© 2016 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 30 août 2016 |
Platon et ses dialogues :
Page d'accueil - Biographie
- Œuvres et liens vers
elles - Histoire de l'interprétation
- Nouvelles hypothèses - Plan
d'ensemble des dialogues. Outils : Index
des personnes et des lieux - Chronologie détaillée
et synoptique - Cartes
du monde grec ancien. Informations sur le site : À
propos de l'auteur Tétralogies : Dialogue suivant : Ion - Dialogue précédent : Phédon - Tétralogie suivante : La dialectique - Tétralogie précédente : L'âme - Texte du dialogue en grec ou en anglais à Perseus |
![]() |
![]() (5ème tétralogie : Le discours - Dialogue introductif) |
![]() |
Le Cratyle met en scène Socrate appelé à la rescousse dans une discussion entre Cratyle et Hermocrate sur la question de savoir si les noms sont de pures conventions ou s’il y a pour chaque chose un nom et un seul qui convient. Cratyle, philosophe disciple d’Héraclite, dont la tradition fait un des maîtres de Platon avant sa rencontre avec Socrate, soutient que chaque personne ou chose a un nom correct (dans une langue donnée (1)) qui est le même pour tous et que, faute d’utiliser ce nom pour en parler, on ne produit que des sons vides de sens. (2) Face à lui, Hermogène, jeune frère de Callias, l’un des hommes les plus riches d’Athènes (3), soutient que les noms sont de pures conventions arbitraires et qu’on peut les changer à loisir.
Au début de la discussion, Cratyle conteste qu’Hermogène (Hermogenès), qui signifie « de la race (genos) d’Hermès », soit le nom correct de son interlocuteur, sans daigner expliquer pourquoi, probablement, comme ne tardera pas à le suggérer Socrate, parce qu’il estime qu’Hermogène n’est pas « de la race d’Hermès » comme l’étymologie de son nom le laisse entendre, et comme finira par l’admettre l’intéressé lui-même en reconnaissant qu’il n’est pas bon agenceur de discours (logos) lorsque, dans la suite de la conversation, Socrate tentera d’expliquer le nom d’Hermès en le rapprochant du mot hermèneus (« interprète, celui qui explique, qui fait comprendre », racine du mot français « herméneutique ») pour en faire un nom peri logon (« se rapportant au logos ») approprié pour un dieu dont la fonction est d’être messager (aggelos) de Zeus, son père, auprès des hommes, ce qui suppose qu’il maîtrise le pouvoir du logos (des mots et du discours).
Socrate va successivement critiquer ces deux thèses extrêmes, en commençant par celle que soutient Hermogène, le caractère purement arbitraire des noms. Pour cela, il lui fait tout d’abord admettre que le langage suppose un minimum d’accord entre personnes pour se comprendre et que si, de fait, rien ne lui interdit d’appeler « homme » ce que tout le monde appelle « cheval » et réciproquement, il aurait, ce faisant, du mal à se faire comprendre de ceux qui font le contraire, c’est-à-dire tous les autres. Dans un second temps, qui occupe la plus grosse partie du dialogue, pour tenter de montrer à Hermogène en quoi consiste « la rectitude naturelle des noms », (4) il joue le jeu de Cratyle jusqu’à l’absurde à travers une succession d’étymologies toutes plus fantaisistes les unes que les autres prétendant justifier la rectitude de chaque nom ainsi analysé, nom propre de héros ou de dieu aussi bien que nom commun, en le faisant dériver d’autres noms dont la rectitude reste à prouver (5) ou, pour les noms « primitifs » (ceux qui ne sont pas composés à partir de noms plus anciens) par la ressemblance des sons produits par certaines lettres avec les phénomènes qu’il s’agit de nommer. Mais, dans cette longue revue d’étymologies, il prend bien soin de susciter périodiquement des doutes dans l’esprit du lecteur sur le sérieux de ce « savoir » qui semble lui tomber soudain du ciel comme malgré lui (396c3-d1) : il commence par prévenir, en conformité avec ce à quoi il nous a habitué dans les autres dialogues, qu’il ne sait pas d’où vient cette rectitude et ne fait que chercher avec son interlocuteur (391a5-6), mais toute la suite nous met en présence d’un Socrate inhabituel, se parant de sagesse et s’appuyant sur des sources qui ne sont pas habituellement pour lui celles de la sagesse et du savoir : il se réfère aux Sophistes (391b9-c5) et, faute de moyens pour se payer leurs leçons hors de prix, à Homère et aux poètes (391c10-d1) ; il attribue ensuite son soudain accès de sagesse à l’influence d’Euthyphron, sorte de devin interprète des signes divins qui fait rire de lui à l’assemblée quand il exerce son art (6), celui-là même qui, dans le dialogue portant son nom, se montre incapable de définir pour Socrate, accusé d’impiété, ce qu’est la piété au moment même où il poursuit au tribunal son propre père pour meurtre au nom de la piété (396d4-8, et aussi 399a1, 400a1, 407d6-9, 409d1-3) ; il suggère que cette inspiration l’a rendu plus sage encore qu’à l’accoutumé en qualifiant ses pensées à l’aide d’un adverbe, kompsôs, dont le sens est souvent péjoratif, évoquant la subtilité excessive, l’affectation, une habileté pas toujours honnête (399a3-5) ; il ne fait pas mystère de tirer certaines de ses explications du chapeau et d’improviser pour les besoins de la cause (399d10) ; il multiplie les affirmations de sagesse de sa part, ce qui va à l’encontre de son attitude habituelle d’ignorance (401e5) ; il ne cache pas le caractère de plaisanterie de son propos (406b8-c3) et le fait qu’il fait cela pour faire plaisir à Hermocrate (408e2-4) ; il qualifie certains de ses procédés d’expédients (409d3-4, 416a4 ; 421c9-d2) ; et pour finir, lorsque, à la fin, Cratyle se mèle de la conversation, il se dit étonné de sa propre sagesse et a du mal à y croire (428d1-2). Bref, il ne faut pas prendre trop au sérieux toutes ces étymologies, même si, avec Platon, le jeu peut cacher des leçons insoupçonnées, pas nécessairement là où les apparences les font attendre.
Après avoir tenu un discours selon le cœur de Cratyle, Socrate reprend l’examen de sa thèse dans une discussion infiniment plus sérieuse qui, partant de l’accord sur le fait que les noms sont des imitations (mimèmata, 423b6, etc.), des sortes d’« images » (eikones, 430c3, etc.) de ce qu’ils désignent, pas les « choses » (ta pragmata) désignées elles-mêmes, examine toutes les implications de cette notion d’« image », en particulier le fait que l’image n’est pas un « clone » de l’original et peut donc lui être plus ou moins ressemblante d’une manière qui n’est pas par tout ou rien, comme le voudrait Cratyle pour les noms. En toile de fond de toute cette discussion, il y a le problème de la possibilité du discours faux, qui ne peut se ramener à un choix binaire entre utiliser les noms appropriés et n’émettre que des sons sans signification. Il y a aussi le problème du rôle du langage dans la connaissance, clairement posé par Socrate lorsqu’il demande comment ceux qui ont établi les premiers noms connaissaient ce qu’ils allaient nommer s’ils n’avaient pas encore de noms à leur disposition (438a11-b3 ; b4-7), ce qui conduit à admettre qu’il est possible de connaître les choses autrement que par les noms (7) et amène Socrate à demander à Cratyle si, dans ces conditions, il vaut mieux partir de l’image pour étudier à la fois si elle est une bonne image et la vérité sur ce dont elle est image, ou partir de la vérité pour étudier à la fois celle-ci et la plus ou moins bonne qualité de l’image que constitue son nom. Autrement dit, faut-il partir des noms pour apprendre la vérité des choses, ou de la vérité des choses pour juger de la pertinence des mots et des discours qu’on tient avec ?
Que faut-il retenir de ces échanges et comment pouvons-nous comprendre la position du Socrate de Platon dans ce débat ? La première chose qu’il convient de noter, c’est que Platon, qui tient la plume, si l’on fait abstraction du caractère le plus souvent délibérément outrancier des exemples qu’il prend, fait montre d’une compréhension tout à fait remarquable des principes de la linguistique. Il a parfaitement compris que les langues ne tombent pas toutes faites du ciel (8), qu’elles sont en constante évolution, qu’elles s’influencent et se contaminent les unes les autres (9), que certains mécanismes repérables expliquent l’évolution de l’orthographe et de la prononciation et les déformations qui en résultent au fil du temps sur les mots, que tous les mots n’ont pas le même statut, certains étant « primitifs » et d’autres « composés » à partir de l’assemblage de mots plus primitifs (cf. 433d4-5), qu’il est aisé à partir de processus simples d’association de former de nouveaux mots facilement compréhensibles par ceux qui sont les premiers à les entendre (ce dont il ne se prive pas dans certains dialogues). (10) Bref, il maîtrise parfaitement les processus d’évolution des langues, sans pour autant pouvoir expliquer leur origine.
En fait, si l’on y réfléchit, à partir du moment où l’on admet que les langues évoluent en permanence, rien n’oblige à choisir entre ces deux approches extrêmes et l’on peut parfaitement admettre que l’origine de certains mots primitifs n’est pas la même que celle de mots dérivés ou composés apparus plus tard, comme le fait d’ailleurs Socrate, qui traite de manière spécifique, vers la fin de son délire étymologique, le cas particulier des noms primitifs, pour lesquels la plupart des explications données jusqu’alors ne fonctionnent plus. Mais cela n’invalide pas certaines des explications ou au moins certains des mécanismes décrits antérieurement. Ainsi par exemple, l’explication que donne Socrate en 399a9-b3 de la manière dont l’expression (rhèma) Dii philos (« ami de Zeus ») est devenu le nom (onoma) diphilos est parfaitement acceptable, tout comme le serait une explication similaire pour la formation des mots philosophos et philosophia à partir de philos (« ami ») et sophos (« sage »)/sophia (« sagesse »). Le Sophiste nous donne de multiples exemples de « fabrication » de néologismes au fur et à mesure de l’application de la méthode de divisions pour désigner les arts correspondant à chaque division qui n’ont pas encore de nom : ainsi, rien que dans l’exemple initial de la pêche à la ligne, les candidats à ce statut de néologismes, c’est-à-dire les mots qu’on ne trouve nulle part ailleurs que dans le Sophiste dans l’ensemble des classiques grecs disponibles sur Perseus, sont (11) : cheirôtikon (219d8) pour désigner la part des arts d’acquisition consistant à « mettre la main (cheir) sur/saisir/capturer » (cheirousthai) ce que l’on cherche à acquérir plutôt que de se le procurer par échange de gré à gré dans une transaction commerciale ; zôiothèrikè (220a4) pour désigner la chasse (thèreuein, « chasser ») aux êtres animés (zôia) par opposition à la chasse/capture d’êtres inanimés ; pezothèrikon (220a8), pour distinguer la chasse d’animaux pédestres (pezon) de celle d’animaux nageurs, qualifiée de neustikon (220a8), terme formé sur neustos, « qui nage », et appelée enugrothèrikon (220a9), mot formé sur l’adjectif enugros, « qui vit dans (en) un environnement humide/mouillé (hugros) », dans lequel Socrate inclut à la fois l’air, milieu de vie des oiseaux (ornis, ornithos), et l’eau, où vit l’espèce d’animaux dite enudros (« aquatique », formé sur hudros, « eau ») et non plus seulement enugros, c’est-à-dire les poissons ; ornitheutikè (220b5) pour la chasse aux oiseaux ; erkothèrikon (220c7) pour la pêche pratiquée à l’aide de clôtures (erkos) comme des filets ou des nasses, par opposition à plèktikon (220d1) pour la pêche où l’on frappe (plèttein) le gibier, de haut en bas, par exemple avec un harpon, ou de bas en haut, par exemple avec un hameçon ; pureutikon (220d7) pour la pêche qui se pratique à la lumière de feux (pur) ; agkistreutikon (220d10) pour la pêche pratiquée au moyen d’un hameçon (agkistron). Tous ces noms respectent des formes de dérivations qu’on trouve dans d’autres mots usuels, qui les rendent parfaitement compréhensibles dans le contexte où ils sont créés ; mais ils sont à chaque fois l’objet d’un accord entre l’étranger et Théétète parmi une pluralité de dérivations possibles qui auraient aussi bien fait l’affaire, (12) si bien qu’on est à la fois dans la situation de mots « signifiants » et de mots objets d’un accord.
Mais en fin de compte, pour le Socrate de Platon, et donc pour Platon derrière lui, le problème tel qu’il est posé par Hermogène et Cratyle est mal posé et la question n’est pas de savoir quelle est l’origine des mots, comme si cette origine pouvait nous aider à les comprendre et surtout à comprendre ce qu’ils désignent, mais de réaliser que les mots en tant que tels ne peuvent rien nous apprendre sur ce qu’ils cherchent à désigner. Il ne suffit pas de comprendre que les mots ne sont pas ce qu’ils désignent, ce qui n’est pas trop difficile à comprendre dès qu’on y réfléchit, il faut aussi réaliser que les mots ne sont pas des « images » au sens classique du terme et qu’en tant que mots, c’est-à-dire, à l’oral, séquences de sons, ou, à l’écrit, suite de graphismes élémentaires appelés lettres ils n’ont absolument rien de commun avec ce à quoi ils prétendent renvoyer. Un homme n’a absolument rien de commun avec la séquence de sons produite lorsqu’un grec prononçait le mot anthrôpos ou qu’un français prononce le mot « homme », ni avec la séquence de graphismes correspondant aux lettres grecques alpha, nu, theta, rho, omega, pi, omicron, sigma, ou aux lettres h, o, m, m, e. Et si Platon met dans la bouche de son Socrate discutant avec Cratyle le terme eikôn (« image, ressemblance ») (13) à propos des noms, c’est pour mieux tordre le cou à cette idée qu’un mot serait une « image » ou aurait une quelconque « ressemblance » avec ce qu’il désigne : pour vaincre l’ennemi, il faut l’affronter au corps à corps. Pour tuer l’idée que les mots sont des eikones, il ne faut pas tourner autour du pot, mais oser le mot pour mieux mettre en évidence le ridicule d’une telle conception. En fait, Platon prend bien soin de varier son vocabulaire pour évoquer la relation entre les mots et ce qu’ils « désignent ». Si le verbe sèmainein (« signifier ») est fréquent dans le Cratyle, puisqu’on y trouve 40 des 96 occurrences de ce verbe dans les dialogues, soit près de la moitié, Platon semble délibérément éviter le mot sèmeion (« signe »), qui n’apparaît que 4 fois dans le Cratyle, (14) pour traduire la relation d’un mot à son signifiant. Il le fait plutôt en alternant trois registres :
Toute cette discussion sur la relation entre les noms et ce qu’ils cherchent à désigner commence avec Hermogène lorsque Socrate en vient à se poser la question de l’origine des noms les plus anciens et les plus primitifs (ta prôta tôn onomatôn, « les premiers des noms »), qu’on ne peut plus chercher dans la composition à partir de noms plus anciens. Pour ce faire, partant implicitement du rôle premier des mots qui est de permettre le dialogos, c'est-à-dire l'échange entre personnes, il demande à Hermogène comment pourraient faire des gens qui ne disposent pas de la voix pour « rendre claires les choses les uns aux autres » (dèloun allèlois ta pragmata, 422e3), prenant l’exemple des muets, qui sont capables de « faire des signes avec les mains et la tête et le reste du corps » (sèmainein tais chersi kai tèi kephalèi kai tôi allôi sômati, 422e4-5), et ainsi de faire de leur corps un dèlôma (« moyen de rendre clair », 423a8, première occurrence de ce mot) de ce qu’ils « miment » (mimèsamenou, 423b1, qui annonce le mimèma qui fera sa première apparition en 423b6). (19) Il tente ensuite de transposer ce « mime » dans le registre de la voix et du son, qui est le médium premier du logos, en conservant l’idée d’imitation, pour mettre aussitôt en évidence que, si c’était par une imitation sonore qu’on devait nommer les animaux, alors ce seraient ceux qui imitent leur cri, le bêlement du mouton ou le cocorico du coq par exemple, qui nommeraient ces animaux. En d’autres termes, ce n’est pas en imitant les propriétés sensibles, les sons émis ou les formes visibles, que l’on nomme ce dont c’est les propriétés, et il ne faut pas confondre nommage avec musique (imitation sonore) ou peinture (imitation des formes visibles, des couleurs, etc.). Mais, quoi que puisse en laisser croire sa tentative de trouver des similitudes entre le son et/ou la forme de certaines lettres et certains phénomènes auxquels on cherche des noms, cette piste est tout aussi ridicule que les autres, comme il finit par le montrer lui-même à l’aide de contre-exemples qui vont à rebours des exemples donnés dans un premier temps.
En fin de compte, il faut se faire à l’idée que les noms ne peuvent rien nous apprendre sur ce dont ils sont les noms, qu’ils ne sont que des moyens arbitraires mais convenus de désigner ce dont on parle pour pouvoir dialoguer les uns avec les autres et nous comprendre en vue de l’action. Il est faux de prétendre avec Cratyle que « celui qui connaît les noms connaît aussi les choses » (hos an ta onomata epistètai, epistasthai kai ta pragmata, 435d5-6) et imaginer qu’une suite de sons émis ou de graphismes élémentaires dessinés sur un support approprié peut nous apprendre quoi que ce soit sur ce à quoi on applique ces sons ou ces lettres par une convention partagée est tout à fait risible (cf. 425d1-3, 433b2-3 (20)), tout comme est risible d’imaginer que les noms contraignent ce qu’ils nomment à leur ressembler en tous points (432d5-9). (21) Et d’ailleurs, dès les premières lignes du dialogue, Platon lance quelques perches pour nous préparer à l’idée qu’il faut renoncer à cette manière de voir. Ce n’est sans doute pas par hasard en effet que le dialogue s’ouvre sur une contestation de nom propre, le nom d’Hermogène contesté par Cratyle. Ce n’est en effet pas du tout la même question que de chercher à savoir pourquoi on appelle « homme » n’importe quel homme ou « cheval » n’importe quel cheval (385a6-10), ou de chercher à savoir pourquoi Cratyle s’appelle « Cratyle », Socrate « Socrate » ou Hermogène « Hermogène » (383b2-7) ! Car s’il y a bien un domaine dans lequel on sait parfaitement qui choisit le nom et quelle part d’arbitraire il y a dans ce choix, c’est bien le cas du choix du nom d’un enfant par les parents à la naissance. Car si, le plus souvent, les parents ne créent pas de toutes pièces le nom de leur enfant, ils le choisissent à un moment où il est impossible de savoir si la signification sous-jacente au nom choisi quand, comme c’est le cas pour la plupart des noms grecs, (22) le nom est formé sur des racines signifiantes dans le langage commun, sera pertinent ou pas une fois l’enfant devenu grand. Et, de toute façon, il ne pourrait tout au plus mettre en évidence qu’un trait de caractère de la personne qui le porte. Que saurions-nous de Socrate si nous ne connaissions en tout et pour tout que son nom ? Que nous apprend sur Platon la séquence de lettres pi, lambda, alpha, tau, omega, nu, ou, en français, la séquence p, l, a, t, o, n ? D’ailleurs, Hermogène souligne l’arbitraire qui existe en la matière en prenant l’exemple encore plus parlant des esclaves dont chaque maître change le nom au gré de ses habitudes (384d5-7). (23)
La seconde perche tendue par Platon est la mention ambiguë (sans doute délibérément) « pour les Grecs et pour les barbares » (kai Hellèsi kai barbarois) en 383b1, qui pose d’entrée le problème de la multiplicité des langues, fait qui complique la tâche, non seulement de ceux qui, comme Cratyle, pensent que chaque chose a un et un seul nom approprié, mais aussi de quiconque pense que le nom nous apprend quelque chose sur ce dont il est le nom, puisque la même chose peut avoir autant de noms qu’il y a de langues parlées par les hommes, ce qui implique, si le nom doit nous apprendre quelque chose sur ce dont il est nom, que chaque nom nous apprend quelque chose de différent sur ce dont il n’est que l’un des noms possibles. (24)
Et ce qui est vrai pour les noms « primitifs », le fait qu’ils ne nous apprennent rien sur ce à quoi on les applique, reste vrai, malgré les apparences, pour les noms « composés » dont on peut analyser la composition. Ainsi par exemple pour les noms philosophos et philosophia : on peut lire toute la section de la République qui constitue ce que Socrate appelle la « troisième vague », qui va de 473c6 vers la fin du livre V jusqu’à la fin du livre VII comme une longue analyse du fait qu’il ne suffit pas de savoir que philosophos signifie « ami (philos) de la sagesse (sophia) » pour arriver à un agrément sur ce qu’est un philosophos ! Le sens que donne la foule à ce mot n’a en effet rien à voir avec le sens que lui donne le Socrate de Platon. Le mot philosophos lui-même ne nous apprend rien sur ce que Platon met derrière ce mot, se contentant de renvoyer à des notions, philia et sophia, tout aussi problématiques que la notion de philosophos, et sur lesquelles leurs noms ne nous apprennent rien. (25)
Ce n’est pas par leur signification intrinsèque, si tant est qu’on puisse leur en trouver une, que les mots nous « parlent », mais par la manière dont nous les utilisons et les combinons dans le dialogue en vue de l’action. Le choix que fait Platon du mot qu’il utilise le plus souvent dans le Cratyle pour désigner le ou les « créateurs » des noms est de ce point de vue particulièrement révélateur : ce mot, c’est nomothetès, qui signifie au sens étymologique « poseur (thetès) de lois (nomoi) », c’est-à-dire « législateur ». On en trouve en effet 20 occurrences dans le Cratyle, (26) à côté de mots ou de formules plus ciblées, utilisées seulement une fois ou deux chacune, comme onomatourgos (« fabriquant de noms », 389a1), probable néologisme forgé par Platon pour l’occasion et dont c’est la seule occurrence dans tous les dialogues, (27) onomatôn thetès (« poseur/instaurateur de noms », 389d8), (28) dèmiourgos onomatôn, (« artisan des noms », 390e2, 431e1-2), ou encore ho themenis prôtos ta onomata (« le premier à avoir posé/instauré les noms », 436b5), ton tithemenon ta onomata (« celui qui pose/instaure les noms », 436c1, où c’est Cratyle qui parle, et 438a4-5, où Socrate reprend l’expression), pour finir, en 438c4 avec la formule ho theis (« celui qui a posé/instauré », sous-entendu « les noms »), (29) pour parler de celui dont Cratyle voudrait faire un theos (« dieu »), l’instaurateur des premiers mots qui n’avait pas encore de mots à sa disposition pour connaître les choses, Socrate rapprochant ces deux mots très voisins (theis et theos) dans la même phrase pour jouer de cette similitude alors même qu’il accuse ce poseur divin de contradiction.
Cette variété de formulations allant jusqu’au néologisme (onomatourgos) est destinée à nous faire comprendre que, si Platon préfère le mot nomothetès, auquel il revient toujours, (30) ce n’est pas faute d’un autre terme, mais par un choix délibéré dont il nous revient de comprendre la raison. Et cette raison, ce n’est pas seulement le fait que le langage fait partie des « usages », l’un des sens possibles de nomos. Certes, pour justifier de l’utilisation du mot nomothetès, introduit en 388e1, Socrate fait admettre à Hermogène que c’est ho nomos qui met à notre disposition les mots dont nous nous servons (388d12), jouant sur la multiplicité des sens du mot nomos, qui signifie aussi bien « usage, coutume » que « loi ». Mais s’il a choisi le mot nomos pour parler de l’« usage » à ce point du dialogue, de préférence par exemple au mot ethos, plus spécialisé dans le sens de « coutume, usage », utilisé par Hermogène au début du dialogue, en 384d7, en association d’ailleurs avec nomos, et repris par Cratyle vers la fin du dialogue, en 434e4, où il donnera lieu à une explication par Socrate de ce qu’il signifie dans le cas des mots, c’est justement pour conduire au mot nomothetès, qu’il utilise immédiatement après, en le prenant dans son sens usuel de « législateur » lorsqu’il affirme que c’est « de tous les artisans, celui qui se rencontre le plus rarement parmi les humains » (hos dè tôn dèmiourgôn spaniôtatos en anthropous gignetai, 389a2-3). En fait, en insistant lourdement sur ce mot de nomothetès, Platon veut que nous prenions ce mot dans son sens usuel et donc nomos au sens fort de « loi » et que nous comprenions que le langage, plus qu’un simple « usage », est la première « loi » qui s’impose à nous dès notre plus jeune âge, celle qui sert de cadre à toutes les autres, qui s’expriment toutes par des mots dont le sens nous est « imposé » par notre langue maternelle. C’est le langage, et donc les mots qui le composent, qui façonnent nos modes de pensée et notre compréhension du monde, qui véhiculent les us et coutumes de la cité où nous vivons, et toutes les autres lois qu’elle nous impose. Certes, Platon n’imagine pas que le langage a été inventé par un législateur dans le style de Clysthène ou de Solon, ni même par un roi mythique comme Minos, et ce qui l’intéresse surtout, ce n’est pas l’origine du langage, qui est un problème d’histoire qui nous tourne vers le passé et dont la solution ne nous apprendrait rien d’utile pour vivre notre vie en nous efforçant de devenir des êtres humains aussi bons que possible, mais la prise de conscience du rôle déterminant que joue le langage, le logos, pour nous, condition préalable à son usage correct. Tant que nous n’avons pas conscience de la contrainte que nous impose le langage, plus forte encore que les lois, auxquelles nous pouvons désobéir, tant que nous ne comprenons pas que le langage est à la fois l’outil qui nous donne accès au monde et l’écran qui nous le masque, tant que nous ne réalisons pas à quel point nous sommes « prisonniers » du langage et que nous ne pouvons faire comme s’il était transparent entre nous et les choses, il nous est impossible de l’utiliser de manière pertinente et d’échapper à ses pièges et à ses contraintes, plus fortes que celles des autres lois.
Un autre aspect du langage dont Platon veut nous faire prendre conscience en en attribuant la paternité à un nomothetès, c’est sa dimension « sociale ». Dire que c’est un législateur qui instaure le langage, c’est dire que le langage suppose une vie sociale déjà organisée, et donc que l’homme est un animal doué de logos pour autant qu’il est préalablement déjà un animal « politique », vivant en société. Et c’est donc dire que le logos trouve sa source dans le dialogos, ou plutôt dans le dialegesthai, dans l’activité d’échange qu’il permet entre « concitoyens » en vue de l’action et de la vie en communauté. Pour pouvoir apparaître et se développer, le langage suppose une organisation sociale suffisamment large et pérenne sur plusieurs générations, plus encore qu’un « inventeur » des noms, puisque c’est l’usage partagé et durable des mots qui fixe leur sens. Si Platon qualifie de nomothetès, de « législateur », celui qui façonne des noms, il place son activité de simple fabriquant d’outils, analogue à celle du fabriquant de navette pour le tisserand, du fabriquant de lyre pour le musicien ou de l’architecte naval pour le capitaine de vaisseau, sous le contrôle ce celui qu’il qualifie de dialektikon (390b1-d8) après l’avoir décrit comme celui qui utilise les mots en maîtrisant l’art d’interroger et de répondre (ton de erôtan kai apokrinesthai epistamenon, 390b10). Il n’est pas ici question d’une technique particulière qui serait la « dialectique », mais tout simplement du bon usage du dialegesthai, de l’activité de « dialoguer », qui implique questions et réponses. Le logos n’est pas fait d’abord pour faire des monologues, de beaux discours qui en mettent plein la vue et remuent les foules, ou simplement des « monologues » intérieurs qu’un sage se tiendrait à lui-même dans l’isolement de sa tour d’ivoire, mais pour échanger par questions et réponses, seule manière de valider le sens des mots en les soumettant à l’épreuve de l’expérience. Être dialektikon, ce n’est pas être « dialecticien », sans qu’on sache trop ce que ce vocable recouvre ni quelle « technique » constitue la « dialectique » dont il serait spécialiste, c’est plus simplement maîtriser l’art du dialogue. Mais les dialogues de Platon nous montrent que ce n’est pas aussi simple que cela si l’on veut dépasser le stade des questions et réponses élémentaires suffisantes pour la vie de tous les jours, car précisément, il ne s’agit pas d’une technique particulière mais d’une attitude vis-à-vis des mots et du langage et de la manière de s’en servir, sans se laisser inconsciemment piéger par eux, en vue d’arriver à un accord entre interlocuteurs sur le sens de leurs propos, c’est-à-dire sur la convergence de leurs pensées, qu’ils essayent de rendre claires (dèloun) au moyen de mots (cf. 434e1-435b3, où Socrate utilise le mot dèlôma pour décrire l’effet des mots sur les interlocuteurs).
(1) La mention « pour les Grecs et pour les barbares » (kai Hellèsi kai barbarois) en 383b1 est ambiguë : elle peut aussi bien signifier que le nom appropriée est unique à la fois pour les Grecs et les barbares (qu’il faut comprendre, sans nuance péjorative, comme désignant simplement ceux qui ne parlent pas grec) ou que dans chaque langue il y a un seul nom qui est le nom correct pour chaque chose, mais qu’il peut différer d’une langue à l’autre. (<==)
(2) Il aurait fini par pousser si loin cette manière de voir qu’il en serait venu à considérer qu’on ne pouvait rien faire d’autre avec les mots que de nommer ce que l’on voit, toute attribution d’autre chose que de son nom propre à une chose étant impossible puisque l’attribut n’est pas son nom et donc ne lui convient pas, et que, finalement, il n’était même pas nécessaire de parler, qu’il suffisait de montrer du doigt, et, dans ces conditions, il aurait fini sa vie dans le silence. (<==)
(3) Socrate fait allusion à Callias et à sa richesse dans le cours de la conversation, évoquant en particulier les sommes considérables qu’il a dépensées pour écouter les leçons des sophistes les plus renommés (391b9-c5), leçons que lui, avec son peu de moyens, n’a pas pu se payer (384b2-c2). C’est chez Callias qu’est situé le dialogue imaginé par Platon dans le Protagoras. (<==)
(4) Tèn phusei orthotèta onomatôn, 391a3. (<==)
(5) Cf. 425d1-426b3. (<==)
(6) Cf. Euthyphron, 3b9-c2. Si, comme je le suggère dans le commentaire de ce dialogue, Euthyphron est un personnage inventé par Platon, il y aurait une certaine dose d’humour de sa part dans le Cratyle à donner comme garant supplémentaire des propos de Socrate, après avoir invoqué les poètes les plus célèbres, Homère et Hésiode (mentionné quelques lignes plus haut, en 396c4), un personnage de fiction ! (<==)
(7) Cela nous renvoie au Ménon et à l'expérience que Socrate mène avec le petit esclave de Ménon pour prouver par les faits à son maître qu'on peut apprendre : Socrate, au moment de faire trouver à l'enfant la solution du problème posé (trouver la longueur du côté d'un carré double en surface d'un carré donné, exprimée en rapport à la longueur du côté du carré de départ), la lui fait trouver sur le dessin avant de lui apprendre le terme technique qui désigne la ligne qui constitue la réponse au problème posé ! En effet, lorsqu’il trace les diagonales des quatre carrés qu'il a tracés pour montrer qu'un carré de côté double sera quatre fois plus grand en surface, il se contente de le faire sur son dessin en parlant de « cette ligne d'angle à angle » qui « coupe en deux chacun de ces espaces » (Ménon, 84e4-85a1), et ce n’est qu’après qu’il ait fait montrer à l’enfant la ligne qui constitue le côté du carré cherché (« celle-ci », dit l’enfant en la montrant) et lui ait fait confirmer par un « oui » qu’il veut bien dire « celle qui est tracée d'angle à angle dans [le carré] de quatre pieds », qu’il ajoute « Or les spécialistes l'appellent justement « diagonale », de sorte que, si « diagonale » est son nom, ce serait sur la diagonale, à ce que tu dis, serviteur de Ménon, que se formerait l'espace double » (Ménon, 85b5-6). En d’autres termes, ce n’est pas le mot qui constitue la réponse cherchée, mais bien quelque chose que le mot, diametros en grec ou diagonale en français, désigne, qui préexiste au mot et dont on peut parler par simples périphrases, et surtout voir sans même en parler et désigner par un simple pronom démonstratif (« celle-ci »). (<==)
(8) En 425d3-8, Socrate récuse l’idée de faire appel aux dieux, comme au théâtre avec un deus ex machina, pour expliquer la justesse des noms primitifs dont dérivent les autres. (<==)
(9) En faisant plusieurs fois référence à l’« expédient » qui consiste à attribuer une origine « barbare » à un nom qu’on ne sait pas expliquer, il montre qu’il est parfaitement conscient de tels héritages et contaminations. (<==)
(10) Le Sophiste et dans une moindre mesure le Politique, dans la mise en pratique de la méthode de divisions, donnent de multiples exemples de néologismes parfaitement compréhensibles, construits en fait pour donner des noms à des domaines d’activités qu’on a commencé par définir avant de leur attribuer un nom. (<==)
(11) Certains de ces mots sont réutilisés plusieurs fois dans le Sophiste. Je ne donne entre parenthèses que la première occurrence. (<==)
(12) Selon les cas, on trouve des terminaisons en -thèrikon qui conservent donc la référence explicite à la « chasse » au sens large (thèreuein = « chasser »), ou des terminaisons en -tikon, plus générales pour désigner une simple aptitude, origine du suffixe -tique » en français. (<==)
(13) On le trouve 19 fois entre 430c3 et 439b1 dans la discussion sur le statut des mots par rapport à ce qu’ils désignent (430c3, 430e5, 431c11, 431c12, 431d5, 431d6, 432b2, 432b4, 432b6, 432c4, 432c7, 432d1, 432d2 (2 fois), 433c5, 439a3, 439a7, 439a8, 439b1). Auparavant, le mot avait été utilisé en 400c7, dans l’explication du mot sôma (« corps ») et en 424e3à propos des tableaux produits par les peintres. (<==)
(14) On trouve 42 occurrences de sèmeion dans les dialogues, dont 4 seulement dans le Cratyle : 395a7, dans l’explication du nom d’Agamemnon, dans le sens de « preuve » ; 415a5, dans l’explication du mot mèchanè (« invention ingénieuse »), dans laquelle Socrate propose une explication de ce dont le mot « est signe » (sèmeion einai) ; 427c5, où Socrate, évoquant la symbolique des lettres dans la création des noms primitifs, mentionne le besoin qu’a eu l’instaurateur des noms du « signe du o » (tou ou deomenos semeiou) pour nommer le « rond » (goggulon), et semblablement d’un « signe » approprié pour attribuer un nom à chacun des étants (427c8). Dans ces deux dernières utilisations, ce sont les lettres qui sont « signes » de notions dans le nom desquelles elles interviennent. (<==)
(15) 423a8, 423b5, 433b3, 433d2, 433d7, 433d8, 435a2, 435b2. Les autres occurrences dans les dialogues sont Sophiste, 261e5 et 262a3 (lorsque l’étranger définit le logos comme assemblage de noms et de verbes) et Lois, VII, 792a3 (à propos de la manière dont les petits enfants rendent clairs leurs sentiments au moyen de cris et de pleurs). (<==)
(16) 423b6, 423b9, 430a10, 430b4, 430b8, 430b10, 430d4, 430e10, 431a3, 437a9, 437b7. (<==)
(17)423c9, 423d8, 424b9, 427b1. Là où mimèma désigne une occurrence particulière d’imitation, mimèsis fait plutôt référence à l’acte d’imiter en tant que tel, sans renvoi à une instance particulière d’imitation. (<==)
(19) Dèloun (« rendre clair ») et dèlôma (« moyen de rendre clair ») supposent, plus que tous les autres registres de mots utilisés par Socrate, celui de l'image ou même du mime, un ou des interlocuteurs à qui on cherche à « rendre clair » quelque chose. C'est bien le dialegesthai (« le fait de dialoguer ») qui est premier dans le logos, et donc pour les mots dont il se compose. (<==)
(20) « Ne convient pas que le nom est un moyen de rendre visible une chose par des syllabes et des lettres » (mè homologei dèlôma sullabais kai grammasi pragmatos onoma einai), dit Socrate à Cratyle, ajoutant qu’il n’est pas possible de soutenir à la fois cette proposition et celle selon laquelle le seul nom correct est celui qui reproduit adéquatement tous les traits de l’objet, puisque cela impliquerait que toute la réalité se résume à des lettres et des syllabes. En fait, toute la question est de savoir en quel sens on peut dire qu’un mot est un dèlôma, un « moyen de montrer/manifester/rendre clair/visible » ce à quoi il s’applique. (<==)
(21) Cette manière de voir les choses que Socrate tourne ici en ridicule est, au passage, une réponse implicite à Cratyle sur le nom d’Hermogène : parce que ses parents, dont ni l’un, ni l’autre, n’est Hermès ou descendant d’Hermès, ont décidé d’appeler leur fils « Hermogène », cela impose-t-il à la personne ainsi nommée de se conformer en tous points à ce que suggère son nom ? Que le nom d’un enfant puisse avoir une influence plus ou moins grande sur son développement et son caractère, c’est plus que probable, mais l’expérience montre que tous les enfants portant le même (pré)nom ne sont pas des clones les uns des autres. (<==)
(22) J’ai déjà mentionné le fait que « Hermogenès » signifie « qui est de la race d’Hermès » ; « Sôkratès » signifie « pouvoir/force (kratos) sûr/infaillible/sur lequel on peut compter (saos/sôs) » et « Kratulos » est un dérivé de kratos (« pouvoir/force ») formé au moyen d’un suffixe hypocoristique, c’est-à-dire traduisant une intention affectueuse (un peu comme, en français, on passe de « papa » à « papounet »). (<==)
(23) La problématique des noms propres dans le Cratyle ne se limite pas aux interrogations sur la pertinence des noms des interlocuteurs du dialogue, évoquée dès les premières lignes, puisque, lorsque Socrate va entreprendre ses analyses étymologiques, il commencera avec des noms propres, ceux de héros homériques et de dieux. (<==)
(24) Socrate revient sur ce problème de la multiplicité des langues lorsqu’il se pose la question de la nature des « créateurs de mots » en 388d6, sq., en admettant qu’il puisse y avoir aussi bien chez les Grecs que chez les barbares de bons créateurs de noms (389d8-390a9 et 390c2-4). (<==)
(25) C’est déjà le role du Lysis, dès la première tétralogie, de nous faire réfléchir sur les sens possibles de philos (« ami ») et celui du Charmide sur ce que peut bien être la sophia (« sagesse »), dans sa version juvénile, la sôphrosunè (« modération »). Et ces deux dialogues montrent que, dans un cas comme dans l'autre, la réponse est loin d’être évidente et l’accord difficile à établir entre interlocuteurs. (<==)
(26) 388e1, 388e4, 389a2, 389a5, 389d5, 389d9, 390a4, 390a7, 390c2, 390d4, 393e7, 404b3, 404c2, 408b1, 427c8, 429a1, 429b1, 431e4, 431e7, 438b6. (<==)
(27) Il est piquant de voir le Socrate de Platon, au moment même où il dit à Hermogène qu’inventer des noms n’est pas à la portée du premier venu, inventer un mot, parfaitement compréhensible par son interlocuteur au demeurant, puisqu’il est formé sur le même modèle que dèmiourgos (« qui travaille pour le peuple (dèmos) », c’est-à-dire « artisan », qu’il utilise à la ligne suivante dans la même réplique), xulourgos (« qui travaille le bois (xulon) »), cheirourgos (« qui travaille avec ses mains (cheir) »), panourgos (« qui peut tout (pan) faire », c’est-à-dire « habile, adroit »), etc., c’est-à-dire par adjonction du suffixe -ourgos, dérivé de ergon (« travail ») à un mot qui décrit l’objet du travail considéré !(<==)
(28) Sans être un néologisme, thetès, substantif dérivé du verbe tithenai qui signifie « poser, établir, instituer », est néanmoins un mot rare dont c’est la seule occurrence dans tous les dialogues de Platon. La seule autre occurrence listée dans le corpus disponible à Perseus est chez Isée, dans un sens probablement technique faisant référence à celui qui confie un bien en dépôt ou en gage à un autre. Quand il n’invente pas un mot, Socrate semble faire exprès d’utiliser des mots rares dont il modifie le sens dans cette discussion sur les « créateurs » de mots. (<==)
(29) Theis est le participe présent actif au nominatif masculin singulier du verbe tithenai, « poser », ici substantivé par adjonction de l’article : mot à mot, ho theis, se traduit par « le posant ». En 397d, ce n’est pas ce rapprochement qu’utilisait Socrate pour expliquer le mot theos, mais le rapprochement avec le verbe thein (« courir »), dans une étymologie fantaisiste faite pour plaire au partisan du mobilisme universel qu’était Cratyle, disciple d’Héraclite. Mais si Cratyle se souvient de cette étymologie, c’est un exemple de plus de ce que Socrate vient de lui prouver, le fait que les mêmes lettres peuvent évoquer des choses complètement opposées, puisque theis, forme du verbe tithenai signifiant « poser », évoque une idée de stabilité, alors que thein, « courir », évoque une idée de mouvement. (<==)
(30) Ainsi, en 431e1-5, dans la discussion avec Cratyle, Socrate, aussitôt après avoir employé la formule dèmiourgos onomatôn, s’empresse de préciser : « or, de celui-là, le nomothetès était le nom » (oukoun toutôi ho nomothetès èn onoma). (<==)