© 2007 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 2 janvier 2011
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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

Le philosophe roi
République, V, 471c4-475c5
(Traduction (1) Bernard SUZANNE, © 2007)

[L'interlocuteur de Socrate dans cette section est toujours Glaucon]

(vers la section précédente : 2ème vague : koinônia - La communauté face aux conflits)

[471c] ...
Mais ceci étant, (2) tu me parais, Socrate, si on te laisse la possibilité de parler de telles choses, en passe de ne jamais te souvenir de ce qu'auparavant, tu as mis de côté pour parler de tout ça, le fait que ce régime politique (3) devienne possible et par quel moyen
[il sera] un jour possible ; car qu'en effet, s'il advenait, tout soit pour le mieux pour la cité où il adviendrait, et aussi des [choses] que, toi, tu as laissé tomber, moi, je [le] dis, comme aussi que, contre les guerriers adverses, [471d] ils combattraient excellemment pour le moins possible se laisser tomber les uns les autres, ayant appris à se connaître et à s'appeler mutuellement par ces noms : frères, pères, fils ; et si de plus, le sexe féminin combattait de concert, soit sur la même ligne, soit encore aligné en retrait pour effrayer les ennemis et pour le cas où, à un moment ou un autre, une quelconque nécessité de renfort apparaîtrait, je sais qu'à cause de tout ça, ils seraient imbattables ; et même chez eux, (4) les bonnes choses qui ont été passées sous silence qui, toutes autant qu'elles sont, seraient leurs, je [les] vois ! [471e] Mais comme je suis d'accord avec toi que toutes ces [choses] seraient [réalité], ainsi que des myriades d'autres encore, si advenait ce régime politique, n'en dis pas encore plus sur lui, mais de cela-même à présent essayons de nous convaincre nous-mêmes : qu'[il est] possible et par quoi [il est] possible, et souhaitons bon vent à tout le reste !
[472a]
[C'est] vraiment tout d'un coup, toi, repris-je, [que] tu as fait comme une incursion dans mon discours, et tu ne cherches pas à me comprendre dans ma manière de distiller mes propos ! (5) Car peut-être ne sais-tu pas que, contre moi qui ai à grand peine échappé à deux vagues, (6) [c'est] maintenant la plus grande et la plus redoutable de cette série de trois vagues [que] tu suscites, telle que, quand tu l'auras vue et entendue, tu auras une totale compréhension (7) du fait que c'est en effet à juste titre que j'hésitais et que j'avais craint de tenir un propos si contraire à l'opinion commune (8) et d'entreprendre de le soumettre à un examen approfondi.
Plus tu tiendras de tels propos, dit-il, moins tu seras laissé libre [472b] par nous de ne pas dire de quelle manière devient possible ce régime politique. Alors, parle et ne perd pas de temps !
Eh bien, repris-je, il faut d'abord se ressouvenir de ça : que c'est en cherchant comment est justice, (9) et injustice, que nous en sommes arrivés là.
Il le faut. Mais qu'est-ce que ça change ? dit-il.
Rien ! Mais si nous découvrons comment est justice, est-ce que nous estimerons aussi que l'homme juste ne doit en rien différer de celle-ci, mais que celui-ci doit à tous points de vues être tel qu'est justice, [472c] ou bien serons-nous contents s'il est aussi proche que possible d'elle et y a part plus pleinement que les autres ?
Ainsi, dit-il, nous serons contents.
[C'est] donc en vue d'un modèle, (10) repris-je, [que] nous cherchions comment est à la fois justice elle-même et l'homme parfaitement juste, au cas où il adviendrait, et comment il serait, une fois advenu, et à l'inverse injustice et le plus injuste, pour que, tournant les yeux vers ceux-là [pour voir] comment ils se montrent à nous du point de vue du bonheur et de son contraire, nous soyons contraints aussi à propos de nous-mêmes de convenir que qui serait le plus semblable possible à eux [472d] aurait le sort le plus semblable au leur, et non pas en vue de cela : pour que nous démontrions comment ces choses deviendraient possibles.
Là en effet, dit-il, tu dis vrai.
Penses-tu donc que serait en quelque sorte moins bon dessinateur qui, ayant dessiné un modèle de ce que serait l'homme le plus beau possible et ayant tout rendu dans le dessin de manière adéquate, n'aurait pas moyen de prouver qu'
[il est] aussi possible qu'advienne un tel homme ? (11)
Par Zeus ! Moi ? Pas du tout ! dit-il. (12)
Eh bien quoi ? N'avons-nous pas, nous aussi, affirmons-nous, réalisé un modèle [472e] en paroles de la bonne cité ?
Tout à fait !
Eh bien penses-tu que nous parlerions en quelque sorte moins bien pour cette raison : au cas où nous n'aurions pas moyen de prouver qu'il est possible d'administrer une cité ainsi que nous l'avons dit ?
Bien sûr que non ! dit-il.
Ainsi donc le vrai, repris-je,
[c'est] ainsi ! Mais si à présent il faut en plus mettre toute son ardeur, pour ton plaisir, à prouver de quelle manière principalement et selon quoi elle serait au plus haut point possible, une fois encore, pour cette preuve, conviens avec moi de ces [points-]ci.
Lesquels ?
[473a] Est-il possible qu'une chose quelconque soit accomplie comme elle est exprimée en paroles ou bien cela tient-il à la nature
[des choses] que l'accomplissement s'approche moins de la vérité que l'expression en paroles, (13) quand bien même ce ne serait pas l'opinion de tel ou tel ? Mais toi, conviens-tu [qu'il en est] ainsi ou pas ?
J'en conviens, dit-il.
Eh bien alors, dans ces conditions, ne me contrains pas à devoir aussi par l'action montrer ces choses advenant telles à tous points de vue que nous les avons passées en revue dans notre discours ! Mais si nous nous montrons capables de trouver comment une cité pourrait s'administrer au plus près de ce qui a été dit, nous pourrons dire [473b] avoir trouvé comment deviennent possibles ces
[choses] que, toi, tu prescrits. (14) Ne serais-tu pas content que nous ayons cette chance ? Moi en tout cas, je serais content.
Et moi aussi, dit-il.
Mais alors, après ça, à ce qu'il semble, il nous faut essayer de trouver et de mettre en évidence ce qui peut bien à présent être mal fait dans les cités et à cause de quoi elles ne sont pas administrées ainsi, et en changeant quoi, le plus minime possible, une cité progresserait vers ce genre de régime politique, dans le meilleur des cas une seule
[chose], sinon deux, sinon un nombre le plus réduit [possible] et exigeant le pouvoir le plus minime [possible]. (15)
[473c]
[C'est] tout à fait ça en effet, dit-il.
Une seule chose donc ! repris-je, en changeant
[une seule chose], nous me paraissons avoir le moyen de montrer qu'[une cité] renverserait le cours des choses, [changement] non pas certes des moindres ni même aisé, mais possible néanmoins. (16)
Lequel ? dit-il.
J'en suis maintenant, repris-je, à ce que nous comparions à la plus grosse vague ! Mais ce sera pourtant dit, même si cela doit tout simplement submerger sous le ridicule comme une vague éclatant de rire, et sous le discrédit. Mais examine bien ce que je vais dire.
Parle, dit-il.
À moins, repris-je, que les philosophes ne deviennent rois (17) dans [473d] les cités ou que ceux qui sont pour lors appelés rois et détenteurs du pouvoir ne se mettent à philosopher sincèrement et adéquatement, et que cela ne se trouve réuni dans le même
[individu, à savoir], pouvoir politique et philosophie, que les natures multiples de ceux qui sont portés vers l'un à l'exclusion de l'autre ne soient réfrénées (18) par la contrainte, la cessation des maux n'est pas [possible], mon cher Glaucon, dans les cités ni même, je crois, pour l'espèce humaine, [473e] ni que ce régime politique, à quelque moment que ce soit auparavant, ne se développe dans le sens du possible et ne voie la lumière du soleil, celui que nous avons à l'instant passé en revue dans notre discours. Mais c'est là ce qui m'inspire depuis un bon moment la crainte de parler, voyant que ce sera dit tout à fait en opposition avec l'opinion commune. Il est difficile en effet de voir qu'on ne pourra parvenir autrement au bonheur, pas plus dans la vie privée que dans la vie publique. (19)
Et lui : Socrate, dit-il, tu as tenu un langage et un raisonnement (20) tels qu'en disant ça, tu dirigeais contre toi un grand nombre de gens, et [474a] non des moindres,
[les menant] désormais à ça : après avoir en quelque sorte laissé tomber leurs manteaux, nus, ayant pris ce qui se présentait à chacun en guise d'armement, à se précipiter, toutes leurs forces bandées, pour accomplir des choses étonnantes, eux de qui, si tu ne les repousses pas par ton raisonnement et ne leur échappes pas, [c'est] en étant véritablement couvert d'obscénités [que] tu recevras ta juste rétribution. (21)
Mais n'est-ce pas toi, repris-je, le responsable de tout ça à mon égard ?
Si ! Et j'ai bien fait, dit-il. Mais pour sûr, je ne te laisserai pas tomber, mais je te défendrai de toutes les manières que je puis, et je le puis par ma bienveillance et en t'encourageant, et puis
[c'est] probablement [d'une manière qui est] plus en accord avec toi que [ne le ferait] quelqu'un d'autre [474b] [que] je répondrais. Mais puisque tu disposes d'un tel soutien, essaye de démontrer à ceux qui sont incrédules qu'il en va comme toi, tu dis.
Il faut essayer, repris-je, puisque aussi bien toi, tu me proposes une si forte alliance pour le combat ! Il est donc nécessaire, me semble-t-il, si nous voulons d'une manière ou d'une autre échapper à ceux dont tu parles, de déterminer précisément (22) pour eux quels sont les philosophes dont nous parlons (23) lorsque nous osons dire qu'ils doivent gouverner, afin que, ceux-ci devenus reconnaissables entre tous, on puisse se défendre, en démontrant [474c] qu'aux uns il convient par nature et de s'attacher à la philosophie et de servir de guides dans la cité, aux autres et de ne pas s'y attacher et de suivre celui qui guide. (24)
Ce serait sans doute le moment, dit-il, de le déterminer.
Eh bien ! vas-y, suis-moi là, pour peu du moins qu'en quelque sorte d'une manière ou d'une autre nous soyons jusqu'au bout des guides appropriés là-dessus ! (25)
Va ! dit-il.
Eh bien ! Faudra-t-il te rappeler, repris-je, ou bien te souviens-tu, que qui que ce soit que nous dirions aimer quelque chose doit se montrer, si c'est dit correctement, non pas comme aimant ci d'elle mais pas ça, mais comme chérissant tout ?
[474d] C'est me le rappeler, dit-il, à ce qu'il semble, qu'il faut, car je ne l'ai pas trop présent à l'esprit.
[C'est] à un autre que toi, dis-je, [qu']il convenait, Glaucon, de dire ce que tu dis ; mais à un homme porté à l'amour, il ne convient pas de ne pas se souvenir que tous ceux qui sont dans la fleur de l'âge piquent et émeuvent du moins en quelque sorte d'une manière ou d'une autre (26) qui aime les enfants et est porté à l'amour, en semblant être dignes d'attention et d'être traités avec affection. (27) N'est-ce pas ainsi que vous agissez à l'égard de ceux qui sont beaux ? L'un, en tant qu'ayant le nez aplati sera loué par vous en étant appelé « plaisant », de celui qui l'a crochu vous dites qu'il est royal, et puis encore celui qui l'a entre [474e] ces deux-là, qu'il l'a très bien proportionné, et ceux qui ont la peau foncée, qu'on les voit virils, et ceux qui l'ont claire, que ce sont des enfants des dieux, et ceux qui l'ont jaune-miel !… Ce nom ! Penses-tu qu'il soit la création de qui que ce soit d'autre que d'un amant cherchant à ne pas blesser par son langage et supportant avec bonne humeur le teint jaunâtre [de l'aimé] pourvu qu'il soit dans la fleur de l'âge ? Et en un mot, vous prenez tous les prétextes [475a] et vous permettez toutes les manières de parler (28) afin de ne rejeter aucun de ceux qui s'épanouissent dans la fleur de l'âge.
Si tu as l'intention, dit-il, de parler sur mon dos de ceux qui sont portés à l'amour en tant qu'ils agissent ainsi, j'y consens pour le plus grand bien de la discussion.
Mais quoi ? repris-je, les amateurs de vin, (29) c'est de la même manière qu'ils agissent, ne le vois-tu pas, faisant fête (30) à toute sorte de vin sous tous les prétextes ?
Et comment !
Et par ailleurs ceux du moins qui aiment les honneurs, (31) à ce que je crois, tu remarques que, pour peu qu'ils ne soient pas capables de devenir stratèges, deviennent chef de tiers de tribu, (32) ou d'être honorés par des gens plus haut placés [475b] et plus vénérables, se contentent de se voir honorés par des gens de moindre rang et de moindre valeur, dans la mesure où ils sont tout simplement des passionnés d'honneurs. (33)
Très certainement en effet.
Dis-moi à présent
[si c'est] ça ou pas : est-ce que celui que nous désignerions comme passionné de quelque chose, nous le dirions avoir une passion pour tout ce genre de choses, ou pour ci mais pas pour ça ? (34)
Pour tout, dit-il.
Donc aussi l'amoureux de sagesse (« philosophe »), (35) nous le dirons être passionné de sagesse, (36) pas de ci mais pas de ça, mais de sa totalité ?
Vrai.
Celui donc qui a de l'aversion (37) pour les études, et en particulier [475c] s'il est jeune et ne se rend pas encore compte de ce qui est utile ou pas, nous ne dirons pas qu'il est amoureux des études et amoureux de sagesse, (38) tout comme celui qui a de l'aversion pour les aliments, nous ne dirons pas qu'il a faim, ni qu'il a une passion pour les aliments, et pas non plus qu'il est amoureux des aliments, mais
[qu'il est] mauvais mangeur. (39)
Et c'est en effet à bon droit que nous le dirons.

(vers la section suivante : Savoir et opinion : idées et idées reçues)


(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(2) Au début de la section précédente, en 466d6-8, Socrate, affrontant la seconde vague d'objections supposées à ses proposition, celles relative à la seconde de ces propositions, la mise en commun des femmes et des enfants, à laquelle il a commencé par répondre en proposant, en 458b, d'« examiner quelles dispositions prendront les dirigeants une fois qu'ils (les principes de mise en commun proposés) seront devenus [réalité], et [montrer] que leur mise en pratique serait tout ce qu'il y a de plus avantageuse et pour la cité et pour les gardiens » avant de chercher si et comment une telle organisation serait possible, a laissé entendre qu'il en avait fini avec les deux premières parties de son programme, l'organisation de la mise en commun et ses bienfaits pour la cité, et qu'il allait maintenant en examiner la possibilité en se demandant « si, chez les humains aussi, [il est] possible, comme chez les autres animaux, que se produise cette mise en commun, et de quelle manière [c'est] possible ». Mais toute la suite de la discussion jusqu'à ce point a porté sur l'organisation de la guerre dans la cité idéale et sur le comportement à tenir selon que les ennemis sont grecs (c'est-à-dire ont la langue grecque pour langue natale) ou barbares (c'est-à-dire, selon l'étymologie du mot barbaros, ne parlent pas le grec mais émettent des sons qui, pour un grec ne parlant que le grec, sonnent comme une suite indifférenciée de « bahr... bahr... »). L'objection que présente ici Glaucon avec des signes évidents d'impatience, avant que Socrate n'ait eu le temps de reprendre la parole après que Glaucon ait répondu à sa question précédente (réponse qui conclut la section précédente), montre qu'il n'a pas compris en quoi la discussion qui vient d'avoir lieu sur la guerre avait quelque chose à voir avec la possibilité que « se produise (eggenesthai) cette mise en commun ». J'ai expliqué dans la note 3 à ma traduction de la section précédente le lien qu'il pouvait y avoir entre ces deux questions dès lors qu'on remarquait que le verbe eggignesthai, comme gignesthai donc il dérive, pouvait renvoyer soit à la naissance, soit au devenir : avant de se demander si cette cité peut gignesthai au sens de « naître, advenir », Socrate, dans la continuité de sa démarche « à l'envers », s'intéresse d'abord à la possibilité pour elle de gignesthai au sens de « devenir », c'est-à-dire de pouvoir avoir un devenir, de continuer à exister dans la durée au milieu de son environnement éventuellement hostile, ce qui lui permet d'apporter une conclusion aux considérations sur les gardiens, introduits au livre II, en 373d, pour faire face au danger de la guerre avec des cités voisines, mais dont le rôle strictement militaire de défense contre les ennemis de l'extérieur avait jusque là été pratiquement ignoré.
En fait, comme on va le voir, Socrate ne va pas répondre à la question spécifique de savoir si la mise en commun des femmes et des enfants est possible, mais va, maintenant qu'il a décrit les principes d'organisation de sa cité idéale, qui incluent non seulement cette mise en commun (2ème vague), mais aussi l'égalité entre hommes et femmes vis à vis du rôle de gardiens, et donc de dirigeants, puisque les dirigeants sont choisis parmi les meilleurs des gardiens (1ère vague), se pencher sur la question de la possibilité de faire advenir cette cité idéale, avec tout ce qu'elle implique, en ouvrant les vannes d'une troisième vague, la plus grosse, avec le principe du philosophe roi. (<==)

(3) Le mot grec que je traduis par « régime politique » est politeia, le mot qui sert de titre à tout le dialogue. Si, dans le titre, la tradition l'a traduit par « république » sous l'influence de la traduction du dialogue en latin par Cicéron sous le titre de « Res Publica » (mot à mot : « la chose publique »), cette traduction ne rend pas compte de toute la richesse du mot grec et ne convient pas ici puisqu'elle désigne un régime politique particulier, là où politeia a un sens beau coup plus général, qui ne préjuge pas du type de régime. Et même la traduction par « constitution », utilisée par la plupart des traducteurs, tout comme d'ailleurs celle que je retiens, fait perdre une bonne partie de ce que pouvait suggérer politeia à un grec du temps de Platon. Le problème est qu'aucun mot français ne couvre tout le champ couvert par politeia. Et c'est bien dommage, car on a sans doute là l'une des principales raisons qui ont faussé la compréhension du dialogue en le tirant vers la « politique » alors qu'il s'attache à étudier les interdépendances entre vie privée et vie sociale/politique dans l'homme conçu, sans que Platon éprouve le besoin de l'expliciter comme le fera Aristote, à la fois comme « animal politique » et comme « animal doué de logos ». C'est qu'en effet, politeia ne désigne pas seulement l'organisation politique de la cité, sa « constitution », ou même le « régime politique » (terme plus large que « constitution », qui peut couvrir l'ensemble des dispositions législatives régissant la vie de la cité), mais peut aussi désigner le mode de vie, publique et privée, du politès, du « citoyen » vivant dans la polis, ou encore les droits et devoirs qui le constituent en tant que citoyen, par opposition par exemple aux simples esclaves. Et le mot peut aussi désigner l'ensemble des citoyens constituant la cité, ou encore l'implication d'un gouvernant dans la gestion de la cité. Bref, loin de se limiter au registre du droit constitutionnel, ce mots étend son registre de la sphère de la vie privée à celle de la politique, tant au niveau individuel qu'au niveau collectif. On pourrait dire en résumé qu'il désigne aussi bien le « régime » (pris dans un sens très large de « mode de vie ») de chaque citoyen, dans sa vie publique comme dans sa vie privée, que le « régime » de la cité. Et c'est bien de tout cela à la fois qu'il est question dans la Politeia de Platon, qu'il aurait peut-être mieux valu pour cette raison appeler en français « La citoyenneté » plutôt que « La République » !... (<==)

(4) Oikoi, traduit ici par « chez eux », veut aussi bien dire « à la maison » au sens premier (qui est le sens premier de oikos dont dérive l'adverbe oikoi), c'est-à-dire « sous le toit sous lequel je vis avec ma famille », renvoyant alors à la sphère des affaires privées, aux problèmes domestiques par opposition aux affaires publiques, que « dans son pays, sa cité » (« à domicile », en prenant cette expression dans le sens qu'elle a quand on dit qu'une équipe sportive joue « à domicile » plutôt que « à l'extérieur ») par opposition à « dans une contrée étrangère », comme par exemple lors d'une expédition militaire ou d'une mission diplomatique. C'est sans doute dans ce second sens que la prend Glaucon, puisqu'il vient justement d'être question des bienfaits résultant des propositions de Socrate dans le cadre d'expéditions militaires. (<==)

(5) « Tu ne cherches pas à me comprendre dans ma manière de distiller mes propos » traduit le grec ou suggignôskeis straggeuomenôi. Une traduction plus concise serait « tu ne me pardonnes pas de tergiverser (ou de lambiner) ». Mais une telle traduction fait perdre ce que pouvaient évoquer pour un grec d'alors les deux verbes choisis par Platon, sans doute pas au hasard puisque, pour le second des deux, c'est là la seule fois où il apparaît dans tous les dialogues. Il n'est donc pas impossible que Platon essaye de nous faire comprendre quelque chose à travers le choix de ces deux verbes.
Le premier verbe suggignôskein, composé du préfixe sun- (« avec, ensemble ») et du verbe gignôskein, « apprendre à connaître, reconnaître, comprendre », signifie au sens littéral « avoir une mutuelle compréhension », c'est-à-dire « être du même avis », mais aussi « pardonner » (excuser parce qu'on comprend). C'est cette ambiguïté que je cherche à rendre par la périphrase « tu ne cherches pas à me comprendre » dans laquelle « me comprendre » peut aussi bien vouloir dire « comprendre ce que je dis » que « montrer de l'indulgence envers moi (parce que tu comprends ce que je cherche à faire) ». Le reproche que le Socrate de Platon fait ici à Glaucon n'est donc pas seulement de ne pas lui « pardonner » ses lenteurs, mais bien plutôt de ne pas essayer de comprendre avec lui pourquoi il est nécessaire de passer par ces détours, de suivre son idée et de ne s'intéresser qu'à une seule chose au point où en est arrivée la discussion, le caractère plus ou moins idéaliste de la constitution proposée par Socrate : on pourrait en effet résumer la réplique précédente de Glaucon de la manière suivante : « Bon, d'accord ! Tout ce que tu viens de nous raconter est très joli et ce serait effectivement merveilleux si les choses se passaient ainsi. Mais reviens un peu sur terre ! Tu crois vraiment que c'est possible ?!... »
Le second verbe, utilisé au participe présent pour qualifier l'attitude que Glaucon reproche à Socrate, est le verbe straggeuesthai. Ce verbe est dérivé de la racine stragx, qui signifie « goutte (obtenue par pression, avec effort) » : à côté du verbe straggizein, qui conserve le sens propre de la racine et signifie « exprimer goutte à goutte (un liquide) », « presser le jus d'un fruit », le verbe straggeuesthai, quant à lui, prend un sens analogique à partir de l'idée de lenteur qu'implique le goutte à goutte, et signifie « prendre son temps, tergiverser ». C'est l'image induite par la racine du verbe que je cherche à rendre sensible en parlant de « distiller des propos ». Il est vraisemblable que ce verbe rare a été utilisé par Platon pour attirer l'attention du lecteur sur le reproche que Socrate accuse Glaucon de lui faire, au moment précis où, pour répondre à l'impatience de celui-ci vis-à-vis de la possibilité de cette « cité idéale », il va introduire une condition encore plus problématique que celles qu'il a introduites auparavant et qui soulevaient les deux premières « vagues » d'objections. Est-ce que Socrate tergiverse ? Est-ce que toutes ces considérations constituent des « digressions », des échappatoires pour ne pas affronter les questions embarrassantes ? Ou bien est-ce que, plus on avance, plus on entre dans le « cœur » du sujet, plus on aborde les considérations les plus importantes, toute la question étant justement de chercher à comprendre en quoi elles ne sont pas des « digressions » mais les pièces maîtresses du discours ? Et est-ce que le souci premier de Socrate dans tout ça est de rédiger une constitution applicable dans le contexte d'alors, ou de faire réfléchir ses interlocuteurs du dialogue et nous, lecteurs, sur nous-mêmes, sur ce qui est important pour bien conduire sa propre vie, en privé et en société ?... (<==)

(6) Les deux premières « vagues » ont été suscitées, comme je l'ai rappelé dans la note 2, par le principe d'égalité des hommes et des femmes vis à vis des fonctions de gardiens et par celui de la mise en commun des femmes et des enfants chez ces gardiens. L'image de la vague (kuma) est apparue entre la première et la seconde, en 457b-c. (<==)

(7) « Tu auras une totale compréhension » traduit le grec panu suggnômèn exeis, dans lequel on trouve le substantif suggnômè dérivé du verbe suggignôskein utilisé un peu plus haut (cf. note 3). Le mot signifie « pardon, indulgence » à partir de l'idée de compréhension mutuelle induite par le verbe pris dans son sens propre. C'est pour rendre sensible la parenté entre le nom utilisé ici et le verbe utilisé peu avant que je traduis suggnômè par « compréhensions » plutôt que par « indulgence ». (<==)

(8) « Tenir un propos si contraire à l'opinion commune » traduit le grec outô paradoxon logon legein. L'expression pléonastique logon legein incite à ne pas tirer logon vers un sens trop « chargé » en le traduisant par « raisonnement » ou « argument », mais à en rester au sens basique de « parole, propos, discours ». Par ailleurs, je n'ai pas traduit paradoxon par « paradoxal » précisément parce que c'en est le décalque en français, mais un décalque qui ne permet plus de voir, comme le voyait un grec, le sens littéral du mot formé sur doxa, « opinion », par ajout du préfixe para-, « contre ». « Contraire à l'opinion commune » en est au contraire l'explicitation littérale et ne tire pas avec lui l'appréhension et la méfiance que peut susciter chez beaucoup de gens le terme de « paradoxe » ou la qualification de « paradoxal ». Ce qui est sûr, c'est que le terme est rare chez Platon, où on ne le trouve que trois fois dans tous les dialogues, et qu'il n'a sûrement pas une connotation technique renvoyant à la logique. (<==)

(9) « Comment est justice » traduit le grec dikaiosunèn hoion esti. Dans la réplique suivante de Socrate, on trouve hoion esti dikaiosunè et dans celle qui la suit, auto dikaiosunèn hoion esti. Le relatif hoios (dont hoion est le neutre) oriente la recherche vers la nature de ce dont il est question et sous-entend plus ou moins une idée de comparaison. Ce n'est pas simplement « qu'est-ce que c'est », mais « c'est comme quoi ? », « c'est de quelle sorte ? », « ça ressemble à quoi ? » (dans certaines constructions, hoion sert à introduire un exemple et signifie à lui tout seul « [c'est] comme [par exemple] »). Il appelle donc une réponse plus développée qu'un simple ti esti (« c'est quoi ? »).
D'autre part, je prends le parti de ne pas ajouter dans la traduction un article défini (la justice) qui n'est pas dans le grec, où il y a seulement dikaiosunèn ou dikaiosunè. Certes, le grec n'impose pas l'article pour les noms abstraits, mais dans d'autres occasions, Platon n'hésite pas à écrire dikaiosunè en utilisant l'article (sur 140 utilisation de diakiosunè dans la République, 48 l'associent à l'article). Mais ce qui m'incite surtout à omettre ici l'article, c'est le fait que Socrate, dans la réplique qui suit celle-ci, envisage la possibilité, ou en tout cas demande à Glaucon s'il envisage, la possibilité d'une parfaite identité entre dikaiosunè et « l'homme juste (andra ton dikaion) », ce qui suppose une sorte de « personnalisation » de dikaiosunè. Or il ne faut pas oublier qu'avant d'en venir à l'abstraction des purs concepts, les grecs avaient eu tendance à les « diviniser », comme ils le faisaient aussi pour certains concepts plus concrets comme le ciel (Ouranos), la terre (Gè/Gaia), la mer (Okeanos), le soleil (Helios), etc., et que nombre de termes grecs désignant de telles abstraction ont été utilisé comme noms propres de divinités. Il suffit pour s'en persuader, de lire par exemple la Théogonie d'Hésiode, où l'on voit défiler, à côté de dieux aux noms de concepts « physiques », nombre de divinités dont le nom est aussi le nom commun d'une abstraction, à commencer par Erôs, « amour », en Théogonie, 120, et parmi lesquelles on trouve aussi, en Théogonie, 901-902, Dikè, « justice », présentée comme fille de Zeus et de Themis, « coutume, usage, loi », et sœur de Eunomia, « bon ordre, équité » et de Eirènè, « paix ». L'idée que « Justice » est une divinité et que l'homme parfaitement juste serait un être quasi-divin, un « héros » comme on en trouvait dans les récits d'Homère et des autres poètes grecs n'est donc pas si étrange à la mentalité des interlocuteurs de Socrate ! On retrouvait encore Dikè, fille de Zeus, ou en tout cas étroitement associée à lui, chez les auteurs tragiques contemporains de Socrate (voir par exemple Eschyle, Sept contre Thèbes, 602 ; Sophocle, Œdipe à Colone, 1382 ; Antigone, 451 ; Euripide, Oreste, 1242), alors que son nom, dikè, était aussi depuis longtemps déjà, un nom commun signifiant « justice », puis « action en justice, procès », et de là « jugement » et aussi « châtiment, peine résultant d'un jugement » (on le trouve 370 fois dans les dialogues, dont 197 dans les seules Lois), nom qui est d'ailleurs à la racine de dikaiosunè via l'adjectif dikaios (« juste »), autre mot utilisé pour parler de « justice », mais avec un sens plus spécialisé à la « vertu » de justice (ce qui explique sans doute pourquoi c'est lui qui est préféré à dikè dans la République, où on le trouve 140 fois, alors que dikè n'y est utilisé que 30 fois). La question de Socrate fonctionne donc à double sens : chercher auto dikaiosunèn, « Justice elle-même » (ou plus exactement, puisque auto est neutre alors que dikaiosunè, comme justice en français, est féminin, « justice ça-même », traduction plus proche de la manière dont un grec du temps de Platon pouvait comprendre cette expression que « la justice en soi », qui est justement le résultat de 25 siècles de réflexion philosophique suscitée par Platon !), ce n'est pas chercher un homme qui serait « le juste » (andra ton dikaion), l'incarnation parfaite de la justice, comme pouvait le faire Diogène avec sa lanterne, et encore moins chercher un « dieu » ou un « héros » qui nous dispenserait de réfléchir à toutes les manières possibles dont on peut être « juste » et aux « règles » générales qui sont productrices de justice (comme la fraternité entre tous les hommes dont il était question dans la « seconde vague ») ; mais en même temps, c'est chercher, non pas certes un « dieu », mais un « idéal », qui a en commun avec un dieu le fait qu'il n'est pas à la portée des hommes et que chacun à sa manière ne peut que s'en approcher plus ou moins, sans jamais en atteindre la perfection. Alors, oui, peut-être en ce sens-là, y a-t-il quelque chose de « divin » dans Dikaiosunè et le reproche fait à Socrate d'introduire de nouvelle divinités dans la cité n'est-il pas totalement infondé !... (<==)

(10) Le mot grec traduit par « modèle » est paradeigma, dont vient le français « paradigme ». Ce mot est construit à l'aide du préfixe para-, « à côté de, dans les environs de, auprès de », et du substantif deigma dérivé du verbe deiknunai, « montrer », qui signifie « ce qui se montre, manifestation » ou « ce qu'on montre, indication », ou encore « exemple » ou « preuve ». Un paradeigma, c'est donc un « exemple » ou un « modèle », en particulier ce qui est « à côté de (para) » l'artiste et dont il s'inspire pour exécuter son œuvre. Mais il est important pour la suite de noter que, si, dans le cas du peintre ou du sculpteur qui travaille d'après nature, le paradeigma, le modèle, est en général, sinon toujours plus beau, du moins plus vivant et plus complexe que la peinture ou la sculpture qui cherche à le reproduire, il est d'autres cas où le paradeigma peut n'être qu'un « modèle réduit », une maquette ou un plan, comme dans le cas du travail de l'architecte, ainsi que le montre un usage du mot chez Hérodote (Enquête, V, 62, 3), où il est question de la construction d'un temple à Delphes financée par des exilés athéniens qui, du fait de leur fortune, le firent construire tou paradeigmatos kallion, « plus beau que la maquette » acceptée par les autorités de Delphes. (<==)

(11) On trouve dans cette réplique de Socrate le verbe graphein, qui signifie « tracer des signes » dans un sens très général qui peut aussi bien vouloir dire « écrire » que « dessiner » ou même « peindre », et le nom gramma, qui désigne tout ce qui est produit par l'action de graphein, donc aussi bien un écrit, une lettre (lettre de l'alphabet ou lettre qu'on envoie à quelqu'un), une inscription, qu'un dessin ou une peinture. Mais, pour désigner l'auteur de ce grammatos, Socrate emploie, non pas le simple nom grapheus, mais zôgraphos qui, au sens premier, veut dire « dessinateur/peintre d'êtres vivants (zôia) ». Un zôgraphos, c'est donc à première vue quelqu'un qui utilise comme paradeigma (voir note précédente), un être vivant, un homme par exemple, dont il essaye de reproduire les traits de manière aussi ressemblante que possible. Or Socrate renverse complètement la situation, puisqu'il nous parle d'un peintre/dessinateur qui, non pas reproduit un paradeigma qu'il aurait sous les yeux, mais produit ce paradeigma (paradeigma grapsas, « ayant dessiné un modèle ») d'un homme imaginaire qu'il n'a justement pas sous les yeux et qui serait plus parfait que les hommes qui auraient pu lui servir de « modèle ». Ce que produit ce zôgraphos, c'est donc en quelque sorte le « plan » (sens possible de paradeigma, dans le contexte de l'architecture par exemple) d'un homme « idéal ». On peut penser qu'il y a là une allusion à une manière de travailler de certains peintres et sculpteurs de l'époque, qui auraient réalisé des « composites » en prenant dans plusieurs « modèles » ce que chacun avait de plus parfait de manière à obtenir une œuvre dans laquelle tout était comme il convient (panta ikanôs), mais il y a certainement plus que ça car, dans une telle approche, l'artiste travaille encore à partir de « modèles » et ce n'est pas sa production qui est le « modèle ». Le renversement de perspective vise, selon moi, à nous faire réfléchir sur la manière dont chacun de nous conçoit d'« écrire/peindre » rien moins que sa propre vie. Doit-on se contenter de prendre les autres pour modèles, de se « modeler » sur les usages et les conventions qui ont cours ? Ou bien devons-nous nous donner un « plan », un « modèle », un paradeigma dont nous somme nous-mêmes le créateur et que nous essayons ensuite de réaliser du mieux que nous pouvons dans le contexte qui est celui de notre vie et dont nous ne maîtrisons pas tous les aspects ? Comment pouvons-nous chacun devenir le zôgraphos de notre propre vie, en faire une vie d'homme digne de ce nom, en lui donnant un modèle qui soit « en tout adéquat » même si nous n'arrivons pas à faire advenir tout ce qu'implique ce paradeigma ? (<==)

(12) Cette invocation de Zeus (ma Dia) au début de la réponse de Glaucon à cette question de Socrate sur le « bon (agathos) » zôgraphos du kallistos anthrôpos (« l'homme le plus beau ») n'est sûrement pas anodine. Selon moi, elle confirme la direction dans laquelle je suggérais à la fin de la note précédente que devait s'orienter notre réflexion à la lecture de la question de Socrate. Zeus est-il le paradeigma dont doit s'inspirer le zôgraphos pour peindre son « homme idéal », lui dont on conte les amours incestueuses avec moult mortelles et les querelles avec les autres dieux et déesses ? Ou bien faut-il voir en lui le premier des dieux subalternes auxquels le dèmiourgos du Timée devenu ici zôgraphos remet l'âme et le paradeigma de l'homme qu'il vient de produire pour qu'ils créent les hommes matériels qui hébergeront ces âmes sans pourtant pouvoir, du fait de la nécessité et de leur nature mortelle parce que matérielle, parfaitement réaliser ce que le dèmiourgos/zôgraphos avait dans l'esprit en produisant le paradeigma ? Et en fin de compte, la question est bien de savoir si Zeus a un quelconque rôle à jouer dans l'élaboration du paradeigma de notre vie ou si c'est ailleurs qu'il nous faut chercher. (<==)

(13) Dans cette question, Socrate oppose tout d'abord deux verbes, prattein et legein, en demandant s'il est possible que ti prachthènai hôs legetai (« une chose quelconque soit accomplie comme elle est exprimée en paroles »), avant d'opposer les deux noms d'action dérivés de ces verbes, praxis (« action ») et lexis (« parole » en tant, non pas que choses dites, mais en tant qu'activité, que fait de parler), pour se demander laquelle s'approche le plus de la « vérité » (alètheia). Pour bien comprendre ce dont il est ici question, il est important de noter deux choses : premièrement que Socrate commence en s'intéressant à un même ti (« quelque chose », sujet des deux verbes au passif) considéré soit comme produit d'un agir, c'est-à-dire en tant qu'il est accompli, réalisé, soit comme produit d'un parler, c'est-à-dire en tant qu'il est exprimé par la parole ; deuxièmement qu'il s'intéresse au rapport de ces deux types de « productions » à l'alètheia. Le premier problème posé par la remarque apparemment paradoxale de Socrate (la parole a par nature plus de proximité avec l'alètheia que l'action) vient justement de l'ambiguïté de sens du mot alètheia, que, pour cette raison, j'ai laissé non traduit dans la reformulation qui précède des propos de Socrate. C'est qu'en effet, le sens d'alètheia oscille entre « vérité » (par opposition à mensonge) et « réalité » (par opposition à apparence trompeuse), dans la mesure où justement, la vérité se définit comme la conformité à la réalité. Mais dès qu'on a dit ça, se pose la question : conformité de quoi ? Question à laquelle la seule réponse possible est : conformité du discours, des paroles justement, prononcées ou simplement pensées ! Et quand on a réalisé ça, on voit aussitôt que la suggestion de Socrate, loin d'être paradoxale, ne va pas assez loin ! Ce n'est pas que la parole (lexis) a plus de proximité avec la vérité que l'action (praxis), c'est en fait que seule la parole a quelque chose à voir avec la vérité. Une action n'est pas vraie ou fausse, elle est ou elle n'est pas, un point c'est tout. On a fait quelque chose ou on ne l'a pas fait, point.
Le seul problème qui peut se poser par rapport à une action qui ait quelque chose à voir avec la « vérité », c'est celui de sa conformité à un discours, préalable ou ultérieur, qui tenterait d'en comprendre ou d'en explique le sens, la finalité. Et c'est bien pourquoi Socrate commence en envisageant un ti qui soit à la fois objet d'un parler (legetai) et d'un agir (prachthènai). La question n'est donc pas celle du degré de réalité de l'action par rapport à la parole, mais celle de la plus ou moins grande aptitude de l'action et du discours à dévoiler (rappelons-nous que le sens premier de alèthès est « non caché ») le sens, l'intelligibilité. Or cette intelligibilité, comme son nom l'indique, n'est pas de l'ordre du sensible, du « visible », mais de l'ordre de l'intelligible, accessible au seul logos.
Certes, un comportement, une vie, « parle », nous dit quelque chose de celui qui a posé ces actes, et c'est bien pour ça que Platon nous décrit dans ses dialogues certains actes particulièrement « significatifs » de la vie de Socrate, à commencer par son procès et sa mort, mais il ne parlent justement que parce que Socrate a tenu des discours avec lesquels ils montrent une grande cohérence et c'est pourquoi le récit de ces actes est inséparable de la reproduction des discours tenus par celui qui les a posés, sinon dans la lettre, du moins dans l'esprit.
De la même manière, pour revenir au problème posé ici par Glaucon, le fait de fonder en actes une cité qui essaierait de ressembler à l'idéal qu'a décrit Socrate dans les pages antérieures de la République « parlerait » aux personnes qui la verraient vivre et évoluer dans le temps, mais cette simple observation serait bien moins « parlante », moins « dévoilante », de l'esprit qui l'anime et qui a présidé à l'élaboration de sa constitution et de ses lois que le discours de ceux qui l'ont créé et qui expliquerait leurs motivations et leurs finalités, comme le font les préambules aux lois décrites dans les Lois.
Car en fin de compte les actes sont par nature individuels et posés dans le temps et l'espace, donc conjoncturels et éphémères, alors que les paroles peuvent jusqu'à un certain point s'affranchir de ces contraintes et poser des principes qui transcendent le temps et l'espace pour donner accès à l'ordre intelligible.
Socrate ne cherche donc nullement ici à remettre en cause l'idée selon laquelle on ne doit pas en rester aux belles paroles, mais mettre en pratique ce que l'on affirme dans ses discours, principe qu'il passe au contraire son temps à rappeler à qui veut l'entendre. Et il ne cherche pas non plus à contester que c'est l'expérience qui doit servir à valider la pertinence de théories scientifiques qui ne sont rien d'autre que des discours sur l'ordre insufflé dans l'univers par le « démiurge » qui l'a créé, mais il conteste que le caractère praticable en fait de tel ou tel idéal de vie pour l'homme pris individuellement ou collectivement soit un critère de son bien-fondé et un préalable nécessaire à la compréhension de ce qui constitue son « bien ». Pour prendre un exemple simple, le fait qu'il soit en fait impossible sur le long terme d'empêcher les hommes de se faire la guerre de temps à autres ne doit pas empêcher de considérer que la paix perpétuelle constitue l'idéal d'une société humaine bien gérée. (<==)

(14) À travers la formulation de cette réplique, Socrate rappelle discrètement à Glaucon un certain nombre d'évidences que celui-ci semble oublier. La première, dans la première phrase, est que, s'il n'était pas d'accord avec le principe que vient d'énoncer Socrate, à savoir, que le discours s'approche plus de l'alètheia que l'action (voir note précédente), ce n'est pas en demandant à Socrate un autre discours sur la possibilité de réaliser ce dont ils ont parlé qu'il ferait avancer la démonstration de la pertinence des principes posés, mais en exigeant de lui qu'il passe à l'action et mette en pratique tout ce qu'ils viennent de décrire en paroles ! C'est toute une réflexion sur les sens de « possible » à propos d'actes posés ou susceptibles d'être posés par des êtres libres qui est sous-jacente à cette remarque : faut-il, pour admettre qu'un acte donné est possible, exhiber au moins une occurrence d'un tel acte dans les faits, ou bien peut-on prouver sa possibilité par de simples discours même s'il ne s'est jamais produit ?
Le second rappel de Socrate, qui vient à la fin, est que le mode d'administration d'une cité qui vient d'être décrit en discours est autant celui de Glaucon que celui de Socrate (« ces choses que, toi, tu prescrits (tauta... ha su epitatteis) ») et que donc, s'il faut en venir aux actes pour en prouver la possibilité, ce n'est pas plus la tâche de Socrate que celle de Glaucon ! (<==)

(15) L'esprit général de la réplique de Socrate est clair : il raisonne dans le cadre de ce qu'on pourrait appeler la loi du moindre effort en cherchant à identifier le moyen le plus économique pour réorienter un régime politique vers celui qu'il vient de préconiser avec Adimante et Glaucon. L'idéal pour lui serait donc de n'avoir à changer qu'une seule chose, ou à défaut un nombre aussi réduit que possible. Cependant la dernière condition qu'il préconise semble poser problème aux traducteurs : après avoir envisagé l'hypothèse préférentielle d'un seul changement, puis de deux, il poursuit dans les termes suivants en grec : ei de mè, hoti oligistôn to arithmon kai smikrotatôn tèn dunamin. Ce qui pose manifestement problème aux traducteurs, c'est de savoir à quoi fait référence la dunamin (« puissance, pouvoir ») qui doit être « le plus petit possible » (hoti... smikrotatôn), comme on va s'en rendre compte en consultant diverses traductions. Chambry (Budé) traduit : « en tout cas à un très petit nombre de choses de peu d'importance » ; Robin (Pléiade) traduit : « sinon encore par les moins nombreux [changements] et les plus simples quant à leur action » ; Baccou (Garnier) traduit : « sinon les moins nombreux [changements] et les moins importants qu'il se puisse » ; Pachet (Folio essais, Gallimard) traduit : « sinon les moins nombreux [changements] — en nombre — et les plus petits — quant à l'importance — qu'il est possible » ; Cazeaux (Livre de poche) traduit (?) : « peut-être un peu plus [de changements], un minimum, en tout cas, et des changements très modestes comme volume » ; Leroux (GF Flammarion) traduit : « et sinon, alors, les changements les moins nombreux et les plus petits quant à leur portée ». Comme on le voit, tous ces traducteurs considèrent d'une manière ou d'une autre que la dunamin qui doit être « la plus petite possible » se rapporte aux changements eux-mêmes, dans leur nature, leurs effets ou leur volume, et les traductions ou paraphrases qui en résultent pour dunamin (« importance », « action », « volume », « portée ») n'ont qu'un rapport très lâche avec les notions de « pouvoir » ou de « puissance ». Mais le plus grave, c'est que, sur le plan du sens général, on voit mal comment Socrate lui-même pourrait considérer comme « de peu d'importance » ou « de peu de portée » des changements, si minimes soient-ils en nombre, qui auraient pour effet de réorienter des régimes défaillants vers le régime idéal selon lui !
C'est pourquoi il me semble que, pour rester cohérent avec le sens général des propos de Socrate, il faut supposer que la dunamin dont il parle n'est pas celle qui s'attache aux changements eux-mêmes qu'il s'agirait de proposer, et donc en dernière instance à leur capacité à produire des effets plus ou moins importants, mais celle qui est requise du réformateur pour les mettre en œuvre. Si Socrate, comme il semble bien que ce soit le cas, cherche en effet à découvrir le moyen le plus économique pour arriver à ses fins, il faut non seulement que les changements proposés soient en nombre aussi réduit que possible, mais il faut aussi que leur mise en application demande le moins d'efforts possibles pour maximiser les chances de parvenir à les effectuer. Et, selon moi, ce n'est rien d'autre que cela que nous dit Socrate dans la dernière partie de sa réplique. Bref, la dunamin dont il parle est celle qui est requise du réformateur, pas celle qui est supposée aux réformes. Et il n'est pas ici en train de souhaiter des réformes aux effets le plus réduit possible, ce qui serait absurde, mais des réformes aussi aisées que possible à effectuer !... (<==)

(16) Cette réplique de Socrate confirme ce que je suggérais dans la note précédente. Il y analyse en effet la proposition qu'il est sur le point de faire au regard des deux critères qu'il vient d'énoncer, le critère de nombre et le critère de la dunamin. Et il prend les devants pour nous avertir que, si cette proposition satisfait de manière optimale au premier critère, puisqu'il va proposer un seul changement, elle pêche au regard du second ! C'est pourquoi il commence sa phrase sur le mot enos, « un » (nombre), pour le mettre en valeur comme étant le point fort de sa proposition (ce que j'ai cherché à rendre tant bien que mal dans ma traduction au prix de quelques redites qui ne sont pas dans le grec et y figurent entre crochets), et la finit sur un dunaton de (« possible néanmoins ») qui minimise le défaut de la proposition au regard du second critère par un mot (dunaton) issu de la même racine que dunamin qui s'oppose au ou mentoi smikrou ge oude rhaidiou, qui niait dans un premier temps par un ou smikrou que la proposition fut smikrotatou tèn dunamin, ajoutant même qu'elle n'était pas non plus rhaidiou (« aisée »), comme pour clarifier justement ce qu'il avait dans la tête avec le dunamin de la réplique précédente, à savoir, la plus ou moins grande facilité à effectuer les changements qui pourraient être proposés et en fin de compte leur possibilité même, le fait pour chacun d'eux d'être dunaton (« possible »), et non pas leurs effets, leur dunamis propre. (<==)

(17) « Ne deviennent rois » traduit le grec basileusôsin, troisième personne du pluriel du subjonctif aoriste du verbe basileuein, qui signifie « être basileus », ou encore, en particulier à l'aoriste, « devenir basileus ». La traduction usuelle de basileus, mot utilisé par Socrate dans la suite de la réplique en association avec dunastai, que je traduis par « détenteurs du pouvoir », est « roi », ce qui donne pour basileuein le sens de « régner ». Mais la traduction par « roi » en français a l'inconvénient d'évoquer un régime monarchique, c'est-à-dire, selon l'étymologie grecque du mot « monarchie » (de monos, qui signifie « un seul » et archein, qui signifie « diriger »), un régime où il n'y a qu'une seul « chef » à un instant donné, celui qu'on appelle le « roi », et en plus un régime où la royauté est héréditaire. Or aucun de ces deux aspects n'est impliqué par le terme grec de basileus, qui pouvait aussi bien s'appliquer au « Grand Roi (megas basileus) », nom donné par les Grecs au roi de Perse, qui régnait effectivement dans le cadre d'une monarchie héréditaire, qu'aux « rois » de Sparte, qui étaient deux à se partager le pouvoir et appartenaient chacun à une famille différente, sans que la succession dans chaque famille soit nécessairement en ligne directe, et qui de plus n'avaient pas un pouvoir absolu mais étaient soumis au contrôle de l'assemblée des anciens et à celui des éphores, ou encore qualifier l'un des neuf archontes d'Athènes, aux fonctions surtout religieuses, magistrat initialement élu, puis désigné par le sort, pour un an. Basileus pouvait aussi servir à désigner, par exemple chez Homère, les chefs de familles qui se partageaient la terre d'une contrée, sans qu'aucun d'eux ne « règne » sur toute la contrée. Bref, basileus a un sens beaucoup plus large en grec que « roi » en français, même si, chez Platon, il peut évoquer l'idée d'un dirigeant unique et tout-puissant, comme par exemple en Politique, 301a10-c4, où l'étranger d'Élée oppose l'appellation de basileus à celle de turranos (« tyran ») pour désigner le dirigeant unique d'une constitution « monarchique » selon que ce dirigeant unique a ou pas le savoir nécesaire à sa fonction et respecte ou pas les lois. Il n'en reste pas moins que le Socrate de Platon n'impose pas le régime monarchique au sens strict (un seul « roi » à un instant donné) à sa cité idéale, comme on le voit en République, VII, 540d4, où Socrate, reprenant le principe des « philosophes rois » ici énoncé, dit que le régime qu'il vient de décrire sera possible « quand ceux qui sont véritablement philosophes, soit plusieurs, soit un seul, [seront] devenus les gens au pouvoir dans la cité ». On pourrait donc tout aussi bien traduire basileus par « chef », mais je m'en tiens à la traduction usuelle par « roi », qui donne à la proposition un caractère plus provoquant, tout en avertissant le lecteur par cette note qu'il ne faut pas nécessairement donner à ce mot le sens qu'il pouvait avoir à la cour de Louis XIV ou dans la bouche des révolutionnaires qui firent décapiter Louis XVI. On verra d'ailleurs dans la suite que le terme philosophos associé ici à basileus et transposé plutôt que traduit en français par le mot « philosophe » pose encore plus de problèmes (voir note 23 ci-dessous), en grec aussi bien qu'en français (et pas nécessairement les mêmes dans les deux langues), et que ça va être le propos de Socrate dans les pages qui suivent que de préciser ce qu'il entend par philosophos, philosophia (transposé en français en « philosophie ») et philosophein (« être philosophos, pratiquer la philosophia »). Ce qu'il faut donc retenir de la proposition de Socrate, c'est qu'il suggère, sans se fixer sur une forme spécifique de gouvernement ni même sur le nombre de dirigeants, de donner le pouvoir dans la cité à des personnes qu'il qualifie de philosophoi, terme dont il est lui-même parfaitement conscient qu'il nécessite des éclaircissements. (<==)

(18) « Ne soient réfrénées » traduit le grec apokleisthôsin. Le verbe apokleiein, dont apokleisthôsin est le subjonctif aoriste passif à la troisième personne du pluriel, se traduit en général par « fermer » ou « exclure ». Il est composé du préfixe apo-, qui introduit une idée de séparation, et du verbe kleiein, « barrer, fermer », construit sur la racine kleis, qui désigne au sens premier tout dispositif destiné à fermer une porte, comme un verrou, un crochet ou une clé. Il évoque donc l'idée de tenir quelqu'un ou quelque chose à distance en l'enfermant. Ce verbe est rare dans les dialogues, où on ne le trouve en tout et pour tout que 5 fois. En dehors de l'occurrence qui nous occupe ici, on le trouve en République, VI, 487b8 et c1, et en Phèdre, 251d3 et d4 ; en République, VI, il est utilisé par Adimante pour décrire la situation des interlocuteurs de Socrate soumis à ses questions et qui finissent par se trouver dans une situation similaire à celles de joueurs de trictrac dont les mouvements successifs de l'adversaire expérimenté ont complètement bloqué les pions ; dans le Phèdre, il est utilisé dans la description du développement des ailes de l'âme sous l'effet du désir amoureux pour parler des plumes des ailes de l'amant qui sont empêchées de pousser par l'état des conduits par lesquels elles poussent, lorsqu'ils se dessèchent et se bouchent hors la présence de l'aimé. Ce qu'il faut noter dans l'usage qui en est fait ici, c'est que le sujet du verbe, ce ne sont pas des personnes mais hai pollai phuseis, « les nombreuses natures » (de ceux qui sont portés vers la philosophie ou le pouvoir à l'exclusion de l'autre). Par cette manière de s'exprimer, Platon suggère donc beaucoup plus que simplement l'idée qu'il faut barrer l'accès au pouvoir à ceux qui ne sont pas capables d'unir en eux philosophie et aptitude à diriger la cité. Il cherche à suggérer l'origine du problème, en la situant dans la nature même (phusis) des individus. Et dès lors, on peut envisager plusieurs manières d'empêcher ces « natures » de nuire, à commencer par une éducation qui parviendrait à maintenir sous contrôle les mauvais côtés de cette nature et à développer ses bons côtés. C'est dans cette perspective que la traduction par « réfréner » m'a paru plus ouverte, parlant de « natures » et non de personnes, que celle par « exclure ». (<==)

(19) « On ne pourra parvenir autrement au bonheur » : je traduis la leçon ouk allèi tis (iota souscrit sous le êta final de allèi) qu'on trouve dans certains manuscrits, dans laquelle allèi est une forme adverbiale issue de l'adjectif allos, « autre », signifiant « autrement », sans lien donc avec le tis, seul sujet du verbe qui suit, et correspondant à un « on » en français. L'autre leçon, plus répandue, est ouk allè tis, dans laquelle ces trois mots forment un ensemble signifiant « aucune autre », féminin qui renvoie à hautè hè politeia (« ce régime politique », 473e1), vers la fin de la longue phrase qui ouvre cette réplique de Socrate, plus proche féminin qui peut servir d'antécédent à ces pronoms. La traduction est alors : « aucun autre (sous-entendu : régime politique) ne pourrait rendre heureux ». Il faut en effet forcer le sens du verbe eudaimonein, qui est « réussir, être heureux », pour trouver un sens acceptable à ouk an allè tis eudaimonèseien dès lors que le sujet implicite est hautè hè politeia, car ce n'est pas la politeia a proprement parler, surtout dans le sens dans lequel ce terme est employé ici, qui peut « être heureuse ». C'est d'ailleurs ce qui a conduit certains traducteurs qui retiennent cette leçon à chercher un autre antécédent à ouk allè tis, et à le trouver dans la polis, la « cité », mot effectivement féminin en grec, mais qu'on ne trouve dans toute la réplique de Socrate qu'au pluriel, deux fois, sous la forme au datif tais polesi(n), en 473d1 et d6, et avant hautè hè politeia, ce qui rend difficile d'y voir l'antécédent du singulier allè tis, ce d'autant plus que le pluriel renvoie à toutes les cités en général, alors que l'antécédent que le sens appelle ici devrait désigner la seule cité gouvernée selon le régime décrit par Socrate, comme le montrent les traductions de ceux qui retiennent cette option (Chambry : « le bonheur public et privé n'est pas possible ailleurs que dans notre État »).
Et d'ailleurs, il me semble plus vraisemblable que Socrate fasse ici référence au moyen qu'il vient d'énoncer et dont il dit qu'il a longtemps hésité à le dévoiler, plutôt qu'à l'organisation de la cité qu'il a longuement décrite auparavant, pour y voir le seul moyen de parvenir au bonheur, ce d'autant plus que le « autrement » est suffisamment général pour recouvrir à la fois le changement que propose Socrate et le régime politique auquel il conduit. (<==)

(20) « Un langage et un raisonnement » traduit le grec rhèma te kai logon. Cette expression associe deux mots de sens voisin, tous deux utilisés au singulier. Rhèma, construit sur la racine du verbe eirô, « dire, déclarer », dont dérive aussi rhètôr, « orateur », et qu'on retrouve dans le français « rhétorique », désigne ce qui est dit, une « parole », une « formule », un « discours », mais plus en tant que produit de l'acte de parler qu'en tant qu'expression porteuse de sens. Le sens de rhèma recouvre en partie seulement celui de logos, ce qui conduit ici à orienter la compréhension de logon justement vers ce que ne dit pas déjà rhèma, c'est-à-dire vers le caractère intelligible et porteur de sens, de « raisonnement », de logos. (<==)

(21) Cette réplique de Glaucon semble décrire de manière allusive et imagée une scène de lynchage collectif qu'il prédit à Socrate du fait de ses propos précédents, mais sa compréhension littérale reste délicate. Le texte grec est le suivant : kai hos, Ô Sôkrates, ephè, toiouton ekbeblèkas rhèma te kai logon, hon eipôn hègou epi se panu pollous te kai ou phaulous nun houtôs, hoion rhipsantas ta himatia, gumnous labontas hoti hekastôi paretuchen hoplon, thein diatetamenous hôs thaumasia ergasomenous, hous ei mè amunèi tôi logôi kai ekpheuxèi, tôi onti tôthazomenos dôseis dikèn. Les problèmes rencontrés sont de deux ordres : ceux qui sont d'ordre grammatical ou lexical (dans quel sens doit-on comprendre tel ou tel mot) d'une part, et ceux qui découlent de notre manque de références pour interpréter les images et les euphémismes utilisés par Glaucon, références qui auraient justement pu nous aider, si nous les avions eues, à résoudre les problèmes lexicaux.
Pour se faire une idée de ces problèmes, commençons par parcourir les différentes traductions à notre disposition.
 - Chambry (Budé) : « Et lui : O Socrate, s'écria-t-il, quel mot, quelle déclaration tu viens de lâcher ! En la proférant, tu devais t'attendre à voir bien des gens, et des gens qui ne sont pas à mépriser, jeter bas leurs habits en toute hâte, et faisant arme de tout ce qu'ils trouveront sous la main, fondre sur toi de toutes leurs forces, pour t'accommoder de la belle manière. Si tu ne les repousse pas à coups d'arguments et ne parviens pas à leur échapper, à coup sûr, leurs moqueries te feront payer ta témérité. »
 - Robin (Pléiade) : « Sur ce, Glaucon : « Tu viens, Socrate, dit-il, de lancer une proposition, une théorie, dont la nature est telle que, en l'énonçant, il te faut penser à la foule énorme de gens (et pas des gens de rien !) qui, à présent, te courent sus, ayant mis bas, si je puis dire, leurs habits, tout nus, dans la main la première arme que chacun a pu trouver à sa portée, ayant bandé toutes leurs forces de façon à faire merveille ! Si, en parlant, tu ne dois pas réussir à te défendre contre eux et à leur échapper, alors, réellement bafoué par eux, tu devras subir ton châtiment... »
 - Baccou (Garnier) : « Alors lui : après avoir proféré semblable discours, tu dois t'attendre, Socrate, à voir beaucoup de gens — et non pas sans valeur — jeter, pour ainsi dire, leurs habits, et nus, saisissant la première arme à leur portée, fondre sur toi de toutes leurs forces, dans l'intention de faire des merveilles. Si tu ne les repousse avec les armes de la raison, et si tu ne leur échappes, tu apprendras à tes dépends ce que railler veut dire. »
 - Pachet (Folio essais, Flammarion) : « Et lui : — Socrate, dit-il, tu as lancé une parole et un argument tels, qu'après avoir dit cela, tu peux bien penser que de très nombreux hommes, et non des moindres, vont dès maintenant pour ainsi dire rejeter leurs manteaux, saisir chacun, nu, la première arme qu'il trouvera, et courir contrez toi, avec l'intention d'accomplir des exploits. Si tu ne te défends pas contre eux par la parole, et ne leur échappes pas, c'est en te faisant bien réellement ridiculiser que tu recevras ton juste châtiment. »
 - Cazeaux (Livre de poche) : « Et voilà notre GLAUCON — Mais Socrate, quelle sortie tu nous fais, la réalité qui est derrière et les mots ! Au fur et à mesure que tu parlais, tu te doutais qu'allait se lever contre toi une belle attaque, une attaque générale, et souvent autorisée. Chacun va se déshabiller prestement, saisir en petite tenue qui une arme, qui une autre, et courir gaillardement s'illustrer à tes dépens. Il faut te défendre à coup de bonnes raisons pour desserrer l'étreinte, sans quoi, à coup sûr, ta plaisanterie te coûtera d'être ridicule. »
 - Leroux (GF Flammarion) : « Et lui : « Socrate, dit-il, quelle proposition et quel argument viens-tu de lancer là ! Maintenant que tu l'as formulé, tu peux penser qu'un grand nombre de gens, et pas particulièrement des gens ordinaires, vont ainsi sur-le-champ se dépouiller pour ainsi dire de leurs manteaux et aller nus s'emparer de la première arme que chacun trouvera et se précipiter vers toi, prêts à accomplir de grands exploits. Si tu ne les repousses pas par tes arguments et ne leur échappes pas, c'est réellement accablé par leur mépris que tu recevras ta peine. »
Dans la scène centrale de cette réplique, Glaucon nous laisse entrevoir des individus rassemblée dans une foule nombreuse (panu pollous) et composée de gens qui ne sont pas de la racaille (ou phaulous) jetant leurs manteaux (rhipsantas ta himatia), se retrouvant nus ou presque (gumnous), et s'armant de ce qui leur tombe sous la main pour courir (thein) de toutes leurs forces (diatetamenous), sans doute après Socrate, en vue de... thaumasia ergazomenous (faire des choses étonnantes/merveilleuses/admirables) !… Et c'est là notre première surprise, car en fait, le texte ne nous dit rien d'explicite sur ce que ces gens vont faire, et ne nous dit même pas clairement que c'est après Socrate qu'ils courent (le epi se, qui pourrait signifier « vers toi » ou « contre toi », est au tout début de la description et bien loin de thein pour en être considéré comme le complément et il peut jouer un autre rôle plus naturel dans la phrase, comme on le verra, qui ne fait de Socrate qu'un possible but de cette course, par inférence qui plus est) ! Et le terme thaumasia qui caractérise les œuvres de cette foule peut se prêter à diverses interprétations selon le degré d'ironie dont on le charge et l'idée préconçue que l'on se fait de ce que Glaucon prédit à Socrate.
Par ailleurs, on lirait toute cette description dans le contexte de Lois, VIII, 832d-833d, où l'Athénien décrit les courses en armes qui participeront à l'éducation guerrière des jeunes, qu'on y lirait certainement tout autre chose sans avoir à changer un mot ! Qu'il faille laisser tomber son manteau, son himation, pour pouvoir courir plus librement, est une évidence pour qui est un peu au fait des coutumes vestimentaires des Grecs du temps de Socrate, mais cela n'impliquait pas nécessairement qu'on se retrouve « nu », en tout cas pas dans le contexte d'une foule courant sus à un brigand pour le lyncher, et la nudité était sans doute plus de mise dans les compétitions sportive que dans les mouvements de foule ! Et d'ailleurs, le sens de gumnous ne se limite pas à « nu comme un ver », et peut aussi vouloir dire justement « sans manteau », « en petite tenue ». Et on attend plus des « merveilles, des « exploits », d'athlètes dans un stade que d'une foule en colère !
Il est certes possible que thaumasia ergazesthai soit un euphémisme du langage populaire d'alors, dans le genre d'expressions françaises comme « ça va être ta fête » ou « on va t'en faire voir de toutes les couleurs », mais nous n'en avons aucune preuve et d'un autre côté, l'usage du mot thaumasia, construit sur la même racine que le verbe thaumazein, interpelle quand on se souvient que, pour le Socrate de Platon, le thaumazein est le commencement de la philosophie (cf. Théétète, 155d).
Bref, on en vient à se demander si Platon n'aurait pas délibérément choisi une formulation ambiguë pour laisser à chacun le soin de prendre position par rapport à ce que vient de dire Socrate en décidant ce qui convenait pour lui « rendre justice », le lynchage ou autre chose. Car là encore, les derniers mots de la réplique, dôseis dikèn, sont terriblement ambigus quand on sait que dikèn didônai (dôseis est la 2ème personne du singulier de l'indicatif futur actif de didonai), mot à mot « donner justice », peut vouloir dire « punir, infliger un châtiment », mais aussi « donner satisfaction en justice, rendre justice », en fonction des sens que l'on donne à dikè, qui vont de « justice » en tant que manière d'agir conforme au droit et à l'usage jusqu'à « châtiment » en passant par tous les stades de la procédure judiciaire (« action en justice, procès », « débats au procès, plaidoyer », « justice rendue, jugement »).
Et c'est là qu'intervient un autre problème posé par cette phrase, le sens qu'il faut donner à hègou. Hègou est la 2ème personne du singulier de l'imparfait de l'indicatif du verbe hègeisthai, qui a deux sens bien distincts : son sens premier qui est « marcher devant », d'où « conduire, donner l'exemple, diriger, commander » (sens qu'on retrouve dans des mots français comme « hégémonie », transposition en français d'un dérivé de hègeisthai, hègemonia, qui désigne l'action de marcher devant, de diriger), et un autre sens, plus tardif, celui de « penser, croire, estimer » (quelque chose comme « se conduire comme si » on admettait telle ou telle chose). Or, ce qu'on peut constater en se reportant aux diverses traductions reproduites plus haut, c'est que tous les traducteurs cités ont compris hègou dans ce second sens, au prix d'ailleurs de contorsions avec le grec, car pour comprendre ainsi ce verbe, il faut suppléer en français quelque chose qui n'est pas dans le grec et/ou donner à la phrase une tournure interrogative ou dubitative qu'elle n'a pas dans l'original ! Pour Chambry, hègou devient « tu devais t'attendre à voir » ; pour Robin, « il te faut penser » ; pour Baccou, « tu dois t'attendre à voir » ; pour Pachet, « tu peux bien penser » ; pour Cazeaux, « tu te doutais » ; pour Leroux, « tu peux penser » ; alors que la traduction normale de hègou si l'on prend le verbe dans son sens tardif est tout simplement, en l'absence d'un an qui introduirait une idée de doute, « tu pensais ».
Certes, dans la quasi-totalité des 88 occurrences de hègeisthai dans la République, ce verbe est employé dans son sens de « penser, croire » ; mais on le trouve aussi à l'occasion dans son sens premier, et justement en particulier quelques lignes après notre réplique, en 474c3, où il est question de akolouthein tôi hègouménôi, « obéir à celui qui commande ». Or il est possible ici de donner à la phrase un sens tout à fait satisfaisant et sollicitant moins le grec en prenant hègeisthai dans ce registre de sens. À Socrate qui, depuis un long moment dans la discussion, s'est posé en législateur, c'est-à-dire en meneur d'hommes, Glaucon répond en lui disant à quoi, selon lui, en prononçant des paroles telles que celles qu'il vient de prononcer, il « conduisait » ses auditeurs potentiels à son égard (epi se).
Dans cette lecture, l'imparfait n'a plus à être modulé par un « tu devais » ou formule équivalente, et l'interprétation de la scène centrale reste plus ouverte, dans la mesure où la réplique de Glaucon prend un ton plus factuel (« en disant ça, tu menais les gens ainsi à ton égard : », le houtôs traduit par « ainsi » appelant un deux-points dans la ponctuation, derrière lequel peut venir aussi bien du positif que du négatif) que si elle est introduite par un « tu devais bien penser/te douter que » derrière lequel on suppose un ton de reproche et l'énonciation d'une conséquence plutôt négative (on notera de plus que les traducteurs qui prennent cette option laissent pour la plupart tomber le houtôs qui semble les gêner et ne trouve pas de place dans le ton qu'ils supposent à la réplique de Glaucon).
Certes, il est de fait probable que, dans la bouche de Glaucon, cette réplique prend un ton de reproche et qu'il y décrit ce qui est pour lui une scène de lynchage ; mais il n'est pas impossible que Platon ait délibérément formulé cette description dans des termes suffisamment ambigus pour que le lecteur soit interpelé par cette description qui semble tourner court et se pose des questions sur son véritable sens, pour être ainsi amené à se poser des questions sur le caractère plus ou moins « paradoxal » de la proposition de Socrate, sur la manière dont on se retrouve « à poil » lorsqu'on est soumis à ses questions et sur les thaumasia, les « choses étonnantes » que l'on peut réaliser en se mettant à sa suite et en allant là où il nous conduit par ses propos. (<==)

(22)« Déterminer précisément » traduit le grec diorisasthai, infinitif aoriste moyen de diorizesthai, verbe formé par l'adjonction du préfixe dia- au verbe horizein au moyen, lui-même dérivé de la racine horos, qui signifie « limite, borne ». Horizesthai, c'est donc « poser des bornes », c'est-à-dire « délimiter », et de là « définir », lorsqu'il s'agit de mots (le préfixe dia- ajoutant une idée d'exhaustivité, de complétude, dans le cas qui nous occupe). Mais la traduction par « définir » me gène en ce qu'elle prend un sens trop technique avec Aristote et fait perdre de vue ce que le verbe grec suggère, cette idée de poser des limites, et surtout la manière dont le Socrate de Platon envisageait cet exercice et dont de nombreux dialogues nous donnent des exemples : non pas la recherche d'une formule magique de quelques mots censés tout dire sur la notion qu'on cherche à « délimiter », mais un vagabondage au gré de multiples conversations s'appuyant sur des exemples significatifs qui permet de poser des bornes ici et là qui traceront petit à petit les contours d'un « champ » sémantique recouvrant les significations du terme objet de l'investigation. Une traduction par « déterminer » ou « délimiter » reste beaucoup plus ouverte que « définir » en ne suggérant pas la forme que doit prendre le résultat de l'investigation et en n'orientant pas la recherche vers une « définition » du genre de celles qu'on trouve dans un dictionnaire. (<==)

(23) Comme je l’ai déjà laissé entendre dans la note 17, tout le problème pour bien comprendre les propos de Platon ici reste encore aujourd'hui celui de savoir ce qu'il entend par philo-sophos et philo-sophia. Or, si une chose est sure, c'est que ce n'est pas pour lui quelqu'un qui a obtenu des diplômes dans la discipline universitaire que nous appelons de nos jours « philosophie » ! Peut-être arriverait-on à faire mieux comprendre Platon si, au lieu de simplement transposer le mot grec en français (ou dans une autre langue), on en traduisait les composants étymologiques et on le rendait par « amoureux de la sagesse », et philosophia par « amour de la sagesse », pour couper le lien sémantique avec ce que le mot est devenu de nos jours. Cela ne résoudrait sans doute pas tous les problèmes de compréhension, mais ça aurait au moins le mérite de nous rapprocher des grecs du temps de Platon pour la compréhension du mot, eux qui ne connaissaient pas de discipline universitaire appelée philosophia et ne voyaient dans le mot philosophos qu'un terme peut-être inventé par Pythagore ou ses élèves pour désigner un mode de vie atypique dont les adeptes passaient le plus souvent pour des originaux un peu détraqués aux yeux de leurs contemporains.
Il n'en reste pas moins que, comme le montrent les précautions oratoires que prend Socrate avant d'introduire sa proposition de confier le pouvoir aux philosophoi, et les développements qui vont suivre, le mot était alors suffisamment connu pour pouvoir être employé dans un tel contexte et pour, déjà, y prêter à confusion (au moins au temps où Platon écrivait la République, sinon au temps où le dialogue est censé de dérouler, sachant que Platon lui-même et ses activités à Athènes avaient sans doute contribué à populariser ce terme et à entretenir, sinon créer, le malentendu). C'est en effet à une sorte de redéfinition du terme pour tenter de contrer les malentendus possibles entre la signification de ce mot pour le grand public et celle que lui donne le Socrate de Platon que vont être consacrés la fin du livre V et les livres VI et VII (le livre VII étant principalement consacré à la description d'un programme de formation pour les futurs philosophoi selon le cœur de Platon, après que le livre VI ait tenté de lever les malentendus en en analysant les causes). Dans ces conditions, même si le sens « usuel » des mots « philosophe » et « philosophie » n'est plus exactement celui qu'avaient philosophos et philosophia pour les contemporains de Platon, dès lors que Platon est conscient d'un malentendu possible et consacre toute son énergie à tenter de le dissiper, il n'y a aucune raison de ne pas simplement transcrire les mots grecs dans leur version francisée qui en est le décalque, puisque, comme aux lecteurs d'alors, ce qui nous est demandé, c'est d'oublier le sens que nous avons l'habitude de donner à ces termes et de chercher à comprendre celui dans lequel les prend Platon. Au pire, les analyses sur les causes de l'incompréhension à laquelle Platon fait face seront moins pertinentes, mais cela ne remet pas le moins du monde en cause les développements positifs où il explique ce que sont pour lui un « philosophe » et la « philosophie » et comment on peut devenir « philosophe ». (<==)

(24) Comme annoncé dans la note 21, on trouve ici une des rares occurrences dans la République du verbe hègeisthai dans son sens originel de « marcher devant, guider », précédée d'une occurrence du verbe hègemoneuein, « être un hègemôn, un guide, un meneur, un gouverneur », qui en dérive, et qui est beaucoup plus rare dans les dialogues (c'est là la seule occurrence dans la République et il n'est utilisé que 6 fois en tout dans les dialogues). Notons que Socrate ne parle pas ici des « dirigeants » en termes de pouvoir ou de rapports de force, mais en termes de « meneurs », de personnes qui, dans un cheminement que tous sont appelés bon gré, mal gré, à entreprendre, sont les plus capables de guider les autres sur le bon chemin, en le parcourant avec eux. Et que le verbe évoque aussi pour les grecs du temps de Socrate et Platon l'idée de « penser » (au sens de « supposer, estimer que ») ne gâte rien : les meneurs devraient être, dans un groupe où personne n'a et n'aura jamais la vérité absolue, ceux dont les « estimations » sont les plus éclairées, à la fois par leurs dons naturels et par la manière dont ils ont cultivé ces dons. Reste bien sûr à savoir qui est juge de cela et comment !… (<==)

(25) Ici encore, la réplique de Socrate se termine sur un autre verbe dérivé de hègeisthai, le verbe exègeisthai, dans lequel le préfixe ek-/ex- introduit une idée d'achèvement (le sens premier de ek- est « hors de », qui conduit à l'idée qu'on fait quelque chose en « s'en sortant », donc en en venant à bout). Ce verbe a pris un sens plus spécialisé de « expliquer » qu'on retrouve dans les dérivés exègèsis (« explication, commentaire ») et exègètès (« interprète ») devenus en français « exégèse » et « exégète ». Mais dans son sens premier, exègeisthai a un sens voisin de hègeisthai, celui de « conduire, guider », ou plus spécifiquement « conduire jusqu'au terme ». C'est pour rendre sensible en français la parenté entre ces divers verbes (hègeisthai, hègemoneuein, exègeisthai) que j'ai conservé le terme de « guide » dans toutes les traductions de ces termes.
On notera par ailleurs l'accumulation par Socrate dans sa réplique de termes restrictifs et modérateurs de l'adverbe hikanôs, « adéquatement, convenablement » : dans le cadre d'une conditionnelle introduite par ean associé à un subjonctif, Socrate juxtapose ensuite hamèi (« en quelque sorte ») ge (« du moins ») pèi (« d'une manière quelconque ») avant de prononcer le hikanôs qui qualifiera l'action de exègeisthai. (<==)

(26) Socrate reprend ici mot à mot l'enchaînements de termes modérateurs que nous signalions dans la note précédente : hamèi ge pèi, dont nous reprenons la même traduction au risque de la lourdeur. (<==)

(27) Dans tout cet échange, Socrate multiplie des termes gravitant autour de l'amour, de l'affection sous ses différentes formes. Dans la réplique précédente, puisque l'objectif est de préciser ce qu'on entend par philo-sophia, Socrate a commencé en utilisant philein, le verbe dérivé de la racine philos, qui évoque plutôt l'amitié, mais peut aussi évoquer l'amour au sens sexuel, pour parler de « qui que ce soit que nous dirions aimer (philein) quelque chose », qui ne doit pas paraître comme « aimant (philounta) telle partie de cette chose et pas telle autre », et a terminé avec le verbe stergein pour dire qu'il doit apparaître « comme chérissant (stergonta) tout ». Stergein est un verbe qui renvoie plutôt à l'attachement entre parents et enfants, qui recouvre en partie le champ sémantique de philein, mais pas celui de eran, dérive d'erôs, le nom commun qui désigne l'amour physique et qui est aussi le nom du dieu de l'amour, dont l'éloge constitue le thème du Banquet. C'est dans notre réplique que l'erôs fait son apparition, lorsque Socrate évoque l'« homme porté à l'amour » à l'aide de l'adjectif erôtikos, dérivé de erôs, que j'ai traduit par « porté à l'amour » et qu'il ne faut pas trop vite réduire au sens qu'à pris en français « érotique », qui en est la transposition : ainsi, en Banquet, 172b2, c'est l'adjectif qui est utilisé pour qualifier les « discours (logôn) » tenus par Socrate et les autres convives dans le banquet dont on va entendre le récit, discours qui méritent le qualificatif de erôtikôn du seul fait qu'ils ont trait au dieu Erôs. Puis, revenant à philein, on parle du philopais, étymologiquement « qui aime les enfants », qui est aussi qualifié de erôtikon, pour dire qu'il estime tous les enfants dignes d'epimeleias (« attention, soins, sollicitude », mais aussi « surveillance ») et de to aspazesthai, expression qui substantive un verbe à l'infinitif signifiant « attirer à soi », « accueillir avec bienveillance », et par suite « caresser, embrasser », et finalement tout simplement « aimer, rechercher, s'attacher à », et dont il est difficile de savoir dans lequel de ces sens le prend ici Socrate, dans une ambiguïté sans doute voulue. Bref, toutes ces variations sont sans doute là pour nous faire prendre conscience qu'aucun de ces termes, pas même philos/philein, ne décrit adéquatement à lui seul ce dont il est question lorsqu'on parle de philosophos, mais que c'est à l'intersection de tous ces termes, dans ce qu'ils ont en commun, qu'il faut chercher une meilleure compréhension de l'attitude du philosophos par rapport à l'objet de son « amour », la sophia. (<==)

(28) « Vous vous permettez toutes les manières de parler » traduit le grec pasas phônas aphiete, qui signifie proprement « vous laissez échapper tous les sons ». Le mot phônè, dont phônas est l'accusatif pluriel, et qui est à la racine de mots français comme « téléphone », « électrophone », etc., désigne au sens premier tout son émis par une personne ou un animal, et en vient à partir de là à pouvoir signifier « langage ». Chez Platon, il est bien souvent utilisé pour faire référence au degré zéro du langage, à son support physique audible, sans référence à son aptitude à porter du sens, celui-ci ne venant qu'avec le logos. C'est sûrement le cas ici, où le verbe que complète ce mot, aphienai, qui signifie au sens premier « laisser aller, émettre, projeter », ne contribue pas à valoriser la production de sons qui est ici envisagée. (<==)

(29) « Amateurs de vin » traduit/interprète le grec philoinous, accusatif pluriel de philoinos, mot construit sur le même modèle que philosophos à partir de oinos, « vin ». (<==)

(30) Le verbe grec que je traduis ici par « faisant fête » est aspazomenous, participe présent de aspazesthai, que l'on a déjà rencontré un peu plus haut (voir note 27) et que j'avais traduit alors par « traiter avec affection », dans la mesure où il s'appliquait à des personnes. (<==)

(31) « Ceux qui aiment les honneurs » traduit/interprète le grec philotimous, accusatif pluriel de philotimos, construit sur le même modèle que philosophos et philoinos, à partir de timè, qui signifie « honneur », aussi bien ceux que l'on reçoit pour sa « valeur » que ceux que l'on rend à quelqu'un de « valeur » (« valeur » est en fait le sens premier de timè). (<==)

(32) Socrate utilise ici deux verbes ayant un sens technique par rapport à l'organisation militaire qui existait à Athènes de son temps : stratègein et trittuarchein. Le premier signifie « occuper la fonction/jouer le rôle de stratègos », c'est-à-dire au sens étymologique de chef d'armée (stratos). Mais à Athènes du temps de Socrate, les stratègoi étaient bien plus que de simples généraux et avaient en charge tout ce qui touchait de près ou de loin à la guerre, enrôlement, gestion financière, commandement des troupes, politique étrangère, etc. En fait, c'est en occupant le poste de stratège pendant la plus grande partie de sa carrière politique que Périclès a dirigé Athènes. Le poste de stratège était donc le plus haut rang que l'on pouvait tenir dans la hiérarchie militaire, et sans doute aussi civile, à Athènes. Trittuarchein signifie, quant à lui, commander (archein) à une trittus, nom qui désigne un « tiers de tribu » dans l'organisation d'alors d'Athènes, qui était divisée en dix « tribus » qui, en cas de mobilisation, fournissaient chacune un régiment d'hoplites (soldats d'infanterie) nommé taxis et dirigé par un taxiarchos, lui même divisé en trois trittus (tiers) placés chacun sous le commandement d'un trittuarchos. (<==)

(33) Socrate introduit ici deux nouveaux termes relatifs à l'« amour » pris dans un sens très large. Le premier est le verbe agapan, qu'il utilise pour dire que les gens avides d'honneurs qui ne les obtiennent pas des plus hauts placés « se contentent (agapôsin) de se voir honorés par des gens de moindre rang et de moindre valeur ». Agapan au sens premier, c'est « accueillir avec affection » et le verbe a un sens proche de philein, qui évoluera pour devenir dans le Nouveau Testament le verbe associé à l'amour (agapè) de Dieu pour les hommes et des hommes pour Dieu et entre eux en dehors de toute relation physique. Il est utilisé ici dans une construction où il est suivi d'un participe, qui lui donne le sens de « être content en », c'est-à-dire « se contenter de ».
Le second terme nouveau est le substantif epithumètai, pluriel de epithumètès, dérivé du verbe epithumein, qui signifie « désirer », et dont dérive aussi epithumiai, le nom que Socrate donne à la partie inférieure, désirante et multiforme (d'où le pluriel), de l'âme tripartite. Il est utilisé pour dire que ces gens ne sont en fin de compte que timès epithumètai, « des passionnés d'honneurs ». (<==)

(34) Dans cette réplique, Socrate en reste au registre de l'epithumein, d'abord avec l'adjectif epithumètikon, que je traduis par « passionné » pour rester cohérent avec ma traduction de epithumètès par « passionné de » dans la réplique précédente, puis avec le verbe epithumein lui-même, que je traduis par « avoir une passion pour » pour rendre sensible la parenté entre les trois termes.
Par ailleurs, le terme qu'il utilise pour parler de l'ensemble dont le passionné est passionné est le mot eidos, dans la formule pantos tou eidous toutou, « (passionné pour) tout ce genre de choses ». C'est un mot parfois utilisé pour parler des « idées/formes » au sens le plus haut que Platon peut donner à ces termes. (<==)

(35) Il est impossible de rendre convenablement en français la progression de cette discussion dans la mesure où, en grec, chaque catégorie de personnes considérées tout a tour est désignée par un unique mot, toujours construit sur le même modèle : philo-xxx, où le xxx est successivement -sophos au départ, puis -pais (« enfant »), puis -oinos (« vin »), puis -timos (« honneurs), avant de revenir ici à -sophos. En effet, philosophos seul a été transposé en français pratiquement tel quel, pour le meilleur et pour le pire, comme je l'ai souligné en note 23, alors que les autres doivent être rendus par une périphrase (la traduction de philopais par « pédophile », qui en est le décalque inversé repris d'une autre forme qui existe aussi en grec, sous deux formes voisines d'ailleurs, paidophilos et paidophilès), serait encore pire que celle de philosophos par « philosophe » du fait du sens spécialisé qu'a pris le mot « pédophile » en français), sauf à créer des néologismes (qui seraient alors plutôt « œnophile » pour philoinos et « timophile » pour philotimos et nous obligeraient, pour respecter le parallèle qui existe en grec, à traduire philosophos par un autre néologisme, « sophophile », qui n'arrangerait rien !) Bref, ce serait encore un moindre mal que de ne pas traduire non plus philosophos par son décalque en français, mais par une périphrase comme dans le cas des autres, ce que je fais ici, sauf que du coup, dans la réplique qui nous occupe, la traduction tourne à la tautologie et qu'on perd de vue qu'on est bien revenu à ce qui était le point de départ de la discussion, la compréhension adéquate de philosophos au sens où l'entend le Socrate de Platon. (<==)

(36) Socrate explicite ici philosophos par sophias epithumètèn, passant du philein qui est à la racine du mot à l'epithumein, qu'on a plus l'habitude d'associer aux désirs et aux passions liées aux appétits corporels. On notera donc que Platon n'est pas aussi restrictif et n'a pas de scrupules à parler d'epithumiai d'ordre purement intellectuels, même s'il semble quelque peu restreindre ce mot lorsqu'il l'utilise pour parler de la partie inférieure de l'âme tripartite. En fait, il faut bien voir que pour lui, comme le montre le discours de Diotime rapporté par Socrate dans le Banquet, l'erôs est le moteur qui met en mouvement toutes les parties de l'âme associée à un corps et le beau qui met l'erôs en branle n'est rien d'autre que la trace sensible du bien. Il n'y a donc aucun problème pour lui à dire que l'aspiration à la sagesse prend sa source dans un « désir » en quelque sorte corporel qu'il faudra savoir « sublimer » pour le conduire vers l'intelligible pur. (<==)

(37) Le verbe grec que j'ai traduit par « avoir de l'aversion pour » est duscherainein, dérivé de l'adjectif duscherès, lui-même formé du préfixe dus- qui introduit l'idée de difficulté à faire quelque chose, et d'un mot dérivé de la racine cheir, qui signifie « main ». Duscherès veut donc dire au sens premier « difficile à manier », et de manière plus générale « difficile, pénible », et donc « ennuyeux, fâcheux » ou encore « désagréable ». Duscherainein, c'est donc « supporter difficilement », ou encore « rejeter » et au passif « être insupportable », mais aussi en tant que verbe intransitif, « être fâché ». (<==)

(38) « Amoureux des études » traduit le grec philomathè, accusatif singulier de philomathès, et « amoureux de sagesse » rend une nouvelle fois philosophon, pour conserver en français le parallélisme qu'il y a en grec entre les deux expressions. (<==)

(39) Cette fois-ci, il est question de epithumein sitiôn (« avoir une passion pour les aliments ») et Socrate oppose deux mots rares, peut-être forgés par lui pour les besoins de la cause sur le modèle des précédents (comme on peut assez facilement forger en français des mots terminés par les suffixes « -phile » ou « -phobe » sans trop chercher s'ils figurent déjà dans le dictionnaire), philositos, « amoureux de nourriture » et son contraire kakositos, « mauvais mangeur » (formé avec le préfixe kako-, dérivé de kakos, « mauvais », qu'on retrouve dans des mots français comme « cacophonie »). Une fois encore, notons qu'on perd en français tout ce que peut avoir de prégnant pour des gens qui ont du mal à voir au-delà des mots le fait que tous ces individus dont on parle sont à chaque fois désignés par un seul nom spécifique et non pas par une expression qui les décrit. Ce n'est en effet pas la même chose, même pour la plupart des gens en français, de parler d'un « philosophe » ou d'un « amoureux de sagesse », d'un « œnophile » ou d'un « amateur de vins », d'un « pédophile » ou d'un « ami des petits enfants », et l'on voit bien d'une part que chaque mot ( « philosophe », « pédophile », etc.), une fois qu'il existe, agrège autour de lui tout un registre de sens qui ferme certaines pistes ouvertes par son étymologie et en étend d'autres vers des horizons qui n'étaient pas nécessairement implicites dans le sens initial, et d'autre part que chaque explicitation à partir de son étymologie d'un mot grec qui n'a pas sa contrepartie en français conduit à des choix qui influent de manière significative sur la compréhension et donc risquent de trahir les intentions de l'auteur, comme le montre l'exemple de « pédophile » (qui existe en français comme en grec et dont on a trouvé une version « inversée » un peu plus haut avec le mot philopais (ton philopaida, 474d5, cf. note 27), qui associe les deux composants de paidophilos dans l'ordre inverse, mais dont on a déjà vu que la traduction par « pédophile » ne convient pas du fait du sens spécialisé qu'a pris ce mot en français) qui ne se comprend pas du tout de la même façon selon qu'on le paraphrase en français par « qui aime les enfants » (la traduction que j'ai utilisée pour philopaida en 474d5), « ami des petits enfants », « amateur de petits enfants », « amoureux des enfants », « attiré par les petits garçons », « ayant une passion pour les enfants », etc. (et dans ce cas, comme dans celui de philosophos, ce n'est pas seulement la transposition de philo- ou -phile qui pose problème, mais aussi celle du second terme, paido- dans un cas, qui peut signifier « jeune enfant » en général ou bien plus spécifiquement « jeune garçon », -sophos dans l'autre cas, qui peut signifier « sage », « savant », « habile », « prudent », « ingénieux », etc.) (<==)


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Première publication le 11 juillet 2007 ; dernière mise à jour le 2 janvier 2011
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