pas encore habitué à la lumière du soleil et s'amusent gentiment des difficultés qu'il rencontre, difficultés qu'ils ont eux-même vécues dans le passé, ce qui leur permet d'en rire maintenant, comme des parents qui rient en voyant trébucher leur enfant qui fait ses premiers pas. En se plaçant au niveau du rire comme critère de jugement irraisonné, Socrate nous invite à réaliser que la question du retour dans la caverne n'est pas qu'une affaire de raison, mais implique, dans la vie vie et non plus dans l'allégorie, l'âme tout entière et le corps qu'elle meut, y compris donc la partie thumoeidè (disons l'amour-propre) de l'âme, que la raison, la partie logikon (« douée de logos »), doit être en mesure de convaincre. Dans cette perspective, on peut traduire ce qu'il dit ici de la manière suivante : si l'on n'a pas eu peur du ridicule (justifié) aux yeux de ceux qui étaient plus avancés que nous sur le chemin du savoir dans la phase ascendante (ceux qui, déjà libérés et sortis de la caverne, nous observaient à notre sortie) et supporté leur rire compatissant, on devrait encore moins craindre le ridicule (injustifié) aux yeux de ceux qui sont moins avancés que nous sur le chemin du savoir (ceux qui ne sont jamais sortis de la caverne) lors de notre retour dans la caverne et supporter leur rire imbécile. (<==)

(39) « Avec mesure » traduit le grec metriôs, dans lequel on trouve l'idée de metron, de « juste mesure », qui sera centrale dans le Politique. (<==)

(40) « Si ces [propos sont] vrais » traduit le grec laconique ei taut' alèthè. Taut', forme élidée de tauta, est le pluriel neutre du démonstratif outos, et le pluriel invite à y voir un renvoi, non pas simplement à la réplique précédente, mais aux mots de Socrate en 517b7, « si elle a chance d'être vraie » (ei alèthès ousa tugchanei), à propos du « décodage » de l'allégorie qu'il vient de proposer de manière hypothétique, en se souvenant qu'il a précisé au début de l'allégorie qu'elle décrit « notre nature par rapport à l'éducation [paideias] et au fait de ne pas être éduqué [apaideusias] » (514a2), c'est-à-dire le processus d'éducation (paideia) de l'âme humaine. Et c'est bien d'« éducation » (paideian en 518b7) que va parler Socrate aussitôt après dans la suite de cette réplique, pour expliciter ce que l'allégorie nous a suggéré de ce processus. (<==)

(41) « Qui en font profession » traduit le grec epaggellomenoi, participe présent / aoriste moyen du verbe epaggellein, dont le sens premier est « annoncer, déclarer, proclamer », particulièrement en parlant de déclarations publiques. On pourrait donc traduire par « qui le clament publiquement ». Il peut aussi vouloir dire, surtout au moyen, « promettre », et, par suite, « faire profession de », sens qui convient bien ici, puisque les gens dont il est question sont, comme le montre la suite de la phrase, des gens qui se posent en éducateurs, sans doute les sophistes. Mais ce verbe a aussi un sens plus « technique » en droit attique : il veut dire alors « sommer un orateur de se soumettre à la dokimasia », c'est-à-dire à un examen de son droit à prendre la parole à l'assemblée (ekklesia) ou devant un tribunal. Or, la forme epaggellomenoi utilisée ici peut aussi être lue comme un participe présent passif, ce qui fait qu'on pourrait aussi traduire « qui sont sommés de justifier de leur droit à parler » (sous-entendu : « devant le tribunal de lla raison )». Il n'est pas impossible que Platon ait eu les deux sens en vue en écrivant ce texte. (<==)

(42) « Du savoir » traduit le grec epistèmès. Sur le mot epistèmè, voir la note introductive à ma traduction de Ménon, 86d3-96d1, et la traduction et les notes de cette section. Le mot est au génitif, employé au sens partitif, ce qui justifie la traduction par « du savoir » plutôt que par « le savoir ». Les sophistes, certains du moins, ne prétendaient pas apporter à leurs élèves tout le savoir, mais certaines connaissances dans des domaines spécifiques. (<==)

(43) On remarquera l'insistance de Platon à comparer l'« intelligence » avec la vue, même au-delà des connotations implicites du mot idea dont j'ai dit qu'il dérive de idein, « voir ». La comparaison proposée ici souligne la futilité de ceux qui prétendent donner l'« intelligence », le « savoir » à des âmes qui en seraient dépouvues tant que quelqu'un ne viendrait pas les remplir (on peut rapprocher cela de la remarque de Socrate à Agathon au début du Banquet, où il dit que la sagesse (sophia) n'est pas « telle qu'elle coul[e] de celui [qui en est] le plus plein vers celui [qui en est] le plus vide pour peu que nous nous touchions l'un l'autre, comme l'eau dans les coupes coulant à travers la laine de la plus pleine vers la plus vide », Banquet, 175c7-e4). Elle prépare les réflexions qui suivent : les yeux ont une « faculté » implicite de voir, et celui qui montre quelque chose à quelqu'un ne met pas la vue dans ses yeux, il se contente d'en diriger l'utilisation. De même l'âme a une capacité « naturelle » à « connaître », à « contempler » les réalités intelligibles, qui ont une « existence » objective hors d'elle, comme le montre l'emploi du mot pathèmata (« affections ») à la fin de l'analogie de la ligne (cf. note 74 à ma traduction de l'analogie) et leur représentation dans l'allégorie par des ombres, des reflets, des statues, etc., selon le stade de réflexion et d'éducation où l'âme se trouve, et le plus que l'on puisse faire est de diriger son « regard » vers les « spectacles » appropriés (voir note 26 sur le mot theoria). (<==)

(44) « Discours » traduit le grec logos, que l'on pourrait aussi traduire, dans ce contexte, par « argument », ou encore « histoire », au sens de l'« histoire » que constitue l'allégorie de la caverne qui vient d'être proposée par Socrate. (<==)

(45) « Pouvoir » traduit le grec dunamin, que l'on pourrait aussi traduire par « faculté » ou « aptitude ». Dunamis, dont vient le français « dynamique », dérive du verbe dunasthai, qui veut dire « avoir en soi la capacité de, être capable de ». (<==)

(46) « L'organe » traduit le grec organon, dont vient justement le mot français « organe ». En grec, organon signifie au sens premier « instrument », et peut désigner toutes sortes d'instruments, et pas seulement les « organes » du corps conçus comme des « instruments » : des instruments de chirurgie ou de musique, par exemple, ou encore des outils de travail ou des machines de guerre. Le mot peut aussi être utilisé pour désigner l'outil par excellence du raisonnement, la logique, et c'est pour cette raison que l'on donne le nom d'Organon à l'ensemble des traités de logique d'Aristote.
L'emploi de ce mot montre jusqu'à quel point Platon pousse la comparaison entre le vue et l'intelligence : de la même manière que le corps comporte un organe lui permettant de voir, l'œil, l'âme possède un organe lui permettant de connaître, et la connaissance est l'analogue pour elle de la vue pour le corps. Notons que Platon ne cherche pas ici à situer cet « organe » dans une perspective anatomique en l'associant à un organe du corps : pour lui, tout comme l'organe qui nous donne accès au visible est lui-même visible en tant qu'organe matériel au même titre que tout ce qui est visible par lui, l'organe qui nous donne accès à l'intelligible fait partie de la composante intelligible de l'homme, c'est-à-dire de l'âme, et n'est pas plus visible que le reste de l'âme avec les yeux du corps. Que les processus sur lesquels se fonde cette aptitude à connaître prennent place dans le cerveau, ou dans toute autre partie du corps humain ne veut pas dire que c'est cet organe corporel qui est l'organe dont parle ici le Socrate de Platon, car la connaissance de l'intelligible est d'un autre ordre que les processus physiques qui la rendent possible. Pour prendre un exemple issu de l'allégorie, phtheggesthai (515a2), « émettre des sons », n'est pas la même chose que dialegesthai (515b4), « échanger des paroles et des discours » (cf. les notes 13 et 16 sur ma traduction de l'allégorie à propos de ces deux verbes et du contexte dans lequel chacun est utilisé) : notre oreille, en tant qu'organe corporel, capte des sons, et c'est l'organe de notre âme qui nous rend aptes à connaître, celui dont il est ici question, qui donne du sens à ces sons, une fois reconnus comme mots (et le sens n'est pas plus dans les mots eux-mêmes que dans les sons, comme le prouve le fait que des mots différents issus de langues différentes peuvent renvoyer au même sens). Une analyse de la réplique dans son ensemble, que je réserve pour une note ultérieure (cf. note 50 ci-dessous), montre même que Platon y prend la peine de mettre en lumière une différence majeure entre les organes du corps et les organes de l'âme, qui est justement la question de leur localisation. (<==)

(47) « Tourner vers le lumineux [en se détournant] de l'obscur » traduit, en respectant l'ordre des mots, le grec strephein pros to phanon ek tou skotôdous.
Phanon est l'accusatif neutre singulier substantivé par l'article de phanos, mot de même racine que le mot phôs, contraction de phaos, qui signifie « lumière » (phôtos au génitif, dont vient le préfixe français « photo » qui figure dans de nombreux mots évoquant la lumière). Phanos veut dire au sens propre « lumineux, brillant, clair » et peut, comme la plupart des termes relatifs à la vue, s'utiliser au sens figuré pour la vue de l'esprit, dans le sens « clair, évident ».
Le terme qui s'oppose à phanos est skotôdès, dont skotôdous est le génitif (requis par la préposition ek) neutre singulier. Ce mot est formé à partir du mot skotos, qui signifie « ténèbres, obscurité », et en particulier les ténèbres de la mort, par adjonction d'un suffixe, -ôdès, dérivé du verbe ozein, qui signifie « exhaler une odeur, sentir ». Skotôdès signifie donc « obscur, sombre, ténébreux » en suggérant l'idée de quelque chose qui sent la mort.
Notons que Socrate ne caractérise pas ce vers quoi l'œil se tourne par des propriétés intrinsèques aux « objets » vus, comme par exemple le fait d'être matériels, ou en perpétuelle évolution, mais par la présence ou l'absence de quelque chose qui leur est extérieur et les rend visibles par l'œil quand elle et présente, mais dont l'absence rend l'œil incapable de voir, la lumière, ce qui nous renvoie à la section 507c6-508a2 de la mise en parallèle du bon et du soleil, où Socrate met en évidence le caractère particulier du sens de la vue par rapport aux autres sens, en ce qu'en plus de l'œil et de l'objet vu, elle nécéssite un tiers, la lumière, pour que les yeux puissent voir et que la vision devienne possible. Cette manière de s'exprimer est intéressante car, en ne liant pas la capacité d'être vu aux seuls objets susceptibles d'être vus, mais à quelque chose qui leur est extérieur, elle nous invite à nous demander si, dans le cas de l'« organe » de l'âme qui permet d'apprendre, la « circulation » dont il va être question implique de changer d'objets d'étude ou seulement de changer de point de vue et d'éclairage sur ce à quoi on s'intéresse : lorsque Socrate va opposer « ce qui devient » (to gignomenon) à « ce qui est » (to on), a-t-il en vue des « objets » différents, par exemple les objets matériels dans un cas, les eidè ou les ideai dans l'autre, comme on le croit le plus souvent, ou seulement une manière différente d'envisager les mêmes objets, en ne s'intéressant qu'à leur matérialité et leur évolutivité dans un cas, ou, dans l'autre cas, en cherchant à leur propos ce qu'il y a en eux de pérenne et de commun à une pluralité d'instances similaires d'un certain point de vue à travers des eidè qui permettent d'y associer des noms (par nature pérennes) et des ideai vers lesquels pointent ces eidè, permettant d'en parler en se comprenant et de dire des choses à leur propos, de dire ce qu'ils « sont » au-delà des changements perpétuels qu'implique leur matérialité, ce qui, en eux, transcende cette évolutivité perpétuelle et les rend connaissables et intelligibles ? (<==)

(48) Periakteon est l'adjectif verbal d'obligation du verbe periagein, formé sur le verbe agein, qui signifie « conduire, mener », par adjonction du préfixe peri, dont le sens premier est « autour de ». Le sens premier de periagein est donc « conduire tout autour de ». Pour les yeux, le verbe qu'avait utilisé Socrate était strephein, qui signifie « tourner » en impliquant une rotation sur place, comme justement un mouvement de la tête pour modifier la direction du regard, là où periagein implique plutôt un déplacement spatial autour de quelque chose qui, lui, reste éventuellement fixe ou tout simplement la circulation de quelque chose de place en place. Je traduis ici periakteon einai par « doit être obligé de circuler », en utilsant un verbe dans lequel on retrouve la racine latine circum, qui est l'équvalent latin du grec peri. Cette traduction est compatible à la fois avec son complément ek tou gignomenou (« (hors) de ce qui devient », qui précède immédiatement periakteon einai, introduit par la préposition ek (« hors de ») et précisant d'où part cette circulation, et avec ce dans / vers (eis) quoi il s'agit de « circuler », introduit par la préposition eis (« dans (avec mouvement) / vers »). Mais on notera que le symétrie n'est pas respectée entre le cas de l'œil et le cas de l'« organe » de l'âme. Non seulement le verbe de mouvement change (periagein au lieu de strephein), mais en plus, alors que, pour le cas de l'œil, le mouvement était décrit par son point d'arrivée (« vers le lumineux ») à l'aide de la préposition pros (« vers »), puis par son point de départ (« [en se détournant] de l'obscur ») à l'aide de la préposition ek (« (hors) de »), dans le cas de l'« organe » de l'âme, son mouvement n'est décrit que par son point de départ (« hors de ce qui devient »), là encore à l'aide de la préposition ek (« (hors) de »), le point d'arrivée, décrit par la longue expression « jusqu'à ce qu'éventuellement, [obligée de circuler] dans ce qui est et [vers] le plus lumineux de ce qui est, elle devienne capable de tenir ferme en [le] contemplant » (heôs an eis to on kai tou ontos to phanotaton dunatè genètai anaschesthai theômenè), étant attribué, non pas à l'« organe » (organon, neutre) de l'âme (psuchè, féminin), mais à l'âme tout entière puisque les participes dunatè (« capable de ») et theômenè (« contemplant ») sont au féminin, et ne peuvent donc se rapporter qu'à psuchè, féminin, par à organon, neutre. Et cette formulation suggère un processus de longue haleine (heôs... dunatè genetai..., « jusqu'à ce que... elle devienne capable de... », s'intéressant à des objets multiples (« ce qui est » qui renvoie à une multitude d'objets possibles) introduits par la préposition eis (« dans (avec mouvement) / vers »), plus ouverte que pros (« vers ») utilisé à propos de l'œil, parmi lesquels il s'agit de trouver une « cible » ultime unique (« vers... le plus lumineux de ce qui est »), mais sans garantie de succès (an (« éventuellement »)), cible sur laquelle le mouvement impliqué par periakteon fait place à la contemplation (theômenè, « en contemplant ») impliquant le repos, donc la fin du mouvement. C'est pour marque la distinction entre la multiplicité qu'implique to on (« ce qui est ») et l'unicité qu'implique l'expression tou ontos to phanotaton (« le plus lumineux de ce qui est ») que j'ai traduit deux fois le eis qui les introduit, bien qu'il ne soit pas répété en grec, et de manière différente dans les deux cas, « dans »  lorsqu'il concerne la multiplicité des étants (to on) et « vers » lorsqu'il concerne le plus lumineux d'entre eux, qui sont deux traductions possibles de eis. (<==)

(49) Le verbe theasthai (« contempler »), dont theômenè est le participe présent, qui décrit l'« activité » de l'âme qui est la cible de ce processus, évoque plus une certaine passivité qu'une activité, puisque son sens premier est « contempler », en particulier lorsqu'il est question d'un spectacle qui est offert à la vue, spécialement dans un théâtre, le mot theatron, dont dérive le français « théâtre » et qui a ce même sens en grec, étant justement dérivé du verbe theasthai, si bien que l'expression hoi theômenoi, substantivation du participe présent de ce verbe signifie « les spectateurs ». Il renvoie à l'allégorie, où il apparaît deux fois, toujours en relation avec les objets célestes : en 516a9, lorsque Socrate dit que le prisonnier libéré, « les [objets] dans le ciel et le ciel lui-même, il pourrait probablement plus facilement les contempler (theasaito) de nuit... » (516a8-9), et, quelques lignes plus loin, en 516b6, lorsqu'il dit que finalement, il pourrait « contempler (thesasthai) le soleil lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre... tel qu'il est » (516b5-7).

(50) Dans cette réplique, Socrate résume en quelque sorte toute la progression décrite par l'allégorie depuis le visible (l'intérieur de la caverne) jusqu'à l'intelligible (l'extérieur de la caverne) en mettant en parallèle l'œil en tant qu'organe du corps permettant la vue dans le visible et un « organe » de l'âme donnant accès à la compréhension dans l'intelligible, dans une formulation qui souligne à la fois les ressemblances et les dissemblances entre les deux cas, celui de l'œil et de la vue, et celui de l'âme et de l'apprentissage en vue de la compréhension. Pour ce faire, il commence donc par supposer à l'âme un « organe » (organon, cf. note 46), analogue pour elle de l'œil pour le corps, qui traduit le fait que, comme dans le cas de la vue pour le corps, le pouvoir (dunamis, cf. note 45) de comprendre moyennant un apprentissage approrprié fait partie intégrante de l'âme, qu'elle en fasse usage ou pas. Et comme dans le cas de la vue par rapport à l'œil, qui nécessite pour s'actualiser la présence en tiers de quelque chose, la lumière, qui n'est ni l'œil, ni les objets visibles (cf. note 47), Socrate suggère que, pour que cette faculté de comprendre puisse s'actualiser, il faut, en plus de cet « organe » de l'âme et de la présence d'objets intelligibles, quelque chose qui est analogue au passage de l'ombre à la lumière pour les objets visibles, qui est un changement de point de vue sur les objets qu'elle appréhende consistant à les considérer comme « étant » (on) et non plus comme « devenant » (gignomenon). C'est en tout cas ce que suggère cette mise en parallèle, qui met en regard l'obscur (skotôdon) et le lumineux (phanon) dans le visible et le devenant (gignomenon) et l'étant (on) dans l'intelligible : si dans le visible, ce qui compte, ce n'est pas tant la nature des objets regardés que leur éclairage, le parallèle (que le Socrate de Platon ne conteste pas, puisque c'est lui l'objet de la comparaison) nous invite à considérer que ce qui compte dans l'intelligible, ce n'est pas tant la nature des objets considérés que l'« éclairage » sous lequel on les envisage, ce n'est pas tant leur caractère visible ou invisible pour l'œil, qui n'a aucune raison d'intervenir dans leur caractère intelligible ou pas, comme le confirme l'allégorie, dans laquelle on retrouve dans les premières étapes hors de la caverne tout ce qui était visible à l'intérieur, à commencer par les anthrôpoi (« êtres humains »), cette fois considérés comme intelligibles dans la lumière du soleil / bon, c'est le fait de les penser non pas comme seulement en devenir (gignomenon) en se limitant à ce qu'en montre la vue , mais comme « étant », c'est-à-dire comme caractérisés par des attributs ayant une certaine permanence, à partir desquels on peut poser des eidè auxquels on peut associer des nom et qui pointent vers des ideai (les astres du ciel) qui permettent de les rendre intelligibles, c'est-à-dire de les envisager dans la lumière du bon, puisque tous les hommes cherchent ce qu'ils pensent être bon pour eux, de manière à pouvoir agir intelligemment dans leur vie en essayant de comprendre en quoi est bon ou pas pour eux tout ce qui se présente à eux, visible pour l'œil ou pas.
La première différence que souligne Socrate entre les deux cas au moyen de l'expression oion ei (« comme si ») qui introduit le cas de l'œil en supposant, au contraire de ce qui se passe en réalité, des yeux qui ne pourraient pas bouger sans que bouge le corps dont ils sont les yeux, comme l'âme, elle, ne peut apprendre sans que ce soit toute l'âme qui apprenne, c'est la différence qu'il faut faire entre un « organe » matériel et spatialement situé dans un tout dont il n'est qu'une partie (les yeux parties du corps) et un « organe » qui n'est identifiable que par la pensée comme une fonction « logique » d'un tout exclusivement intelligible et immatériel dont il n'est distingué par la pensée que comme responsable de certaines fonctions seulement de ce tout (l'âme et sa fonction de compréhension, distincte par exemple de sa fonction de mémorisation). Ce que Socrate veut éviter par cette mise en garde, c'est qu'en parlant d'« organes » de l'âme pour en faire une analyse « fonctionnelle » et bien insister sur le fait que ces fonctions, dont son aptitude à comprendre, font partie intégrante de sa nature et que donc en particulier, cette fonction en elle qui lui permet de comprendre est le passage obligé pour la conduire vers le savoir, qui ne peut donc être simplement « versé » en elle depuis une « source » extérieure par rapport à laquelle elle serait purement passive, comme une cruche dans laquelle on verse de l'eau, on cherche à se représenter ces « organes » de l'âme selon le modèle des organes du corps, et qu'on cherche à les « localiser » dans telle ou telle partie du corps, alors que c'est justement parce qu'ils ne sont que « logiquement » distincts et que l'âme est un tout « insécable » autrement que par la pensée (puisque immatériel) qu'elle peut assurer l'intégration de données disparates provenant d'organes divers du corps et concevoir des « étants » dont les yeux ne perçoivent que l'apparence visible, les oreilles que les sons qu'ils produisent, les narines que les odeurs qu'ils émettent, etc., alors même que ces perceptions multiples et distinctes les unes des autres ont toutes la même origine, un « étant » visible, audible, odorant, etc., et de plus intelligible en tant qu'un tout.
La seconde différence entre la vue pour l'œil et l'apprentissage en vue de la compréhension pour l'organe de l'âme qui en est responsable, et en fin de compte pour l'âme entière, est marquée par le choix de verbes différents pour en traduire le « mouvement », qui évoquent des images différentes à leur propos, comme je l'ai signalé dans la note 48. C'est qu'en effet les yeux n'ont pas de mal à faire la différence entre une zone sombre où ils ne voient rien ou presque rien et une zone éclairée où ils n'ont pas de mal à disitnguer et identifier ce qui est présent, sans qu'il soit besoin de leur faire chercher préalablement la source de la lumière qui les éclaire. Il leur suffit donc, pour voir quelque chose, de se tourner (strephein) vers les objets éclairés, et non pas vers la source de la lumière qui les éclaire, qui n'est pas toujours visible (on bénéficie de la lumière du jour sans, le plus souvent, voir le soleil et cela ne nous empêche pas de voir les objets que sa lumière éclaire). Au contraire, dans le cas de l'âme, elle ne reconnaît pas spontanément ce qui s'offre à son appréhension, en particulier à travers les sens, comme « étant » (on) plutôt que comme « devenant » (gignomenon), même quand elle donne des noms à ce qu'elle perçoit, et surtout, elle n'identifie pas spontanément la « lumière » qui les rend, non pas visibles, mais intelligibles pour elle en lui permettant d'y faire la différence entre ce qu'elle recherche (le bon pour elle) et ce qu'elle devrait fuir (le mauvais pour elle), comme le suggère Socrate dans le prélude à la mise en parallèle du bon et du soleil, lorsqu'il dit que tous les hommes cherchent ce qui est bon pour eux, mais qu'ils sont dans l'embarras à ce sujet et ne parviennent pas à savoir ce qui l'est vraiment (cf. 505d11-e4). En d'autres termes, la « lumière » du bon n'a pas pour l'organe de notre âme qui cherche à comprendre en apprenant, c'est-à-dire pour l'intelligence (noûs), l'évidence qu'a la lumière du soleil pour nos yeux. On peut lui donner un nom, agathon en grec, bonum en latin, « bon » en français, « good » en anglais, ou autre chose encore dans une autre langue, mais aucun de ces noms par lui-même ne nous apprend quoi que ce soit sur ce dont il prétend être le nom. C'est ce qui explique que l'âme doive « circuler / tourner autour » (periagein, cf. note 48) de ce qui se présente à elle pour l'identifier comme « étant » (on) et évaluer son « étance » (ousia), c'est-à-dire sa valeur au regard du bon, qui est lui-même un de ces « étants » qu'il lui faut reconnaître au cours de ses déambulations, ce qui est moins aisé que de reconnaître le soleil dans le visible et ne peut se faire par un simple mouvement de rotation sans changer de « place », c'est-à-dire, pour un âme immatérielle non située dans l'espace, sans changer de point de vue sur ce qui se montre à elle, par les sens ou par l'esprit directement. C'est tellement peu évident que Socrate décrit l'atteinte de cet objectif ultime, qui ne peut être un simple mouvement du regard d'un point à un autre mais ne peut être que le résultat d'un long cheminement (celui décrit par l'allégorie) suggéré par le verbe periagein (« conduire / promener autour, faire circuler ») suivi par le relatif heos (« jusqu'à ce que »), comme une simple éventualité (traduite par la tournure an + subjonctif, rendue dans ma traduction par « éventuellement »), dont rien ne garantit que qui que ce soit l'atteigne.
On notera qu'au moment même où Socrate parle du devoir qu'a l'âme de se tourner vers l'étant (on) et de se détourner du devenant (gignomenon), il envisage cela comme un devenir impliquant mouvement, puisqu'il dit que l'âme doit « deven[ir] capable de tenir ferme en contemplant » (dunatè genetai anaskesthai theômenè) le plus lumineux des étants, le bon, et qu'il décrit ce « devenir » à l'aide d'un verbe de mouvement (periagein, « circuler / tourner autout ») : même si l'âme est immatérielle et un pur intelligible, elle n'échappe pas pour autant à toute forme de « devenir » et l'apprentissage est bel et bien quelque chose qui se déroule dans le temps et implique changement (de « point de vue » sur les choses). Et il n'est pas interdit de penser que Platon a pris un malin plaisir à utiliser le verbe être » (einai) pour parler de ce mouvement vers l'étant (periakteon einai, « doit être obligé de circuler », mot à mot « être devant_circuler ») dont le résultat dans l'étant (eis to on) est un devenir (« devenir capable de... »).
À ce point du discours de Socrate, on pourrait penser que la « contemplation » essentiellement passive des ideai que représentent dans l'allégorie les astres du ciel et pour finir de l'idea du bon représentée par le soleil, qui est la « lumière » rendant intelligible tout le reste, est le terme de tout le processus décrit par l'allégorie. Mais toute la suite, précisant ce qui était déjà suggéré dans l'allégorie, qui ne se termine pas sur cette contemplation passive du soleil, mais se prolonge par un sullogizesthai (« déduire par un raisonnement », 516b9) et surtout évoque un retour dans la caverne, va chercher à nous faire comprendre que ce n'est pas le cas. On ne doit pas chercher la lumière du soleil / idea du bon pour elle même, pour s'asseoir en face de lui et se contenter de le regarder fixement en étant devenu capable de « tenir ferme en [le] contemplant » (anaschesthai theômen[oi]), mais pour ce qu'elle éclaire et fait comprendre. Si l'idea du bon est bien le terme de la progression dans l'intelligible qui nous conduit jusqu'aux ideai, principes d'intelligibilité du monde qui nous entoure, elle n'est pas le terme du cheminement entrepris par le prisonnier libéré qui explore l'intelligible hors de la caverne pour en tirer des règles d'action dans sa propre vie et non pas pour le seul plaisir individuel de connaître, mais la lumière qui, seule peut lui permettre de voir / comprendre tout le reste, et pas seulement les autres astres / ideai (que d'ailleurs le soleil ne permet pas de voir quand il est là), mais aussi et surtout tout ce qui est « sur terre » hors de la caverne, c'est-à-dire tout ce qui était seulement visible (au sens propre) dans la caverne, « vu » maintenant dans sa dimension intelligible, à commencer par les anthrôpoi / âmes humaines sans se limiter à des logoi, les leurs (leurs « ombres » intelligibles) et ceux des autres hommes (leurs « reflets » intelligibles), mais en cherchant à les comprendres « eux-mêmes » (auta) autant que faire se peut au-delà des mots. C'était déjà ce que laissait entendre l'analogie de la ligne lorsque Socrate explicitait ce qu'il associait au second sous-segment du perçu par l'intelligence en disant que c'est celui où le logos, « allant jusqu'à ce [qui n'est] soutien de rien (tou anupothetou), vers le principe (directeur) du tout (tèn tou pantos archèn), puis, ayant mis la main dessus, y rattachant en retour ce qui s'y rattache, redescend (katabainèi, le même verbe que celui utilisé dans l'allégorie en 516e4 sous la forme katabas pour parler de la redescente éventuelle dans la caverne du prisonnier ayant contemplé le soleil) ainsi jusqu'à un accomplissement / résultat (teleutèn) » (511b6-8) : ce que Socrate y appelle « ce [qui n'est] soutien de rien, le principe (directeur) du tout (to anupotheton... tèn tou pantos archèn) et qu'il avait appelé peu avant archè anupothetos (« principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien », 510b7), c'est bien évidemment l'idea du bon (hè tou agathou idea) devenue le soleil dans l'allégorie, comme il cherchait d'avance à le suggérer lorsque, en prélude à la mise en parallèle du bon et du soleil, il disait, considérant cela comme « évident » (phaneron), que, « en tant que [choses / actions / possessions / attitudes / propos / ...] justes et belles, beaucoup choisiraient celles qui en ont l'air quand bien même elles ne le seraient pas, pour cependant les faire et les posséder et en avoir l'air, alors que de bonnes [choses / possessions / ...] (agatha), il ne suffit plus à personne d'acquérir celles qui en ont l'air, mais ils cherchent à obtenir celles qui le sont, car l'opinion, en la matière, tout le monde l'a en piètre estime » (505d5-9), décrivant aussitôt après le bon (to agathon) sans le nommer explicitement comme « ce que poursuit toute âme et en vue de quoi elle fait toutes [choses] » (505d11-e1). Le bon n'est « soutien de rien » (anupotheton, c'est-à-dire au sens étymologique « pas posé sous ») parce qu'il est recherché pour lui-même, pas comme « marchepied » vers autre chose (comme l'est la justice pour celui qui se contente d'avoir l'air juste si cela peut lui apporter les honneurs, la fortune, le pouvoir ou autre chose qu'il considère comme bon pour lui), et il est principe directeur parce qu'il est la « cause finale » de tout ce que nous faisons, ce « en vue de quoi » tous font tout ce qu'ils font. Quant à l'« accomplissement / résultat » (teleutè) vers lequel on redescend, qui constitue la « fin » (l'un des sens de teleutè) du processus, ce n'est bien évidemment pas l'accès au principe (la vision du soleil), mais le résultat d'un raisonnement éclairé par ce principe suscité par un question initiale à laquelle on cherchait une réponse. Socrate parle là de raisonnements (logoi), qui sont figurés dans l'allégorie par le cheminement hors de la caverne, c'est-à-dire dans l'intelligible, qui illustre l'idée d'un « mouvement » de la pensée permettant de « regarder » les choses sous un autre point de vue s'attachant à ce qu'il y a en elles de stable plutôt qu'à ce qui est changeant. (<==)

(51) « Art » traduit le grec technè, dont vient le français « technique ». La technè est de l'ordre du savoir-faire pratique, pas de la connaissance « théorique ». Elle concerne au premier chef les « artisans » de toutes sortes, dont la fonction est de fabriquer des productions concrètes. En parlant ici de technè et non pas d'epistèmè (« savoir »), Socrate laisse entendre que l'enseignement (ou même la recherche en commun du savoir sans « maître » ni « élèves », comme la pratiquait Socrate) est plus une question de « technique » pédagogique que de connaissance de ce qu'on cherche à enseigner (ou à comprendre ensemble). Bien sûr, celui qui enseigne doit avoir la connaissance de ce qu'il enseigne, si celle-ci est accessible aux êtres humains que nous sommes (Socrate en serait pas en mesure d'enseigner à l'esclave de Ménon comment doubler un carré s'il ne le savait pas lui-même), mais, dans la mesure où il ne s'agît pas de faire entrer ce savoir dans la tête de l'élève (de lui faire apprendre les mots qui l'expriment sans se préoccuper de chercher à savoir s'il les a compris), mais bien de lui faire comprendre ce qu'on veut lui enseigner, le plus important est bien la technique employée par celui ou celle qui enseigne pour susciter cette compréhension dans l'esprit de l'élève et le mettre à l'épreuve pour la vérifier. Et cela reste vrai même lorsque le sujet en cause est un sujet sur lequel personne n'a un savoir certain et démontrable et que les interlocuteurs cherchent ensemble à comprendre et à parvenir aux « opinions » qui semblent à tous les plus vraisemblables. Là encore, c'est la « technique » employée pour mener la recherche avec les plus grandes chances de succès qui est le plus important. Et c'est ce qu'avait compris Platon à propos de Socrate, lui qui a cherché à en pérenniser la technique fondée sur le dialogue plus que les contenus spécifiques (sur ce point, voir la page de ce site ayant pour titre Les Socrates de Platon). (<==)

(52) Le mot que je traduis par « circulation » est periagôgè, substantif dérivé du verbe periagein, qui signifie « action de conduire autour, de faire tourner », ou encore « action de tourner autour », et de là, « mouvement circulaire, rotation, révolution (en parlant des astres en particulier) ». Cette traduction est cohérente avec ma traduction de periakteon, l'adjectif verbal du même verbe periagein rencontré en 518c8 dans l'expression periakteon einai, que j'ai traduite par « doit être obligé de circuler », traduction que j'ai justifiée dans la note 48. Periagein est le verbe utilisé dans l'allégorie en 515c7 pour parler de la libération du prisonnier, qui est forcé de « tourner le cou » et de marcher vers la lumière du feu qu'il ne voyait pas auparavant. Il est construit sur le verbe agein, qui, comme je l'ai dit dans la note 48, signifie au sens premier « mener, conduire » et évoque un déplacement de toute la personne, une rotation, ou plus généralement une circulation autour (peri) de quelque chose, pas nécessairement selon un mouvement régulier, voire circulaire, plutôt qu'un simple mouvement de rotation de la tête, ou de tout le corps restant sur place, qui est plutôt exprimé par le verbe strephein, rencontré en 518c7 pour parler de l'œil qui tourne avec tout le corps vers le lumineux, et dont on trouve un peu plus loin dans cette réplique, en 518d5, le composé metastrephein (« retourner ») sous la forme au passif metastraphèsetai pour parler de la manière dont l'« organe » de l'âme « sera retourné » dans la bonne direction. On trouve encore dans cette réplique un autre verbe de sens voisin, le verbe trepein (« tourner, diriger vers »), dont vient le mot tropos, « direction, manière, manière de se comporter », en 518d6, sous la forme tetrammenôi, pour parler de l'« organe » de l'âme qui n'a pas été « dirigé / tourné droitement ». Chacun de ces verbes met l'accent sur un aspect différent des « mouvements » permettant de « voir », au sens propre quand il s'agit de l'œil, au sens figuré quand il s'agit de l'« organe » de l'âme, ce qu'il convient de voir / comprendre : periagein met l'accent sur un « déplacement » qui ne se limite pas à un changement de direction du « regard » mais implique de tourner autour de ce qu'on examine pour le « voir » sous tous les angles, de près ou de loin et selon des « éclairages » différents ; strephein met l'accent sur le mouvement de rotation qui change la direction du « regard », sans impliquer de déplacement autre que celui qui permet de changer la direction du « regard » ; trepein met l'accent sur la direction (tropos) du « regard » plus que sur le mouvement éventuel qui permet de changer cette direction. Le problème que pose cette réplique est que Socrate, contrairement à ce qui était le cas dans sa précédente réplique, s'y intéresse au seul cas de l'« organe » de l'âme qu'il convient d'éduquer, mais en utilisant le vocabulaire de la vision du corps de manière analogique, puisqu'il parle de « faire naître en lui (l'« organe » de l'âme) le voir » (empoièsai autôi to horan), en utilisant le verbe horan, qui est le plus lié à la vue au sens propre, puisque c'est de lui que dérive horaton, que le Socrate de Platon utilise pour qualifier le « visible » par opposition au noèton, l'intelligible. Ce qui me semble important ici, et qui est bien mis en évidence par l'allégorie, qui illustre la progression vers et dans l'intelligible par des déplacement matériels (la sortie de la caverne) et insiste, dès la première étape, dans la caverne, de cette libération sur le fait qu'il ne s'agit pas seulement de se retourner vers le feu, mais bien de se mettre en mouvement, en associant le verbe periagein au verbe badizein (« marcher », 515c7), c'est que Platon veut nous faire comprendre que l'accès à l'intelligible et, dans l'intelligible, à l'idea du bon qui est la « lumière » qui l'« éclaire » en le rendant intelligible, n'est pas aussi simple que tourner son regard vers des objets éclairés sans changer vraiment de place, même si l'âme étant immatérielle, la notion de mouvement spatial n'a pas de sens pour elle. Pour le dire autrement à partir d'un exemple emprunté à la vue, je peux, sans changer de place, éclairer un objet immobile (par exemple un buste sculpté ou un vase peint) qui se trouve devant moi pour le voir dans la lumière, alors que je ne le voyais pas en l'absence de lumière, mais en l'éclairant, je ne verrai que le côté qui me fait face, jamais le côté opposé, et donc, même avec de la lumière, je ne connaîtrai qu'un aspect de cet objet. Si je veux le voir sous tous les angles et connaître tout ce qui en est visible, il ne suffit pas de l'éclairer, il faut aussi accepter de se déplacer autour de cet objet, non seulement pour en faire le tour en restant dans le même plan, mais encore en essayant, si c'est possible, de le voir par en-dessus et par en-dessous, c'est-à-dire de tourner autour dans les trois dimensions (periagein). Dans cette perspective, c'est donc periagein qui est le terme le plus important, et celui dont il convient de bien chercher à comprendre le sens analogique quand il est appliqué à l'âme (qui est aussi celle qui interprète les données brutes de la vue, qui ne révèlent qu'un aspect de ce qui est visible). Et donc, plutôt que de se focaliser sur l'image du simple mouvement de la « tête » d'objets sombres (les objets matériels) vers des objets lumineux (les ideai), il vaut mieux retenir l'image d'une progression qui cherche à mieux comprendre les mêmes objets en tournant autour pour les appréhender dans leurs différentes « dimensions », visibles et changeants du côté « sombre », intelligibles et appréhendés dans ce qu'ils ont de vraiment bon du côté « lumineux ». (<==)

(53) « En lui » traduit le grec autôi, qui peut être soit un masculin, soit un neutre, mais pas un féminin, ce qui exclut qu'il renvoie à l'âme, psuchè en grec, qui est féminin, comme « âme » en français. Il ne peut donc renvoyer qu'à to organon, neutre, de la réplique précédente, c'est-à-dire à l'« organe » de l'âme qui lui permet de « voir » ce qui est d'ordre intelligible (en commençant par la dimension intelligible de ce qui est aussi visible, audible, etc., qui suppose de « regarder » cela sous un autre « point de vue » que celui qu'en donne la vue, en tant qu'« étant » (on) et non plus seulement « naissant / devenant » (gignomenon)), c'est-à-dire de comprendre ce qu'elle soumet à examen, ce qui n'est pas surprenant dans une phrase qui joue encore sur l'analogie de cet « organe » de l'âme avec l'œil. (<==)

(54) « Perfectionner » traduit le grec diamèchanèsasthai, infinitif aoriste du verbe diamèchanasthai, dans lequel on trouve le préfixe dia-, équivalent grec du latin per- de « perfectionner », qui implique ici une idée d'achèvement, et le verbe mèchanasthai, construit sur le nom mèchanè, dont vient le français « mécanique », et dont la forme dorienne machana a donné le latin machina et le français « machine ». Mèchanè, c'est toute invention ingénieuse, machine de guerre ou machine de théâtre, par exemple, ou encore, au sens figuré, un expédient, un artifice, une machination. Mèchanasthai, c'est donc « imaginer ou arranger avec art, fabriquer, machiner, produire, provoquer », en bonne ou en mauvaise part.
Dans le texte qui nous occupe ici, diamèchanèsasthai s'oppose à empoièsai, traduit par « faire naître », et a pour complément d'objet un touto qui renvoie à to horan, « le voir ». Bref, l'éducateur n'est pas le poiètès, le créateur de la vue dans (en-, qui devient em- devant le p de poiein dans le verbe empoiein) l'« œil » de l'esprit, mais simplement son « mécanicien », celui qui essaye de la faire fonctionner proprement en utilisant tous les artifices propres à atteindre cet objectif.
Ce verbe est aussi à mettre en regard du mot technè utilisé au début de la réplique, que j'ai traduit par « art » (cf. note 51) : une mèchanè (« machine, engin » au sens propre, « moyen, expédient » au sens figuré), c'est justement ce qu'est susceptible de produire une technè (« art, technique »). Pour former une âme, il ne suffit pas de lui « servir » des « savoirs » (epistèmai) prédigérés comme on gaverait une oie, mais il faut trouver les moyens de mettre en action son « organe » de compréhension pour qu'il « regarde » les choses sous le « point de vue » approprié. Et ce changement de point de vue, il n'y a que l'âme elle-même de qui cherche à comprendre qui peut le faire. L'éducateur ne peut que susciter sa curiosité et pointer des directions vers lesquelles porter son attention par des « artifices » (mèchanai) pédagogiques dont la connaissance constitue son « art / technique » d'éducateur. Et comme je l'ai dit dans la note 51, ce sont précisément ces procédés (un des sens possibles de mèchanè) pédagogiques mis au point par le Socrate historique qu'a voulu perpétuer Platon dans ses dialogues, plus que les savoirs au service desquels il les employait, dans la mesure où un procédé pédagogique a un « inventeur », alors que les « opinions » au service desquels Socrate utilisait ces procédés, dans des domaines ou le « savoir » au sens le plus fort du terme ne nous est pas accessible, n'ont, ou ne devraient pas avoir, de valeur pour nous selon la personne qui les a énoncés (ce qui ferait reposer ce prétendu « savoir » sur la confiance (pistis) et n'en ferait qu'une simple opinion), mais sur la valeur des arguments qui l'étayent et que cherchent justement à mettre en évidence dans l'esprit de qui fait l'effort de chercher à les comprendre les procédes pédagogiques utilisés. (<==)

(55) « Les autres [aptitudes] appelées "vertus" de l'âme » traduit le grec hai allai aretai kaloumenai psuchès (mot à mot « les autres vertus appelées de_l'âme »). Le mot que je traduis ici par « vertus » est aretai, le nominatif pluriel d'aretè. Cette traduction d'aretè par « vertu » est la traduction usuelle, mais elle est problématique, et je traduis généralement ce mot, surtout quand il est au singulier, par « excellence », pour des raisons que j'explique dans la section qui lui est consacrée dans ma présentation du Ménon). Disons pour faire simple que le mot grec aretè ne s'applique pas qu'aux hommes et désigne, à propos de quoi que ce soit (une personne, un animal, une plante, un objet, etc., voire un dieu), ce qui lui permet d'effectuer au mieux ce en vue de quoi il est fait : l'aretè d'un couteau, c'est de bien couper ; l'aretè d'un cheval de course, c'est de courir le plus vite possible ; l'aretè d'un médicament, c'est de guérir le plus efficacement possible ce qu'il est censé guérir, etc.. Mais le problème se complique dans le cas de l'homme, dans la mesure où c'est un être complexe, doté d'un corps et d'une « âme », elle-même « composite », et à propos duquel tous ne s'accordent pas sur ce qui pourrait constituer sa finalité ultime, si bien que l'usage morcelle cette « excellence » et l'envisage sous de multiples aspects, qui dépendent dans une large mesure du point de vue sous lequel on le considère : ainsi, on pourra parler du courage, aretè de l'homme en tant que combattant, de la justice, aretè de l'homme en tant que juge ou plus largement en tant que partie à une transaction, etc.. Mais, pour le Socrate de Platon, il devrait être possible d'identifier ce qui constitue la finalité ultime de l'être humain, et de déterminer son aretè (au singulier) en référence à cette finalité. C'est ce qui explique la formulation qu'il utilise ici, le kaloumenai (« les aptitudes appelées vertus »), qui souligne le fait qu'il s'intéresse à ce point au mot « aretè » et non pas encore à la « chose » (pragma) à quoi renvoie ce nom, et qu'il nous invite donc implicitment à nous demander s'il est utilisé à bon excient dans le cas qui nous occupe, et plus spécifiquement, s'il est compatible avec son sens, ou l'un de ses sens possibles, d'être utilisé au pluriel à propos d'une même sorte de « chose » (ici, l'être humain) et si les multiples « qualités » que l'usage regroupe sour l'appellation commune d'aretai , tout en leur donnant des noms distincts, comme courage, tempérance, justice, etc., méritent bien ce nom d'aretai puisqu'elles ne considèrent l'être humain que de manière partielle dans chaque cas. Par ailleurs, le allai (« les autres aptitudes », c'est-à-dire autres que celle dont il vient d'être question) laisse aussi entendre que cette possible usurpation d'appellation pourrait bien ne pas concerner l'aptitude dont il a été question dans la réplique précédente, l'aptitude à apprendre et à comprendre, qui, si c'est le cas, pourrait bien être la seule à mériter le nom d'aretè (au singulier) dans le cas des êtres humains. Il faut en effet lire toute cette phrase en ayant présent à l'esprit que, pour le Socrate de Platon, ce qui distingue l'homme de tous les autres animaux, c'est le fait qu'il est doté de logos, qui le rend capable d'apprendre, de raisonner et de comprendre, et que c'est donc dans la plus ou moins grande perfection qu'il manifeste dans son usage de cette aptitude qui le spécifie en tant qu'être humain que chacun manisfeste sa plus ou moins grande aretè en tant qu'être humain et pas seuement en tant que coureur, ou lutteur, ou médecin, ou juge, ou soldat, ou.... Si c'est bien le cas, on comprend pourquoi Socrate fait de la dialektikè, l'art de bien utiliser le dialegesthai (« la pratique du dialogue ») pour parvenir au vrai dans le partage des expériences au moyen du logos, le savoir suprême que doit maîtriser qui veut devenir, non pas sophos (« sage »), mais philosophos (« ami du savoir / de la sagesse »). 
Notons encore qu'il ne faut pas confondre la pluralité des aretai qui peuvent être celles des différents « organes » qui composent le corps et l'âme humaine, chacun avec une finalité distincte (voir pour l'œil, entendre pour l'oreille, comprendre pour l'« organe » de l'âme dont il a été question dans la réplique précédente, qui le rend capable d'apprendre, etc.), qui, elles, portent à juste titre le nom d'aretai parce que s'appliquant à des catégories distincte de « choses » que sont des parties d'un tout plus grand (le corps, ou l'âme) mais ont néanamoins leur unité propre déterminée par leur fonction (voir est la finalité de l'œil, pas de l'homme, qui n'est pas le seul animal capable de voir ; entendre est la finalité de l'oreille, pas de l'homme, qui n'est pas le seul animal à pouvoir entendre ; etc.), avec la pluralité des « aretai » que l'on peut associer à l'homme consiréré comme un tout, soit en tant que corps, soit en tant qu'âme, qui, elles, ne sont appelées aretai que par abus de langage car ne prenant en compte qu'une vision partielle des activités multiples de ce tout sans les rattacher à la finalité une qui est la sienne (comprendre, dans le cas de l'homme, pour en déduire des règles d'action et d'organisation de la communauté qui est son lieu de vie).
C'est parce que Platon lui-même met en cause la pertinence de l'utilisation du mot aretè dans cette réplique, et même si c'est pour des raisons différences de celles qui me font récuser la traduction d'aretè par « vertu » en français, que, dans cette nouvelle version de cette page, je reviens à la traduction d'aretai (pluriel) par « vertus » dans cette occurrence (au pluriel, le mot « vertu » en français perd une partie de sa connotation par trop exclusivement morale), en mettant le mot entre des guillemets que justifie la formulation utilisée par Socrate avec l'emploi du verbe kalounenai (« appelées »), qui suggère que ce qui suit est envisagé en tant que nom, et non pas en tant que la chose que désigne ce nom, alors que, dans la version précédente, je l'avais laissé non traduit, en expliquant dans la précédente version de cette note les raisons de cette non traduction et le sens qu'il fallait lui donner. ( <==)

(56) « On les fait naître par les habitudes et les exercices » traduit, en respectant l'ordre des mots, le grec empoieisthai ethesi kai askèsesin. Empoiesthai est l'infinitif présent passif du verbe empoiein déjà rencontré en 518d5 (voir note 54), dont le sens premier est « fabiquer (poiein) dans (en-) ». Les deux mots ethesi et askèsesin sont au pluriel. Le premier, ethos, signifie « coutume, usage, habitude ». Il ne faut pas le confondre avec èthos (êta, e long, initial au lieu d'epsilon, e bref), de signification voisine et de même origine linguistique, dont le sens a évolué vers une connotation plus spécifiquement morale, avec le sens de « caractère », et dont vient le français « éthique ». C'est sans doute du fait de cette connotation plus morale du second que Platon a choisi le premier, plus neutre quand il s'agit de parler d'habitudes du corps aussi bien que de l'esprit.
Le second mot, askèsis, dérive du verbe askein, qui signifie « façonner, travailler des matériaux », puis « disposer avec art, parer, orner » et encore « assouplir par l'exercice, s'exercer à », en particulier lorsqu'il s'agit d'athlètes, mais aussi au sens figuré, à propos de « vertus » morales ou intellectuelles. C'est du mot askèsis, « exercice », et en particulier « exercices gymniques », et de là « genre de vie des athlètes », que vient le français « ascèse ». On notera que l'adjectif verbal askèton, « qui peut s'acquérir par l'exercice », est une des options qu'offre Ménon comme source possible de l'aretè dans la question qui ouvre le dialogue qui porte son nom (Ménon, 70a2).
Ce qu'a ici en vue Socrate lorsqu'il parle des « perfections (aretai) du corps qui n'y sont pas présentes au départ », c'est de choses comme la vitesse à la course, la souplesse, l'habileté manuelle, la force physique, et plus généralement toutes les qualités physiques nécessaire à chaque artisan pour bien faire son travail. Et ce que veut dire ici Socrate, c'est que ce qui est vrai de ces qualités physiques, le fait qu'on les acquiert par l'entrainement, est vrai aussi des qualités « morales » comme le courage, la modération, la justice, etc., qui ne nous sont pas données à la naissance, mais sont le fruit de l'entraînement par la pratique. (<==)

(57) « Celle du penser » traduit le grec hè tou phronèsai, dans lequel on trouve l'infinitif aoriste phronèsai du verbe phronein, construit sur la racine phrèn et renvoyant à la phronèsis. Sur tous ces mots, voir la note introductive à ma traduction de la section 86d3-96d1 du Ménon. Notons que parler du phronèsai, et non pas de la phronèsis, c'est-à-dire utiliser un verbe plutôt qu'un substantif, c'est mettre l'accent sur la pratique d'une activité plus que sur cette activité dans l'abstrait. On a ici la même différence qu'entre to dialegesthai (activité en cours de pratique) et hè dialektikè (une technique parmi d'autres, en tant que telle et abstraction faite de sa pratique effective). Le phronèsai, tout comme le dialegesthai, n'a d'intérêt pour Platon que s'il est effectivement mis en pratique, pas comme une simple potentialité. C'est pourquoi je conserve en français l'option retenue en grec par Platon et traduis le verbe phronèsai par un verbe et non par un substantif.
Si Platon a choisi ici le verbe phronein plutôt que le verbe noein, de sens voisin, qui renvoie, lui, au noûs (« faculté de penser, intelligence »), et au noèton (« intelligible ») qu'il oppose à l'horaton (« visible ») dans les pages qui précèdent et en particulier dans l'analogie de la ligne, c'est sans doute parce que ce verbe a une connotation moins purement « intellectuelle ». On pourrait dire que phronein s'oppose à noein, au moins dans ce contexte et en tenant compte de l'usage que fait Platon dans la République des mots de la famille de noûs (« intelligence »), comme, en français, « être raisonnable » s'oppose à « être intelligent » : on peut demander à n'importe qui, même à un enfant, d'être raisonnable, pas d'être intelligent, dans la mesure ou « être raisonnable » n'implique que l'usage d'une faculté qui est présente chez tous les hommes, alors qu'être intelligent suggère plutôt un certain degré minimum de qualité de cette faculté qui n'est pas donné à tous. Dit autrement, « être raisonnable » implique seulement un potentiel (terminaison en -able), alors qu'« être intelligent » implique un résultat. Pour revenir au grec, cela veut dire que, pour phronein, Platon privilégie le sens de « penser », en tant qu'activité et sans préjuger du résultat, alors que pour noein, il privilégie le sens de « comprendre ». (<==)

(58) « Risquent fort... », « ...a toutes chances... », « ... à ce qu'il semble... » : Platon n'épargne aucun effort pour manifester qu'on est dans l'ordre de l'hypothétique, mais en même temps, il choisit ses termes avec précision. D'un côté, les aretai multiples du corps et de l'âme kinduneuousin... (risquent... de pouvoir s'acquérir par les usages et les exercices) : le verbe utilisé, kinduneuein, évoque au sens premier l'idée de danger, de risque, même si, comme le verbe français « risquer », il peut être utilisé dans des contextes où toute idée de danger est absente (par exemple : « il risque de venir nous voir demain »). Il y a bien danger ici, celui de ne pas faire le nécessaire pour susciter et améliorer en nous ces aretai. De l'autre, le penser tugchanei... (a chance... d'être quelque chose de plus divin) : le verbe utilisé ici, tugchanein, évoque l'idée de tuchè, la chance, la bonne fortune. C'est bien pour nous une « chance » que d'être doués de cette phronèsis, de cette « aptitude à penser », qui est la marque propre des hommes. (<==)

(59) « Pouvoir » traduit le grec dunamin, déjà rencontré en 518c5 (voir note 45). (<==)

(60) « Selon la manière dont on le fait circuler » explicite par une périphrase le grec hupo tès periagôgès, dans laquelle on retrouve le mot periagôgè, déjà rencontré en 518d4, où je l'ai traduit par « criculation », pour des raisons que j'explique dans la note 52. Une traduction littérale par « selon la circulation » paraîtrait incongrue, mais il est important de conserver cette notion de « circulation », et pas simplement de rotation, comme je l'explique dans la note 52, dans la traduction des trois occurrences successives de mots de cette famille pour qu'on voit bien que c'est de la même chose que parle Socrate dans les trois cas. Une moins mauvaise traduction presque littérale respectant cette contrainte serait « selon sa circulation », mais j'ai préféré pour une fois expliciter un peu plus le sens, quitte à m'éloigner du mot à mot. (<==)

(61) « Profitable et bénéfique, ...désavantageux et nuisible » : les adjectifs utilisés dans le grec sont : chrèsimon kai ôphelimon, ...achrèston kai blaberon. Sur les deux premiers, voir la note 13 à ma traduction de la section 77a5-80d1 du Ménon, où je cite les définitions d'ôphelimon données par Socrate dans l'Hippias majeur au cours d'une recherche, déjà évoquée dans la note 16, sur le lien entre le beau et successivement le prepon (convenable), le chrèsimon (profitable), et finalement l'ôphelimon, défini comme « l'utile et le capable, pour faire quelque chose en vue du bon » (to chrèsimon te kai to dunaton epi to agathon ti poièsai », Hippias majeur 296d8-9), ou encore « ce qui produit du bon » (« to poioun agathon », 296e7). Comme on le voit, pour Socrate, le lien entre ophelimon et agathon est étroit. En ce qui concerne l'adjectif achrèston, on y retrouve, avec l'a- privatif, la racine commune chrès- de chrèsimon, qui évoque l'idée d'utilité en un sens plutôt matériel (chrèmata, ce sont les biens matériels, la fortune, la richesse). Quant à blaberon, il dérive de blabè, « dommage, tort », en particulier dans un sens juridique. On peut penser que, dans chaque paire d'adjectifs, le premier met plutôt l'accent sur la composante corporelle et matérielle en l'homme, et le second y intègre la dimension « spirituelle » liée à l'âme, et surtout le rapport, positif ou négatif, au bon (to agathon). Le fait que Socrate conserve ici les deux adjectifs dans chaque cas montre qu'il ne rejette pas le « bon » matériel dès lors qu'il est ordonné au « bon » pour l'âme. C'est donc bien la problématique du bon et du mauvais qui est sous-jacente à tous ces termes et la « circulation » (periagôgè, cf. note précédente) dont il est ici question détermine l'aptitude du « penser » (to phronèsai) à capter ou pas la « lumière » du bon, aussi bien en ce qui concerne les biens matériels qu'en ce qui concerne ceux de l'âme.
Si l'on prend maintenant une vision globale de cette phrase, on voit qu'elle oppose d'un côté, des aretai (« formes d'excellence / vertus ») multiples, tant du corps que de l'âme, qu'il est possible de « fai[re] naître par les habitudes et les exercices », et de l'autre une unique aretè, l'« aptitude à penser » (to phronèsai), qui nous est donnée par nature et ne peut se perdre, mais peut être bien ou mal utilisée, voire pas utilisée du tout. Or, on pourrait penser qu'il n'y a pas une grande différence entre entraîner un athlète pour améliorer ses performances et donc son « excellence » en tant qu'athlète en développant des potentiaités qui étaient présentes en lui dès la naissance (celles de ses muscles en particulier) et éduquer intellectuellement une personne pour développer en elle son intelligence, c'est-à-dire son aptitude à comprendre. Il est donc déterminant, pour bien comprendre Platon, de bien comprendre la distinction qu'il fait entre les deux cas, c'est-à-dire ce en quoi le développement du penser en vue de la compréhension, de l'intelligence, diffère de tous les autres cas, qu'il s'agisse de « perfections » physique (relatives au corps) ou psychiques (relatives à l'âme). Lorsqu'on entraîne un coureur pour en faire un champion, il s'agit de le préparer à une pluralité d'activités de même type (des courses à pied) autonomes les unes par rapport aux autres (chaque course est un tout indépendant des autres courses auxquelles il a déjà participé ou participera dans le futur), mais qui mettent toutes en œuvre les mêmes fonctions du corps humain, qui, certes, existent dans toutes les personnes (il est dans la nature de l'être humain de pouvoir marcher et courir), mais ont besoin d'être plus spécifiquement développés pour faire d'une personne un champion dans ce domaine, et cet entraînement, s'il est bien mené, le rend apte à être « excellent » dans n'importe quelle course de la catégorie pour laquelle il s'est entraîné. De même, si l'on forme une personne par l'entraînement à maîtriser sa peur et à ne pas fuir le combat, c'est-à-dire à avoir une certain comportement devant l'ennemi à la guerre, cet entraînement, qui suppose d'agir sur son activité mentale dans certaines circonstances, vaudra pour toutes les actions distinctes de ce type dans lesquelles il pourra se trouver engagé ; et si on l'entraîne à résister à l'attrait des boissons alcoolisées, ou des plasirs du sexe, on pourra arriver à ce qu'il ait un comportement modéré dans la multiplicité des situations similaires dans lesquelles il pourrait se trouver. Ce qui distingue le cas de la compréhension par la pensée de tous les autres cas, c'est qu'il ne s'agit plus de la répétition d'activités similaires, mais de la confrontation à des problèmes à chaque fois différents. Certes, il s'agit bien toujours de raisonnements menés avec des mots et des logoi et nécessitant de respecter des règles de « logique », mais, alors que respecter les techniques de course apprises à l'entraînement avec un corps maintenu en bonne forme par les exercices et un régime appropriés garantit, sinon de gagner la course à tout coup, du moins d'avoir toujours des résultats similaires d'une course à l'autre, ou que mettre en œuvre les règles de comportement apprises pour éviter de sombrer dans la débauche et renforcées par l'habitude, permet de garantir un comportement sobre dans chaque nouvelle situation où l'on pourrait être tenté par l'abus d'alcool ou la licence érotique, le fait d'avoir compris quelque chose une fois (et pas simplement d'avoir appris des formules faites de mots sans vraiement les avoir comprises) fait que cette chose est comprise une fois pour toute et n'a plus à être réexaminée pour la comprendre à nouveau (sauf défaillances de mémoire ou troubles psychique dus à la maladie ou au vieillissement), mais n'est d'aucun secours pour tenter de comprendre autre chose, chaque problème posé nécessitant une réflexion spécifique pour parvenit à comprendre éventuellement la réponse qu'il appelle : avoir compris pourquoi il est vrai que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une superficie double du carré de départ n'aide en rien à comprendre pourquoi le fait de bloquer la respiration d'une personne conduit à sa mort ou de déterminer s'il est bon pour une cité de condamner à mort certains criminels. Mais en même temps, toutes ces réflexions ne sont pas complètment indépendantes les unes des autres dans la mesure où elles se font toutes par la médiation du logos utilisant des mots dont le sens n'est pas nécessairement le même pour tous et de plus évolue pour chaque personne tout au long de sa vie au gré des expériences et des réflexions nouvelles qui sont les siennes. Or les mots ne se comprennent que par les relations qu'on établit entre eux à partir de ce que chacun perçoit des relations entre ideai qui sont les cibles des eidè par lesquels il donne sens aux mots qu'il emploie à un moment donné de sa vie. Et en fin de compte, comprendre ne devrait pas se limiter à mettre à jour de telles relations par proximité en restant dans un champ d'investigation limité (par exemple le champ de la géométrie, ou de la biologie), mais impose dans tous les cas de déterminer le rapport au bon de ce à quoi on s'intéresse dans la mesure ou l'intelligence (noûs), c'est-à-dire l'aptitude à comprendre, n'a pas été donnée aux hommes pour simplement satisfaire leur curiosité, mais pour leur permettre de déterminer ce qui est bon (agathon) pour eux, pour leur corps comme pour leur âme, individuellement et collectivement pour organiser ensemble leur vie en conséquence en vue du meilleur, c'est-à-dire comme une forme plus sophistiquée (Platon dit « plus divine » (theioteron, 518e2)) de ce qu'est l'instinct chez les autres animaux. Et dans cette perspective, la compréhension ne peut être partielle. Pour reprendre l'image utilisée dans l'allégorie, qui représente les ideai, principes d'intelligibilité, par les astres du ciel, qui, en dehors de deux d'entre eux, le soleil, image de l'idea du bon, et la lune, image de l'idea d'Homme en tant que celle qui devrait occuper le plus de place dans nos préoccupations et dans la recherche de ce qui constitue l'excellence (aretè) à laquelle chacun devrait viser, sont tous à peu près semblables en tant que points lumineux et ne peuvent se distinguer les uns des autres que par leur position relative les uns par rapport aux autres, comprendre le ciel suppose d'en avoir fait la cartographie complète. De même, comprendre le monde qui nous entoure et dont nous sommes une partie au moyen des mots par lesquels nous essayons d'accéder aux ideai qui le rendent intelligible dans la lumière de l'idea du bon à l'aide des eidè par lesquels nous cherchons à les atteindre suppose que nous ayons mis en évidence tous les liens entre ces eidè qui leur donnent sens, et surtout les liens que chacun de ces eidè a avec l'idea du bon, du bon qui est ce que cherchent tous les hommes. Et avoir cartographié (compris) une partie seulement du ciel des idées ne nous est d'aucun secours pour en cartographier (comprendre) n'importe quelle autre partie. Ce qu'il faut, c'est « circuler » (periagein, cf. notes 48 et 52) de place en place dans toutes les parties de ce « ciel » et dans le monde qui nous entoure dans la lumière du soleil / bon, et non pas se contenter de tourner les yeux vers lui en espérant trouver dans sa contemplation exclusive les réponses à toutes nos questions, qu'il est bien incapable de nous donner seul puisque tout est affaire de relations. Certes, on peut mettre au point une technè (cf. note 51) et faire appel à des « artifices » (mechanai, cf. note 54) pour nous aider dans cette circulation, mais l'outil premier pour ce faire, le penser (to phronèsai, cf. note 57) est présent dès les premières années de la vie en chacun, et personne ne peut comprendre pour un autre : Socrate peut aider l'esclave de Ménon à « voir » sur des figures tracées au sol que le carré construit sur la diagonale du carré qu'il avait dessiné au départ a bien une aire double de celle du carré de départ, mais il ne peut le comprendre à sa place. Il pourrait même lui souffler la réponse et lui faire apprendre par cœur une formule qui l'exprime, mais le fait qu'il récite cette réponse ne prouverait pas qu'il l'a comprise. Et finalement, le mérite de Socrate (tel que compris par Platon) et la raison pour laquelle Platon a estimé profitable de perpétuer sa mémoire et pensé que cela pourrait aider ses lecteurs de se tourner vers le Socrate qu'il met en scène dans ses dialogues, c'est, non pas ce que lui avait compris, mais la technè qu'il avait initiée pour aider les autres à comprendre le monde qui nous entoure et plus spécifiquement ce qu'il est nécessaire de comprendre pour mener une vie bonne en cherchant à atteindre l'excellece (aretè) que nous permet notre nature propre, différente pour chacun, mais pour tous une nature humaine dotée du pourvoir du penser et capable de logos utilisé de manière dialektikon, au sens qu'il donne à ce mot, c'est-à-dire d'une manière qui permet d'accéder au vrai, et surtout au bon, par la médiation du dialogue sans tomber dans les pièges du logos. (<==)

(62) « N'as-tu pas encore pris conscience » traduit le grec oupô ennenoèkas, dans lequel ennenoèkas est la seconde personne du singulier de l'indicatif parfait actif du verbe ennoein, déjà rencontré au présent en 516e3, où je l'ai traduit par « réfléchir en soi-même » (voir note 68 à la traduction de l'allégorie). Ici, où le verbe est au parfait, il évoque plus un résultat (avoir compris) qu'une activité à entreprendre (réfléchir). Mais dans les deux cas, l'élément important est le préfixe en- (« dans », c'est-à-dire « en soi-même ») qui insiste sur le fait que l'activité du noûs (« intelligence », racine du verbe noein) est une activité intérieure que personne ne peut faire pour un autre. Socrate ne peut qu'inciter ses interlocuteurs à chercher en eux-mêmes les réponses qui les satisfont aux questions qu'il pose et la compréhension de leur pertinence.
L'adverbe oupô signifie, associé à un verbe au passé, comme c'est le cas ici, « pas encore ». (<==)

(63) « Misérables mais habiles » traduit le grec ponèrôn men, sophôn de. Ponèron est un adjectif dérivé de ponos, « effort, peine, travail, souffrance », qui veut dire au sens premier « qui donne du mal, de mauvaise qualité », et de là, au sens moral, « mauvais, méchant, malhonnête ». Ces termes dérivent du verbe penesthai, « se donner de la peine, travailler à », puis « être dans la peine, dans la gène », dont vient aussi le mot penia, « gêne, pauvreté ». L'adjectif français « misérable » garde une trace de ce passage de la pauvreté matérielle à la méchanceté morale.
Quant au terme que j'ai traduit par « habiles », ce n'est autre que sophos (au génitif pluriel), le mot habituellement traduit par « sage » que l'on retrouve dans philo-sophos. Au sens premier, ce mot veut en effet dire « qui sait, qui maîtrise un art ou une technique, habile », sens qui convient mieux ici que « sage », dans le mesure où « sage » suggère un jugement de valeur morale positif que n'implique pas « habile » !... Ceci dit, il y a sans doute une certaine ironie de la part de Platon à forcer le sens de ce mot pour l'appliquer à des « coquins » qui font un mauvais usage de leur intelligence, qui est sans doute aussi une discrète mise en garde contre l'abus qu'on peut faire de ce mot. (<==)

(64) Je traduis par ce néologisme construit sur « âme » comme femmelette sur femme le mot psucharion, qui est effectivement un diminutif de psuchè, « âme », utilisé ici dans un sens dépréciatif. Une « âme » (psuchè) qui n'est pas capable de voir le bon n'est pas une âme digne de ce nom, puisque c'est là sa fonction première. (<==)

(65) « Une nature mauvaise » traduit le grec kakiai, datif singulier de kakia, substantif dérivé de kakos, « mauvais ». On pourrait aussi traduire kakia de manière plus littérale par « la mauvaiseté ». Kakos est l'opposé d'agathos, « bon », qu'on trouve à la fin de la phrase substantivé au neutre pluriel dans l'expression kaka ergazomenon, que j'ai traduite par « elle produit des [résultats / comportements / actes /...] mauvais », pour tenter de laisser aussi ouverte que possible en français la question de savoir ce qui est mauvais dans ses productions, puisque le grec ne le précise pas. To kakon, doit se traduire par « le mauvais » plutôt que par « le mal » pour la même raison qui me fait traduire to agathon par « le bon » plutôt que « le bien » (cf. note 2 à ma traduction de la mise en parallèle du bon et du soleil), et (ta) kaka, ce sont « les / de mauvais [agissements  / comportements  / choses  / etc.] », c'est-à-dire des actes ou des productions de toutes sortes qui ont tous pour points commun d'être mauvais plutôt que bons. La traduction par « des maux » serait ici moins problématique qu'une traduction de to kakon par « le mal » ou de to agathon par « le bien », car, en français, « les / des maux » au pluriel n'a pas la connotation presque exclusivement morale qu'a l'expression « le mal ». On pourrait aussi traduire par « du mauvais », mais il me semble important de conserver le pluriel, au contraire de ce que font Chambry (Budé) en traduisant par « plus il (leur misérable esprit) fait le mal» ou Baccou (Garnier) et Karsenti / Prelorentzos (Hatier) en traduisant par « plus elle (leur misérable petite âme) fait le mal », pour éviter justement de donner à la phrase un sens trop « moral », au risque de tomber dans un manichéisme qui opposerait trop vite une « idée du mauvais », qu'on appellerait alors « idée du mal », à l'idée du bon, appelée alors « idée du bien » : il y a une « idea du bon » (dont le bien au sens moral n'est qu'une composante) qui doit guider notre action, mais il n'y a sur terre que des maux, individuels et multiples, qui ne se caractérisent que par une relation défaillante ou absente avec l'idea du bon. Ce dont parle ici Socrate c'est d'« agissements », de « productions », comme le montre le verbe ergazomenon, participe présent du verbe ergazesthai, dérivé de ergon, « travail », qui signifie « produire par son travail ». Et ce qu'il a en vue ce sont bien des résultats mauvais du fait d'une perception erronée par celui qui les produit de ce qui est bon (car, comme tous les êtres humains, il cherche ce qu'il croit être bon pour lui) et non pas de mauvais résultat en ce sens qu'ils ne seraient pas ce que recherchait celui qui les a produits, qu'il se serait trompé dans son travail.
Ce que nous dit ici Socrate, c'est que l'« acuité visuelle » de l'intelligence humaine et son orientation, c'est-à-dire le choix de ce sur quoi elle fait porter son regard plus ou moins aigu, sont deux choses différentes et que celui qui est le plus apte à bien voir dans la direction du bon verra tout aussi bien dans la direction du mauvais, ou plutôt, puisque chacun recherche ce qu'il croit bon pour lui, dans la direction de ce qu'il croit à tort bon (pour lui), si c'est dans cette direction qu'il tourne son esprit et pourra donc devenir cause de plus grands maux, pour lui et pour les autres, que celui qui a une vue moins perçante. On peut avoir un « regard » perçant pour observer et « cartographier » les astres la nuit, hors la présence du soleil / bon, et croire avoir trouvé le bon parmi ces astres, mais cela ne peut conduire qu'à une « compréhension » partielle faute de la lumière du bon véritable et risque fort d'induire des agissements qui ne seront pas vraiment bons, voire mauvais. Contrairement à la lumière du soleil / soleil pour la vue physique, qui éclaire le visible dès qu'elle est présente, la lumière du bon ne s'impose pas à tous de la même façon et c'est à chacun de la chercher, avec plus ou moins de succès.
En évoquant ceux qui mettent une intelligence aiguë au service du mal faute d'avoir cherché et trouvé la lumière du bon, il est probable que le Socrate de Platon avait en particulier en vue Alcibiade, l'homme le plus doué de sa génération, qui avait tout pour réussir du fait de ses dons, de ses origines et de sa fortune, et qui a tout gâché et attiré sur Athènes toutes sortes de catastrophes, dont la défaite dans la guerre du Péloponnèse, conséquence probable du fiasco de l'expédition de Sicile qu'il avait conçue, en raison de son incapacité à maîtriser ses pulsions, sexuelles en particulier (on a pu dire de lui que, comme on l'a dit de César, il était le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris). (<==)

(66) « Celle [qui est] d'une telle nature » traduit le grec touto to tès toiautès phuseôs. Le sujet de toute la phrase qui commence est constitué d'un démonstratif neutre (touto) suivi d'un article neutre utilisé seul (to) avec un complément de nom (tès toiautès phuseôs). Ce touto neutre renvoie à « to psucharion », neutre aussi en grec, et sujet de toute la fin de la dernière réplique de Socrate. Comme j'ai traduit ce terme par « âmelette », féminin, je suis obligé de conserver le féminin ici. Ce sujet pronominal est repris vers la fin de la phrase par to auto touto, en 519b4, traduit par « celle-là même ». (<==)

(67) « Taillée » traduit le grec koptomenon, participe présent du verbe koptein, dont le sens pertinent ici est « couper » (par exemple des arbres). On retrouve ce verbe en composition avec le préfixe peri-, « autour », dans la forme periekopè, le mot suivant koptomenon dans le grec, traduit ici par « elle était taillée tout autour ». Koptein peut vouloir dire « frapper d'un coup sec, tailler, frapper une monnaie, trancher, hacher, taillader », et au figuré, « harceler, fatiguer », bref désigner diverses actions qui implique une forme de violence. On retrouve cette idée de violence dans perikoptein, mais le mot peut aussi vouloir dire « tailler tout autour », par exemple à propos des cheveux qu'on coupe tout autour de la tête ou des arbres qu'on émonde. C'est plutôt cette image de la taille d'un arbre qui est ici suggérée par Socrate et j'utilise donc « tailler » pour traduire aussi koptomenon pour rendre sensible en français la parenté des deux formes verbales qui se suivent. Il n'en reste pas moins que Socrate suggère ici une forme d'« éducation » des enfants qui suppose une certaine « violence ». Il ne s'agit pas ici de prendre l'enfant par la douceur, mais de « tailler dans le vif » pour éviter les « enflures » et les « boursoufflures » auxquelles peuvent conduire la satisfaction de besoins corporels comme manger, le premier de ces besoins, qui apparaît dès la naissance. (<==)

(68) Voir note suivante (cette note a été regroupée avec la suivante, mais je ne l'ai pas supprimée pour ne pas changer la numérotation des notes). (<==)

(69) « Celle (une âmelette, cf. note 66) [qui est] d'une telle nature, si, taillée dès la plus tendre enfance, elle était taillée tout autour [pour éliminer] ces sortes de masses de plomb nées simultanément à la naissance, qui, à partir de là, devenant des excroissances du fait des aliments et des plaisirs liés à ceux-ci et des gourmandises, tournent vers le bas la vue de l'âme » traduit le grec touto... to tès toiautès phuseôs ei ek paidos euthus koptomenon periekopè tas tès geneseôs suggeneis hôsper molubdidas, hai dè edôdais te kai toioutôn hèdonais te kai lichneiais prosphueis gignomenai peri katô strephousi tèn tès psuchès opsin (mot à mot : « celle... la de_la telle nature si depuis l'enfance tout_de_suite taillée elle_était_taillée_tout_autour des de_la naissance nées_en_même_temps en_quelque_sorte masses_de_plomb, les à_partir_de_là aliments aussi et de_ceux-là plaisirs aussi et gourmandises excroissances devenant vers en_bas tournent la de_la âme vue »). Les mots à l'accusatif pluriel tas... hosper molubdidas (« les comme des masses de plomb »), dont tout le reste de ce membre de phrase précise l'origine et les effets, sont le complément à l'accusatif de relation du verbe au passif periekopè (« elle était taillée tout autour ») qui les précèdent immédiatement, tournure dont le sens est « quant aux » (« ils sont taillés quant aux masses de plomb... »). J'ai remplacé ce « quant aux » par un « pour éliminer » qui rend le sens de la phrase en faisant comprendre que tout ce qui suit précise ce qui doit être « taillé », mais qui n'est pas littéralement dans le grec.
La compréhension correcte de ce membre de phrase suppose de bien comprendre d'une part les mots tès geneseôs suggeneis (que j'ai traduits dans cette nouvelle version de la page par « nées simultanément à la naissance ») qui qualifient les sortes de masses de plomb qu'il s'agit de tailler, et en particulier du mot geneseôs, génitif singulier de genesis (que j'ai traduit par « naissance »), et dans une moindre mesure du sens donné aux mots au datif pluriel edôdais (que j'ai traduit par « du fait des aliments ») et lichneiais (que j'ai traduit par « du fait des gourmandises »). Commençons donc par examiner les différents sens possibles de ces quatre mots :
- Geneseôs est le génitif singulier de genesis (dont vient le mot français « genèse »), substantif dérivé du verbe gignesthai, « naître, devenir, se produire », via sa forme aoriste genesthai. Genesis signifie « production, génération, création » et, à partir de là, « naissance », ou « (action de) devenir » par opposition à « être ».
- Suggeneis est l'accusatif féminin pluriel (pour l'accord avec molubdidas (« masses de plomb ») qui suit) de suggenès, adjectif dérivé du verbe suggignesthai, composé du préfixe sun- (avec) et du même verbe gignesthai. Être suggenès de quelque chose, c'est être « né avec, de même naissance, de même origine, apparenté ».
- Edôdais est le datif pluriel de edôdè, substantif dérivé du verbe edein, « manger », qui signifie « aliment, nourriture, pâture », ou encore « repas ». On en trouve douze occurrences dans les dialogues, le plus souvent associé à posis (« boisson » en tant qu'activité) ou potos (« boisson » en tant que produit qui se boit), et parfois aussi à ta aphrodisia (les plaisirs de l'amour), comme en République, IX, 580e3, ou Socrate évoque les trois parties de l'âme, dont celle qu'il a appelée epithumètikon (« désirante »), « du fait de la violence des désirs relatifs à la nourriture et à la boisson et au plaisir sexuel (dia sphodrotèta tôn peri tèn edôdèn epithumiôn kai posin kai aphrodisia) ; ce mot désigne toujours la nourriture en général, sans jugement de valeur, en tant qu'activité nécessaire à la vie ou que produits nécessaires à cette activité (« aliments »).
- Lichneiais est le datif pluriel de lichneia, mot dérivé du verbe leichein (« lècher ») via lichnos (« qui se pourlèche (les babines) », c'est-à-dire « gourmand, glouton »), qui signifie « gourmandise », ou encore « gloutonerie », et au pluriel « gourmandises, friandises, mets raffinés », dont c'est ici la seule occurrence dans tous les dialogues.
Pour bien comprendre ce qui se joue derrière ces mots, je propose de commencer par consulter la traduction de ce membres de phrase par les traducteurs dont j'ai consulté la traduction, en mettant à chaque fois en rouge la traduction de tès geneseôs suggeneis (gras pour celle de geneseôs) et en bleu gras la traduction de edôdais et en bleu normal celle de lichneiais. En français :
- Chambry (Budé) : « si dès l'enfance on opérait l'âme ainsi conformée par la nature, et qu'on coupât, si je puis dire, ces masses de plomb, qui sont de la famille du devenir, et qui, attachées à l'âme par le lien des festins, des plaisirs et des appétits de ce genre, en tournent la vue vers le bas... » ;
- Robin (Pléiade) : « supposons qu'immédiatement dès l'enfance on ait taillé dans un semblable naturel, qu'on en ait élagué ces sortes de masses de plomb que constituent les traits de parenté avec la génération (en note : « C'est-à-dire avec le monde du Devenir »), et qui, une fois qu'elles se sont greffées sur lui par l'action de la nourriture, avec les plaisirs, les raffinements inhérents à ce genre de choses, retournent du côté bas la vision de l'âme... » ;
- Baccou (GF90) : « si de pareils naturels étaient émondés dès l'enfance, et que l'on coupât les excroissances de la famille du devenir, comparables à des masses de plomb, qui s'y développent par l'effet de la gourmandise, des plaisirs et des appétits de ce genre, et qui tournent la vue de l'âme vers le bas... » ;
- Dixsaut (Bordas) : « si l'on avait élagué dès la première enfance une âme présentant un tel naturel, en la débarrassant de tout ce qui, apparenté au devenir, l'alourdit comme autant de masses de plomb, de tout ce qui, se greffant sur elle au cours du temps, par le moyen de la nourriture, des mets raffinés et des plaisirs de ce genre, tourne vers le bas la vision de l'âme... » ;
- Piettre (Nathan) : « si on élaguait l'âme d'une telle nature et qu'on coupât dès l'enfance ces masses de plomb apparentées au devenir (excroissances que nourritures, plaisirs, délices, ont greffées sur elle et qui tournent la vue de l'âme vers le bas)... » ;
- Pachet (Folio essais 228) : « cette âme mesquine, avec la nature qu'elle a, si en taillant en elle dès l'enfance on la débarrassait de ce qui a l'apparence du devenir, comme on enlèverait des charges de plomb qui, venues se coller à sa nature à force de victuailles, de plaisirs et de convoitises de ce genre, tournent la vue de l'âme vers le bas... » ;
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « prenons ce qui est au fond d'une âme ainsi orientée au mal, et supposons que dès l'enfance on y pratique la taille, une taille affectant les effets du devenir — qui sont pour lui les boulets du détenu. L'habitude de bien manger, les autres plaisirs du même ordre, la gourmandise, les lui font adopter et ils orientent vers le bas la vision intérieure. » ;
- Karsenti / Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « si, dès l'enfance, on allège une telle âme de ces masses de plomb, si je peux m'exprimer ainsi, qui s'apparentent au devenir (et qui, se développant par les festins, les plaisirs et autres appétits, tournent la vue de l'âme vers le bas)... » ;
- Leroux (GF653) : « cette âme médiocre, elle qui appartient à une telle nature, si dès l'enfance on la taillait et qu'on coupait les liens qui l'apparentent au devenir, comme des poids de plomb qui se sont ajoutés à sa nature sous l'effet de la gourmandise et des plaisirs et convoitises de ce genre et qui tournent la vue de l'âme vers le bas... » ;
- moi, dans la version précédente de cette page : « celle [qui est] d'une telle nature, si, taillée dès la plus tendre enfance, elle était taillée tout autour [pour éliminer] ces sortes de masses de plomb apparentées au devenir, qui, pour sûr, devenant des excroissances du fait des aliments et des plaisirs liés à de telles choses et des gourmandises, tournent vers le bas la vue de l'âme... ».
Et en anglais :
- Jowett (1888, project Gutemberg) : « what if there had been a circumcision of such natures in the days of their youth; and they had been severed from those sensual pleasures, such as eating and drinking, which, like leaden weights, were attached to them at their birth, and which drag them down and turn the vision of their souls upon the things that are below... » ;
- Shorey (Loeb 1935) : « this part of such a soul, if it had been hammered from childhood, and had thus been struck free of the leaden weights, so to speak, of our birth and becoming, which attaching themselves to it by food and similar pleasures and gluttonies turn downwards the vision of the soul... » ;
- Bloom (Basic Books, 1968) : « if this part of such a nature were trimmed in earliest childhood and its ties of kinship with becoming were cut off—like leaden weights, which eating and such pleasures as well as their refinements naturally attach to the soul and turn its vision downward... » ;
- Grube / Reeve (Hackett, 1997) : « if a nature of this sort had been hammered at from childhood and freed from the bonds of kinship with becoming, which have been fastened to it by feasting, greed and other such pleasures and which, like leaden weights, pull its vision downward... » ;
- Reeve (Hackett, 2004) : « if this element of this sort of nature had been hammered at right from childhood, and struck free of the leaden weights, as it were, of kinship with becoming, which have been fastened to it by eating and other such pleasures and indulgences, which turn its soul's vision downward... ».
Tout se joue sur le sens donné à genèsis, et cette revue montre qu'en français, il est presque toujours traduit par « devenir », la seule exception étant Robin, qui le traduit par « génération », mais se rattrape dans une note sur ce mot en ajoutant : « C'est-à-dire avec le monde du Devenir », avec une majuscule à « Devenir », et en anglais majoritairement traduit par « becoming », les autres traduction étant, chez Jowett, « birth », mais dans une traduction qui est plus une paraphrase prenant ses distances d'avec le texte de Platon qu'un traduction proprement dite (ainsi il parle de « eating and drinking », où « drinking » ne correspond à aucun mot du texte de Platon), et chez Shorey, une double traduction par « birth and becoming » et rien pour traduire suggeneis. Le problème, c'est que parler ici de « devenir », ou en anglais de « becoming », qui oriente l'esprit vers l'opposition entre « être » et « devenir », c'est tirer le propos de Socrate vers des considérations métaphysiques et ontologiques qui, certes, sont présentes dans les dialogues de Platon et en particulier dans la République, mais qui, me semble-t-il, n'ont pas leur place ici, dans ce qui me semble être des considérations d'ordre pédagogique adressant plus précisément des questions de puériculture, comme le laisse entendre d'entrée les mots ek paidos euthus (« dès la plus tendre enfance ») et plus loin la séquence de mots edôdais te kai toioutôn hèdonais te kai lichneiais (« du fait des aliments et des plaisirs liés à ceux-ci et des gourmandises »), si on la traduit littéralement sans la déformer, en prenant conscience de la progressions rigoureusement orchestrée qu'y propose le Socrate de Platon : il part d'un besoin vital, le premier qui se manifeste dès les premières heures qui suivent la naissance, le besoin de nourriture, d'aliments (edôdais), qui, en lui-même n'est pas criticable puisqu'il est une des conditions de la vie et doit donc être satisfait, besoin dont la satisfaction peut procurer, même au bébé de quelques heures ou quelques jours, des plaisirs (hèdonai) qui, si on ne les contrôle pas, conduisent à la gourmandise et, avec l'âge, à la recherche de plats raffinés (lichneiais) pour satisfaire, non plus le besoin vital de nourriture, mais le besoin déviant de nourritures raffinées propres à satisfaire, non plus seulement le besoin de se nourrir, mais la recherche de plaisirs dans cette activité. Et c'est cette déviance qui constitue les « excroissances » dont il conviendrait de débarrasser au plus tôt l'enfant (et plus tard l'adulte) par une « taille » appropriée. En partant du premier besoin vital qui se manifeste dans la vie et en se limitant à celui-ci, Socrate veut montrer comment c'est dès la plus petite enfance qu'il faut prendre garde à ne pas laisser les plaisirs qui peuvent en résulter transformer la satisfaction d'un besoin vital en un défaut si l'on y attache trop d'importance du fait de ces plaisirs et qu'on finit par consacer plus de temps qu'il n'est nécessaire à sa satisfaction. Lorsqu'on a compris cela, la traduction des mots tès geneseôs suggeneis devient évidente : ces besoins, celui de l'alimentation en particulier, naissent en même temps (suggeneis) que la naissance (geneseôs). Ils sont, pourrait-on dire, consubstantiels (une traduction possible de suggenès) à notre nature corporelle. Parler de « devenir » ici, c'est vouloir lire tout Platon dans une remarque qui s'adresse en priorité aux mères de famille, nourrices et autres assistantes maternelles sur les risques qu'il y a à laisser, dès le plus jeune âge, les enfants prendre trop de plaisir dans la satisfaction de leurs besoins naturels. Et si Socrate ne parle ici que d'alimentation, et pas de boisson ou de plaisirs sexuels, alors qu'ailleurs, ces autres besoins naturels sont souvent associés aux références à la nourriture (edôdè) lorsqu'il est question d'en souligner les dérives, c'est parce que les risques d'excès liés à la boisson (l'ivrognerie) et aux plaisirs sexuels (la débauche) n'apparaissent que plus tard dans la vie (le fait que les premiers aliments absorbés par un bébé, le lait maternel, soient liquides, n'en font pas une « boisson » par opposition à une « nourriture » puisqu'à ce stade de la vie les deux se confondent). On est bien ici dans des questions de puériculture, cherchant à adresser le problème à la racine, pas encore de lutte contre les vices des adultes. C'est pourquoi toutes les traductions d'edôdais par des mots qui s'éloignent de son sens littéral, comme « festins » (Chambry, Karsenti / Prélorentzos), « feasting » (Grube / Reeve), ou encore « bien manger » (Cazeaux), où le « bien » est de trop, ou « victuailes » chez Pachet, terme trop sophistiqué pour évoquer la nourriture du nourrisson, toutes les remises en cause de l'ordre savamment calculé par Platon, comme de traduire edôdais par « gourmandise » (Baccou, Leroux) ou d'intervertir hèdonais et lichneiais (Dixsaut : « des mets raffinés et des plaisirs de ce genre »), et toutes les tentatives d'interpréter le toioutôn (« de ceux-ci ») de toioutôn hèdonais (« les plaisirs liés à ceux-ci (les aliments) » comme une généralisation à d'autres plaisirs que ceux nés de la nourriture trahisseent Platon et manifestent une incompréhension de ce qu'il cherche à dire ici. En fait, dès que geneseôs est traduit par « devenir », on n'est plus dans une traduction de ce qu'écrit ici Platon, mais dans une adaptation, une généralisation et une reformulation de son texte à la lumière d'autres passages similaires et de l'idée générale que l'on se fait de ce qu'on pense être ses thèses sur l'opposition entre être et devenir, sur son supposé mépris de tout ce qui a trait au corps et sur les vices liés à notre nature corporelle en général. Et ce défaut est tellement universel qu'il m'a fallu trois version de cette page pour m'en délivrer !...* Bien sûr que Platon ne limite pas les risques d'excès aux plaisirs de la table, mais ce qu'il veut plus spécifiquement pointer du doigt ici, c'est qu'il ne faut pas attendre l'adolescence, les développements de la sexualité et l'exposition à des boissons enivrantes pour se préoccuper des excès possibles dans ces domaine, mais qu'il faut prendre conscience de ce que c'est dès la naissance et à travers les plaisirs liés à l'alimentation à tous les âges, y compris dans les premiers mois de la vie, qu'il convient de commencer à contrôler les plaisirs et les excès. Comme je l'ai déjà dit, il se positionne ici en pédagogue, pas en métaphysicien. (<==)

* Ce qui m'a mis sur la voie, c'est la relecture d'une remarque dans la note 68 de la version précédente de cette page, dans laquelle je traduisais geneseôs suggeneis par « apparentées au devenir », qui, après des explications sur le sens de genesis et suggenès et la mise en évidence de leur racine commune, disait : « On ne peut rendre en français la communauté de racine entre ces deux mots apparentés », qui m'a conduit à me demander si c'était bien vrai : ça l'est si on traduit genesis par « devenir », mais ça ne l'est plus si on le traduit par « naissance » ; restait à se demander si la traduction par « naissance » pouvait être pertinente ici.

(70) « Les vrais [objets de contemplation] » traduit le grec ta alèthè, neutre pluriel substantivé par l'article de l'adjectif alèthès, « vrai ». Et comme toujours avec ce genre de formules, c'est à nous de suppléer ce que qualifie l'adjectif utilisé seul. On est ici dans la métaphore visuelle à propos de l'âme, comme le rappelle l'expression « la vue de l'âme » (tèn tès psuchès opsin) à la ligne précédente, c'est pourquoi j'ai suppléé entre crochets « objets de contemplation ».
Dans la mise en parallèle du bon et du soleil, Socrate a fait de la vérité (alètheia) par rapport au bon (to agathon) l'équivalent de la lumière par rapport au soleil (cf. 508d4-509a5 et les notes 86 et 94 à ma traduction de cette section) et il vient de le rappeler en 517c3-4 (cf. note 20). Se tourner vers les vrais objets de contemplation, c'est donc se tourner, non pas vers le bon lui-même (auto to agathon), mais vers ce qu'il « éclaire », c'est-à-dire investiguer le monde qui nous entoure dans la lumière du bon. (<==)

(71) « Vraisemblable » traduit le grec eikos, déjà rencontré en 517d1 et 3 (voir note 25). (<==)

(72) « Sans éducation et sans expérience de la vérité » traduit le grec apaideutous kai alètheias apeirous. Les mots a-paideutous et a-peirous commencent tous deux par le alpha privatif. Être apaideutos, c'est ne pas avoir reçu de paideia (« éducation » ; sur paideia, voir la note 5 à ma traduction de l'allégorie), cette paideia à propos de laquelle a été conçue toute l'allégorie ; c'est, pour le dire dans les mots de l'allégorie, être resté enchaîné au fond de la caverne. Le mot apeiros, quant à lui, vient de peira, « expérience, tentative, essai », qu'on retrouve aussi dans son contraire, empeiros, « expérimenté », dont dérive le français « empirique » (il ne faut pas confondre cet apeiros avec l'apeiros qui signifie « infini » et dérive, lui, de peras, « limite »). Être apeiros, c'est donc être inexpérimenté. On pourrait traduire apaideutous kai apeirous par « inéduqués et inexpérimentés », mais le fait que le second adjectif est accompagné d'un complément précisant sur quoi porte l'absence d'expérience invite à la traduction par « sans expérience de la vérité », qui, par contagion et pour respecter la similitude de forme des mots grecs, invite à traduire apaideutous par « sans éducation ». Sans expérience de la vérité, cela veut dire, toujours dans les mots de l'allégorie, sans expérience de la lumière extérieure du soleil / bon (cf. note 70). (<==)

(73) « Administrer la cité » traduit le grec polin epitropeusai. Le verbe epitropeuein, dont epitropeusai est l'infinitif aoriste, vient de epitropos, « administrateur, intendant, gouverneur », dans lequel on retrouve le mot tropos, « direction, manière, manière de se comporter », lui même issu du verbe trepein, « tourner, diriger », un des verbes utilisés par Platon pour parler du retournement du regard de l'esprit (voir note 52).
Polis, qu'on retrouve à la racine de politeia, le mot grec qui sert de titre à notre dialogue, et dans le français politique, c'est au sens propre « la cité », mais dans le sens grec de ce qu'on a appelé les « cités-états ». La polis d'Athènes, c'est toute l'Attique, voire même tout l'empire athénien. « Administrer la cité » est donc équivalent à « gérer les affaires de l'État ». (<==)

(74) « Passer / perdre leur temps dans l'éducation jusqu'à la fin » traduit le grec en paideiai diatribein dia telous. On a déjà rencontré le verbe diatribein, « passer son temps », en 517c9, à propos de ceux justement qui, ayant contemplé les réalités d'en haut, voulaient « passer / perdre pour toujours leur temps en haut » et j'ai alors signalé le double sens qu'il pouvait avoir, soit de « passer son temps » sans connotation péjorative, soit « perdre son temps », qui justifie ma double traduction, que je reprends ici (voir note 24).
La fin, le telos, dans ce contexte, c'est la mort. Ce dont il est question ici, ce sont les éternels « étudiants » qui se retirent du monde dans leur ciel d'idées pures, ceux qui, prétextant qu'ils n'ont pas encore réponse à tout, veulent consacrer leur vie à approfondir leurs connaissances sans jamais prendre le temps de se retrousser les manches pour participer à la vie de la cité et faire profiter leurs concitoyens de leur « expertise » en vue d'améliorer la condition de tous. Notons cependant que la formule pourrait s'appliquer à Platon lui-même en tant qu'il est devenu « éducateur » et a donc consacré sa vie à la paideia, et de ce fait passé sa vie en paideiai (comme on pourrait dire aujourd'hui de quelqu'un qu'il a fait toute sa carrière dans l'Éducation). Mais dans son cas, il s'agissait de la paideia des autres, et d'une paideia visant justement à en faire des epitropoi, des dirigeants de cités, et donc à améliorer le sort de ces cités. (<==)

(75) « Une visée unique » traduit le grec skopon hena. On est encore dans la métaphore visuelle, puisque skopein, le verbe dont dérive skopos, veut dire « observer, regarder, examiner » (c'est de skopos que vient le français « -scope » qu'on retrouve dans divers mots comme « périscope », « stéthoscope », etc.). C'est pour maintenir cette parenté que je préfère traduire par « visée » plutôt que par « but », plus neutre.
L'accent est mis par Platon sur l'unicité ultime du « but », avec le hena, du mot grec qui veut dire « un » au sens numéral. Cette visée unique, comme nous l'a montré la mise en parallèle du bon et du soleil, c'est le bon, l'archèn anupotheton (« principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien », 510b7) dont il a été question dans l'analogie de la ligne, que tous recherchent, mais que tous ne voient pas comme principe unificateur là où il est (cf. 505d11-506a2), faute d'être sortis de la caverne. Comme Hippias, qui ne voit pas la différence entre les belles choses et le beau (cf. Hippias majeur), ils ne sont pas capable de voir le bon au-delà de la multiplicité des bonnes choses et en restent aux opinions (multiples) sur le caractère bon ou pas de chaque chose. (<==)

(76) L'unicité de « visée » dont il était question dans la note précédente ne concerne pas seulement les affaires publiques, mais englobe aussi bien la sphère du privé que celle du public. Il faut rapprocher ce qui est dit ici de ce qui a été dit en 517c de l'idée du bon, que doit voir « quiconque est destiné à agir sensément dans la vie privée ou dans la vie publique », en utilisant les mêmes termes qu'ici : idiai te kai dèmosiai (voir note 22). Ce que l'on recherche en fin de compte, en ayant les yeux fixés sur l'idée du bon, ce n'est pas le bien de la cité (polis), qui n'est qu'une création temporelle et temporaire dans l'ordre du devenir, mais celui de l'homme, des hommes, des politai (« citoyens ») qui la composent (rappelons-nous que le titre grec du dialogue est Politeia, qu'on pourrait traduire par « De l'art d'être citoyen »), et plus spécifiquement de leurs « âmes » immortelles, et auquel l'ordre de la cité doit contribuer (c'est le sens général du discours aux futurs gardiens des lois de Lois, VI, 770b-771a, qui fait de la réponse à la question « comment devenir un jour un homme bon (hopôs pote anèr agathos gignoit' an) », 770c7-d1, posée à propos de tous les citoyens, quel que soit leur sexe et leur âge, et de la mise en place des lois leur permettant d'y parvenir, le but principal de toute l'activité des législateurs). Et ce bien passe justement, comme je l'ai déjà laissé entendre dans la note précitée, par l'unité à construire de notre moi intérieur et de notre moi « public » et l'harmonie avec les autres hommes dans la cité, c'est-à-dire par la « justice » telle que conçue par le Socrate de Platon. (<==)

(77) « Les îles des bienheureux (makarôn nèsois) » constituent le lieu du repos éternel des justes selon certaines traditions (cf. Hésiode, Les travaux et les jours, 171 ; Pindare, Olympiques, II, 75-86) reprises par Platon dans le mythe final du Gorgias (cf. Gorgias, 523b1), et auxquelles il fait allusion dans plusieurs autres dialogues (Banquet, 179e2, 180b5 ; Phédon, 115d4 ; Ménéxène, 235c4).
On voit ici que sont disqualifiés aussi bien ceux qui ne veulent pas sortir de la caverne que ceux qui ne veulent pas y retourner. L'idéal de Platon n'est pas le retrait du monde entre penseurs éthérés dans un ciel d'idées pures loin de la foule déchaînée (ou enchaînée !...), même si la tentation en est grande, pas dans cette vie du moins. Non. Nous sommes des animaux « politiques » et nous ne pouvons pas atteindre seul l'excellence propre de l'homme, qui suppose d'user de sa « raison » pour mettre de l'ordre et de l'unité en soi et autour de soi, « idiai te kai dèmosiai ». Les îles des bienheureux, c'est pour après, si nous l'avons « mérité »... (<==)

(78) « Notre tâche » traduit le grec hemeteron ergon. Ergon est souvent associé dans la bouche de Socrate à logon (ou logoi) dans des formules qui peuvent se traduire par « en paroles et en actes » (cf. par exemple République, VI, 498e4 ; Gorgias, 461c8). C'est qu'en effet, pour Socrate, il n'est pas question d'en rester à de belles paroles, il faut passer aux actes, et mettre ses actes en cohérence avec ses paroles. (<==)

(79) « Fondateurs » traduit le grec oikistôn, génitif pluriel de oikistès, « fondateur d'une cité », dérivé de oikos, « maison, habitation », via le verbe oikizein, « fonder une colonie, coloniser, installer des colons ». On notera que le terme utilisé trouve sa racine dans le mot qui veut dire « maison, habitation » : le fondateur de cité, c'est d'abord celui qui installe des maisons, qui donne aux gens un moyen de se loger. Ce mot nous situe donc à la frontière entre le privé (l'intérieur de la maison) et le « politique » (le rassemblement des maisons dans la cité). Une fois encore, on voit qu'il est difficile de séparer les deux ordres.
Ce rôle de « fondateur de cité », c'est précisément celui de l'un des interlocuteurs de l'Athénien des Lois, et tout le dialogue n'est que l'élaboration des lois de cette nouvelle cité. Ici, il vise Socrate et ses interlocuteurs (« notre tâche », hemeteron ergon) en tant que « fondateurs » de la cité idéale dans leurs discours. (<==)

(80) « Les meilleures natures » traduit le grec tas beltistas phuseis : l'éducation a un rôle important à jouer dans la formation des futurs philosophes, mais elle doit prendre appui sur la « nature (phusis) ». On ne peut arriver au résultat voulu que si l'on donne une éducation appropriée à une « nature » qui est apte à en tirer profit. Notons que le mot grec phusis, dérivé du verbe phuein qui signifie au sens premier « croître, pousser », évoque l'idée de croissance, de développement, ce que ne fait pas le mot « nature » en français dans des expressions comme « une bonne nature ». Parler de la phusis d'un être humain, en grec, ce n'est donc pas ne faire référence qu'à ce qui est donné à la naissance, comme pourrait le laisse penser en français la traduction par « nature », mais évoquer tout le processus de développement de la personne, qui peut en particulier inclure l'éducation, quand il s'agit des hommes, et le résultat de ce processus. Une traduction qui serait plus près de ce qu'évoque le grec serait « les meilleures pousses », en acceptant d'étendre aux hommes un mot, pousse, qui est généralement réservé aux végétaux (mais c'est aussi le cas de phuein, dont le sens premier est justement « pousser » en parlant principalement de plantes, comme le montre le dérivé phuton, dont le sens premier est « plante », et qui est à la racine du préfixe français « phyto- » utilisé dans des mots faisant référence au domaine végétal). Et comme la suite va montrer que ce qu'a en vue Socrate dans cette réplique, c'est l'aboutissement du processus éducatif, la tâche des fondateurs est bien d'identifier tout au long du processus de formation, de la « pousse » de ces « étudiants » celles et ceux qui se montrent capables d'aller au bout de ce processus. Et peu importe alors ce qui était dû aux prédispositions innées et ce qui a résulté du processus éducatif (l'acquis dans notre langage moderne). Seul compte le résultat, ce d'autant plus que personne n'est en mesure de prédire à la naissance ce que deviendra le nouveau-né et que de bonnes dispositions ne se révèlent que dans leur mise en pratique au fil des ans et peuvent être gâchées par une mauvaise éducation. (<==)

(81) « L'objet d'étude » : je traduis ainsi le grec mathèma, dérivé du verbe manthanein (via sa forme aoriste mathein), qui veut dire au sens premier « apprendre ». Mathèma désigne tout objet d'enseignement, tout ce qui peut être appris, et de là, en vient à signifier « connaissance, science », et plus spécifiquement, surtout au pluriel mathèmata, les sciences que nous appelons justement « mathématiques ». Sur ce mot, déjà utilisé par Socrate en 505a2, voir la note 3 à ma traduction de l'analogie entre bon et soleil. (<==)

(82) « À la fois voir le bon et monter cette montée, et après que, étant montés, ils aient suffisamment vu... » traduit le grec idein te to agathon kai anabènai ekeinèn tèn anabasin, kai epeidan anabantes hikanôs idôsi (mot à mot : « voir aussi le bon et monter cette la montée, et après_que étant_montés suffisament ils_aient_vu... »). La « montée » (anabasin) dont il est ici question évoque une nouvelle fois la « montée rocailleuse et escarpée » (tracheias anabaseôs kai anantous, 515e7) sur laquelle on tire le prisonnier libéré pour le forcer à sortir de la caverne, déjà évoquée au début de cette section, en 517b4 dans le résumé que fait Socrate de l'allégorie, lorsqu'il mentionne « la montée en haut » (tèn anô anabasin), et le verbe anabainein, dont on trouve ici deux formes (anabènai, infinitif aoriste actif, et anabantes, participe aoriste actif au nominatif masculin pluriel), avait été utilisé à la fin de l'allégorie à propos des prisonniers restés dans la caverne qui se moquent de celui qui en est sorti et y est redescendu en disant de lui « qu'étant monté (anabas) là-haut, il est revenu les yeux endommagés » (517a3-4). Mais ce qui surprend ici, c'est que cette montée est mentionnée après les mots « voir le bon » (idein to agathon), alors qu'on les attendrait plutôt avant si « voir le bon », c'est voir le soleil, qui en est l'image dans l'allégorie, ce qui constitue la dernière étape hors de la caverne, et non pas la première comme pourrait le laisser entendre cette formulation. Et par ailleurs, lorsque Socrate parle de « voir le bon » (idein to agathon), dans un langage qui mélange un mot pris au sens propre (agathon) et un autre pris au sens analogique (« voir » à propos du bon, qui ne peut concerner que la vue de l'esprit), veut-il dire « voir le bon lui-même », comme lorsqu'il parle du prisonnier arrivé au terme de sa progression devenu capable de « « voir distinctement et contempler tel qu'il est le soleil lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre » (ton hèlion... auton kath' hauton en tèi hautou chôrai... katidein kai theasasthai hoios estin), ou ne s'agit-il que de voir l'idea du bon (hè tou agathou idea) mentionnée en 517b8-c1, au début de cette section ?
Il me semble que cette formule minimaliste mentionnée avant qu'il soit question de montée et qui fait référence directement au bon, et non plus à son image dans l'allégorie (le soleil), s'opposant ainsi à la formulation maximaliste, grandiloquente et redondante qui décrit dans l'allégorie l'ultime étape de la montée à propos du soleil, image du bon dans l'allégorie, en faisant tout pour nous laisser penser que ce qui est, non pas simplement vu, mais vu distinctement et contemplé (katidein kai theasasthai), c'est le soleil / bon lui-même tel qu'il est dans son espace propre (ce qui pose question quand à la faisabilité pour un être humain en cette vie), est justement minimaliste dans son expression pour être maximaliste dans son extension, au contraire de l'autre. Socrate ne dit pas « voir le bon lui-même » (idein auto to agathon), mais simplement « voir de bon » (idein to agathon), sans plus de précisions. Dans ces conditions, il faut remarquer que, même si l'« objet » vu est le bon lui-même, puisqu'il est dit « vu », celui qui le voit ne voit que ce que la vue (ici, de l'esprit) lui permet d'en appréhender, c'est-à-dire précisément son idea, son « apparence » (sens premier d'idea) pour l'intelligence humaine. Quand quelqu'un dit qu'il voit un cheval, alors qu'il ne voit que la partie qui est dans son champ de vision et lui fait face du pelage de cet animal, cela ne remet pas en cause le fait que le cheval lui-même est beaucoup plus que ce qu'il en voit de là où il est. En fait, c'est précisément le problème des prisonniers restés dans leurs liens au fond de la caverne que de croire que ce qu'ils voient avec leur yeux est le tout de ce qu'il y a à connaître sur ce dont ce n'est que l'« ombre », et, qui plus est, dans le cas des êtres animés, l'« ombre » de leur seul corps matériel et visible. De même, celui qui voit le bon lui-même (auto to agathon) ne voit du bon, non pas même que ce que l'esprit humain peut en appréhender, c'est-à-dire son idea, mais ce que son intelligence particulière, avec les limites supplémentaires qui lui sont propre, lui permet d'appréhender de cette idea, sous la forme d'un eidos qu'il ajuste à cette occasion.
Mais il y a plus. Les mots to agathon (« le bon ») peuvent en effet se comprendre de deux manières : soit comme un singulier « normal », désignant donc un seul « étant », LE bon dans toute son abstraction, soit comme un singulier à sens collectif, dans le sens de « tout ce qui est bon », qu'il s'agisse d'objets, de personnes, d'activités, de comportements, de pensées, ou de quoi que ce soit d'autre qui peut être qualifié de « bon », comme le Socrate de Platon emploie parfois les mots to on (« l'étant / ce qui est ») pour désigner, non pas on ne sait trop quel « Être », mais tout ce qui est, ou comme en français, on peut parler de l'étude du mouvement (au singulier) pour faire référence à l'étude de toutes les sortes de mouvements. Et il me semble que justement ici, non seulement Socrate a le sens collectif (singulier à sens pluriel) en tête, mais qu'en fait, il a les deux, sans nous obliger à choisir (c'est ce que je voulais suggérer en parlant un peu plus haut d'expression « maximaliste dans son extension »). En mentionnant la vue du bon avant de mentionner la montée hors de la caverne, il nous invite à envisager le bon à tous les stades de la progression décrite par l'allégorie. En prélude à la mise en parallèle du bon et du soleil, il nous a fait remarquer que tous les hommes (et pas seulement ceux qui sont sortis de la caverne et ont vu le soleil) cherchent ce qu'ils croient bon pour eux, ce qui suppose qu'ils soient capable de qualifier, à tort ou à raison, là n'est pas la question, de « bonnes » des choses qu'ils y voient, qu'ils soient capables de qualifier de bonnes de multiples choses / actions / comportements... même s'ils ne sont pas capables de (conce)voir le bon lui-même distinct de toutes les bonnes choses, comme, à propos du beau et des belles choses, ceux dont il parle au début de la discussion sur savoir et opinion en République V, 476b4, sq., qui sont capables de reconnaître de belles choses, mais pas le beau lui-même. Si l'on veut reformuler ça dans l'imagerie de l'allégorie, disons que si, dans la caverne, on ne voit pas le soleil / bon lui-même, cela ne veut pas dire qu'on n'en perçoit pas les lueurs diffuses entrant par l'ouverture latérale par laquelle le prisonnier libéré finira par sortir, mais suffisamment faibles pour ne pas perturber la lumière du feu. Bref, pour accéder finalement à l'idea du bon, il faut commencer pas s'intéresser à la multitude des bonnes « choses », même au fond de la caverne. la « montée » représente le processus d'« abstraction », analgue à celui que Diotime décrit à Socrate dans le Banquet à propos du beau, qui permet de passer des bonnes choses au bon lui-même, ou plutôt à la représentation qui nous en est accessible, l'idea du bon. Le bon « tel qu'il est lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre » (hoios estin auton kath' hauton en tèi hautou chôrai), il n'est pas donné aux hommes d'y accéder en cette vie. Mais cela, c'est à chacun de s'en rendre (éventuellement) compte. C'est ce que suggère l'adverbe hikanôs dans les mots epeidan anabantes hikanôs idôsi (« après que, étant montés, ils aient suffisamment vu »), formule qui ne précise pas ce qu'il faut voir (il n'y a pas de pronom qui renverrait par exemple au soleil / bon) et dans laquelle « suffisament  » peut se comprendre de deux manières, là encore non exclusives l'une de l'autre : d'une part de la quantité des (bonnes) choses qu'il y a à voir hors de la caverne (l'allégorie nous décrit en effet tout un ensemble de choses à voir à l'extérieur de la caverne, à commencer par les hommes, leurs ombres et leurs reflets dans les eaux, avant d'en arriver au soleil lui-même), d'autre part du temps passé à « contempler » ce qui constitue l'objet ultime de toute cette progression, qu'il est important d'avoir identifié, mais qui n'est pas là pour être contemplé béatement, mais pour fournir la « lumière » qui éclaire tout le reste et le rend intelligible pour nous, à condition qu'on ne s'y brûle pas les yeux...(<==)

(83) « Participer aux peines de chez eux, et aussi aux honneurs, les plus insignifiants tout comme les plus estimables » traduit le grec metechein tôn par' ekeinous ponôn te kai timôn, eite phauloterai eite spoudaioterai (mot à mot : « participer aux chez ceux-là peines aussi et honneurs, soit les_plus_insignifiants soit les_plus_estimables »). Quelques remarques sur ce membre de phrase :
ponos, dont ponôn est le génitif pluriel, est le substantif dérivé du verbe penesthai, qui veut dire « se donner de la peine, travailler à », en particulier par rapport à des travaux domestiques, et dans tous les cas des travaux pénibles ; de ce sens dérive le sens de « être en peine, en difficulté, dans la gène » et donc « être pauvre ». De ce verbe dérivent aussi bien penia, « pauvreté » (dont, dans le Banquet, Socrate fait la mère d'Érôs (Amour) : cf. Banquet, 203a-c) que le ponos que nous trouvons ici et qui veut dire « dur effort, peine, travail, lutte, souffrance physique ». Ce mot évoque donc le sort « misérable » des humains qui doivent gagner leur pain à la sueur de leur front (« misérable » se dit en grec d'un mot dérivé de ponos, ponèros, que nous avons rencontré en 519a2 dans le sens péjoratif qu'il peut avoir en grec comme en français pour désigner quelqu'un de malhonnête ; cf. note 63)
timè, dont timôn est le génitif pluriel, c'est au sens primitif l'« honneur », apanage de la condition royale, et plus généralement la « considération » qui procure des avantages matériels, l'estime, les égards, et aussi, à propos de choses, l'« estimation », la « valeur », le « prix » de cette chose. La notion centrale est cette de « valeur », ce qui justifie les qualificatifs qui sont ici associés à timôn pour marquer toute la gradation des valeurs / honneurs attribués aux hommes, des plus insignifiants aux plus estimables (les deux adjectifs phauloterai et spoudaioterai sont au féminin, ce qui indiquent qu'ils ne portent que sur timôn, timè étant effectivement féminin en grec, alors que ponos est masculin). La quête des « honneurs (timai) » était déjà mentionnée dans l'allégorie en 516c8. Dans la série des régimes politiques auxquels conduit la « dégénérescence » du régime « aristocratique » (au sens étymologique de gouvernement par les meilleurs), décrite aux livres VIII et IX de la République, le premier régime après l'aristocratie est la « timocratie » (cf. République, VIII, 545b, sq.), régime où les gouvernants sont motivés par la quête des « honneurs ». Ces « honneurs » sont en fin de compte la seule récompense autre que purement matérielle que peuvent obtenir les hommes ici-bas pour les « peines » qu'ils se donnent auprès de leurs concitoyens, et ils restent éminemment volatils et temporaires. Ils peuvent toutefois être « estimables » (spoudaios, adjectif dérivé du verbe speudein, dont le sens premier est « se hâter », via le substantif spoudè, dont le sens a évolué de l'idée de « hâte » à celle de « zèle », et à partir de là à celle d'« estime » et de « sérieux », par opposition à la paidia, l'enfantillage) lorsqu'ils résultent d'une activité qui va effectivement dans le sens du bon.
metechein est un verbe composé du préfixe meta- (avec) et du verbe echein, « porter, tenir, obtenir, posséder, avoir », qui veut donc dire au sens étymologique « porter avec », et de là « avoir part à, participer ». C'est le verbe qui est utilisé par Platon, particulièrement dans le Parménide et dans le Sophiste, pour parler de « participation (methèxis) » à propos des « idées » : les seules utilisations du mot methèxis, le substantif dérivé de metekein, dans les dialogues sont dans le Parménide (132d3, 141d8 et 151e8) et dans le Sophiste (256b1 et 259a7) et, sur environ 250 utilisations du verbe metekein dans tous les dialogues, 96 sont dans le Parménide, et 19 dans le Sophiste, soit pas loin de la moitié pour ces deux dialogues à eux seuls. Ce que nous dit ici le Socrate de Platon, c'est que la « participation » à l'idée du bon ne consiste pas pour nous à nous évader dans un ciel d'idées pures pour tomber en extase devant un « concept » et n'en plus bouger, mais à « prendre part » aux peines et aux joies de nos compagnons de « captivité » dans nos corps mortels, et a y prendre une part d'autant plus grande que nous avons justement une meilleure « vision » de l'« idéal » qu'il nous faut atteindre tous ensemble.
Dans l'allégorie proprement dite, le retour dans la caverne n'est évoqué par Socrate, à la fin, que de manière hypothétique, à la fois pour imaginer les sentiments du prisonnier s'il devait y retourner et le manque d'envie qu'il en aurait et pour décrire l'attitude que pourraient avoir les prisonniers restés enchaînés vis à vis de ce « revenant » qui, dans un premier temps au moins, semble ne plus voir grand chose dans la caverne. C'est ici seulement qu'il fait du retour dans la caverne une étape obligée pour celui qui en est sorti.
Ceci ne fait que confirmer ce qu'une analyse attentive de la « digression » de Théétète, 172c-177c laisse supposer et que j'ai déjà évoqué dans la note 30, à savoir que le portrait tracé en 173c-175b n'est pas celui du philosophe selon le cœur de Socrate, mais, comme il le dit lui-même à son interlocuteur, Théodore, le maître de mathèmatôn de Théétète, de « celui-là même que tu [Théodore] nommes philosophe (hon dè philosophos kaleis) » (175e1, seule occurrence du mot philosophos dans tout le portrait, fait souvent masqué par des traducteurs qui éprouvent le besoin de donner des sujets bien identifiés à des verbes qui n'en ont pas en grec), que cet homme qui « ne connaît pas le chemin vers la place publique (agora) » (173c9-d1), qui « a oublié, de son prochain, et de son voisin, non seulement ce qu'il fait, mais presque aussi s'il est un homme ou quelque autre créature » (174b2-4), qui est comparé par Socrate à Thalès tombant dans un puits alors qu'il regardait le ciel, n'est qu'une caricature de philosophe, un philosophe tel que le conçoit un mathématicien incapable de prendre la défense de celui (Protagoras) dont il adopte les vues dans sa conception du monde, un de ces « évadés » de la caverne qui ne veulent plus redescendre... Et d'ailleurs, il n'est pas difficile de voir que ce portrait est aux antipodes de celui que trace Platon tout au long des dialogues de Socrate, qui passe ses journées sur l'agora, qui n'a pas peur de se joindre aux fêtards pour des dîners arrosés avec des joueuses de flûte (cf. Théétète, 173d4-5, et comparer avec le Banquet), qui sait que ses voisins ne sont pas des « hommes » tels qu'ils devraient l'être et n'a qu'une ambition : les aider à le devenir un peu plus chaque jour... (<==)


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Première publication (partielle) le 1er mai 2001 (V0), complète le 12 mai 2001 (V1) ; 17 septembre 2015 (V2) ; 27 mai 2024 (V3) ; dernière mise à jour le 27 mai 2024
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