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Le sophiste
(6ème tétralogie : La dialectique - 2ème dialogue de la trilogie)

Vous trouverez sur ce site relativement au Sophiste :

Introduction

Si la République, dialogue central de la trilogie centrale, est la pierre angulaire de tout l'édifice des dialogues tel que je le comprends, le Sophiste en pose les fondations en invitant les lecteurs à comprendre que le fondement de la philosophie n'est pas un discours (logos (1)) sur l'« être » ou « l'étant », une ontologie (2) dans le vocabulaire moderne, cherchant à répondre à la question « qu'est-ce qui est/existe ? », comme c'était le cas avec la plupart des penseurs antérieurs et contemporains de Socrate, qui s'opposaient les uns aux autres dans ce que l'étranger qui mène le débat dans le Sophiste qualifie de « combat de géants » (gigantomachia, Sophiste, 246a4) entre ceux qui n'accordaient d'« existence » (quoi que cela veuille dire) qu'à ce qui est sensible, tangible, visible, qu'il appelle « les fils de la terre (tous gègeneis) » (Sophiste, 248c1-2), et ceux qu'il appelle « les amis des formes/idées (tous tôn eidôn philous) » (Sophiste, 248a4-5), qui, prenant acte du fait que le sensible est en perpétuel devenir, cherchaient plutôt ce à quoi ils accordaient l'« être (einai) » (opposé pour eux au « devenir (gignesthai) ») du côté de « concepts » saisis par la pensée, (3) dans la mesure où un « discours (logos) sur l'être » est d'abord un logos et que, tant qu'on n'a pas compris comment fonctionne le logos, quels en sont le pouvoir et les limites et quel accès il donne éventuellement aux hommes à autre chose que les mots dont il est composé dans quels cas, un logos sur « ce qui est (to on, ta onta au pluriel) » et « ce qui n'est pas (to mè on) » ne peut être que sophistique, (4) comme le montre par l'exemple le Parménide, qui sert d'introduction à la sixième tétralogie, où l'on voit celui qui a donné son nom au dialogue démontrer successivement tout et son contraire avec la même rigueur logique à partir de deux « concepts », « être (einai) » et « un (hen) » aussi creux l'un que l'autre, (5) devant un homonyme du père de la logique, un adolescent nommé Aristote, qui n'y trouve rien à redire. Non ! La tâche première du philosophos, dont l'outil de travail, en tant qu'il est un homme, est, comme pour tous les hommes, le logos, est de comprendre comment fonctionne cet outil, ce qu'il peut faire avec et ce qu'il ne peut pas faire. Et une telle réflexion ne peut avoir d'autre point de départ que l'expérience du logos qui est un fait de la vie quotidienne et qui, dans certains cas au moins, fonctionne de manière satisfaisante pour permettre les échanges opérationnels nécessaires à la vie en société. Dans les cas où ça fonctionne sans problème, par exemple lorsque je dis à mon voisin de table : « Passe-moi du pain » et qu'il effectue, avec quelque chose qui correspond à ce que j'avais dans l'esprit en employant le mot « pain », l'action que j'attendais de lui en utilisant le verbe « passer » dans la direction qu'impliquait pour moi le mot « moi », cela prouve que ces mots ne sont pas que des créations de mon esprit sans référent au-delà d'eux et qu'ils ont le même sens pour mon voisin et pour moi, ce qui implique une « externalité » par rapport à mon esprit et au sien de ce à quoi nous les associons. Si c'est vrai dans certains cas, toute la question est alors de savoir dans quels cas c'est vrai et dans quels cas ça ne l'est pas pour au moins certains mots de mon logos. Or la seule manière dont nous pouvons faire ce tri et espérer confirmer l'externalité par rapport à notre pensée de ce que nous associons aux mots que nous employons, c'est le dialogue, ou plus précisément pour Platon, sa pratique active qu'il désigne par l'infinitif substantivé to dialegesthai (« le [fait de] dialoguer »), dont la bonne pratique, celle qui permet d'arriver à quelque chose dans les cas plus complexes où une vérification expérimentale élémentaire n'est pas possible, est appelé par lui hè dialektikè (sous-entedu technè, « art », ou epistèmè, « savoir/science », cf. Sophiste, 253d1-3) que l'on transcrit en français sous la forme « la dialectique », tirant avec ce mot vingt-cinq siècles de philosophie, dont Hégel et ses suiveurs, qui en ont totalement déformé le sens par rapport à celui que lui donnait Platon.

Pour Platon, le logos, c'est-à-dire le « langage » porteur de sens, ne peut naître que du dialogos (« dialogue »), (6) dans lequel il construit son sens : un mot en lui-même n'a aucun sens et n'est qu'un « bruit » ; (7) il ne prend sens que lorsque plusieurs personnes s'accordent pour associer le même bruit au même pragma (« fait », « chose »), (8) ou plus exactement une même famille de bruits dans lesquels elles parviennent à reconnaître les mêmes caractéristiques communes au-delà des différences spécifiques à chaque occurrence d'un bruit de cette famille (9) à un même ensemble de caractéristiques associées à de multiples occurences de pragmata dans lesquels elles retrouvent ces caractéristiques. (10) Pour que les hommes soient devenus des animaux doués de logos, il fallait qu'ils soient d'abord des animaux « politiques », c'est-à-dire vivant en sociétés stables dans des « cités (polis) », suffisamment stables sur une durée assez longue pour qu'un langage signifiant puisse s'y développer.

Le processus d'« abstraction » qui permet aux hommes d'extraire des impressions sensibles des caractéristiques susceptibles de se voir attribuer des noms est un processus récursif qui leur permet aussi d'analyser ces caractéristiques pour en extraire des caractéristiques plus générales justiciables aussi de noms, jusqu'au point où ces noms renvoient à des caractéristiques qui n'ont plus rien de sensible, comme « beau, « juste », « bon », etc., et c'est là que le problème se complique car, si, pour se mettre d'accord sur ce que l'on associe à « cheval », « homme », « pain », par exemple, le dialogue et l'épreuve des faits sont suffisants dans la plupart des cas, au moins pour les besoins de la vie quotidienne, il n'en va plus de même pour des concepts aussi abstraits que « beau » ou « juste ». Dans ce registre, l'expérience commune dont peuvent partir les hommes pour trouver un fondement objectif à leur recherche de sens est celle de « l'idée du bon » (hè tou agathou idea, cf. République VI, 505a2), dont le Socrate de Platon fait, au livre VI de la République, l'analogue dans le registre intelligible de la lumière du soleil dans le registre du visible après avoir fait constater à ses interlocuteurs, en prélude à cette mise en parallèle, qu'« en tant que [choses/actions/possessions/attitudes/propos/...] justes et belles, beaucoup choisiraient celles qui en ont l'air quand bien même elles ne le seraient pas, pour cependant les faire et les posséder et en avoir l'air, alors que de bonnes [choses/possessions/...], il ne suffit plus à personne d'acquérir celles qui en ont l'air, mais ils cherchent à obtenir celles qui le sont, car l'opinion, en la matière, tout le monde l'a en piètre estime », et que, pour tous, le bon (to agathon) est « ce que poursuit toute âme et en vue de quoi elle fait toutes [choses], augurant que c'est quelque chose, mais embarrassée et ne parvenant pas à saisir adéquatement ce que ça peut bien être ni jouir à son sujet d'une confiance stable comme à propos des autres [choses], par quoi d'ailleurs elle ne parvient pas non plus à savoir si telle ou telle des autres [choses] est chose bénéfique ». (République, VI, 505d5-e4). Tout homme recherche ce qu'il pense être « bon » pour lui, mais, comme le laisse entendre plusieurs fois Socrate dans le Théétète, il fait bien souvent l'expérience du fait qu'il ne lui suffit pas de juger que quelque chose est « bon » (ou « utile, avantageux, profitable, bénéfique », sumpheron, ôphelimon ou mots de sens voisin en grec, qui ne sont que des manières différentes de parler du « bon ») pour que ça le soit dans les faits pour lui selon ses propres critères, justes ou erronés, du bon et du mauvais, (11) à la fois dans l'instant et dans ses conséquences futures, et personne de sensé ne serait assez fou pour affirmer qu'une cité peut décider par ses lois de ce qui est bon, utile, avantageux, bénéfique, pour elle. (12) En d'autres termes le « bon » a une objectivité qui s'impose à tous et qui devrait nous servir de point de départ de notre compréhension des mots avec lesquels nous en parlons sous ses différentes déclinaisons (le beau, le juste, le pieux, etc. qui ne sont que des aspects du « bon » dans des domaines particulier : esthétique, social, religieux, etc.), puisque c'est cela que nous recherchons tous. C'est en ce sens que le Socrate de Platon fait de l'idée du bon la lumière de notre intelligence.

Platon ne suppose pas qu'il y aurait on ne sait trop où ni comment des « idées » ou « formes » (ideai, eidè) « éternelles » dont les réalités du monde sensible seraient on ne sait trop comment des « images » ou auxquelles elles « participeraient » et que notre esprit (nous) serait capable de percevoir, mais il constate que l'esprit humain a la propriété d'extraire/abstraire des données fournies par les sens, par élimination de certaines caractéristiques, des « agrégats » qu'il retrouve dans de multiples sensations successives et auxquels il peut donner des noms lui permettant de constater, par le dialogue, que d'autres font les mêmes analyses que lui, et que ces analyses et le « langage » auquel elles donnent naissance permettent aux hommes vivant en société d'interagir de manière efficace les uns avec les autres. Il constate aussi que les deux premières propriétés que ce processus d'« abstraction » élimine toujours, ce sont la position dans l'espace et la situation dans le temps, ce qui permet de dire que ces « abstractions » sont (par construction) en dehors du temps et de l'espace (ce qui n'est pas la même chose que d'être « éternel », si l'on conçoit l'éternité comme un temps jamais commencé et jamais fini). La question de l'« existence » de ces « idées/formes » n'a pas de sens pour nous, hommes, puisque nous ne pouvons en parler qu'avec des mots qui les présupposent ! La seule question pertinente est celle de leur caractère plus ou moins opérationnel et efficace pour nous dans notre recherche commune chacun de ce qui est « bon » pour lui, c'est-à-dire dans une démarche tournée vers l'avenir qui nous reste à construire. Peu importe d'où viennent les noms et à quoi pourraient ressembler des « idées » éternelles dans un « monde » qui n'est pas le nôtre, ce qui compte c'est ce que l'on peut faire avec le logos, ou plutôt avec le dialegesthai, pour devenir meilleurs ensemble et éviter autant qu'il est possible ce qui est mauvais pour nous, sachant qu'il n'est pas en notre pouvoir de décider nous-mêmes de ce qui est bon pour nous et de ce qui est mauvais, et que donc le « bon » a une « objectivité » qu'il nous appartient d'investiguer et de chercher à percevoir et à comprendre.

Ce que cherche aussi à nous faire comprendre Platon, c'est que la seule chose que nous permette le logos, c'est de décrire des relations supposées entre les pragmata (« faits, agissements, choses ») que nous supposons derrière les mots, pas de les connaître en eux-mêmes et que c'est l'expérience partagée, directe ou indirecte, (13) qui nous permet de déterminer si les assemblages de mots produits sont conformes aux « faits (pragmata) » perçus. C'est ce que veut faire comprendre l'étranger en insistant sur le fait qu'un logos n'a de sens que s'il inclut au minimum un nom et un verbe, reliant ainsi un sujet et une « action » (au sens large qui inclut aussi bien le fait d'agir que celui de subir). Un inventaire (liste de noms ou de groupes nominaux) n'est pas plus un logos qu'une liste d'activités sans sujets agissant identifiés (liste de verbes). Un logos n'a de sens que si « les sons produits révèlent [soit] activité (praxin), [soit] inactivité (apraxian), [soit] étance (14) d'un étant ou d'un n'étant pas (ousian ontos [è] mè ontos) », ce qui suppose « qu'aux noms, on mêle les verbes (tois onomasi ta rhèmata kerasèi) » (Sophiste, 262c2-5). (15) Le mot apraxia dans cette phrase (à l'accusatif apraxian), formé par adjonction d'un alpha privatif à la forme praxia dérivée de praxis, peut se comprendre de deux façons différentes, qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre : soit d'un verbe affirmatif qui décrit une absence d'action, comme par exemple le verbe kathèsthai qu'utilise l'étranger dans le premier exemple de phrase minimale qu'il propose, Theaitètos kathètai, « Théétète reste_assis », qui signifie « être assis, demeurer immobile » et implique donc une inaction, (16) soit de la négation d'une praxis décrite par un verbe d'« action » dans une phrase négative (par exemple « Théétète ne parle pas »). Mais le plus intéressant de cette phrase, c'est ce qui vient après praxin (« action ») et apraxia (« absence d'action ») pour décrire un autre type de phrase porteuse de sens : ousian ontos [è] mè ontos. (17) Ce dont l'étranger fait ici un cas particulier, ce sont les phrases construites autour du verbe einai (« être »), soit de manière positive (x esti a (« x est a »)), soit de manière négative (x mè esti a (« x n'est pas a »)), c'est-à-dire les phrases qui énoncent la pertinence (esti) ou la non pertinence (mè esti) supposée d'un attribut (une ousia, « étance ») relativement à un sujet (un on, « étant »), qui le prétendent donc soit « étant (on, ici ontos au génitif) », soit « n'étant pas (mè on, ici mè ontos au génitif) » ce qu'implique l'attribut (l'ousia, l'« étance ») figurant dans la phrase. Le mè ontos dont il est ici question n'est pas un non-être dont on ne sait trop ce que ça pourrait bien être, mais un « n'étant pas (ça) », et l'ousia dont il est ici question n'est pas l'« être » ou l'« essence » du sujet dont on parle, mais n'importe quel attribut par rapport auquel on se pose la question de savoir s'il convient ou pas au sujet, au on, auquel on s'intéresse, tout comme praxin et apraxia dans ce qui précédait ne désignaient pas l'Action et l'Inaction dans toute leur abstraction, mais n'importe quelle action affirmée ou niée du sujet. Dans une phrase de type x mè esti a (« x n'est pas a »), la négation ne porte pas sur le verbe, et encore moins sur le sujet, mais sur l'attribut, et la formule mè on (« n'étant pas ») sert simplement à Platon à désigner le sujet d'une phrase d'attribution négative, tout comme on lui sert à désigner le sujet d'une phrase d'attribution positive. (18) Ce que veut nous faire comprendre ici Platon, c'est que le verbe einai (« être ») n'est pas un verbe comme les autres parce qu'il n'a pas de sens par lui-même et ne sert qu'à introduire un attribut affirmé ou nié du sujet. Et si cet attribut n'est pas explicité, c'est nécessairement qu'il est sous-entendu. (19) Comme le dit l'étranger en conclusion de sa définition de einai/on en 247d8-e3, « les étants (en tant qu'étants), ce n'est pas autre chose que puissance (ta onta ... estin ouk allo ti plèn dunamis) », employant ici le mot dunamis (« puissance ») dans un sens qui fera fortune chez Aristote (qui l'opposera à l'« actualisation (energeia) », c'est-à-dire à la réalisation « en acte (en ergon) » de ce qui n'était encore qu'en puissance) pour suggérer qu'un « étant », en tant que tel, c'est-à-dire en tant que sujet d'une phrase construite autour du verbe einai (« être »), est « en attente » de quelque chose à venir, que le verbe einai lui donne le « pouvoir » d'accepter un attribut le qualifiant, mais que, sans cet attribut, il n'est encore rien d'autre qu'un sujet dont on n'a encore rien dit.

L'étranger s'était fixé comme tâche en 239b4 de déterminer tèn orthologian peri to mè on, (20) expression que l’on peut traduire par « la manière correcte d’user du logos à propos du "n’étant pas" », c’est-à-dire d’employer et de comprendre de manière correcte les mots « mè esti » (« n’est pas ») ou des variations de cette formule résultant des différentes formes que peut prendre le verbe einai (« être »), et il avait fait remarquer, quelques pages plus loin, en 250e5-251a3, dans un échange qui marque le milieu de la longue discussion sur la possibilité de l'erreur dans le logos (le fait de dire ce qui n'est pas), que l’embarras (aporia) est le même à propos de to te on kai to mè on (« le "étant" et le "n’étant pas" »), si bien que chercher la manière correcte de parler de to mè on (« le "n’étant pas" ») revient à chercher simultanément la manière correcte de parler de to on (« le "étant" »). La réponse qu'il propose est que einai (« être ») n'a jamais de sens par lui-même et ne sert qu'à affirmer ou nier un lien, une relation, entre un sujet et un attribut. Inutile donc de perdre son temps, comme le font les sophistes, à chercher à faire un tri entre ce qui « est » et ce qui « n'est pas », ce qui reveint à affirmer ou nier une relation entre quelque chose et... rien, puisque l'attribut qu'on attend ne vient pas ! De n'importe quoi, à commencer par les mots eux-mêmes, on peut dire esti (« c'est ») ou mè esti (« ce n'est pas ») et la pertinence de la relation ainsi énoncée dépend uniquement de l'attribut (ousia) qui suit (n'importe quel mot « est »... un mot et « n'est pas », par exemple, une odeur ; s'il est prononcé il « est » un bruit et s'il est écrit, il « est » une suite de signes dessinés ; etc.). L'orthologia (« manière correcte de parler ») relativement à () on (« (n')étant (pas) ») consiste à ne pas faire dire à einai (« être ») quelque chose qu'il ne dit pas, à ne pas donner une valeur « existentielle » à un mot qui n'en a pas.

Sur le plan de la dramaturgie, Platon met en scène dans le Sophiste ce que l'étranger meneur de jeu qualifie lui-même de « parricide » (241d3) à l'encontre de son « père » Parménide, ou plus exactement de son logos (241d5-7). Cette mise à mort en pensée et en paroles de Parménide par un seul de ses concitoyens est le pendant dans l'ordre de l'intelligible de la mise à mort en actes de Socrate par une pluralité de ses concitoyens au terme du procès raconté dans l'Apologie, dialogue qui tient, dans la paire de tétralogies qui explorent les deux segments (au sens des segments de l'analogie de la ligne de la République) du visible (tétralogies 2 et 3) la même place que le Sophiste dans la paire de tétralogies qui explorent les deux segments de l'intelligible (tétralogies 5 et 6), celle de dialogue central de la seconde tétralogie de la paire, comme pour mieux marquer que ces deux mises à mort fondatrices se répondent l'une à l'autre, et que, d'une certaine manière, Parménide, à travers la filiation spirituelle qui va de lui à Zénon, de Zénon à Gorgias, de Gorgias à Calliclès et ses pareils, suscitant l'ire d'Anytos et de Mélétos, est responsable indirect de la mort de Socrate et qu'il faut donc surmonter ce qui vicie ses logoi à la source pour espérer prévenir de futures mises à mort bien réelles de nouveaux Socrates. Et l'arme du « parricide », ce ne sont pas tant les logoi spécifiques de l'étranger que le fait du logos en lui-même, qui contredit la thèse de Parménide et, à sa suite, « de ceux appelant un le tout » (tôn hen to pan legontôn, 244b6), comme cherche à le faire comprendre la section spécifique les concernant en 244b6-245d11. Dans la mesure où c'est là que l'étranger frappe au cœur le « père » oppresseur, il est important de bien comprendre cette section hautement abstraite dont le texte est parfois douteux et dont la compréhension, et a fortiori la traduction, se heurtent à de redoutables difficultés. La première chose qu'il faut bien remarquer, c'est que, dans la première formulation de cette thèse, celle que j'ai citée à l'instant, qui ouvre toute cette section, l'étranger fait bien attention de ne pas utiliser le verbe einai (« être ») (21) et se situe donc, non dans l'ordre de l'« être » (ontologie), mais dans l'ordre du legein (« parler, dire, appeler »). Pour qu'il y ait logos, c'est-à-dire paroles porteuses de sens, il faut au moins deux mots dont un verbe, mais l'étranger ne le dit pas encore, se contentant d'appliquer ce principe implicite, mais, plutôt que d'utiliser le verbe einai (« être ») en présentant la thèse dans la formulation par laquelle Parménide l'exprime dans le dialogue éponyme, hen esti (« un est »), alors que c'est justement le sens de ce verbe qui est en question ici et que cette formule peut se comprendre de deux manières différentes selon qu'on considère « un » (hen) comme sujet (« un est », sans qu'on dise ce qu'il est) ou comme attribut en supposant à esti (« est ») un sujet implicite, comme c'est possible en grec (« [c']est un », sans qu'on précise ce qui est un), il se place dans ce qui est le moins contestable, le fait que ces personnes parlent pour énoncer leur thèse, et que c'est en parlant qu'on peut la soumettre à l'examen. Cette formulation (« appeler un le tout », legein hen to pan) met en relation un sujet (to pan, le tout ») et un nom qu'on prétend lui donner (hen, « un »), et constitue donc bien un logos porteur de sens, sous réserve de préciser ce qu'on entend par « un » (hen) et ce qu'on désigne par « le tout » (to pan). L'étranger va donc successivement s'attacher à chacun de ces deux problèmes, commençant par « un » avant de s'intéresser au « tout » (pan), qu'il rebaptisera holon en 244d14, mot de signification voisine mais qui met l'accent sur l'unicité du tout vu comme un ensemble, là où pan met plutôt l'accent sur la multiplicité des éléments de cet « ensemble ». Concernant « un » (hen), il va entreprendre une critique décapante de la thèse de Parménide reformulée, non pas sous la forme minimaliste et ambiguë qu'il lui donnait dans le Parménide (hen esti (« un est »)), mais en ajoutant l'attribut manquant si l'on suppose que hen (« un ») est le sujet, sous la forme hen monon einai (« un être seul », c'est-à-dire « que "un" est seul »), et toujours dans une formulation qui reste au plan du discours (« vous dites que "un" est seul », hen phate monon eina, 244b9-10), comprise dans son acception la plus radicale, pour montrer que, dans ce cas, hen (« un ») ne peut être que le mot « hen » (« un ») lui-même, nous laissant le soin d'en déduire qu'alors, il n'y a pas de logos possible, d'une part parce qu'un logos implique au moins deux mots pour être porteur de sens, et d'autre part parce qu'un mot ne renvoyant à rien ne peut contribuer à produire du sens. Si l'examen de la thèse de Parménide continue après cette première réfutation réussie, c'est parce qu'on peut lui donner un sens moins radical en réintroduisant la notion de « tout » (pan) à travers celle d'« ensemble » (holon), plus facile à concilier avec celle d'« un » (hen), en s'appuyant sur les propres paroles de Parménide dans son poème, où il donne comme image de ce qu'il appelle « l'étant » (to on), supposé « un », une boule/sphère (sphaira) qui suggère que le « tout » qu'il a en vue et dont il affirme l'unité, c'est tout l'Univers. (22) Si la première partie de la critique, celle portant sur l'« un » radicalement seul, a permis de suggérer que le logos n'est possible que s'il l'on accepte que les mots soient distincts de ce qu'ils désignent, tout en étant eux-mêmes des « étants » (onta) parmi d'autres (un mot est ... un mot, un bruit, un son, en assemblage de lettres et de syllabes, etc.), la seconde partie, en introduisant holon (« ensemble/totalité » en tant qu'« une ») à côté de hen (« un »), va permettre à l'étranger de faire comprendre que, si l'on peut à la rigueur admettre que la totalité de l'Univers sensible ne forme qu'un grand tout dont chaque composant, apparemment distinct, n'est qu'une partie, dans l'ordre de l'intelligible, l'unité des notions/concepts/idées n'est plus tenable sauf à annihiler complètement toute possibilité de logos et de pensée. (23) Pour nous faire comprendre cela sans avoir à affronter des problèmes qui l'emmèneraient trop loin dans des considérations qui feraient perdre le fil du raisonnement, l'étranger n'emploie pas les notions de sensible et d'intelligible, et n'entre pas dans la problématique des eidè/ideai (« apparences/formes/idées/... »), mais en reste à un vocabulaire aussi « intuitif » que possible et se contente de la distinction entre d'une part ce qu'il désigne par l'expression auto to... (« le... lui-même »), dont il mentionne deux instances, « l'un lui-même » (auto to hen, 245a5-6), et « l'ensemble/totalité lui-même » (auto to holon, 245c2), et d'autre part un « étant » (on), celui qu'il prétend un, qui ne peut être l'un lui-même dès lors qu'il est spatialement étendu comme une « boule » et a donc nécessairement des parties, mais qui peut être « affecté » par un autre, en l'occurrence « l'un lui-même » et/ou « l'ensemble/totalité lui-même », employant pour en parler les mots pathos (« affection ») et paschein (« subir, être affecté », le verbe dont dérive pathos). Mais il ne faut pas trop vite assimiler ces auto to... (« le... lui-même ») à des eidè/ideai (« apparences/formes/idées/... »), car ce serait introduire la problématique de la perception que nous avons des « étants », sensibles et intelligibles, dont rien ne nous permet à ce point de savoir si nos sens et notre intelligence (nous) nous en donnent une perception adéquate et exhaustive. Ces auto to... (« le ...lui-même »), ce sont précisément les « étants » qui affectent notre intelligence, la notion d'unité (hen) en tant que telle et la notion de totalité en tant que telle, abstraction faite de tout « étant » (on) affecté par ces notions lorsque nous le considérons comme une unité (hen), ou au contraire comme en ensemble de parties (holon). Et la conclusion de cette seconde partie, c'est que ces deux notions/concepts/idées d'« un » (hen) et d'« ensemble/totalité » (holon), inassimilables l'une à l'autre, sont requises l'une et l'autre pour pouvoir parler (24) aussi bien d'« étant » (on) que de « devenant » (gignomenon) : dire que quoi que ce soit « est », c'est en faire, au moins par la pensée, un sujet (de pensée ou de discours), et dire que quoi que ce soit « devient » (gignetai), c'est supposer un changement dans sa « composition » qui implique des parties dont certaines subsistent et d'autres changent, ce qui suppose que le quelque chose qui change est considéré comme un « ensemble ». Décomposer un ensemble en ses parties (analyse) et ramener une pluralité à l'unité (synthèse) sont les deux mécanismes fondamentaux de la dialektikè telle que conçue par Platon, c'est-à-dire de l'art de faire bon usage du logos dans le dialegesthai (la pratique du dialogue). À travers cette critique, l'étranger a donc mis en évidence les deux conditions de possibilité du logos : la distinction entre les pragmata (« faits/choses ») et les mots prétendant les désigner, qui sont eux-mêmes au nombre des « étants », et la nécessaire distinction entre les notions/concepts/idées avec lesquels on cherche à en rendre compte avec des mots, qu'il est impossible de ramener à l'unité.

C'est donc bien comme je l'ai dit, le fait même du logos, indépendemment de tout contenu spécifique, et la constatation de son efficacité, dans certains cas au moins, qui « tue » définitivement la thèse unitaire de Parménide et de tous ses suiveurs : nous faisons quotidiennement l'expérience de l'efficacité du logos dans notre vie de tous les jours, nous savons bien que nous ne mangeons et ne buvons pas des mots (comme « pain », « viande », « vin », « eau ») et que, si nous parvenons à nous comprendre les uns les autres, c'est bien parce que nous ne donnons pas le même sens à des mots comme « un » et « tout », par exemple dans des phrases comme « passe-moi un morceau de pain » et « passe-moi tout le pain qui reste dans la corbeille », même si, dans le cas où il ne reste dans la corbeille qu'un morceau de pain, les deux phrases sont conjoncturellement équivalentes, car ce n'est pas toujours le cas. Bref, même si nous n'avons pas théorisé ces fondamentaux du langage que sont la distinction entre les mots et ce qu'ils nomment et l'irréductibulité des notions/concepts/idées auxquelles renvoient certains noms abstraits au moins les uns aux autres, notre expérience nous permet de les admettre sans difficultés lorsqu'on nous les énonce et de voir qu'ils mettent à mal l'hypothèse unitaire de Parménide. Finalement donc, pour en revenir au parallèle entre la condamnation de Socrate et le parricide commis par l'étranger, là où, dans le visible, ce sont des logoi particuliers de ses accusateurs qui ont tué le corps de Socrate, dans l'intelligible, c'est le fait même du logos qui a « tué » les logoi de Parménide.

(Pour continuer : sens de la mise en scène du Sophiste - plan du Sophiste - traduction)


(1) Pour la multiplicité des sens du mot logos, qui est au cœur des réflexions de Platon dans ses dialogues, dans la mesure où ce qui caractérise l'homme et le distingue des autres animaux, c'est d'être un animal doué de logos, voir la page qui lui est consacrée dans la section « vocabulaire » de ce site. (<==)

(2) Le mot est formé sur la racine ont- du participe présent du verbe einai (« être ») (ôn, ontos au masculin, ousa, ousès au féminin, on, ontos au neutre), associé à la terminaison -logia dérivée de logos (dans le sens de « discours ») et signifie donc « discours sur l'étant », c'est-à-dire « sur ce qui est ». (<==)

(3) On a là la « pierre de touche » permettant de tester la validité de toute interprétation du Sophiste : tant qu'on n'a pas compris en quoi l'étranger n'est ni l'un, ni l'autre, ni « fils de la terre », ni « ami des eidè », sur quels fondements il est en mesure de les renvoyer dos à dos et ce qu'il propose à la place, on n'a pas compris le Sophiste, et donc Platon. Et je dois dire que, sans prétendre avoir lu tout ce qui a été écrit sur le Sophiste, je n'ai pas encore trouvé quelqu'un que passe ce test avec succès. La plupart des commentateurs classent Platon dans la seconde catégorie, celle des « amis des eidè », en lui attribuant une supposée « théorie des formes/idées » qui serait l'« ontologie » fondatrice de sa philosophie, ce qui leur rend difficile de comprendre la position de l'étranger, qui, alors qu'en tant que « meneur de jeu » de ce dialogue, il devrait être le « porte parole » de Platon, semble vouloir se placer au-dessus de la mêlée et leur interdit de comprendre ce que cherche à faire comprendre ici Platon, qui n'est pas une remise en cause d'une doctrine qu'il aurait tenue antérieurement dans sa vie, au temps où il écrivait les dialogues qu'ils appellent « de maturité » (Banquet, Phèdre, République, Phédon), mais la présentation de ce qui leur sert de soubassement et qui n'est pas leur « théorie des formes/idées », ni quelque autre « ontologie », mais autre chose que, si l'on veut absolument lui donner un nom, on pourrait appeler une logologie : un logos sur le logos, la difficulté de l'exercice étant précisément qu'on n'a pas d'autre choix que d'utiliser le logos pour essayer de comprendre ce qu'il est. (<==)

(4) Encore plus lorsque to on et to mè on deviennent, traduits en français, « l'être » et le « le non-être » ou pire « l'Être » et le « le Non-Être » avec des majuscules. (<==)

(5) Creux parce que d'une portée si générale qu'ils n'apprennent rien par eux-mêmes sur ce à quoi on les applique : comme le montre l'étranger par la définition de « être/étant » qu'il donne en Sophiste, 247d8-e3, « être (einai) » ne nous apprend rien sur le sujet auquel on l'applique tant qu'on n'a pas ajouté un « attribut » qu'il sert à introduire. Et quand on utilise « être » sans attribut, c'est obligatoirement que l'on a un ou des attributs implicites en tête (« être matériel, ou sensible, ou visible, ou pensable, ou éternel, etc. ») et c'est là la source de tous les malentendus et de toutes les sophisteries puisque le ou les attributs implicites ne sont pas nécessairement les mêmes pour tous les interlocuteurs, voire même pour le même interlocuteur à des moments différents de la conversation.
Quant à « un » c'est la propriété commune à tous les sujets possibles d'une phrase, que, pour en parler, celui qui parle isole par la pensée de tout le reste, leur attribuant de ce fait une « unité », comme le montre le fait qu'en français, « un » est à la fois un « nombre » et un article indéfini. Si ce n'était pas le cas de hen (« un » au neutre) en grec, on n'en était pas loin avec l'expression hen ti, mot à mot « un quelque chose », qui jouait le rôle de l'article indéfini « un » du français qui n'existait pas en grec, sans compter que eis (« un » au masculin, prenant la forme mia au féminin et hen au neutre) n'était pas pour eux un nombre, mais le principe des nombres, qui commençaient à deux, c'est-à-dire dès lors qu'il y avait plusieurs « un », plusieurs « unités » distinguées par la pensée, qu'on voulait rapprocher dans un comptage pour une raison ou une autre (on ne compte pas à proprement parler jusqu'à un). (<==)

(6) C'est la raison pour laquelle il n'a écrit que des dialogues, pas des traités dogmatiques, dialogues dans lesquels chaque lecteur devient en quelque sorte un nouvel interlocuteur dont l'expérience peut remettre en cause les conclusions des personnages mis en scène dans le dialogue, dont aucun ne détient la vérité, mais qui la cherchent ensemble. (<==)

(7) C'est ce que fait sentir Platon en opposant le phtheggesthai (« émettre un son/un bruit ») au dialegesthai (« dialoguer ») : voir sur ce point, pour des exemples importants dans la République (allégorie de la caverne) et le Théétète, la note 36 à ma présentation des plans du Théétète. (<==)

(8) Sur les sens du mot pragma, substantif dérivé du verbe prattein, qui signifie « agir », en particulier par opposition à « subir (paskein) », et sur les problèmes que pose sa traduction en français (le plus souvent par « chose »), on pourra se reporter à l'annexe 2.3. « pragma, praxis » de mon Platon : mode d'emploi, pages 167-170, accessible sur ce site au format pdf en cliquant ici. (<==)

(9) Deux énonciations du même mot, même par la même personne, ne produisent jamais exactement le même « bruit », de même que deux exécutions du même morceau de musique ne produisent jamais exactement la même séquence de sons, et pourtant nous parvenons à « décoder » des mots malgré les accents différents des locuteurs, le ton sur lequel ils les prononcent, plus ou moins fort, avec une voix plus ou moins aiguë ou grave, plus ou moins vite, plus ou moins régulièrement (en traînant plus ou moins sur certaines syllabes et en accélérant éventuellement sur d'autres), voire en bégayant ou pas, etc., tout comme nous parvenons à reconnaître un air de musique indépendamment de la tonalité dans laquelle il est joué, des instruments utilisés, du tempo, de l'accompagnement, voire de fausses notes ici ou là, etc. (<==)

(10) Il n'y a pas de relation un pour un entre des pragmata (« faits, choses ») et des mots : quand je vois quelqu'un en face de moi, ce simple « fait » de percevoir par la vue des taches de couleur que j'associe par la pensée au mot « homme », peut susciter simultanément une multitude de mots : outre le mot « homme » (ou « femme »), il peut faire venir à mon esprit des mots comme blanc ou noir, grand ou petit, mince ou gros, connu ou inconnu, debout ou assis, immobile ou en mouvement, de face ou de dos, souriant ou pleurant, costume ou maillot de bain, etc. ; de même, lorsque j'entends une chanson, cet unique flot sonore peut susciter dans mon esprit des mots associés au nom de l'interprète, au titre du morceau, à la nature des instruments d'accompagnement, aux notes qui se succèdent pour former l'air de la chanson, aux nombres qui en décrivent le rythme, aux paroles qui sont chantées, etc. C'est le propre de l'esprit humain que d'extraire simultanément d'impressions sensibles changeantes de multiples agrégats plus ou moins « stables » auxquels il est capable d'associer des mots. (<==)

(11) Cette clause est fondamentale, car elle dispense de supposer que tous ont une connaissance adéquate du bon. Tous les hommes recherchent ce qu'ils pensent, à tort ou à raison (cf. « ne parvenant pas à saisir adéquatement ce que ça peut bien être » dans la phrase de la République citée plus haut), être bon pour eux (chacun individuellement) et peuvent constater que certains de leurs actes, effectuées parce qu'ils les pensaient bons pour eux lorsqu'ils les ont effectués, ont pu avoir des conséquences qu'eux-mêmes, selon leurs critères à eux du bon, estiment ne pas être bonnes pour eux. (<==)

(12) Voir en particulier Théétète, 167b, sq. ; 172a5-b2 ; 177d2-7. (<==)

(13) Par expérience « indirecte », je veux dire une expérience sensible de conséquences perceptibles par les sens cohérentes avec les relations énoncées dans des logoi faisant référence à des pragmata (« faits, choses ») non perceptibles par les sens. Ainsi, lorsque l'étranger prend comme exemple en 262c9 la phrase anthrôpos manthanei (« l'homme apprend »), il énonce un fait général dont on peut au mieux vérifier la pertinence au cas par cas, dans des instances où un « homme » particulier « apprend » quelque chose de précis, et non pas en voyant le cerveau de cet homme se remplir de connaissances, mais en constatant un changement d'état traduit par des paroles audibles différentes entre un premier moment d'ignorance et un second moment, postérieur, de connaissance de quelque chose de spécifique. C'est très exactement l'« expérience » que conduit Socrate avec le petit esclave dans le Ménon à propos du théorème de géométrie qui dit que le carré double en surface d'un carré donné est le carré dont le côté a pour longueur la longueur de la diagonale du carré de départ (cf. Ménon, 82a8-85b7), qui montrerait, si l'expérience avait effectivement eu lieu comme l'invente Platon pour les besoins de son dialogue, non pas que n'importe quel anthrôpos peut apprendre n'importe quoi, mais qu'un anthrôpos particulier, dans une situation précise, a semblé capable d'apprendre une proposition particulière, et qui permet surtout au lecteur de s'appuyer sur sa propre expérience, antérieure, s'il connaît le théorème utilisé dans l'expérience, pour se souvenir qu'il ne l'a pas toujours su mais l'a appris à un moment donné de son cursus scolaire, ou présente, s'il ne le connaît pas, pour constater qu'il peut l'apprendre s'il comprend le raisonnement conduit par le Socrate de Platon dans le dialogue qu'il lit (dans un cas comme dans l'autre, l'expérience implique une composante « sensible » de l'ordre du « dialogue » : soit des propos échangés avec un « professeur », soit des caractères lus, antérieurement écrits par quelqu'un d'autre). (<==)

(14) Je traduis ici le mot grec ousia par le néologisme « étance » formé en français de la même façon qu'ousia en grec, substantif dérivé du participe présent actif féminin ousa du verbe einai (« être »). Cicéron en son temps avait fait la même chose en inventant, pour traduire le mot grec ousia qu'il rencontrait dans les dialogues de Platon dans certaines de ses utilisations, le mot latin essentia formé, non pas sur le participe présent de esse (« être »), qui n'existe pas, mais sur l'infinitif. Ce mot latin a été transposé en français sous la forme « essence », ce qui l'a coupé de ses racines et fait qu'il a pris en français des sens qui n'ont plus rien à voir avec aucun des sens de ousia en grec chez Platon (mais dont certains peuvent convenir dans des traductions d'Aristote).
Sur cette question de la signification d'ousia, et plus généralement du ou des rôles du verbe einai (« être ») pour Platon, voir l'annexe 2.1. « Einai, ousia » de mon Platon : mode d'emploi, pages 157-165. (<==)

(15) Quelques lignes plus haut, l'étranger a pris la peine de définir le sens technique dans lequel il employait onoma (« nom ») et rhèma (« verbe »), dont le sens usuel était alors plus ouvert, le sens général et premier de rhèma étant « ce qui est dit », c'est-à-dire « parole, mot d'ordre, formule, phrase » et plus généralement « assemblage de mots », et le sens d'onoma pouvant s'élargir à celui de « mot » sans préjuger de la nature grammaticale (nom, verbe, etc.) de ces mots, en particulier justement lorsqu'il est utilisé en même temps que rhèma (on trouvera dans l'annexe 2.2. « onoma, rhèma » de mon Platon : mode d'emploi, pages 165-167, un certain nombres d'exemples, en particulier tirés du Théétète, où onoma et rhèma sont utilisées dans ce sens non spécialisé, dont la définition du logos que donne Socrate en Théétète, 206d1-2 comme « le [fait de] rendre manifeste sa pensée par le son au moyen de phrases et de mots (to tèn autou danoian emphanè poiein dia phônès meta rhèmatôn te kai onomatôn) », que, comme je le montre, il ne faut pas lire en y projetant la section du Sophiste dont il est ici question et les définitions « techniques/grammaticales » de l'étranger). Il ne faut pas oublier, en lisant tout cela, que Platon ne disposait pas d'un vocabulaire grammatical tel que le nôtre : des distinctions aussi élémentaires pour nous que celle entre nom et adjectif n'existaient pas pour les grecs d'alors, ou en tout cas n'étaient pas formalisées dans un métalangage grammatical, et la présence en grec d'un article défini permettait d'employer ce que nos grammaires et dictionnaires grecs considèrent comme des adjectifs (et d'ailleurs aussi des verbes et d'autres mots ou groupes de mots) en tant que noms en les faisant précéder de l'article (par exemple to agathon, « le bon » ; to kalon, « le beau »), ce que nous appelons aujourd'hui la substantivation (faire d'un adjectif un substantif). La seule différence, implicite, pour un grec d'alors entre ce que nous appelons un nom et ce que nous appelons un adjectif était le fait que le nom avait un genre (masculin, féminin ou neutre) alors que l'adjectif pouvait se décliner à tous les genres. Mais même cette différence n'était pas absolue, puisqu'un nom comme anthrôpos (« homme » au sens de « être humain ») pouvait s'employer sans changer de forme aussi bien au masculin qu'au féminin, simplement par changement de l'article. Il n'existait pas de mots au temps de Platon pour parler des fonctions d'un mot dans la phrase, comme « sujet », « complément », « attribut », et Platon et ses contemporains intéressés par ces questions devaient innover, souvent en substantivant des mots-outils dans des expression comme to poion (« le comment », c'est-à-dire « la qualité »), to poson (« le combien », c'est-à-dire « la quantité »). Deux mots en particulier sont particulièrement importants dans cette perspective, car ils sont à la source de bien des incompréhensions de ce que cherchait à faire comprendre Platon, ce sont les mots qu'il utilise pour parler du « sujet » et de l'« attribut » au sens grammatical : pour parler du « sujet », au moins dans le cas d'une phrase de la forme « x esti a (x est a »), il utilise la formule to on, « l'étant (sous-entendu, le a qui va suivre) », et au pluriel, ta onta (« les étants »), en substantivant au neutre le participe présent du verbe einai (« être »), et pour parler de l'« attribut », c'est-à-dire du a qui est associé au sujet par la phrase « x esti a (« x est a »), il utilise le mot ousia que je traduis, lorsqu'il est utilisé dans ce sens, par « étance » (voir note précédente). Dans d'autres contextes, on peut aussi trouver la formule to ti esti, « le quoi c'est ». Mais il faut se garder de croire que ces expressions, aussi bien ousia que to ti esti, désignent tout ce qui fait l'« essence » du sujet dont on parle, comme on a trop tendance à le faire depuis Aristote. Ils désignent bien plus simplement une propriété, un attribut, parmi une multitude, que, dans le contexte de la discussion en cours, on prétend attribuer au sujet par une formule de la forme x esti a (« x est a »). Et une telle formule dit rarement, en fait, jamais, tout ce que l'on peut dire du sujet (du on). Que, dans un second temps, Platon (et surtout Aristote après lui) utilise parfois ces expressions dans un sens collectif et maximaliste pour évoquer tous les attributs qui pourraient qualifier le sujet, justement parce qu'on ne peut pas en faire la liste exhaustive, c'est possible, mais ce n'est pas leur sens premier et ce n'est pas à partir de cet emploi qu'il faut chercher à les comprendre.
Le choix par Platon du mot ousia de préférence à to ti esti (« le quoi c'est ») pour parler des « attributs » tient au sens usuel, non « grammatical », qu'avait ce mot de son temps, sens dans lequel il l'emploie aussi dans les dialogues. Ce sens était « biens (en particulier immobiliers), avoirs, fortune », dans l'idée probable que l'on « est » ce que l'on possède et que ce sont vos biens matériels qui constituent votre « étance », ce que vous êtes, au moins au regard de vos concitoyens. Ce sens usuel véhicule une idée de « valeur » que Platon voulait conserver dans l'usage pour ainsi dire « grammatical » qu'il faisait du mot : les « attributs » que l'on associe au sujet sont bien ce qui constitue son « étance », la somme de tous les a dont on peut dire à juste titre qu'il « est a », et c'est l'examen de ces a qui permet de déterminer la « valeur » du sujet au regard de ce qui mesure cette valeur, to agathon (« le bon »). C'est la raison pour laquelle, dans la République, en conclusion de la comparaison du soleil et du bon, le Socrate de Platon peut dire que le bon (to agathon) « n'est pas ousia, mais encore au-delà de l'ousia, se tenant au-dessus par l'ancienneté et la puissance » (République VI, 509b8-10) : le bon (to agathon) n'est pas un attribut parmi d'autres (même si, dans le logos, il apparaît comme un mot parmi d'autres et peut y jouer ce rôle d'attribut), il est ce qui donne sa valeur à tous les autres attributs qui, tous, servent, ou devraient servir, à situer le sujet auquel on les associe par rapport au bon que tous les hommes, producteurs de logos, recherchent pour eux. (<==)

(16) Il est fort regrettable que le français n'ait pas de verbe permettant de traduire par un seul mot le kathètai du grec (« siéger », qui s'en rapproche, a un sens trop spécialiser pour convenir ici). Pour éviter une traduction normale par « est assis » utilisant le verbe « être » dans une phrase qui, comme on va le voir, traite de manière distincte les phrases utilisant ce verbe, je le tradis par « reste_assis » avec un blanc souligné entre les deux mots pour suggérer qu'en fait, c'est un seul mot (l'un des sens possibles de kathèsthai, en dehors de « être assis », est « rester, demeurer immobile »). (<==)

(17) Dans le texte du Sophiste, tout ce membre de phrase est utilisé dans une tournure négative dans laquelle l'étranger dit ce que ne fait pas une énumération de noms ou de verbes et qui ferait que la séquence de mots aurait un sens. Il utilise donc entre les différents cas des oude (« ni »), que je remplace ici entre crochets par la tournure positive è (« ou »). (<==)

(18) La consultation des traductions de ces quelques mots par les traducteurs que j'ai consultés est édifiante. Diès (Budé) traduit ces mots par « ni action, ni inaction, ni être, soit d’un être, soit d’un non-être », sans même se rendre compte de l’absurdité qu’il y a à parler de l’être d’un non-être, à laquelle il arrive en traduisant à la fois ousia et on par « être », c’est-à-dire comme s’il lisait à chaque fois einai, la seule forme qui justement ne figure pas dans ces mots ! Robin (Pléiade) traduit par « action, non plus qu’absence d’action, pas davantage la réalité d’une chose existante, non plus que d’une chose non-existante » : s’il a au moins le mérite de ne pas traduire ousia et on par le même mot, il donne à sa traduction une connotation exclusivement existentielle en traduisant ousia par « réalité » et on par « chose existante » et n’évite pas, malgré cela, l’absurdité de parler de la réalité d’une chose non-existante. Chambry (Garnier) traduit par « ni action, ni inaction, ni existence d’un être ou d’un non-être », ne modifiant la traduction de Diès que pour ne pas traduire ousia et on par le même mot « être » en traduisant ousia par « existence », ce qui ne fait que rendre plus absurde l'idée d'« existence » d'un « non-être » en insistant sur la dimension existentielle. Cordero (GF Flammarion) traduit par « une action, ni une absence d’action, ni la réalité existante d’un être ni d’un non-être », se contentant, pour la seconde partie de ce membre de phrase, de reprendre la traduction de Chambry en remplaçant « existence » par « réalité existente », instistant donc encore plus sur la dimension existentielle et donc accroissant l'absurdité d'une traduction parlant de « réalité existente d'un non-être ». Seule Mouze, en traduisant par « ni action, ni absence d'action, ni manière d'être de quelque chose qui est ou de quelque chose qui n'est pas », semble avoir compris ce que voulait dire l'étranger. (<==)

(19) Par exemple lorsqu'il est utilisé seul en opposition à « devenir (gignesthai) », où il devient une manière positive d'exprimer la négation du devenir, du changement, dans le sens de « rester toujours le même ». (<==)

(20) Le mot qu'utilise ici Platon, orthologia, formé par association du mot orthos (« droit, correct ») et du mot logos, est très probablement un néologisme forgé par lui pour l’occasion, puisque c’est la seule occurrence de ce mot dans tous les dialogues, et même dans tous les classiques grecs disponibles sur le site Perseus, et le seul exemple d’utilisation que donnent le LSJ et le Bailly. C'est ce mot, et non pas le mot ontologia, qui ne figure ni dans le Bailly, ni dans le LSJ (« ontologie » en français, comme « ontology » en anglais, sont des créations récentes sur des racines grecques, et non pas la transcription dans des langues modernes d'un mot existant en grec ancien), qu'a créé Platon pour décrire ce qui est au fondement de sa philosophie, justement pour faire un sort à ce que l'on appelle aujourd'hui « ontologie » et que pratiquaient les sophistes de son temps sans lui donner de nom, et pour montrer que le préalable à tout logos sensé est une saine compréhension des mécanismes du logos, non pas au niveau d'une grammaire, ou, comme le fera Aristote, au niveau d'une logique, mais au niveau de la relation entre les mots et ce qui n'est pas eux. (<==)

(21) Ce qui n'est malheureusement pas le cas de la plupart des traducteurs, qui n'ont pas compris l'importance de cette absence et n'hésitent pas à introduire le verbe « être » dans leur traduction, et traduisent par « ceux qui disent que le tout est un », ou quelque chose d'approchant. (<==)

(22) Cette manière de comprendre la thèse de l'un permettrait de répondre à celui qui dirait par exemple, pour tenter de la contrer, que, pour parler, il faut être deux, en lui disant que cette distinction entre interlocuteurs n'est qu'apparente et que nous sommes tous les parties d'un unique « Tout », et plus généralement, que le monde nous paraît composite et fait de multiples parties, mais que ce n'est qu'une apparence qui nous empêche de voir son unité profonde. (<==)

(23) C'est à ce niveau, celui des « intelligibles », et à ce niveau seulement, que l'argument de l'étranger est imparable. (<==)

(24) On est bien toujours dans la problématique du « parler », et même ici du « parler » en public, puique le verbe utilisé dans cette conclusion (245d4-6) est le verbe prosagoreuein, qui évoque par sa racine la prise de parole en public sur l'agora (« la place publique »). C'est dans la parole publique, et finalement dans le dialegesthai (« dialoguer »), que le logos peut prendre sens : un mot n'a de sens que lorsque plusieurs personnes sont d'accord sur le sens qu'elles lui donnent et que leurs échanges verbaux confirmés par l'action attestent qu'elles lui donnent bien le même sens. (<==)


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Première publication avec texte d'introduction le 21 novembre 2016 ; Dernière mise à jour le 14 avril 2019
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