© 2017, 2019 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 17 décembre 2019 |
Platon et ses dialogues :
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Préambule : Cette section et la suivante, qui conclut la discussion sur les megista genè (« très grandes familles/classes/genres/... ») commencée dans celle-ci, posent les fondements de la philosophie selon Platon, qui sont d'une part ce que j'ai appelé le principe d'associations sélectives, énoncé dans la première partie de cette section (jusqu'en 252e8), et d'autre part le principe de validation par le partage d'expériences dans le dialegesthai (« la pratique du dialogue ») qui, lui, n'est pas énoncé de manière théorique, mais est mis en pratique dans la discussion sur les très grandes familles/classes/genres/... (à partir de 254b8), qui ne suppose aucune ontologie préalable, pas plus la supposée « théorie des eidè » qu'une autre, mais vise seulement à constater que d'une part, nous admettons tous, au moins implicitement dans la conversation de tous les jours, que certains mots au moins (comme par exemple « cheval », « chien », « arbre », ou encore « Socrate », « Théétète », « Alcibiade ») renvoient à autre chose qu'à eux-mêmes en tant que sons ou graphismes, et que d'autre part, nous nous accordons sur un sens suffisamment voisin de mots comme kinèsis (« mouvement/changement »), stasis (« repos/immutabilité »), tauton (« le même »), heteron (« autre »), même si nous avons du mal à nous mettre d'accord sur la nature exacte de ce à quoi de tels mots renvoient, pour tous tomber d'accord sur les combisaisons de ces mots que nous considérons comme acceptables/vraies (par exemple « le mouvement est autre que le repos ») et sur celles que nous considérons comme inacceptables/fausses (par exemple « le mouvement est la même chose que le repos »), ce qui prouve que ces mots ne sont pas de simples assemblages sonores et/ou graphiques, mais renvoient à une « réalité » objective qui leur/nous impose sa loi.
Ces fondements de la philosophie selon Platon ne sont donc pas un discours sur l'« étant » (to on), mais une analyse de simple bon sens du fait du logos, dont la prise de conscience permet à celui qui en tire les conséquences pratiques dans son usage du logos, et plus spécifiquement du dialogos, de devenir dialektikos (253e4), c'est-à-dire maître dans l'art du dialegesthai, l'art qui rend apte à déterminer quels assemblages de mots constituent des logoi porteurs de sens et vrais et quels autres, même s'ils assemblent des mots qui, individuellement, peuvent avoir un « sens », c'est-à-dire renvoyer à quelque chose sur lequel un accord est possible entre interlocuteurs, assemblent ces mots d'une manière qui ne reflète pas les associations effectives entre les référents auxquels ils renvoient, et sont donc faux, comme l'explique l'étranger dans le section de transition entre l'énoncé du principe d'associations sélectives et son application au cas des megista genè (« très grandes familles/classes/genres/... ») retenus par lui pour mettre en pratique le principe de validation par l'accord dans le dialogue sur un exemple qui lui permettra au passage de préciser le sens de on (« étant ») et de mè on (« n'étant pas ») et de faire apparaître que, comme le suggérait déjà la définition de einai (« être »)/on (« étant ») proposée aux fils de la terre en 247d8-e4, le verbe einai (« être ») n'implique absolument rien par lui-même pour ce à quoi on l'applique, à partir de l'assimilation de mè on (« n'étant pas ») à heteron on (« étant autre »), qui implique que, quel que soit l'« attribut » (ousia/« étance ») que l'on voudrait considérer comme commun à tous les étants et seulement à eux pour leur valoir le nom commun d'« étant », cet attribut ne pouvant se définir et se voir attribuer un nom que par contraste avec autre chose qui n'est pas ça, il y aura toujours, à côté des « étants » ça, des « n'étant pas » ça, c'est-à-dire des « étants autre » que ça, donc encore des « étants », que l'on voulait précisément exclure de la famille des « étants » (l'exemple retenu utilise les notions contraires de mouvement/changement et de repos/immutabilité, après avoir fait apparaître, pour rendre la discussion possible, les notions de « même » et « autre », qui sont à la racine du langage en tant que fondement de la multiplicité des noms).
Je me propose de revenir maintenant un peu plus en détail sur quelques points particulièrement importants de ce cheminement en le replaçant dans la dynamique de ce qui a précédé, non seulement dans le Sophiste, mais encore dans l'ensemble des dialogues. La première partie de la longue parenthèse ouverte en 237a3 à l'occasion de la septième investigation sur le sophiste, sa phase « critique », se conclut par un constat d'échec sur l'aptitude à « convenablement cern[er] par le logos l'étant » (epieikôs... perieilèphenai tôi logôi to on ; 249d6-7), du fait que « selon sa propre nature, l'étant ni ne reste immobile/inchangé, ni ne se meut/change » (kata tèn autou phusin to on oute hestèken oute kineitai ; 250c6-7), puisqu'on dit pareillement « être » (einai) mouvement/changement (kinèsis) et repos/immutabilité (stasis) (250a11-12), alors qu'il semble impossible que « si quelque chose ne bouge/change pas, [il] ne reste pas immobile/immuable » et tout aussi impossible que « ce qui ne reste en aucune manière immobile/immuable, [...] ne bouge/change pas » (250c12-d3). Devant ce constat d'échec aussi bien à propos de to on (« l'étant ») qu'à propos de to mè on (« le n'étant pas »), qui ne fait que traduire le fait que le sens d'un verbe ne change pas quand on passe de l'affirmation à la négation, et que donc on ne peut comprendre ce que signifie mè einai (« ne pas être »)/mè on (« n'étant pas ») si l'on ne comprend pas ce que signifie einai (« être »)/on (« étant »), dont l'énoncé en 250d5-251a4 marque le milieu de la septième investigation du sophiste, l'étranger entreprend la phase constructive de sa digression sur la possibilité du discours faux en commençant par poser la question de la pluralité des noms/mots attribués à une même chose (251a5-6), c'est-à-dire en fin de compte celle de ce à quoi renvoie un nom s'il est plus qu'un simple phénomène sonore ou graphique. Et il prétend apporter à cette question, et plus généralement à celle du sens de einai, le verbe le plus général et le plus fréquemment utilisé pour associer un nom à un « sujet », une réponse valable « pour tous ceux qui ont à un moment ou à un autre et d'une quelconque manière discuté sur l'étance (ousia), que ce soit pour ceux-ci (les jeunes, et aussi les vieillards tard venus aux études, qui prennent au sérieux les sophismes selon lesquels il est impossible de donner plus d'un nom à chaque chose, dont il vient d'être question dans la réplique précédents de l'étranger, en 251b6-c6) ou pour les autres avec lesquels nous avons discuté tout à l'heure (tous ceux qui ont été évoqués depuis le début de la parenthèse ouverte en 237a3 à l'occasion de cette septième investigation sur le sophiste, c'est-à-dire non seulement les fils de la terre et les amis des eidè, mais ceux dont il avait été question auparavant, dont Parménide et ses disciples) » (251c8-d2). Le problème, c'est que parler de ce à quoi renvoient, ou prétendent renvoyer, les noms relève de la gageure, puisque, pour en parler, il faut lui donner un nom, ce qui fait retomber au niveau des noms ! Pour contourner cette difficulté, l'étranger que fait parler Platon part du fait que, si les noms n'ont aucune relation nécessaire avec ce à quoi ils prétendent renvoyer (le lien entre un nom et son référent est purement conventionnel), dès lors qu'on assemble des mots dans un logos qui se veut porteur de sens, c'est qu'on prétend décrire des relations entre les référents de ces mots et non pas seulement assembler des sons ou des graphismes et il y a alors un critère de pertinence permettant de faire le tri entre les logoi, celui de l'adéquation entre les relations établies entre les mots et celles, objectives, que ces assemblages de mots prétendent décrire, entre un logos qui, comme le dira bientôt l'étranger, « dit les étants comme c'est » (legei... ta onta hôs estin, 263b4) (par exemple « Théétète reste_assis », 263a2) et un logos qui dit « d'autres [choses] que les étants » ([legei]...hetera tôn ontôn, 263b7) (par exemple « Théétète vole », 263a9). L'étranger se place donc au niveau des assemblages plutôt que des éléments participant à ces assemblages, sans préjuger dans un premier temps de ce que sont ces éléments, et part d'une règle qui ne dépend justement pas de ce qu'ils sont, le principe d'associations sélectives. Une fois qu'est acquis le fait que les mélanges/associations/combinaisons/communautés/... (peu importe le nom qu'on donne à ces assemblages) de quoi que ce soit ne peuvent pas être faits n'importe comment, ce principe peut s'appliquer aux éléments particuliers que sont les mots du langage, sans qu'il soit besoin à ce point de savoir s'ils renvoient à autre chose qu'à eux-mêmes et, si oui, à quoi. C'est en fait l'accord sur le fait que, dans certains cas du moins, tout le monde peut tomber d'accord pour accepter ou rejeter certains assemblages de mots qui prouvera que ces mots-là au moins doivent renvoyer à quelque chose qui leur impose sa loi. Et c'est donc bien sur la pratique des uns et des autres, dont il vient de faire remarquer qu'elle n'était pas toujours cohérente avec les thèses soutenues, et que tous, « du « être (einai) », d'une manière ou d'une autre, sont obligés, à propos de toutes [choses], de faire usage, et du « séparément (chôris) » et du « des autres (tôn allôn) » et du « par lui-même (kath' hauto) » et de multitudes d'autres [expressions] » (252c2-4), qu'il fonde son argumentation, en faisant constater à son interlocuteur (et Platon à ses lecteurs) que, sur certaines notions au moins, comme justement les notions de mouvement et de repos qui avaient conduit au constat d'échec, et celles de « même » et de « autre », même si tous ne les comprennent pas exactement de la même manière, on peut arriver à un accord universel sur des assemblages acceptables et d'autres qui ne le sont pas, faute de quoi aucune discussion n'est plus possible, nous laissant le soin de déduire de ce constat que, si cet accord est possible, c'est que nous acceptons tous au moins implicitement que ces mots renvoient à autre chose qu'eux-même, un « autre chose » qui impose sa loi aux combinaisons qu'on peut en faire pour qu'elles soient porteuse de sens. Il doit donc exister un savoir (epistèmè, 253b10) spécifique permettant de « cheminer à travers les logoi (paroles/discours/raisonnements/...) » (dia tôn logôn poreuesthai, 253b11) en « indiqu[ant] correctement lesquelles consonnent avec lesquelles parmi les familles et lesquelles ne s'acceptent pas les unes les autres » (orthôs... deixein poia poiois sumphônei tôn genôn kai poia allèlaou decheitai, 253b11-c1), c'est-à-dire quels assembalges de mots disent le vrai et lesquels disent autre chose que le vrai et sont donc faux, savoir qui nous donne donc accès à « ce qui est » (to on). Il s'agit donc d'aller du fait du logos à l'être (que faut-il supposer pour rendre compte du fait que le logos peut être porteur de sens, ce qui se constate lorsque le dialogos est efficace, c'est-à-dire que nous obtenons les résultats escomptés dans un dialogue conduisant à l'action) et non pas de l'être à un logos sur l'être (que pouvons-nous dire sur l'être, posé a priori, au moyen du logos, supposé, sans investigations préalables, adéquat à l'usage qu'on veut en faire, c'est-à-dire apte à dire l'être).
Plutôt donc que de supposer résolue la question de savoir quels mots renvoient à autre chose qu'eux et celle de la nature de cet « autre chose », l'étranger, dans la continuité de ce que Socrate décrivait au début du livre X de la République, en prélude à l'examen des trois sortes de couches/lits, comme « la démarche habituelle » (ek tès eiôthuias methodou ; République X, 596a5-6), le fait que « nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » (eidos gar pou ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla, hois tauton onoma epipheromen ; id., 596a6-7), part du fait qu'un nom est toujours associé à une pluralité. Mais plutôt que de donner à ce que nous supposons derrière de telles pluralités le nom qu'emploie Socrate, celui d'eidos, trop connoté dans cette discussion où il en a fait le marqueur d'un des deux groupes qu'il vient de renvoyer dos à dos, celui des amis des eidè, ce qui risque d'inviter à comprendre de mot dans un sens « technique » faisant perdre de vue son sens premier d'« apparence (visuelle) », alors qu'il veut justement que son propos s'adresse à tous, et donc aussi à ceux qu'il décrit comme « fils de la terre » (gègeneis), il préfère, dans un premier temps au moins, utiliser un terme qui sera justement plus facile à admettre pour ces gègeneis (« nés (genès, suffixe dérivé de genos, ici au pluriel geneis) de la terre (gè) »), celui de genos, dérivé du verbe ginesthai (« naître, devenir »), qui, par extension de son sens de « famille » au sens génétique, a évolué, comme « famille » en français, vers un sens plus général qui rejoint celui d'eidos pris dans le sens de « sorte, genre, espèce ».* C'est en effet à eux en priorité qu'il faut faire admettre que les mots, dans la mesure où ils peuvent s'appliquer à une pluralité, ne renvoient pas aux « réalités » tangibles auxquelles on les applique, pas plus dans le cas d'un mot comme « homme » que dans le cas d'un mot comme « juste », mais à quelque chose d'intangible que l'on estime pertinent d'associer à la « réalité » tangible à laquelle on l'applique (ce qui explique qu'on puisse associer plusieurs noms à la même chose, comme le faisait remarquer l'étranger en ouverture de la phase constructive de sa réflexion sur le discours faux, en 251a5-6). Et comme, a contrario, ce qu'il faut faire admettre aux amis des eidè, c'est que tout nom, même des noms comme « chevelure » (thrix), « boue » (pèlos) et « crasse » (rhupos), pour prendre la dernière série d'exemples sur lesquels Parménide interrogeait le jeune Socrate dans leur discussion sur les eidè (cf. Parménide, 130c6), renvoie à ce qu'ils appellent eidos, un tel changement de vocabulaire peut les amener à réfléchir sur l'extension qu'il convient de donner à ce qu'ils classent dans la « famille » des eidè. Mais, pour être bien sûr que ce terme-là non plus ne soit figé dans un sens « technique » où il se substituerait à eidos dans le sens « technique » que prétendaient lui donner les amis des eidè, il va, au fil de la discussion, alterner, non pas seulement ces deux mots, mais quatre ou cinq mots de sens voisin (la liste complète des occurrences de chacun de ces mots dans cette section et la suivant est disponible dans l'annexe à la traduction de la section suivante) : genos, employé le premier, en 253b9 (12 occurrences au total dans notre section et la suivante), alterne avec eidos (8 occurrences, la première en 253d1), idea (3 occurrences, la première en 253d5) et phusis (12 occurrences, la première en 255b1), et, vers la fin, avec ousia (2 occurences, la première en 258b2). Ces varaitions de terminologie, qui interdisent de donner à l'un ou l'autre de ces mots un sens « technique », ont aussi pour but d'amener les interlocuteurs (et surtout, du point de vue de Platon, les lecteurs), qu'ils soient fils de la terre ou amis des eidè, à réfléchir, à partir des racines de ces différents mots, aux raisons qui fondent les regroupements en pluralités qui président à l'attribution de noms. Et surtout, par l'emploi majoritaire des mots genos, qui renvoie à la notion de « naissance », c'est-à-dire d'engendrement, et de « famille » biologique, et phusis, substantif dérivé du verbe phuein (« croître, pousser »), qui renvoie à l'idée plus générale, mais tout aussi enracinée dans le « vivant », de « nature » (24 occurrences à eux deux contre 11 pour eidos et idea ensemble), l'étranger veut montrer que c'est bien aussi le sensible qu'il a en vue ici, et pas seulement les « idées » abstraites des amis des eidè, que ces alternances devraient inciter à réfléchir à la racine des mots eidos et idea, tous deux aussi ancrés dans le sensible, puisque dérivés de racines faisant référence à la vue.** C'était d'ailleurs déjà l'objectif de Socrate lorsque, dans l'analogie de la ligne, il parlait successivement, à quelques lignes d'intervalle, d'horômena eidè (« eidè visibles », au pluriel ; République VI, 510d5) et de noèton eidos (« eidos intelligible », au singulier ; République VI, 511a3). L'étranger donne donc implicitement une réponse à la question que Parménide posait au jeune Socrate lorsqu'il lui demandait s'il admettait un eidos de choses aussi triviales que « chevelure » (thrix), « boue » (pèlos) et « crasse » (rhupos), les exemples que j'ai mentionnés plus haut, issus de Parménide, 130c6 : un nom, qu'il désigne une « réalité » intelligible ou sensible, suppose une pluralité à laquelle on attribue ce nom, distincte de chacun de ses éléments, qui n'est ni le nom lui-même, ni l'un ou l'autre de ces éléments. Et d'ailleurs, dans la section du livre X de la République déjà citée, les exemples pris par Socrate pour illustrer la « démarche habituelle » qui consiste à associer un eidos à une pluralité ne sont pas le bon, le beau ou le juste, comme on pourrait s'y attendre s'il réservait le terme d'eidos aux « intelligibles » purs, mais des choses aussi concrètes que « lit/couche » (klinè) et « table » (trapeza). Et déjà dans l'allégorie de la caverne, Socrate nous rappelait que c'est la vue qui est à l'origine de l'attribution des premiers noms, en en attribuant la paternité aux prisonniers enchaînés, qu'il nous montre donnant des noms à des ombres, c'est-à-dire à partir de la seule apparence visuelle (sens premier d'eidos) des réalités sensibles que figurent les ombres dans l'allégorie, lorsqu'il dit : « sans doute, s'ils étaient capables de dialoguer entre eux, les [choses] présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu'ils prendraient l'habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu'ils voient » (ei oun dialegesthai hoioi eien pros allèlous, ou tauta (accentué comme une crase de ta auta) hègei an ta paronta autous nomizein onomazein haper horôien ; République VII, 515b4-5 selon le texte du manuscrit A ; pour une justification de ce choix de lecture, voir l'annexe 4.1 à mon Platon : mode d'emploi). C'est qu'en effet, il nous est plus facile de nous mettre d'accord sur le nom qui convient à un pragma dans l'ordre du sensible/visible, sur la base de ressemblances (du « même ») et de dissemblances (du « autre ») sur lesquelles tous sont généralement d'accord, que dans l'ordre de l'intelligible pur : il est plus facile de se mettre d'accord sur le fait que deux meubles sont des lits (« même ») ou, au contraire, que l'un est un lit et l'autre une table (« autre »), que de se mettre d'accord sur le fait que le courage et la modération sont des vertus, ou que deux tableaux sont tous deux beaux.
Ce détour par l'allégorie de la caverne peut d'ailleurs nous aider à approfondir le lien qui existe entre nom, mouvement, même et autre, les « familles/sortes/... » que l'étranger prend ici comme exemples, et en quoi elles sont megista, c'est-à-dire, sinon « les plus grandes », du moins « très grandes », majeures dans cette investigation. L'activité de nommage rendant possible le dialegesthai (« dialoguer »), dont Socrate dote les prisonniers enchaînés, suggérant par là que cette capacité est en puissance dans la nature humaine (c'est même ce qui la distingue des autres animaux en rendant possible le logos), s'actualise à la vue du mouvement des ombres contemplées par les prisonniers enchaînés sur la paroi de la caverne qui leur fait face, pour autant qu'il y repèrent des récurrences, c'est-à-dire la réapparition du même au fil du temps. Mais le mouvement et le même ne se comprennent que dans l'opposition à leurs contraires respectif, le repos (par rapport au mouvement) et l'autre (par rapport au même). Pour s'en convaincre, il suffit d'imaginer deux variantes de la situation des prisonniers. Supposons que la paroi qu'ils voient devant eux soit parfaitement uniforme (peu importe la couleur) et ne change jamais (oublions donc le feu et les ombres pour un instant) : voyant toujours exactement la même chose, ils ne pourraient se former la notion du différent (et donc celle du même, l'une ne venant pas sans l'autre), ni celle du mouvement, puisque rien en bougerait devant leurs yeux (et donc celle du repos, là encore, l'une ne venant pas sans l'autre), et rien ne les inviteraient à donner des noms à quoi que ce soit, puisqu'ils verraient toujours une seule et même chose, parfaitement uniforme (pas même un nom à l'unique couleur de ce qu'ils verraient puisque, en l'absence de différence, ils n'auraient pas la notion de couleurs, qui suppose une multiplicité permettant la comparaison et la différenciation). Mais supposons maintenant que la paroi de la caverne ne soit plus uniforme et que des ombres s'y projettent, mais que les objets projetant ces ombres, au lieu de bouger, soient parfaitement immobiles et la lumière du feu parfaitement régulière, sans le moindre changement d'intensité où que ce soit, conduisant à un spectacle d'ombres sans le moindre mouvement, analogue à une photo ou un tableau restant toujours identiquement le même. Quelle raison auraient les prisonniers dans cette situation de chercher à donner des noms aux différentes parties de ce qu'ils voient parfaitement immuable devant eux puisque, toujours selon l'allégorie, leur objectif commun les poussant à dialoguer les uns avec les autres était d'« observ[er] [...] ce qui passait et [de] se souven[ir] [...] de ce qui avait coutume de passer en premier, ou en dernier, ou ensemble, et donc pour cela [d'être] capable de deviner ce qui allait arriver » (République VII, 516c8-d2), afin, peut-on penser, de s'y préparer pour en tirer le meilleur parti. En d'autres termes, leur souci est d'anticiper les changements à venir et ils dialoguent pour essayer d'identifier ceux d'entre eux qui sont les meilleurs à ce jeu pour en faire leurs dirigeants. Mais en l'absence de changement, outre le fait qu'il n'y a plus de repères pour mesurer le temps, et donc rien par rapport à quoi parler d'avant, de pendant ou d'après, il n'y a plus rien à anticiper, et donc plus de raison de dialoguer. Ce sont donc les notions de similiture (« même ») et de différence (« autre ») qui sont à la racine du logos en permettant le regroupement en « familles » (genè) à partir de divers critères de ressemblances et de différenciation évoqués par les différents mots utilisés pour en parler par l'étranger (famille au sens d'origine, nature, apparence), et d'autres encore, et c'est le fait que le même « sujet » peut être analysé de multiples façons, du point de vue des ressemblances qu'il peut avoir avec d'autres sujets, qui permet de le classer dans différentes « familles » selon le point de vue qu'on prend sur lui, et donc lui attribuer de multiples noms. Et la multiplicité des points de vue ne fait que croître lorsqu'on progresse dans la caverne, puis à l'extérieur, sans que les nouveaux points de vue fassent disparaître les plus anciens, surtout lorsqu'il faut redescendre dans la caverne. Que ces notions de « même » et d'« autre » soient au fondement du logos qui distingue l'homme de tous les autres animaux, c'est aussi ce que nous suggère, dans le langage du mythe, le Timée lorsqu'il nous présente le démiurge créateur constituant l'âme à partir du même, de l'autre et de leur mélange : ce qui constitue l'âme raisonable et rend possible le logos, c'est l'aptitude à identifier dans les données des sens et, dans un second temps, de l'esprit lui-même, des ressemblances et des différences, c'est-à-dire du « même » et du « autre », dans des « faits bruts » (pragmata) activant nos sens et notre intelligence qui nous apparaissent toujours comme un mélange des deux.
Il résulte de tout ça, que, comme le montre la remarque du début du livre X de la République sur la « démarche habituelle » citée plus haut, les mots que nous employons ne désignent jamais une occurrence particulière de pragma (« fait/chose ») située dans le temps et l'espace et agissant (prattein, dont dérive pragma) sur un ou plusieurs de nos sens ou directement sur notre nous (« esprit/intelligence »), mais toujours une pluralité (polla) d'« instances » auxquelles on donne le même (tauton) nom justement parce qu'elles partagent quelque chose (mais pas tout) qui est le même pour toutes, que ces « instances/occurrences » multiples soient, pour reprendre l'imagerie de l'allégorie de la caverne, l'ombre de la même statue à des moments différents (conduisant par exemple au nom propre de chaque personne), ou l'ombre de statues similaires vues en même temps (par exemple dans le cas d'un troupeau de vaches vu dans un pré) ou à des moments différents (par exemple deux vaches différentes vues successivement à des moments différents, mais identifiées à chaque fois comme « vache »). Et la première chose que l'on fait toujours pour nommer quelque chose, c'est de s'affranchir de sa situation dans le temps et l'espace, ce qui explique qu'on puisse avoir tendance à penser ce à quoi renvoient les noms comme en dehors du temps et de l'espace. Quant à savoir ce que sont ces « référents » auxquels renvoient les noms et quelle relation ils entretiennent avec ce qu'ils nomment, Platon est le premier à admettre qu'il n'en sait rien, même s'il emploie des mots comme eidos, idea ou genos pour en parler, comme le montre la discussion entre Socrate et Parménide dans le dialogue éponyme, discussion qui se conclut sur la constatation que, même si l'on ne peut se faire une idée claire de ce qu'ils sont et de la relation qui existe entre eux et ce à quoi on les applique, ils sont ce qui rend possible le logos et l'on ne peut donc s'en passer. La seule chose dont il est certain, c'est que les mots, la plupart d'entre eux au moins, renvoient à autre chose qu'eux et que cet « autre chose » impose sa « loi » au logos : il y a une « réalité » extérieure au logos qui fait que nous ne pouvons assembler les mots n'importe comment si l'on veut dire quelque chose de sensé, c'est-à-dire qui reflète cette « réalité » telle qu'elle est. Et c'est cette loi qu'impose cette « réalité » qui est extérieure au logos, mais dont il prétend rendre compte, qui permet de distinguer le vrai du faux.
Tout ceci nous amène à nous demander ce qu'il faut mettre derrière les mots kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité ») qu'emploie l'étranger dans sa discussion sur les très grandes familles. Et plutôt que de chercher ce que lui mettait derrière ces mots, puisqu'il prétend s'adresser à tous et qu'il est manifestement capable d'imaginer comment les uns et les autres de ses potentiels interlocuteurs pouvaient les comprendre, et qu'il a donc très probablement construit son discours et choisi ses mots en en tenant compte, cherchons plutôt à faire comme lui et à imaginer comment un fils de la terre, ou au contraire un ami des eidè, pouvait comprendre ses propos, et ces mots-là en particulier. La question n'est pas tant ici de savoir ce que pouvaient inclure les uns et les autres dans la « famille » (genos) kinèsis (« mouvement/changement ») et s'ils la limitaient au mouvement spatial ou y incluaient d'autres formes de « changement » comme la croissance d'un être vivant, et d'autres choses encore (cf. Théétète, 181b8-d7), et de même pour la « famille » complémentaire de la stasis (« repos/immutabilité »), car cela ne remet pas en cause le fait que, pour les uns comme les autres, les deux sont mutuellement exclusifs l'un de l'autre en ce qu'une même chose ne peut pas au même instant et sous le même point de vue être considérée comme membre des deux familles, c'est-à-dire être à la fois en « mouvement » et au « repos » selon le sens qu'ils donnent à ces deux mots. Pour un fils de la terre, kinèsis (« mouvement/changement ») désigne ce qui est commune à toutes les choses (matérielles/tangibles) qu'il considère comme se mouvant (dans le sens qu'il donne à ce verbe, quel qu'il soit) et leur vaut d'être classés dans la « famille » (genos) des choses en mouvement, même si genos n'est pas nécessairement le terme qui lui viendrait le plus spontanément à l'esprit pour désigner l'ensemble des objets satisfaisant à ces critères (en fait, il n'est même pas sûr qu'il se pose la question de les regrouper dans un unique « ensemble/famille/sorte/espèce »), et stasis (« repos/immutabilité ») désigne ce qui est commun à tout ce qui n'est pas dans ce cas. Dans son esprit, ces deux mots ne renvoient à rien de « concret » indépendamment des objets auxquels on peut les appliquer, pas plus que le mot « beau » (kalos) ne renvoie pour lui à quelque chose de « concret » indépendamment des choses auxquelles il applique ce qualificatif (cf. Hippias Majeur, 287d ; République V, 476c), mais cela ne l'empêche pas de les utiliser pour qualifier des pragmata (« choses/faits ») qu'il considère comme appartenant à l'une ou l'autre de ces deux « familles », c'est-à-dire comme étant dans l'une ou l'autre de ces deux situations, et il n'a aucun état d'âme à admettre que kinèsis (« mouvement/changement ») n'est pas la même chose que stasis (« repos/immutabilité »), c'est-à-dire pour lui que les caractéristiques qui valent à un objet d'être considéré comme en mouvement ne sont pas les mêmes que celles qui valent à un objet d'être considéré comme au repos/immobile.
Pour un ami des eidè, par contre, les choses ne sont pas aussi simples, car, dans la cohérence de son système, il serait en droit de considérer que kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité ») désignent deux eidè, certes distincts l'un de l'autre, mais, en tant qu'eidè, tous deux immobiles/immuables, et que donc, si les objets sensibles sont bien en mouvement, le mouvement en tant qu'eidos/idea est, lui, immobile/immuable. Et c'est précisément pour mettre en évidence ce problème, similaire à celui que posait l'étant (to on) qui, « selon sa propre nature, ni ne reste immobile/inchangé, ni ne se meut/change » (kata tèn autou phusin oute hestèken oute kineitai ; 250c6-7), que l'étranger parle de kinèsis (« mouvement/changement ») et de stasis (« repos/immutabilité ») plutôt que de ta kinoumena (« les [choses] se mouvant/changeant ») et de ta histamena (« les [choses] étant immobiles/immuables ») au pluriel, c'est-à-dire utilise un « nom de famille » au singulier. Mais cette manière de raisonner d'un ami des eidè procède d'une mauvaise compréhension de ce que sont les genè (« familles »)/eidè/ideai, en ce qu'elle prétend raisonner sur elles de la même manière que l'on raisonne sur les éléments qui les composent. Ce n'est pas parce qu'un eidos peut se décrire en listant les caractéristiques communes à tous les membres de cet eidos que ces caractéristiques s'applique à l'eidos en tant que tel : l'eidos du repos (stasis), en tant qu'eidos, n'est pas plus en repos que l'eidos du mouvement (kinèsis), en tant qu'eidos, n'est en mouvement. Ce n'est pas parce que l'homme se décrit comme animal doué de logos que l'eidos de l'homme parle et ce n'est pas parce que l'homme est capable de mouvement et d'action que l'eidos de l'homme, en tant qu'eidos, agit, ce qui, dans les deux cas, supposerait qu'il change, bien qu'en dehors du temps. Et donc, si l'eidos de l'homme, en tant qu'eidos, n'agit pas, il ne peut être ni juste, ni injuste, alors même que la justice, pour Socrate au moins telle qu'il la comprend et nous la présente dans la République, est l'idée/idéal de l'homme. On peut envisager de définir la piété comme justice à l'égard des dieux (cf. Euthyphron, 12e6-9), mais cela ne signifie pas que l'eidos de la piété, en tant qu'eidos, est juste. Et ainsi de suite. Mais ce n'est pas non plus parce que l'eidos du mouvement ne bouge pas qu'il est en repos, pas plus d'ailleurs que l'eidos du repos n'est en repos. En fait, les eidè, en tant qu'eidè, n'ont aucune des propriétés que l'on applique à ce que l'on regroupe dans des eidè, pas plus celles qui spécifient les membres de la « famille » à laquelle chacun est associé (par exemple, le repos pour l'eidos du repos) que d'autres (par exemple, le repos pour l'eidos du mouvement). Ils sont d'un autre ordre que ce qu'on regroupe en « familles » (genè) ou en « espèces » (eidè) et l'erreur consiste justement à vouloir se les représenter à l'image des éléments qu'ils regroupent, à en faire des « archétypes », des « modèles », de ce qui est désigné par le nom qu'on leur associe, comme par exemple en cherchant à se représenter l'eidos de l'Homme sous la « forme » d'un homme aussi parfait que possible, à la fois physiquement (mais ce « modèle » ne peut être à la fois mâle et femelle, ne peut avoir les yeux de toutes les couleurs possibles pour des yeux humains, etc.) et moralement. C'est ce que cherche à nous faire comprendre Socrate dans l'analogie de la ligne, lorsqu'il nous dit que ce qui distingue l'approche qu'il associe au second segment de l'intelligible (qu'il appelle noèsis dans l'analogie, en 511d8, et epistèmè dans le rappel qu'il en fait vers la fin du livre VII, en 533e8, là encore pour nous éviter d'absolutiser tel ou tel nom en le figeant dans un sens « technique » et tester ainsi notre aptitude à nous hisser jusqu'à ce dernier stade de la pensée) de celle qu'il associe au premier (qu'il appelle dianoia), c'est de ne plus avoir recours aux images/ressemblances (eikones) (cf. République VI, 510b4-9 ; 511a3-c2 ; le mot eikôn apparaît en 510b4, 510b8, 510e2 deux fois et 511a6). Il ne veut pas dire qu'il faut complètement oublier le monde sensible pour accéder au plus haut niveau d'intelligence/compréhension, puisque, si nous cherchons à connaître et à comprendre, c'est toujours en fin de compte pour nous aider à mieux vivre dans le monde matériel dont nous faisons partie (le retour dans la caverne au terme de l'ascension vers le soleil), mais que, pour trouver notre chemin à travers les eidè/ideai/genè/..., « se [faire] un plan de marche à travers eux » (di' autôn tèn methodon poioumenè, 510b8-9), il faut à un moment donné cesser de ne les voir que à la ressemblance de ce dont elles sont l'eidos/idea/genos/... commun. L'insistance de Socrate sur le fait que les géomètres se servent d'images « qu'ils façonnent et dessinent, et dont il y a des ombres et des images sur les eaux » (510e2-3), qu'ils « se serv[e]nt à titre d'images des choses mêmes qui sont copiées par celles d'en bas » (511a6-7) vise à nous faire comprendre que chercher à comprendre les eidè/ideai/genè/... à partir de ce qui est dans un segment inférieur, en l'occurrence le second segment du visible, est une approche régressive analogue à celle de qui chercherait à comprendre les objets de ce second segment à partir de leurs images dans le premier (d'où l'insistance sur le fait que ce qui sert d'images peut lui-même donner naissance à des images, pour bien nous faire comprendre que les images façonnées par les hommes sont, avant même d'être des « images », des objets du second segment du visible, et non pas du premier), c'est-à-dire par exemple les hommes en tant que créatures matérielles et visibles à partir de leurs ombres et de leur reflets, et non pas même de leur seule apparence (eidos) visible. Et la remarque de Socrate sur le fait qu'ils « cherch[e]nt à voir [cela même] qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion » (zètountes de auta ekeina idein ha ouk an allôs idoi tis è tèi dianoiai, 510e3-511a1) peut se comprendre comme un reproche si l'on comprend idein au sens propre de « voir avec les yeux », malgré le idoi qui suit, qui pourrait inviter à le comprendre comme lui au sens analogique (cf. la note 42 à ma traduction de l'analobie de la ligne) : si les géomètres éprouvent le besoin de dessiner des figures, c'est parce qu'ils ont besoin de voir avec leurs yeux ce sur quoi ils raisonnent et qui n'est appréhendable (« visible » au sens analogique) que par la réflexion (dianoia). Et de fait, le carré lui-même (to tetragônon auto, 510d7) sur lequel ils font leurs raisonnements (tous logous poioumenoi, 510d8), dans la mesure où il est unique, n'a pas de position dans l'espace, pas de dimension spécifique, et donc pas de côtés, bref, rien qui puisse le rendre visible ; on ne peut rien dire sur lui spécifiquement, mais seulement le faire participer à des relations, par exemple en disant qu'il a quatre côtés (relation entre le carré et ses côtés) égaux (relation entre ses côtés les uns par rapport aux autres) se coupant à angle droit (relation entre ses angles et une mesure particulière d'angle), ou encore en disant que le carré formé sur la diagonale d'un carré donné a une superficie double de celle du carré de départ (mais là, on ne parle déjà plus du carré lui-même, sans dimensions et sans côtés, mais d'instances de carrés particuliers, qui ne sont plus le carré lui-même, spécifiés par des dimensions particulières, entre lesquels on détermine des relations). De même, l'idea de lit que « regarde » (blepôn) l'artisan fabriquant un lit (République X, 596b6-8) n'a pas de pieds, pas de dimensions spécifiques, pas de matériaux constitutifs, pas de couleur, etc., mais se comprend à partir de la finalité d'un lit, quel qu'il soit, seul point commun entre tous les lits, le fait qu'un ou plusieurs êtres humains doivent pouvoir s'allonger dessus avec plus ou moins de confort pour manger ou dormir. C'est donc là encore dans un réseau de relations que la notion de « lit » prend sens, relations entre un objet appelé « lit » et des utilisateurs de cet objet.
Pour mieux comprendre comment Platon envisage les deux approches qu'il met en évidence dans l'ordre intelligible, celle qui s'appuie sur des « images/ressemblances » (eikones) sans principe directeur (archè) et celle qui se passe d'images/ressemblances et se fonde sur un principe directeur, on peut se tourner vers l'allégorie de la caverne. La première chose qu'il convient de remarquer dans cette allégorie, c'est que hors de la caverne, c'est-à-dire dans l'intelligible, Socrate nous présente successivement deux ordres de « [choses] d'en haut » (ta ano, 516a5) que le prisonnier libéré et sorti de la caverne pourrait vouloir « voir par lui-même » (opsesthai) après une accoutumance (sunètheia) plus ou moins longue : d'abord les hommes et les autres [choses] (cf. 516a7 : ta tôn anthrôpôn (pluriel) kai ta tôn allôn eidôla »), puis « les objets dans le ciel et le ciel lui-même » (516a8-9), c'est-à-dire les astres, la lune et enfin le soleil. Or, dans chacun des deux cas, ce qui est à voir est successivement vu à travers des ombres (skias en 516a6 à propos du premier ordre de « choses d'en haut ») et des reflets (en tois hudasi... eidôla en 519a7 à propos du premier ordre, en hudasin... phantasmata en 516b4-5 à propos du soleil), ce qui signifie que les « objets » de chacun de ces deux ordres sont appréhendables par les deux pathèmata (« affections ») de l'âme que Socrate associe à chacun des deux segments de l'intelligible. Par ailleurs, il est important de remarquer que, dans le premier ordre, la seule chose qui est distinguée par un nom spécifique, ces sont « les hommes » au pluriel, ce qui exclut qu'il s'agisse là de l'eidos/idea de l'Homme avec un grand « H », par définition unique. Mais, si l'on se reporte au rappel de l'allégorie que fait Socrate en 532b6-d1, vers la fin du livre VII lorsqu'il en vient à parler de la dialektikè, ce premier ordre est décrit par les mots « les vivants et les plantes » (ta zôia te kai phuta), ce qui nous invite à y inclure tout ce qui est présent à l'intérieur de la caverne, considéré là dans sa dimension intelligible et, à la lumière du soleil, dans son lien avec le bon (to agathon). Dans la caverne, les hommes et toutes ces autres choses pouvaient être considérés soit selon leur apparence visible (les ombres des statues d'hommes) et audible (les « reflets » sonores que sont l'écho de la voix des porteurs, ces hommes invisibles dans la caverne qui figurent les âmes humaines, invisibles avec les yeux et inaccessibles aux autres sens), soit dans leur réalité matérielle complète (les statues dont les ombres ne sont que l'apparence (eidos) visible). Dans l'intelligible, hors de la caverne, ces mêmes hommes, en tant qu'individus distincts les uns des autres, sont appréhendables soit à travers leurs propos (leur « ombre » intelligible), soit à travers les propos que d'autres tiennent sur eux (leurs « reflets » intelligibles), soit directement, par une saisie qui dépasse les mots et s'attache à leur « valeur/richesse » (ousia) au regard du bon (to agathon). Pour avoir une idée de ce que peut être une telle saisie, il suffit de nous intéresser à la perception que nous avons de Socrate à travers les dialogues de Platon. Platon ne nous fait pas un portrait de Socrate sous forme de peinture ou de statue, ne nous décrit pas son physique, à part quelques indications éparse comme le fait qu'il avait un nez camus et qu'il n'était pas particulièrement beau, si bien qu'il nous est impossible de nous représenter visuellement Socrate à quelque âge de sa vie à partir des dialogues. Mais que nous apporterait une telle représentation visuelle, qui ne nous montrerait que son apparence visuelle à un ou plusieurs moments de sa vie, pour nous aider à comprendre le personnage, l'influence qu'il a pu avoir sur Platon et sur la philosophie jusqu'à aujourd'hui ? Mais Platon n'est pas non plus un journaliste qui, à partir d'enregistrements sur magnétophone, pourrait nous restituer les mots-mêmes de Socrate, sans nécessairement les avoir compris et en avoir discerné le sens profond. Ce qu'il nous offre à travers ses dialogues, ce sont des histoire inventées par lui dont Socrate est le héros, destinées à nous donner accès, non pas aux propos de Socrate lui-même (son « ombre » intelligible), mais à l'esprit qui animait le personnage et ses propos, tel que compris par lui au terme d'un long cheminement à travers les eidè/ideai/genè/... sans avoir éprouvé pour en arriver là le besoin de tracer un portrait dessiné ou sculpté de son héros, ou même un simple portrait à l'aide de mots nous précisant la taille de Socrate, son poids, la couleur de ses yeux et de ses cheveux, etc.. Et c'est précisément parce qu'il était capable d'inventer des conversations de Socrate, plus vraies pour nous que les conversations réelles que le personnage pourrait avoir eues de son vivant, que Platon nous montre qu'il avait compris le sens profond de ces propos, qu'il cherche ainsi à nous faire partager. Ce ne sont donc pas les mots qui comptent dans ses dialogues, surtout pour ceux qui ne les lisent que dans des traductions, mais ce à quoi renvoient ces mots au-delà d'eux, des eidè/ideai/genè/..., qui lui permettent en fin de compte de conclure le récit imaginaire de ce qu'aurait pu être le dernier jour de Socrate, auquel il prend la peine de nous dire qu'il n'a pas assisté (cf. Phédon, 59b10), en disant de Socrate qu'il était « l'homme, à ce que nous pourrions dire, d'entre ceux de notre temps dont nous avons eu l'expérience, le meilleur (aristou), autrement dit, le plus sensé (phronimôtatou) et le plus juste (dikaiotatou) » (Phédon, 118a16-17), établissant ainsi un lien entre Socrate et le bon (to agathon). En fin de compte, grâce à Platon, bon nombre des lecteurs des dialogues, sans avoir jamais vu Socrate ni entendu ses propres paroles, pensent mieux connaître Socrate, ou en tout cas ce qui fait sa « richesse/valeur » (ousia) et sa pertinence pour nous aujourd'hui, que certains de leurs contemporains qu'ils on rencontrés et avec lesquels ils ont pu échanger des propos ou sur lesquels ils ont pu lire des articles de journaux ou autres écrits. Aucun portrait peint, sculpté ou sous forme de photo, même réalisé par le meilleur portraitiste de tous les temps, ne nous en apprendrait autant sur Socrate et surtout, ne nous donnerait la moindre indication sur sa valeur au regard du bon.
Venons-en maintenant aux objets célestes de l'allégorie. Ce sont eux qui figurent les eidè/ideai/genè/... dans l'allégorie, c'est-à-dire des « choses » qui n'ont pas leur contrepartie dans la caverne (d'où le découpage de la ligne en deux segments inégaux, celui du visible, plus court, et celui de l'intelligible, plus long, cf. note 8 à ma traduction de l'analogie de la ligne). Socrate nous le dit lui-même en assimilant implicitement le soleil, dont la vue constitue la dernière étape de la progression du prisonnier hors de la caverne, c'est-à-dire dans l'intelligible, à l'idée du bon (hè tou agathou idea) dans le « décodage » qu'il fait de l'allégorie aussitôt après l'avoir terminée, en 517b8-c1. Et cette assimilation des astres aux eidè/ideai/genè/... peut nous aider à compendre, sinon ce qu'elles sont, du moins comment elles peuvent nous être utiles. Ce qui caractérise les astres du ciel, au temps de Platon du moins, c'est qu'ils sont tous à peu près pareils pour nous : des points lumineux semblables les uns aux autres à ceci près que certains brillent un peu plus que d'autres. Or, si l'on se souvient de ce que j'ai dit plus haut, il en va à peu près de même pour les eidè/ideai/genè/... dès lors qu'on admet qu'elles n'ont aucune des propriétés communes à ce dont elles sont eidos/idea/genos/... et que donc on ne peut se les représenter que comme des sortes de « points » sans épaisseur, sans couleur, sans position particulière, bref, sans rien de spécifique. Si l'on admet que, comme l'implique Socrate au début du livre X de la République, dans la réplique que j'ai déjà citée selon laquelle « nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom », avant de parler d'eidos/idea de table et de lit, il y a eidos/idea de tout ce à quoi l'on donne un nom, il doit donc y avoir, dans le ciel de l'allégorie, une étoile correspondant à chacune des « familles » de « choses » présentes hors de la caverne, une pour les hommes, une pour chacun des animaux et des plantes, et une pour bien d'autres choses encore auxquelles nous donnons un nom (et l'on peut penser que l'astre le plus gros, mis à part le soleil, qui est justement le seul explicitement nommé, la lune, représente l'eidos/idea/genos/... de ce qui devrait tenir la plus grosse place dans notre pensée, qui est justement le seul « objet » explicitement nommé dans les « objets » terrestres, les hommes, l'eidos/idea/genos/... de l'Homme). Mais alors, on voit qu'il n'y a rien de commun entre n'importe quel astre et ce dont il est l'eidos/idea/genos/..., que les hommes ne sont pas plus des images de la lune (si c'est bien elle qui figure l'eidos/idea/genos/... de l'Homme dans l'allégorie) que n'importe quel animal ou plante n'est l'image d'une étoile, et que, même dans le cas des eidè/ideai/genè/... de notions comme le beau, le juste, le pieux, etc., rien ne distingue l'astre qui est l'eidos/idea/genos/... de l'un de ces concepts de celui qui est l'eidos/idea/genos/... de n'importe lequel de ces autres « abstractions », bref qu'il n'y a pas de relation de modèle à image entre l'un quelconque de ces eidè/ideai/genè/... et les « objets » nommés à l'aide du nom associé à cet eidos/idea/genos/... Mais le fait que rien ne nous permet de distinguer un astre d'un autre pris isolément n'empêche pas qu'ils puissent permettre aux pilotes de navires de les utiliser pour s'orienter, et à tout un chacun de reconnaître certains d'entre eux au moins, dès lors qu'on a compris que ce qui compte, ce ne sont pas ces astres pris individuellement, mais leur position relative les uns par rapport aux autres dans un ciel qui les contient tous et dans lequel la plupart d'entre eux conservent leur position relative les uns par rapport aux autres dans le mouvement de rotation qui les entraîne. Le ciel n'a donc de sens pour nous que si nous le considérons comme un tout, et c'est pourquoi Socrate prend la peine de mentionner ensemble dans l'allégorie « les objets dans le ciel et le ciel lui-même » (516a8-9). Pour que le ciel prenne sens pour nous, nous regroupons les astres en constellations auxquelles nous associons des figures plus ou moins élaborées dont chaque astre constitue un sommet et des noms inspirés par ces figures, ce qui nous permet ensuite de donner des noms aux astres eux-mêmes selon leur position dans la figure que nous avons identifié plus ou moins arbitrairement comme consituant une constellation. De la même manière, les eidè/ideai/genè/... que nous associons aux noms que nous employons pour parler sont incompréhensibles pour nous prises isolément, et ne prennent sens que dans les assemblages que nous en faisons dans nos logoi. Ce qui nous importe, et qui est accessible à notre esprit/intelligence (nous), ce n'est donc pas la relation qu'il peut y avoir entre un eidos/idea/genos/... en tant que tel et les « objets » qui ressortissent de cet eidos/idea/genos/..., dont la discussion entre Socrate et Parménide dans le dialogue éponyme a montré qu'elle était impossible à décrire et à concevoir pour nous êtres humains, mais les relations qui peuvent exister entre eidè/ideai/genè/... et que nous prétendons décrire dans nos logoi, que nous pouvons soumettre à la validation par le partage d'expériences au moyen du dialegesthai (la pratique du dialogue) pour faire le tri entre vrai et faux et guider notre navigation en cette vie terrestre, pour le meilleur ou pour le pire. Peu importe alors que nous appelions ces « astres » des eidè, des ideai, des genè, des phusei, (en français, des formes, des idées, des espèces, des genres, des familles, des natures, des ensembles) ou d'autres noms encore (en grec comme en français), l'important, c'est de comprendre la manière dont nous les identifions et les distinguons les uns des autres et l'usage que nous pouvons en faire. Et ce qui est à la racine de ces distinctions, ce sont les notions de « même » et « autre » dont il est ici question, dont il faut bien comprendre qu'elles s'offrent toujours à nous mélagées : deux membres de n'importe quelle famille/espèce/genre/... sont toujours « mêmes » par certains aspects, ceux précisément qui permettent de les considérer comme faisant partie de la « même » famille/espèce/genre/..., mais « autres » l'un de l'autre par d'autres aspects, faute de quoi ils ne seraient pas deux, mais un. Et cela est vrai aussi bien dans l'ordre du visible/sensible/matériel (deux humains sont « mêmes » en tant qu'anthrôpoi, mais « autres » l'un par rapport à l'autre par de multiples caractéristiques qui permettent jsutement de les distinguer, comme la taille, l'âge, la couleur des yeux et de la peau, le sexe, le ton de la voix, le caractère, les compétences et les connnaissances, etc.) que dans l'ordre des intelligibles purs (deux « vertus » (arètai) sont « mêmes » en tant que « vertus », mais « autres » l'une par rapport à l'autre par ce qui fait qu'on les considère comme deux « vertus » distinctes, par exemple le courage et la justice).
Une autre caractéristique du ciel et des astres, que j'ai déjà mentionnée, peut apporter un éclairage intéressant sur ce qu'ils représentent dans celle-ci, les eidè/ideai/genè/..., c'est le fait que la plupart de ces astres (ceux que nous appelons les étoiles par opposition aux planètes, comètes, étoiles filantes et autres) sont pour nous fixes les uns par rapport aux autres, alors même que leur ensemble est en perpétuel mouvement de rotation autour d'un point (l'étoile polaire dans l'hémisphère nord). Transposé au cas des eidè/ideai/genè/..., on peut y voir l'illustration de ce que la plupart de ceux-ci ont des relations stables les uns avec les autres, nonobstant le fait que, pour nous, ils apparaissent dans un monde sensible en perpétuel mouvement. Et c'est cette stabilité qui rend possible le logos, qui, comme le faisait remarquer Socrate dans le Théétète (cf. 181d8-183b5), est impossible si rien n'est stable et que tout, absolument tout, change en permanence. Les mots, eux, ont une (relative) stabilité et doivent donc renvoyer à quelque chose de stable pour jouer leur rôle. C'est ce que l'étranger veut faire constater ici en suggérant implicitement que n'importe quel interlocuteur qui prendrait la place de Théétète, qu'il soit fils de la terre ou amis des eidè, ou autre chose encore, serait comme lui contraint d'admettre que « même », ce n'est pas la « même » chose que « autre », et que kinèsis (« mouvement/changement »), quelque sens qu'il donne à ce mot, ce n'est pas la « même » chose pour lui que stasis (« repos/immutabilité »), non seulement au niveau des sons émis pour prononcer ces mots, ou des graphismes dessinés pour les écrire, mais encore et surtout au niveau des représentations qu'il y associe dans son esprit, qu'il appelle ça des eidè, des ideai, des genè, des phusei, (en français, des formes, des idées, des espèces, des genres, des familles, des natures, des ensembles) ou d'autres noms encore, et que les représentations qu'il s'en fait dans son esprit sont suffisamment proches de celles que les autres s'en font pour qu'un conversation sensée soit possible entre eux, comme le faisait déjà remarquer Socrate à Calliclès dans le Gorgias lorsque, au moment où ce dernier faisait irruption dans la discussion avec Polos, il lui déclarait : « si quelque chose de ce qu’éprouvent les hommes, autre pour les uns, autre pour les autres, n'était pas le même, mais si l’un d’entre nous éprouvait quelque chose qui lui serait propre différent de ce qu’éprouvent les autres, il ne serait pas facile de faire connaître à autrui sa propre affection » (ei mè ti èn tois anthrôpois pathos, tois men allo ti, tois de allo ti, to auto, alla tis hèmôn idion ti epaschen pathosè hoi alloi, ouk an èn rhaidion endeixasthai tôi heterôi to heautou pathèma, Gorgias, 481c5-d1).*** Le logos, et plus précisément le dialegesthai, en tant qu'échange verbal porteur de sens et, dans certains cas au moins, susceptible d'être soumis à l'épreuve des faits, par opposition au phtheggesthai, simple production d'un phénomène sonore, n'est posssible que parce qu'il existe quelque chose qui n'est ni ce qui active nos sens en étant en perpétuel mouvement/changement, ni quelque chose qui nous est propre et se forme sous leur effet dans notre esprit, dont nous sommes incapables de nous représenter précisément ce que c'est, mais dont le caractère efficace, en certains cas au moins, du dialegesthai, nous prouve la « réalité » objective, un « quelque chose » qui impose sa loi aux relations que nous tissons entre les mots dans nos logoi, un « ciel » constellé d'« étoiles » qui peut nous permettre de trouver notre route en cette vie terrestre vers notre plus grand bonheur.
* Le mot genos apparaît dès la deuxième ligne du dialogue, en 216a2, dans la présentation de l'étranger par Théodore comme to genos ex Eleas (« du peuple d'Élée », c'est-à-dire « natif/originaire d'Élée »), puis en 216c2 dans la bouche de Socrate parlant de la difficulté qu'il y a à cerner le genos des philosophes et se demandant en 217a9 et 217a10 si le fait qu'on emploie trois noms différents, sophiste, politique et philosophe, implique trois genè, chacun de ces noms étant le nom d'un genos différent, et dans la bouche de l'étranger parlant en 218d4 du genos du sophiste (to tou sophistou genos). On le retrouve ensuite régulièrement au fil des divisions successives pour identifier un critère de distinction dans certains des découpages en deux ou qualifier le produit d'un de ces découpages : en 219e7 pour distinguer la chasse du genos inanimé de celle du genos animé ; en 220a7 pour parler du genos pédestre par opposition aux animaux nageurs (au sens large incluant oiseaux et poissons) ; en 220b4 pour parler du genos volatile par opposition aux nageurs ; en 222d3 pour proposer de distinguer deux genè dans l'art de la persuasion ; en 223a6 à propos du genos de ceux qui se font payer pour enseigner l'excellence ; en 223c4 pour inviter à rechercher un autre genos pour ce qui est en cause dans la discussion en cours ; en 224c8 pour parler du genos sophistique ; en 224e3 pour parler du genos vendeur de sciences (mathèmatopôlikon) ; en 224e7 pour parler du genos objet de la recherche actuelle ; en 226a1 pour parler du genos spécialiste des affaires d'argent (chrèmatistikon) dont fait partie le sophiste ; en 228a11 pour parler du genos que constitue la laideur (aischos) ; en 228d7 et en 228e2 pour parler de deux genè de maux dans l'âme, le vice (ponèria) et l'ignorance (agnoia) ; en 229b1 (et, dans certains manuscrits, en 229b9) pour se demander s'il n'y a qu'un seul genos d'enseignement ou plusieurs ; en 231a8 pour qualifier de très glissant (olisthèrotaton) le genos dans lequel on envisage d'inclure le sophiste, mais qui pourrait aussi convenir au philosophe ; en 231b8 pour parler du genos qu'on vient de mettre à jour auquel appartient le sophiste. (<==)
** Ces varaitions de terminologie pour désigner ce à quoi renvoient les mots, tout comme celle dans le choix des termes faisant références aux « relations » dont l'étranger montre qu'elles ne sont pas toutes possibles, qu'il s'agisse de relations entre mots, entre les mots et ce à quoi ils renvoient ou entre les différents pragmata (« faits/choses ») qui activent nos sens et notre esprit, que j'ai déjà soulignée dans la note 25 à ma traduction de la section précédente (Sophiste, 249d6-251e7), implique qu'il est inutile pour le traducteur de chercher, pour chacun des mots grecs que Platon met dans la bouche de l'étranger pour désigner ces « relations/associations » et ce qu'elles mettent en relation, la traduction supposée la plus pertinente, puisque justement Platon passe son temps à changer de vocabulaire et que c'est ce changement qui est plus signifiant que chaque choix de mot de sa part ; mais par contre, il est fondamental que la traduction reflète ces variations de manière aussi fidèle que possible en traduisant, tant que c'est possible, le même mot grec par le même mot français, et en étant attentif à ne jamais utiliser le même mot français pour traduire deux mots grecs différents (par exemple les mots eidos et idea, au motif qu'ils auraient le même sens « technique » relatif à la supposée « théorie des formes/idées », ou eidos et genos), cette seconde règle étant plus importante que la première puisque ce qui prime, c'est la variété, si bien qu'il est moins grave d'être plus varié encore que l'étranger que de l'être moins. C'est ce que j'ai cherché à faire dans cette traduction. On verra, dans le tableau figurant en annexe à ma traduction de la seconde partie de cette discussion (Sophiste 255c9-259d8) que c'est rarement le cas chez les traducteurs que j'ai consultés (seule Mouze respecte scrupuleusement cette règle). (<==)
*** Puisque j'évoque ici Gorgias, il peut être intéressant d'opposer l'approche du Gorgias historique, telle qu'elle nous est connue par le résumé de son Sur le n'étant pas ou sur la nature (Peri tou mè ontos è peri phuseôs) que donne Sextus Empiricus dans son Adversus mathematicos VII (= Adversus dogmaticos I), 65-86 et qui constitue le fragment B3 de Diels, à celle de Platon telle qu'elle transparaît des propos qu'il met dans la bouche de l'étranger d'Élée dans le Sophiste. Gorgias commençait par chercher à démontrer que « rien n'est/existe » (ouden estin), avant d'en venir à la proposition que « même si c'est, [c'est] inappréhendable par l'homme » (ei kai estin, akatalèpton anthrôpôi), pour finir par celle que « même si [c'est] appréhendable, [c'est] néanmoins bien évidemment inexprimable et inexplicable au voisin » (ei kai katalepton, alla toi ge anexoiston kai anermèneuton tôi pelas, (id., 65-66), c'est-à-dire commençait par produire des logoi sur l'étant (to on) et le n'étant pas (to mè on) en les supposant très certainement compréhensibles par d'autres, puisqu'il prenait la peine de les prononcer ou de les écrire, et gardait pour la fin la question de savoir ce que nous permettait ou pas le logos, pour en arriver sur ce sujet à une conclusion qui contredisait ce que son activité supposait. L'argument que développait Gorgias pour nier, contre toute évidence, l'aptitude à communiquer avec nos voisins sur l'étant (quoi que cela veuille dire pour lui) est ainsi reproduit par Sextus Empiricus : « Et d'autre part, s'il (to on, « l'étant ») était appréhendable, [il serait] inexprimable à un autre. Si en effet les étants sont visibles et audibles et généralement sensibles, comme sous-jacents extérieurs, les [éléments] visibles de ceux-ci sont appréhendés par la vue et les audibles par l'ouïe, et non pas inversement, donc comment est-il possibles que ceux-ci soient indiqués à d'autres ? Car ce par quoi nous indiquons est le logos, mais le logos n'est pas les étants sous-jacents ; donc nous n'indiquons pas aux voisins les étants mais un logos, qui est autre que les sous-jacents. De même donc que le visible ne peut devenir audible et réciproquement, de même, si l'étant constitue un sous-jacent extérieur, il ne deviendra pas notre logos ; mais n'étant pas logos, il ne pourra pas être manifesté à un autre. » (Kai ei katalambanoito de, anexoiston heterôi. Ei gar ta onta horata esti kai akousta kai koinôs aisthèta, haper ektos hupokeitai, toutôn te ta men horata horasei katalèpta esti ta te akousta akoèi kai ouk enallax, pôs oun dunatai tauta heterôi mènuesthai ? Hôi gar mènuomen esti logos, logos de oun esti ta hupokeimena kai onta ; ouk ara ta onta mènuomen tois pelas alla logon, hos heteros esti tôn hupokeimenôn. Kathaper oun to horaton ouk an genoito akouston kai anapalin, houtôs epei hupokeitai to on ektos, ouk an genoito logos ho hèmeteros ; mè ôn de logos ouk an dèlôtheiè heterôi.) (Sextus Empiricus, Adversus mathematicos VII (= Adversus dogmaticos I), 83-85, ma traduction). À l'opposé, l'étranger, c'est-à-dire Platon qui le fait parler, considère que la première question à se poser avant toute autre est celle du logos. Pour lui, comme je l'ai dit au début de cette introduction, il faut partir du fait du logos, et plus spécifiquement du dialegesthai (« l'acte de dialoguer ») qui, comme chacun peut en faire l'expérience quotidienne, fonctionne, dans certains cas au moins : nous parvenons à nous comprendre et à collaborer de manière efficace les uns avec les autres, dans certaines situations au moins, si nous parlons la même langue, et c'est le succès de cette collaboration quand elle est efficace qui prouve l'« objectivité » de ce que nous supposons derrière les mots que nous employons quand le succès est au rendez-vous, en nous donnant la preuve que ce n'est pas un pur produit de notre imagination, mais que d'autres perçoivent des choses suffisamment similaires auxquelles ils associent les mêmes mots que nous, ce qui nous permet de nous comprendre. Au lieu de chercher, comme le faisaient les sophistes, à utiliser une « logique » (technique du logos) purement formelle, mais offrant l'apparence de la rigueur, pour nier l'évidence (par exemple, dans le cas du célèbre paradoxe de Zénon, qu'Achille rattrapera la tortue), il faut au contraire partir de faits et tenter d'en donner au moyen du logos des explications cohérentes, dont la valeur se jugera aux résultats, c'est à dire à leur plus ou moins grande aptitude à nous éclairer pour progresser individuellement et collectivement vers ce qui est le meilleur (ariston) pour nous, en tant qu'êtres humains. Et le premier de ces faits, c'est précisément que le logos peut fonctionner dans le cadre du dialegesthai. Plutôt donc que d'affirmer, avec l'apparence de la rigueur, comme le fait Gorgias, que, puisque le logos n'est pas ce à quoi il prétend faire référence, il ne permet pas de faire connaître à d'autres ce que nous appréhendons, il faut chercher à expliquer comment peut bien fonctionner le logos pour que nous parvenions à nous comprendre et à déterminer ce qu'il peut nous permettre d'appréhender de ce à quoi il fait référence. (<==)
[251e] [...]
L'ÉTRANGER.-- Eh bien alors posons qu'ils disent, si tu veux, tout d'abord qu'avec pas un, pas un n'a pas une possibilité de communauté en vue de pas une [seule chose]. (1) Donc mouvement/changement et repos/immutabilité n'auront ni l'un, ni l'autre en aucune manière part à l'étance ? (2)
THÉÉTÈTE.-- [252a] Eh bien non en effet.
L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? L'un d'entre eux deux sera-t-il en ne formant pas en plus une communauté avec l'étance ? (3)
THÉÉTÈTE.-- Il ne sera pas.
L'ÉTRANGER.-- Rapidement donc, par cet accord entre nous (4) du moins, se trouvent complètement ruinées, à ce qu'il semble, toutes [les opinions] à la fois de ceux qui font bouger/changer le tout (5) et de ceux qui l'immobilient comme un, et tous ceux qui disent les étants être selon des eidè se comportant toujours de la même manière selon les mêmes [principes], (6) car tous ceux-ci attribuent de fait le « être », les uns [les] disant « réellement/à la manière d'un étant » se mouvoir/changer, les autres « réellement/à la manière d'un étant », en restant immobiles/immuables, être. (7)
THÉÉTÈTE.-- Parfaitement en effet.
L'ÉTRANGER.-- [252b] Et donc aussi tous ceux qui tantôt rassemblent toutes [choses], (8) tantôt les divisent, soit vers l'un et à partir de l'un en nombre illimité, soit divisant en des éléments ayant une limite (9) et rassemblant à partir de ceux-ci, pareillement s'ils posent cela se produisant alternativement et si [ils le posent se produisant] continuellement, (10) selon tous ces [propos], ils ne diraient rien si aucun mélange n'est [possible].
THÉÉTÈTE.-- Correct.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien donc encore ceux-là d'entre tous poursuivraient leur logos (raisonnement/thèse/discours/argument/...) de la manière la plus complètement ridicule qui ne permettent à rien, par la communauté avec une autre affection, d'être appelé de l'autre nom. (11)
THÉÉTÈTE.-- [252c] Comment ?
L'ÉTRANGER.-- Du « être », d'une manière ou d'une autre, ils sont obligés, à propos de toutes [choses], de faire usage, et du « séparément » et du « des autres » et du « par lui-même » et de multitudes d'autres [expressions], si bien qu'étant incapables de s'abstenir et de ne pas [les] lier ensemble (12) dans leurs logoi (discours/raisonnements/arguments/...), ils n'ont pas besoin d'autres qui [les] réfuteront, mais, comme on dit, ayant à domicile l'ennemi et futur opposant, ils se déplacent en faisant toujours circuler, comme l'extraordinaire Euryclès, (13) un bruit proféré intérieurement en sourdine. (14)
THÉÉTÈTE.-- [252d] Tu dis [quelque chose de] tout à fait adapté (15) et vrai.
L'ÉTRANGER.-- Mais quoi, si nous laissons toutes [choses] avoir les unes avec les autres une possibilité de communauté sur [tous les plans] ? (16)
THÉÉTÈTE.-- Ça sûrement, je suis capable moi aussi d'en venir à bout !
L'ÉTRANGER.-- Comment ?
THÉÉTÈTE.-- En ce que le mouvement/changement lui-même (17) resterait complètement immobile/immuable et l'immobilité/immutabilité elle-même, à son tour, se mouvrait/changerait, s'ils se produisaient l'un sur l'autre. (18)
L'ÉTRANGER.-- Mais en effet, cela bien sûr [est] en quelque sorte au plus haut point impossible, rester immobile/immuable pour le mouvement/changement, et bouger/changer pour l'immobilité/immutabilité ? (19)
THÉÉTÈTE.-- Comment en effet [ne le serait-ce] pas ?
L'ÉTRANGER.-- Reste donc seulement la troisième [option].
THÉÉTÈTE.-- Oui.
L'ÉTRANGER.-- [252e] Et assurément, l'une de celles-ci [est] bien nécessaire : ou tout, ou rien, ou certaines [choses] et pas d'autres veulent bien se mélanger ensemble. (20)
THÉÉTÈTE.-- Comment en effet [ne serait-ce] pas [le cas] ?
L'ÉTRANGER.-- Et assurément les deux [premières] ont bien été trouvées impossibles.
THÉÉTÈTE.-- Oui.
L'ÉTRANGER.-- Donc toute personne voulant répondre correctement posera celle qui reste des trois.
THÉÉTÈTE.-- Très certainement, en effet.
L'ÉTRANGER.-- Donc, puisque les uns veulent bien faire ça, les autres non, [253a] cela se passerait à peu près comme [pour] les lettres. (21) Et en effet, parmi elles, les unes, en quelque sorte, ne s'accordent pas les unes avec les autres, mais les autres s'accordent ensemble. (22)
THÉÉTÈTE.-- Mais comment [ne serait-ce] pas [le cas] ?
L'ÉTRANGER.-- Mais les voyelles, assurément, à la différence des autres, comme un lien, prennent place entre toutes de sorte que, sans l'une d'entre elles, impossible aussi aux autres de s'accorder l'une à l'autre.
THÉÉTÈTE.-- Et comment donc !
L'ÉTRANGER.-- Eh bien tout le monde sait-il lesquelles [sont] capables de former une communauté (23) avec lesquelles, ou est-il besoin d'un art (24) à qui veut faire cela correctement ?
THÉÉTÈTE.-- D'un art.
L'ÉTRANGER.-- Duquel ?
THÉÉTÈTE.-- [Celui] du maître de lecture. (25)
L'ÉTRANGER.--[253b] Mais quoi ? À propos des sons aigus et graves, n'est-ce pas ainsi ? Celui possédant l'art de savoir ceux qui se mêlent ensemble (26) et [ceux qui ne se mêlent] pas [est] musicien, celui ne le comprenant pas non-musicien.
THÉÉTÈTE.-- [C'est] ainsi.
L'ÉTRANGER.-- Et donc, pour les autres arts et absences d'art, nous découvrirons d'autres [situations] similaires.
THÉÉTÈTE.-- Mais comment [ne serait-ce] pas [le cas] ?
L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? Puisque nous sommes aussi tombés d'accord [sur le fait] que les familles (27) aussi ont [leur part] de mélange les unes avec les autres selon ces mêmes [principes], n'est-ce donc pas nécessairement au moyen d'un certain savoir (28) que [pourra] cheminer à travers les logoi (paroles/discours/raisonnements/...) (29) qui se propose d'indiquer correctement lesquelles consonnent (30) avec lesquelles parmi les familles et lesquelles [253c] ne s'acceptent pas les unes les autres (31) et puis aussi, d'entre elles toutes, s'il [en] est certaines d'entre elles qui les font tenir ensemble afin d'être capables de se mélanger ensemble, (32) et au contraire, dans les séparations, si, entre des ensembles, d'autres [sont] cause de la séparation ? (33)
THÉÉTÈTE.-- Comment en effet ne faut-il pas un savoir, et très vraisemblablement sans doute du plus grand !
L'ÉTRANGER.-- Et maintenant donc, comment appellerons-nous, Théétète, celui-ci ? Est-ce que, par Zeus ! sans nous en rendre compte, nous sommes tombés sur le savoir des [hommes] libres, et risquons-nous, en cherchant le sophiste, d'avoir d'abord trouvé le philosophe ? (34)
THÉÉTÈTE.-- Que veux-tu dire ?
L'ÉTRANGER.-- [253d] Le [fait de] séparer selon les familles et de ne penser ni le même eidos (35) autre, ni un autre étant le même, (36) est-ce que nous ne disons pas que c'est [le fait] du savoir dialektikos ? (37)
THÉÉTÈTE.-- Oui, nous [le] disons.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien, celui qui est effectivement capable de faire ça, perçoit de manière suffisamment distincte une unique idée (38) s'étendant en tout [sens] parmi de multiples [étants constituant] chacun une unité placée à part, et de nombreuses [idées] différentes les unes des autres entourées de l'extérieur sous une seule, et d'autre part une unique [idée] liant ensemble en un seul [chaque tout identifié] parmi de multiples [étants] formant des touts, et de nombreuses [idées] à part [les unes des autres] [253e] en tout [point] distinguées ; (39) et c'est ça, savoir discerner selon la famille de quelle manière chacun [des étants] peut participer à une communauté et de quelle manière non.
THÉÉTÈTE.-- Absolument en effet.
L'ÉTRANGER.-- Mais alors certainement, le [qualificatif de] dialektikos, tu ne l'attribueras à personne d'autre, je suppose, qu'à celui qui philosophe de manière pure et juste. (40)
THÉÉTÈTE.-- Comment en effet le donnerait-on à un autre ?
L'ÉTRANGER.-- Eh bien donc, le philosophe, [c'est] dans un lieu de ce genre [que], maintenant et à l'avenir, (41) nous le trouverons si jamais nous le cherchons. Voir clairement celui-ci aussi [est] certes[254a] difficile, cependant, d'une autre nature [est] la difficulté avec le sophiste et avec lui.
THÉÉTÈTE.-- Comment ?
L'ÉTRANGER.-- L'un fuyant vers l'obscurité du n'étant pas, s'attachant par la pratique à celle-ci, [c'est] du fait de l'obscurité du lieu [que] le bien comprendre [est] difficile, non ?
THÉÉTÈTE.-- Il semble.
L'ÉTRANGER.-- Le philosophe par contre, toujours placé par des raisonnements devant l'idée de l'étant, (42) du fait cette fois-ci de l'éclat du lieu, n'est pas vu facilement du tout, car les yeux de l'âme du plus grand nombre [254b] sont incapables de tenir ferme en regardant vers le divin.
THÉÉTÈTE.-- Et ces [explications, il n'est] pas moins probable que pour les autres qu'il [en] soit ainsi.
L'ÉTRANGER.-- Donc, à propos de celui-ci aussi, bientôt nous examinerons [son cas] plus précisément, s'il [en] est encore parmi nous le voulant, (43) mais à propos du sophiste, [il est] à peu près clair qu'il ne faut pas le laisser partir avant que nous ne l'ayons suffisamment passé en revue.
THÉÉTÈTE.-- Tu parles de belle manière.
L'ÉTRANGER.-- Donc, puisqu'il a bien été admis par nous que certaines des familles consentent à former des communautés entre elles, d'autres pas, et certaines avec peu, d'autres avec beaucoup, et que d'autres encore, parmi toutes [celles-ci], rien ne [les][254c] empêche de former des communautés avec elles toutes, (44) après ça donc, laissons-nous guider ensemble par le logos (discours/raisonnement/argument/...) en menant ainsi notre examen, non pas au sujet de tous les eidè, (45) pour que nous ne soyons pas perturbés par leur grand nombre, mais, choisissant de préférence quelques uns parmi ceux dits « très grands/vastes », (46) [sur] ce que chacun d'eux est, puis comment ils ont une possibilité de communauté les uns avec les autres, pour que l'étant et le n'étant pas, si nous ne sommes pas capables de les appréhender en toute clarté, eh bien au moins nous ne devenions en aucune manière déficients en termes de logos (parole/explication/raison/définition/justification/...) à leur sujet pour autant que le permet la tournure de la présente [254d] investigation, [sur la question de savoir] si en effet, d'une manière ou d'une autre, il nous est permis, disant du n'étant pas qu'il est réellement n'étant pas, (47) de nous en tirer sans dommages. (48)
THÉÉTÈTE.-- Eh bien donc, il faut [le faire].
L'ÉTRANGER.-- Très vastes parmi les familles [sont] celles que nous avons parcourues à l'instant : l'étant lui-même et « immobilité/immutabilité » et « mouvement/changement ». (49)
THÉÉTÈTE.-- Tout à fait, en effet.
L'ÉTRANGER.-- Et nous disons bien ces deux-là effectivement non miscibles l'une avec l'autre ?
THÉÉTÈTE.-- Très certainement.
L'ÉTRANGER.-- Mais certes, l'étant [est] mélangé aux deux : elles « sont » en effet tous les deux en quelque manière.
THÉÉTÈTE.-- Mais comment [ne seraient-ils] pas ?
L'ÉTRANGER.-- Donc ça devient trois, celles-ci. (50)
THÉÉTÈTE.-- Quoi [d'autre] en effet ?
L'ÉTRANGER.-- Donc, chacune d'elles est autre que les deux [restant], mais individuellement, la « -même » par rapport à « elle-même ». (51)
THÉÉTÈTE.-- [254e] [C'est] ainsi.
L'ÉTRANGER.--Mais enfin, qu'avons-nous dit à l'instant ainsi [avec] ce « la "-même" » et [ce] « l'autre » ? Ces deux-ci [sont-elles] deux familles, différentes des trois [précédentes], se mélangant toujours par nécessité avec celles-là et faut-il mener la réflexion à leur sujet comme étant à propos de cinq et non pas à propos de trois [255a] ou bien ce « la "-même" » et ce « l'autre », donnerions-nous avec eux à notre insu des noms à l'une de celles-là ?
THÉÉTÈTE.-- Peut-être. (52)
L'ÉTRANGER.-- Mais certainement « mouvement/changement » et « immobilité/immutabilité » ne sont en aucune manière ni « autre », ni « le "-même" ».
THÉÉTÈTE.-- Comment ?
L'ÉTRANGER.-- Quoi que ce soit en tout cas que nous ajouterions en commun par la parole à « mouvement/changement » et à « immobilité/immutabilité », cela ne peut être aucun des deux. (53)
THÉÉTÈTE.-- Quoi donc ?
L'ÉTRANGER.-- Le mouvement/changement resterait immobile/immuable et l'immobilité/immutabilité bougerait/changerait, car, en ce qui les concerne tous les deux, l'un quelconque d'entre eux deux advenant à l'autre forcera l'autre à changer en le contraire [255b] de sa propre nature, (54) en tant qu'ayant part (55) au contraire.
THÉÉTÈTE.-- Absolument certes.
L'ÉTRANGER.-- Ils ont bien tous deux part au « le "-même" » et à « l'autre ».
THÉÉTÈTE.-- Oui.
L'ÉTRANGER.-- Ne disons donc absolument pas « mouvement/changement » être « le "-même" » ou « l'autre », et pas non plus « immobilité/immutabilité ». (56)
THÉÉTÈTE.-- [Ne le disons] pas en effet.
L'ÉTRANGER.-- Mais alors « l'étant » et le « le "-même" », nous faut-il les concevoir comme quelque chose d'un ? (57)
THÉÉTÈTE.-- Peut-être.
L'ÉTRANGER.-- Mais si « l'étant » et le « le "-même" » ne signifient rien de différent, (58) « mouvement/changement », une fois encore, et « immobilité/immutabilité », en disant [255c] « être » les deux, nous les appelerons ainsi tous les deux « le "-même" » en tant qu'« étants ». (59)
THÉÉTÈTE.-- Mais pour sûr, cela [est] certainement impossible.
L'ÉTRANGER.-- Impossible donc pour « le "-même" » et « l'étant » d'être un. (60)
THÉÉTÈTE.-- Probablement.
L'ÉTRANGER.-- [Faut-il] alors, quatrième à côté des trois autres eidè, que nous posions le « le "-même" » [comme] eidos ? (61)
THÉÉTÈTE.-- Eh bien tout à fait, en effet.
(vers la section suivante)
(1) « Avec pas un, pas un n'a pas une possibilité de communauté en vue de pas une [seule chose] » traduit le grec mèdeni mèden mèdemian dunamin echein koinônias eis mèden (mot à mot « à_pas_un pas_un pas_une possiibilité avoir de_communauté vers pas_un »), en essayant de reproduire en français l'accumulation des différentes formes de mèdeis (étymologiquement « pas (mè) un (eis) », mèdemia au féminin, mèden au neutre). Ici encore, les pronom indéfini neutres permettent à l'étranger de ne pas avoir à utiliser un nom pour désigner ce qu'il a en tête, ce qui donne à la formule un caractère aussi général que possible. Ici l'idée d'« association » est rendue par la formule dunamis koinônias (« possibilité/puissance/pouvoir de communauté »), qui utilise le mot koinônia, que Socrate utilise dans la République pour parler de la « communauté » entre gardiens hommes, femmes et enfants, et qui était déjà présent dans le verbe epikoinônein qu'il vient d'utiliser en 251d9, où je l'ai traduit par « former une communauté » (koinônein est le verbe formé sur koinônia, lui-même dérivé de koinos, qui signifie « commun » ou « public », par opposition à idios, « personnel, privé »). Une traduction moins littérale évitant le problème des doubles négations et utilisant des mots piégés dans ce contexte comme « chose » et des formes intempestives du verbe « être » serait : « pas une seule chose n'a la moindre possibilité de communauté avec quoi que ce soit d'autre en vue de quoi que ce soit ». Mais on peut aussi remarquer que dunamis (« possibilité/puissance/pouvoir ») est le mot par lequel, en 247e4, l'étranger a résumé sa définition de einai/on (« être/étant »), lorsqu'il a défini « les étants par le fait que ce n'est pas autre chose que puissance (dunamis) ». Dans ces conditions, la formule dunamin echein (« avoir une possibilité/puissance/pouvoir ») est une manière de dire « être » (einai) sans utiliser le verbe « être » (einai), et la formule se comprend alors plus simplement comme « rien n'est en quelque relation que ce soit avec rien d'autre ». Mais précisément, l'étranger ne veut pas le dire ainsi d'entrée, puisque le point de départ de cette nouvelle réflexion est le fait qu'on ne sait pas ce que signifie einai (« être ») et qu'il veut, pour tenter de mieux comprendre ce terme, partir de l'idée de « relation/communauté/participation/... », sans se lier à un mot plutôt qu'à un autre pour en parler, puisque cette idée semble sous-jacente aux expressions de la forme « s est a », sans pour autant qu'on sache précisément quel type de « relation/communauté/participation/... » implique une telle expression. (<==)
(2) La communauté devient ici « participation » par l'emploi du verbe metechein (« avoir part à »), dans lequel on retrouve le verbe echein (« avoir, posséder ») qui figurait dans la première partie de la réplique dans l'expression dunamin echein (« avoir le pouvoir, la possibilité »). Ce verbe est souvent considéré comme ayant un sens « technique » par ceux qui prêtent à Platon une « théorie des formes/idées » pour exprimer la relation qu'il y a entre les eidè (« formes/idées ») supposées derrière les mots et les « choses » du monde sensible qui « participent » à ces eidè, par exemple les belles choses à l'idée du beau, les actions justes à l'idée de justice. Ici, où il n'a été pour l'instant pas question d'eidè et où ce dont on envisage la « participation/communauté » ou l'absence de « participation/communauté » peut être n'importe quoi, y compris les mots eux-mêmes, il n'y a aucune raison d'accorder plus d'importance à l'un de ces verbes qu'à l'autre et de chercher à l'un ou l'autre un sens « technique ». D'ailleurs, peu avant, l'étranger, en 250b8-11, cherchant à expliciter ce que pensait Théétète à propos de to on (« l'étant ») par rapport à kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité »), parlait de tèn tès ousias koinônian (« leur communauté avec l'étance »), alors qu'ici, où il vient d'utiliser le mot koinônia dans la première partie de sa réplique, il parle de l'impossibilité qui résulterait de son hypothèse pour kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité ») de metechein ousias (« avoir part à l'étance »).
Cette expression,
metechein ousias (« avoir part à l'étance »), ne suppose pas que nous sachions ce que signifie ousia (« étance ») alors que ne ne savons pas ce que signifie einai (« être ») et que nous avons vu dans la section précédente que tout le monde n'était pas d'accord sur ce que recouvrait ce mot, puisque c'et lui qui était l'objet du « combat de géants » entre fils de la terre et amis des eidè. Elle est simplement le moyen d'exprimer « être » en termes de relation, selon le même modèle que celui qui permet de dire que se mouvoir/changer (kineisthai), c'est avoir part au mouvement/changement (kinèsis) ou rester immobile/immuable (histanai), c'est avoir part au repos/immutabilité (stasis), indépendemment du sens précis que nous donnons à chacun de ces mots, mais étant entendu qu'une personne donnée suppose la même notion de mouvement derrière kinèsis et kineisthai, et la même notion de repos derrière stasis et histanai, même si ce ne sont pas les mêmes que sa voisine. L'ousia, ici, c'est donc tout simplement ce à quoi le fait d'être suppose qu'on participe, quoi que cela puisse être (et c'est justement toute la question !). On a là un bon exemple des problèmes que pose la traduction d'ousia par « être » (comme le font ici Cousin, Chambry et Mouze) : dire que « "être" signifie participer à l'être » (supposition implicite derrière les propos de l'étranger), qui serait la traduction littérale de einai sèmainei metechein to einai, n'a pas le même caractère apparemment tautologique que dire en grec einai sèmainei metechein ousias, du fait que cette dernière formulation utilise deux mots différents, einai et ousia, rendus par le même mot dans la traduction, même si l'un se lit comme un verbe à l'infinitif et l'autre comme un infinitif substantivé, c'est-à-dire comme un nom, et invite donc plus immédiatement à poser la question : « D'accord ! Mais ça veut dire quoi '"étance" (ousia) ? ». La différence sera plus apparente si, pour faire plaisir à ceux qui préfèrent traduire ousia par « existence » (Diès, Robin), on met en regard les deux formules suivantes : « "Exister" signifie participer à l'existence » et « "Exister" signifie participer à l'exister ».
Dans ma traduction, le « ni l'un, ni l'autre » de « n'auront ni l'un, ni l'autre en aucune manière part à l'étance » cherche à rendre explicite en français ce qui est implicite dans le grec par le fait que la forme verbale methexeton est la troisième personne du dual de l'indicatif futur actif de metechein (« avoir part à »), le dual étant le nombre réservé, entre le singulier et le pluriel, au cas spécifique de deux. (<==)
(3) Retour à la « communauté » avec le verbe proskoinônein, dans lequel le préfixe pros ajoute l'idée de « en plus ». Maintenant, et maintenant seulement, on en arrive à einai (« être »), via la participation à l'« étance » (ousia) évoquée dans la réplique précédente, avec la forme estai (« il sera »), futur du verbe einai (« être ») employé absolument, mise en valeur par le fait qu'elle est le premier mot de la réplique après le ti de; (« mais quoi ? »). (<==)
(4) « Accord entre nous » traduit le mot grec sunomologia, substantif dérivé du verbe sunomologein qui signifie étymologiquement « dire (legein) la même chose (homos) avec (sun) [quelqu'un] ». Si sunomologia est un mot rare dans les dialogues (2 occurrences seulement, ici et en Lois, XII, 966a2), le verbe sunomologein y est plus fréquent (31 occurrences, dont 6 dans le Sophiste : 218c5, 221a9-b1, 248a2, 249e6, 262b1 et 263c4), ainsi que le substantif homologia (41 occurrences, dont une dans le Sophiste, en 216a1, dans la réplique introductive de Théodore faisant référence à l'« accord » conclu la veille à la fin du Théétète entre les interlocuteurs de ce dialogue de se retrouver le lendemain au même endroit). Mais c'est surtout le verbe homologein qui y revient à longueur de dialogue : 529 occurrences (dont 14 dans le Sophiste), ce qui en fait un des verbes les plus employés dans les dialogues (il arrive en 22ème position dans la liste des verbes les plus fréquents dans les dialogues). Sur ce verbe et son importance dans les dialogues, on pourra se reporter à l'annexe qui lui est consacrée dans mon papier Platon : mode d'emploi, en pages 170-174. C'est l'idée ajoutée à homologia par le préfixe sun- (« avec, ensemble ») que je rend par « entre nous » dans ma traduction. (<==)
(5) « Le tout » traduit mot à mot le grec to pan. Par ce mot, l'étranger se dispense d'avoir à utiliser des termes spécifiques sur ce qu'il a en vue. C'est tout ce à quoi l'on peut penser, et pas seulement « l'univers », comme le suggère Cousin par sa traduction, ou on ne sait trop quel « Tout » hypostasié par l'emploi de la majuscule, comme le font Diès et Robin. (<==)
(6) « Tous ceux qui disent les étants être selon des eidè se comportant toujours de la même manière selon les mêmes [principes] » traduit le grec hosoi kat' eidè ta onta kata tauta hôsautôs echonta einai phasin aei (mot à mot « tous_ceux selon des_eidè les étants selon les_mêmes de_la_même_manière se_comportant être ils_disent toujours »). C'est la position des amis des eidè que décrit ici l'étranger. Il y est question de ta onta (« les étants », neutre pluriel) qui se limiteraient à ce que l'on peut dire « être » (einai) à la fois kat' eidè (« selon des eidè ») et kata tauta hôsautôs echonta aei (« se comportant toujours de la même manière selon les mêmes [principes] »), cette seconde clause, dans laquelle le verbe echein (« avoir »), est utilisé dans un sens proche de celui de einai (« être »), celui de « se (com)porter de telle ou telle manière », c'est-à-dire « être dans tel ou tel état », étant en quelque sorte une explication de ce qu'ils entendent par eidè.
Voici comment les traducteurs que j'ai consultés traduisent ces mots
- Cousin : « ceux qui sans le système des idées veulent que l'être demeure toujours invariable et dans le même état » (la traduction par Cousin de kat'eidè par « sans le système des idées », que j'ai retrouvé dans plusieurs sources sur Internet, si elle n'est pas une erreur typographique, est surprenante, même si elle n'est pas complètement impossible puisque kata+accusatif peut en grec avoir, à côté du sens de « selon, suivant, d'après », avec idée de conformité, un sens pratiquement contraire de « contre », avec idée d'hostilité, comme justement le mot français « contre », qui peut aussi bien vouloir dire « tout près de », comme par exemple dans la phrase « je me blottis tout contre elle », que « en opposition à », comme par exemple dans la phrase « je suis absolument contre ce projet ») ;
- Diès : « tous ceux qui, rangeant les êtres par Formes, les affirment éternellement identiques et immuables » ;
- Robin : « tous ceux qui font consister les êtres en des essences intelligibles, conservant toujours semblablement les mêmes rapports » ;
- Chambry : « ceux qui disent que les êtres sont rangés dans des formes immuables et éternelles » ;
- Cordero : « ceux qui disent que les êtres consistent en des formes identiques et toujours immuables »
- Mouze : « tous ceux qui disent que les choses qui sont, réparties en formes identiques à elles-mêmes et immuables, sont éternelles »
On notera que tous sauf Cousin et Mouze réussissent le fait d'arme de traduire ta onta (« les étants ») par « les êtres » et de ne pas traduire le einai (« être ») ! Cousin, pour sa part, traduit ta onta, pluriel, par « l'être » au singulier, et semble traduire le einai par « demeure ». (<==)
(7) Dans cette seconde partie de la réplique, dans laquelle ce dont il est question, ce sont toujours les « étants » (ta onta) dont il vient d'être question, on trouve la formule to einai (« le "être" »), c'est-à-dire non plus le participe présent neutre substantivé (to on au singulier, ta onta au pluriel), mais l'infinitif substantivé, qui renvoie, non pas à ce qui « est », mais au fait d'être, au fait que ce verbe soit utilisé à propos de quelque chose (voir le tableau de la note 7 à ma traduction de la section précédente (Sophiste, 249d6-251e7)). L'étranger dit donc ici que tous les tenants des différentes thèses qu'il a mentionnées auparavant utilisent le verbe einai (« être ») sous une forme ou sous une autre. Et le mot qu'il utilise cette fois pour traduire la « relation » qu'ils établissent entre to einai (« le "être" ») et les sujets à propos desquels ils emploient ce verbe est le verbe prosaptein (« appliquer sur/à »), déjà utilisé en 251d6, qui traduit en général la relation entre un mot et ce à quoi il renvoie.
Quant à la forme sur laquelle il les fait se rencontrer tous, c'est, non pas une forme du verbe lui-même, mais l'adverbe ontôs, formé sur la racine ont- du participe présent masculin ou neutre de einai), généralement traduit par « réellement », mais qui signifie étymologiquement « à la manière d'un étant » et qu'on a déjà rencontré en 240b3, b7, b11 et b12, où il était mis en relation avec le qualificatif alèthinon (« véritable ») (voir les notes 36 et 38 de ma traduction de cette section). C'est qu'en effet, Platon qui tient la plume est attentif au moindre détail des formulations qu'il utilise : ici, le texte grec de ce membre de phrase est hoi men ontôs kineisthai legousin, hoi de ontôs hestèkot' einai (mot à mot « les d'une_part réellement bouger/changer ils_disent, les d'autre_part réellement restant_immobiles/immuables être »), dans lequel on observe une dissymétrie qui adapte dans chaque cas l'expression verbale à la thèse dont elle rend compte. En effet, si la première partie de chaque membre de l'alternative respecte la symétrie (hoi men ontôs..., hoi de ontôs..., « les uns réellement..., les autres réellement... »), il n'en va plus de même avec la suite (en laissant de côté le legousin (« ils disent ») qui est commun aux deux parties, explicite pour la première, sous-entendu pour la seconde). Pour les « mobilistes, il utilise l'infinitif présent du verbe qui résume leur thèse, kineisthai (« bouger/changer »), alors que pour leurs opposants, dont la thèse revient à opposer einai (« être ») à gignesthai (« devenir ») au nom de la stabilité (stasis) supposée du premier, il utilise l'infinitif einai (« être ») associé au participe parfait actif neutre pluriel hestèkot(a) du verbe histanai (« rester immobile/immuable »), dont stasis est le substantif dérivé. Il utilise donc bien dans chaque cas le verbe qui est le mot-clé de la thèse de ceux dont il parle, mais dans des constructions différentes, adaptées dans chaque cas à la thèse évoquée. Ce faisant, il suggère que, même si les mobilistes récusent l'idée de stabilité qu'implique le vebe einai (« être »), bani de la formulation les concernant, ils le supposent sans même s'en rendre compte à travers l'adverbe ontôs (« réellement/à la manière d'un étant ») pour dire que n'est réellement que ce qu'on peut toucher et qui bouge/change, ce ontôs étant ce qui donne au esti/on (« est/étant ») auquel on l'associe habituellement (même si ce n'est pas le cas ici) son sens « existentiel ». Et similairement, leurs opposants, qui, eux, acceptent d'utiliser einai (« être ») dans un sens « existentiel », sont contraints de le renforcer par ontôs pour faire comprendre ce sens existentiel à ceux qui ne partagent pas leur point de vue. Bref, avec ou sans einai (« être »), c'est bien le ontôs (« réellement ») qui est la pierre de touche du sens « existentiel » que récuse l'étranger. Mais ce ontôs, dont le sens étymologique est « à la manière d'un étant », sens que la plupart de ceux qui l'emploient ont perdu de vue, n'en dit pas plus que le esti/on (« est/étant ») qu'il renforce, puisqu'il en dérive.
Mais tous ces efforts de clarté échappent à la plupart des traducteurs, plus adeptes de beau style et de symétrie
que de rigueur dans l'expression verbale et de respect de l'auteur qu'ils traduisent :
- Cousin : « ils disent soit qu'il (l'être) est réellement en mouvement, soit qu'il est réellement en repos » ;
- Diès : « soit qu'ils parlent d'être réellement mû, soit qu'ils parlent d'être réellement immobile » ;
- Robin : « les uns en disant de lui (l'être) qu'essentiellement il est en mouvement, les autres en disant de lui qu'essentiellement il est en repos » ;
- Chambry : « les uns disant qu'il (l'être) se meut réellement, les autres qu'il est réellement en repos » ;
- Cordero : « soit qu'ils disent que le tout se meut "réellement", soit qu'ils affirment que le tout est "réellement" en repos » (Cordero a bien vu le rôle important que joue ontôs dans cette phrase et souligne en note sa relation avec einai) ;
- Mouze : « aussi bien ceux qui disent qu'il y a réellement mouvement que ceux qui disent qu'elles sont réellement en repos » (comme Cordero, Mouze à bien vu l'importance des deux ontôs, qu'elle met en italiques et dont elle souligne en note la dérivation d'einai (« être »), en faisant la légitimation de l'attribution de l'être au mouvement et au repos).
Tous sauf Mouze, trop contents de trouver pour une fois sous la plume de Platon la forme to einai, « l'être » (ou « le "être" »), la traduction qu'ils utilisent habituellement pour traduire to on (« l'étant »), voire hè ousia (« l'étance »), supposent aux deux clauses un sujet au singulier, en l'occurrence ce to einai (« l'être ») (ou, pour Cordero, to pan, « le tout »), sans voir que, si, dans le premier membre, l'infinitif kineisthai (« bouger/changer ») ne permet pas de déterminer le nombre du sujet, dans le second, le participe présent hestèkota (« restant immobiles/immuables »), dont le alpha final est élidé devant le epsilon initial de einai (ce qui les aide probablement à se tromper), accusatif neutre pluriel, ne laisse aucun doute sur le nombre du sujet : en effet, le singulier serait hestèkoton et il n'y aurait donc pas eu d'élision. Le sujet, c'est donc bien ta onta (« les étants », pluriel) plus haut dans la phrase, qu'ils traduisent d'ailleurs tous par « les êtres » (sauf Cousin, qui, là aussi, met un singulier (voir note précédente), et Mouze, qui traduit par « les choses qui sont »), seul candidat au pluriel dans la réplique qui puisse être sujet des deux infinitifs, le pluriel neutre eidè, qui ne concerne qu'une partie des personnes considérées, les amis des eidè, ne pouvant convenir pour le verbe kineisthai (« se mouvoir »). Mouze a bien vu le problème que pose la détermination du sujet de ces deux verbes et s'en explique dans une note ad loc., proposant une solution originale, qui est de supposer un sujet different à chacun des deux infinitifs, to pan (« le tout »), pour kineisthai (« être en mouvement »), et les eidè (neutre pluriel) pour hestèkot(a) einai (« être en repos »), mais ajoutant qu'elle conservait néanmoins l'indétermination de la phrase dans sa traduction ; et de fait, sa traduction de kineisthai par « il y a mouvement » fait l'impasse sur le sujet et le pronom « elles », féminin, qu'elle utilise comme sujet de hestèkot' einai (« sont en repos ») peut aussi bien renvoyer au mot féminin « formes » qu'elle utilise pour traduire le neutre eidè, qu'au mot féminin « choses » de l'expression « les choses qui sont » qu'elle utilise pour traduire ta onta (« les étants », neutre pluriel).
Notons pour finir que Cousin, Diès et Robin rétablissent une stricte symétrie entre les deux expressions que Platon a voulues dissymétriques. Mais il y a en français un problème qui interfère avec cette dissymétrie du grec, c'est que, s'il existe un verbe français pour traduire kineisthai sans faire appel au verbe « être » (« bouger, se mouvoir, changer... »), il est plus difficile de traduire histanai utilisé seul sans faire appel au verbe « être ». Il est d'ailleurs amusant de constater que les trois traducteurs qui rétablissent la symétrie le font en introduisant « être » du côté du mouvement où ils pouvaient s'en passer. Pour ceux qui respectent la dissymétrie, ils le font simplement parce qu'ils n'ont pas d'autre moyen de traduire hestèkot' einai (« être restant immobiles ») qu'en faisant appel à « être », mais ils le font en remplaçant la forme verbale du grec (participe parfait actif) par un simple substantif (« en repos »). (<==)
(8) « Toutes choses » traduit ta panta (mot à mot « les tous », neutre pluriel). Une fois de plus, l'étranger évite de rentrer dans le détail de ce qu'il a en vue, car c'est bien absolument tout, mots compris. (<==)
(9) « Ayant une limite » traduit peras echonta, expression qui fait pendant au apeira rencontré auparavant et traduit par « en nombre illimité », mot formé sur peras (« limite, fin ») par adjonction de l'alpha privatif. La limite dont il est ici question est celle du nombre des éléments (stoicheia) en lesquels on divise ce qui est au départ donné comme unité. (<==)
(10) « Alternativement » (en merei) évoque les théories supposant une alternance de phases de dispersion et de phases de rassemblement, comme celle d'Empédocle ; « continuellement » (aei) celles où des dispersions et recompositions se produisent en permanence simultanément. (<==)
(11) Après avoir fait remarquer que toutes les thèses qui supposent des combinaisons et des divisions s'effondrent si rien ne se mélange à rien, ce qui est assez évident, l'étranger propose maintenant de montrer qu'il en est de même avec les thèses de ceux qui refusent la communauté (koinônia) que représente la multiplicité d'appellations pour une même chose, c'est-à-dire qui refusent le mélange des noms, ce qui semble plus paradoxal. (<==)
(12) Encore un verbe différent, ici pour parler des liaisons entre mots, sunaptein, formé par adjonction du préfixe sun- (« avec, ensemble ») au verbe aptein (« lier, joindre, attacher », mais aussi « toucher », d'où le dérivé aptos, « tangible »), dont le sens est très concret avant d'être analogique, ce qui est une manière pour l'étranger de suggérer que les mots eux-mêmes ont une matérialité qu'on ne peut ignorer. (<==)
(13) Euryclès est le nom d'un célèbre ventriloque et devin (cf. Aristophane, Guèpes, 1019). Son nom signifie « large (eurus) renommée (kleos) », c'est-à-dire « dont la renommée se répand largement ». L'étranger le qualifie d'atopon, c'est-à-dire étymologiquement « sans place, nulle part à sa place », mot que j'ai traduit par « extraordinaire », mais qu'on peut aussi traduire par « bizzare, étrange, insolite », ou encore « extravagant, absurde, inconvenant ». C'est le mot qu'a utilisé Théétète en 239c1, où je l'ai traduit par « déplacée », pour qualifier l'« audace » (prothumia) dont il ferait preuve s'il essayait de tenir un discours cohérent sur le « n'étant pas » (mè on) après que l'étranger y ait échoué, et en 240c2, où je l'ai traduit par « insolite », pour qualifier une réplique de l'étranger qui entrelace « l'étant » (to on) et le « n'étant pas » (to mè on) de manière mala atopon (« tout à fait insolite »). C'est aussi l'adjectif que Socrate utilise lui-même pour qualifier son mode de vie sociale et ses relations avec ses concitoyens en Apologie, 31c4. (<==)
(14) Cette réplique de l'étranger prouve définitivement, s'il en était encore besoin, qu'il ne fait pas des mots un cas à part que l'on pourrait ignorer dans l'appréciation des doctrines qu'ils servent à énoncer, en d'autres termes que les mots ne sont pas « transparents » dans l'usage qu'on en fait et qu'on ne peut faire comme si l'appréciation de ces doctrines ne devait porter que sur ce que les mots employés pour les énoncer prétendent désigner, surtout quand on n'a pas pris la peine de réfléchir en préalable sur la relation entre les mots et ce à quoi ils pourraient renvoyer. Ceux qui refusent qu'on dise bon un homme, n'acceptant pour les hommes que le mot « homme », ne se rendent pas compte que le mot anthrôpos (« être humain ») en tant que tel n'est qu'un mot, pas un être humain, qui, dans d'autres langues, serait différent (« homo » en latin, « homme » en français, « man » en anglais, « mensch » en allemand, « hombre » en espagnol, « uomo » en italien, etc.), que ce mot en lui-même, pas plus que ses équivalents dans d'autres langues, ne nous apprend rien sur ce à quoi on l'attribue, et que donc, en l'appliquant à des êtres humains, on associe deux choses différentes l'une de l'autre, ce que l'on prétend désigner par le mot et le mot lui-même. Et quand, de plus, on exprime cela dans une phrase, on ne peut le faire qu'en associant des mots les uns aux autres. Ainsi, si l'on veut dire que, par exemple, anthrôpos chôris tôn allôn kath' hauto einai (« l'homme est en soi séparément des autres » pour dire que l'anthrôpos (« être humain ») est cela seul, à part de tout le reste, il faut, pour le dire, lier ensemble les mots chôris (« à part de, séparément »), tôn allôn (« des autres »), kath' hauto (« par lui-même, en soi ») et einai (« être »), ce qui implique, non seulement de lier les mots entre eux, mais encore d'attribuer à ce que l'on met derrière le mot anthrôpos les propriétés que l'on prétend désigner par les mots chôris (le fait de pouvoir se distinguer du reste), allos (le fait pour quelque chose ou quelqu'un d'être autre qu'autre chose ou quelqu'un d'autre), kath' auto (l'identité avec soi-même, quoi que cela veuille dire) et einai (le fait d'être, quoi que cela veuille dire, si cela veut dire quelque chose), c'est-à-dire faire dans ce cas précisément ce qu'on se refuse à faire avec agathon (« bon ») ou d'autres qualifications similaires. Bref, pour parler, pour dire quelque chose de sensé, qui ne soit pas une simple liste de mots juxtaposés sans liens entre eux, il faut, au-delà des mots supposés signifiants, comme anthrôpos (« être humain ») et agathos (« bon »), des mots de liaison comme heautou/hautou (« soi-même »), allos (« autre »), chôris (« séparément ») et, objet premier de la discussion, einai (« être »), mis ici au rang des mots-outils qui traduisent des relations élémentaires d'identité, de compatibilité, d'incompatibilité et de différence que le logos (« langage/discours/raisonnement/... ») cherche précisément à exprimer. Et ainsi, pour pouvoir dire qu'on ne peut pas dire qu'un homme est bon, qu'on ne peut rien associer à un homme qu'« homme », outre que, ce faisant, on lui associe un mot, « homme », qui n'est pas lui, il faut lui associer l'idée de différence et celle d'identité à soi-même, et donc faire ce qu'on prétend interdit de faire, et tout cela en faisant des associations entre les mots qui prétendent exprimer ces concepts et ces notions. Si rien ne peut être associé à rien, c'est Cratyle à la fin de sa vie qui avait raison, lui qui, dit-on, en était arrivé à la conclusion qu'il ne fallait même pas utiliser de mots, mais seulement montrer du doigt, c'est-à-dire qui refusait et annihilait le logos. Si rien ne se mélange à rien, il n'y a plus même de logos ! C'est d'ailleurs ce que dira explicitement l'étranger en 259d9-260a6.
La fin de la phrase et la comparaison avec le ventriloque Euryclès
dénoncent un double langage inconscient de la part de ceux qui soutiennent les thèses critiquées ici par l'étranger : ce que leur discours semble vouloir dire pour ceux qui oublient les mots et ne s'intéressent qu'à leur sens supposé, et ce qui se cache à l'intérieur même (entos) de ce discours pour ceux qui savent l'entendre en partant du fait que les mots ne sont pas neutres et qu'on ne peut pas faire l'impasse sur eux en se limitant à leur sens supposé. Le verbe qu'emploie l'étranger à ce propos est le verbe hupophtheggesthai, mot rare dont c'est la seule occurrence, non seulement dans les dialogues de Platon, mais dans tous les classiques grecs disponibles à Perseus (peut-être encore un néologisme forgé par Platon), qui signifie étymologiquement « proférer des sons (phtheggesthai) en-dessous (hupo) », c'est-à-dire en général « parler à voix basse, murmurer » (dans ma traduction, j'ai paraphrasé le hupophtheggomenon, participe présent actif neutre, utilisé par l'étranger par « bruit proféré en sourdine »). Le fait que ce verbe soit construit sur phtheggesthai, (« faire du bruit, émettre des sons »), dont j'ai déjà fait remarquer qu'il s'opposait chez Platon à legein pour distinguer la parole comme phénomène purement physique de production de sons de la parole comme porteuse de sens, est un moyen pour l'étranger de suggérer que, pour celui qui prononce les mots, ce discours caché « sous » (hupo) l'autre est inconscient et involontaire et qu'il ne le comprend pas au moment même où il le prononce. (<==)
(15) Le mots que je traduis par « adapté » est homoion, dont le sens premier est « semblable ». Le qualificatif s'applique à la comparaison avec Euryclès. (<==)
(16) La première hypothèse examinée était ainsi formulée en 251e9 : mèdeni mèden mèdemian dunamin echein koinônias eis mèden (« avec pas un, pas un n'avoir pas une possibilité de communauté en vue de pas une [seule chose] »). Ici, la seconde hypothèse examinée est ainsi formulée : panta allèlois dunamin echein epikoinônias (« toutes [choses] avoir les unes avec les autres une possibilité de communauté sur [tous les plans] »). Panta allèlois (« toutes [choses] les unes avec les autres ») remplace mèdeni mèden (« avec pas un, pas un »), dunamin echein (« avoir une possibilité ») remplace mèdemian dunamin echein (« n'avoir pas une possibilité »), et finalement, epikoinônias (« de communauté sur [tous les plans] ») remplace koinônias eis mèden (« de communauté en vue de pas une [seule chose] »). C'est sur ce dernier remplacement que je voudrais m'attarder. Dans les deux cas, il est question de koinônia (« communauté ») mais, dans cette seconde hypothèse, le koinônia de la première est devenu epikoinônia, par adjonction du préfixe epi- (« sur ») conduisant à un autre de ces mots dont on ne trouve qu'une seule occurrence, non seulement dans les dialogues de Platon, mais dans tous les classiques grecs disponibles à Perseus (le LSJ ne donne, en dehors de cet exemple dans le Sophiste, qu'un autre exemple dans un fragment de Théophraste, succcesseur d'Aristote à la tête du Lycée, donc postérieur à Platon de deux générations au moins). Il vaut donc la peine de se demander quelle nuance de sens supplémentaire Platon voulait faire passer en utilisant ce mot rare, peut-être même forgé par lui pour l'occasion, ce d'autant plus que le parallèlisme des formules aurait plutôt dû conduire à un koinonias eis panta (« communauté en vue de toutes [choses] »). Je suggère que le epi- est à mettre ici en relation avec les utilisations de ce préfixe/préposition dans des expressions faisant référence aux relations entre les mots et ce « sur » (epi) quoi on les « applique (epipherein, « porter sur » ; voir sur ce verbe et sur les implications de l'emploi de la préposition/préfixe epi dans cette problématique la note 6 à ma traduction de Sophiste, 237a3-241d2), invitant à bien distinguer deux plans, celui des mots et celui de ce qu'ils prétendent désigner. En parlant ici d'epikoinônia, Platon veut, me semble-t-il, faire comprendre qu'il n'a pas en vue seulement la communauté entre les pragmata (« faits, choses »), les auta (les « ça même ») auquels renvoient les mots, mais aussi la communauté entre les mots, et même et surtout celle entre les mots et les pragmata (« faits, choses »), c'est-à-dire celle qui s'établit entre les deux plans qui sont l'un « sur » l'autre et permet le logos (« langage/parole/discours/...). Rétrospectivement donc, on peut comprendre le eis mèden (« en vue de pas une [seule chose] ») de la première hypothèse comme pouvant inclure, parmi les « choses » en vue desquelles la communauté est impossible, la communauté entre les mots et ce qu'ils désignent, dont la problématique est apparue plus clairement dans le cours de la discussion de cette première hypothèse, si bien qu'on peut maintenant se contenter d'y faire une simple allusion. (<==)
(17) Lorsque Théétète utilise ici la formule kinèsis autè (« le mouvement/changement lui-même »), et aussitôt après la formule stasis autè (« l'immobilité/immutabilité elle-même »), il ne faut pas penser qu'il veut dire par là, comme on pourrait le penser si ces mots étaient placés dans la bouche de Socrate ou de l'étranger, l'eidos de mouvement/changement et l'eidos d'immobilité/immutabilité, les « idées/concepts » auxquels renvoient ces mots de kinèsis et stasis, car, si c'était le cas, comme je l'ai déjà indiqué dans la note 7 à ma traduction de la section précédente (249d6-251e7) à propos d'un échange où cette ambiguïté était déjà présente, il devrait admettre qu'en tant qu'« eidos/idée », l'« eidos/idée » de mouvement/changement ne bouge/change pas. Dans sa bouche, ces autè (« (soi-)même ») sont seulement intensifs. Ils cherchent à faire comprendre que ce ne sont pas seulement certaines chose bougeant/changeant qui, en même temps, resteraient immobiles/immuables, mais tout ce qui bouge/change qui, en même temps, resterait immobile/immuable, et vice-versa. Bref, mouvement/changement et immobilité/immutabilité se confondraient, les deux mots voudraient dire la même chose et donc dire de quoi que ce soit qu'il bouge/change reviendrait à dire en même temps qu'il reste immobile/immuable. (<==)
(18) Théétète reprend ici le préfixe/prépositon epi (« sur ») en le redondant, puisqu'il apparaît à la fois dans le verbe qu'il emploie, epigignesthai (« se produire sur/survenir », ou encore « s'ajouter à », epi étant pris au sens de « en plus ») et dans le complément qui suit, ep' allèloin (« l'un sur l'autre, dual). Mais il remplace l'idée de « communauté » (koinônia) utilisée par l'étranger par celle de « devenir » en utilisant le verbe epigignesthai (« se produire sur ») au lieu du verbe epikoinônein (« former une communauté ») que l'étranger avait utilisé en 251d9, et qui consonnerait ici avec son emploi d'epikoinônia (« communauté sur [tous les plans] ») dans la réplique précédente. Or ce changement n'est pas neutre : alors que la notion de communauté (koinônia) est très ouverte et n'implique par elle même ni mouvement, ni stabilité (on peut être associés de manière éternelle, comme par exemple l'idée de « mortel » à l'idée d'« homme », ou de manière temporaire), celle de « naître/devenir/advenir » (gignesthai) est justement liée au changement, si bien que l'employer à propos de la stasis (« immobilité/immutabilité ») est déjà en soi problématique. On peut alors se demander ce que Théétète comprend des propos de l'étranger et quelle idée il se fait des relations des mots aux « choses » et des « choses » entre elles. Quel sens donne-t-il à la préposition epi, qu'il conserve alors qu'il change le verbe auquel elle est associée ? Tout cela n'est probablement pas clair dans son esprit d'adolescent : il parle comme tout le monde, sans chercher midi à quatorze heure et sans se poser de questions métaphysiques sur ce qui se cache derrière les mots qu'il emploie. (<==)
(19) L'étranger ne cherche pas à rectifier la formulation approximative et floue de Théétète car, dans l'hypothèse envisagée, qui est celle de la confusion universelle où tout se mélange à tout, il importe peu de savoir si l'on parle d'eidè (« idées/formes/concepts/... ») ou d'instances, puisque justement tout se confond. Il utilise donc dans sa réponse les mots de Théétète dans le sens dans lequel ce dernier les comprend, en se contentant de rester sur le mode interrogatif et d'assortir son assertion d'un pou (« en quelque sorte » plutôt qu'une traduction usuelle par un « je pense », « j'imagine », « je suppose » ou équivalent, qui laisserait entendre que c'est l'opinion personnelle de l'étranger, ce qui n'est probablement pas le cas si lui admet, comme c'est plus que probable, qu'en tant qu'eidos, le mouvement ne bouge/change pas). (<==)
(20) Encore un verbe différent, summeignusthai, « se mélanger ensemble », le verbe dont dérive summeixis employé en 252b6. Le verbe traduit par « vouloir bien » est ethelein, qui signifie « vouloir bien, vouloir » ou encore « consentir à, accepter ». Il faut voir dans ce verbe une façon de parler, comme quand on dit par exemple « Cette voiture ne veut pas démarrer », sans chercher à imaginer que tout ce qui est en cause dans ces mélanges aurait une « volonté » propre agissante. (<==)
(21) Les lettres (ta grammata) ne sont pas un exemple pris dans un autre domaine, mais un cas particulier de la règle générale, puisque le « tout » de toute cette discussion n'a pas de limites et inclut aussi bien les lettres que le mots que les pragmata (« faits/choses ») et n'importe quoi d'autres. Ce n'est pas non plus un exemple pris au hasard, puisque les lettres sont les constituants élémentaires et physiques (en tant que sons aussi bien qu'en tant que graphismes) du logos (« parole/langage/discours/... ») oral aussi bien qu'écrit. Et, dans un système alphabétique comme celui des grecs, elles sont l'exemple d'un ensemble de composants élémentaires arbitrairement choisis en nombre limité à partir desquels on peut, par combinaison, produire une multitude d'agrégats, les mots, tout aussi arbitraires que les lettres dont ils sont constitués, mais qui nous permettent de désigner la multitude des composants du monde qui nous entoure et de produire du sens à partir de quelque chose qui n'en a pas, de rendre physiquement représentable et transmissible la pensée sous forme de sons et de dessins à partir de symboles sonores et graphiques sans aucun lien avec ce qu'ils servent à désigner. On est donc bien ici à la racine du logos (« parole/langage/discours/... ») qui est l'objet premier de cette seconde partie de la discussion. La réflexion sur le logos commence par une réflexion sur la manière dont il est rendu sensible à la vue et à l'ouïe, processus dont nous avons tous ou presque (tous ceux en tout cas qui sont capables de lire ou d'entendre lire les dialogues de Platon) l'expérience personnelle. (<==)
(22) Encore un nouveau registre pour parler des « associations » avec les verbes opposés anarmostein/sunarmottein, construits tous deux à partir de harmottein ou sa variante harmozein, qui signifier « ajuster, adapter », ou encore « aller bien, convenir », de même racine que le substantif harmonia (« accord »), en particulier, mais pas seulement, au sens musical. (<==)
(23) Retour au registre de la koinônia (« communauté ») avec le verbe koinônein (« former une communauté »). (<==)
(24) Le mot que je traduis par « art » est technè, à la racine du mot français « technique ». La technè (« art, technique ») s'oppose souvent chez Platon à l'epistèmè (« savoir, science ») comme ce qui relève d'une pratique, pas nécessairement théorisée, de « recettes » pas nécessairement fondées sur une compréhension de leurs justifications profondes, à ce qui permet de dominer le sujet (epistasthai, dont dérive epistèmè, est une forme ionienne pour ephistasthai, qui signifie étymologiquement « se tenir au-dessus, dominer ») et d'en avoir une réelle connaissance, pas seulement pratique (même si, à l'origine, epistasthai avait aussi un sens plutôt pratique). (<==)
(25) « Maître de lecture » traduit le grec grammatikos, qu'il ne faut pas traduire par « grammairien » car ce mot a en français un sens qui n'est plus celui du grec du temps de Platon. Il ne s'agit pas ici de la « grammaire » au sens moderne, qui est l'art d'assembler les mots pour former des phrases correctes, art qui n'en était encore qu'à ses balbutiements au temps de Platon, sans pratiquement de vocabulaire propre pour décrire ses concepts (types de mots et fonctions dans la phrase), et non pas les lettres pour former des mots. Grammatikos est l'adjectif formé sur grammata (« les lettres » de l'alphabet) et qualifie dont ce qui a rapport aux lettres, dont l'art d'assembler les lettres, hè grammatikè (technè). Ce dont il est ici question, c'est de l'art de celui qui apprend à lire à un enfant. (<==)
(26) Encore un nouveau verbe, sugkerannusthai (« se mêler ensemble »), toujours avec le préfixe sun (« avec, ensemble »), qui semble finalement plus important que ce à quoi on l'adjoint, ici kerannunai (au moyen kerannusthai), de sens voisin de meignunai (« mélager »), rencontré en 252e2 dans le dérivé summeignusthai (toujours le préfixe sun-), que j'ai traduit par « se mélager ensemble », et dans le substantif summeixis (« mélange »), rencontré en 252b6. Kerannunai a un sens plus précis et plus « physique » que meignunai ; c'est par exemple le verbe qu'on utilise pour parler du mélange de l'eau au vin, ou d'eau chaude et d'eau froide pour ajuster la température. Il évoque l'idée d'un dosage approprié et pas d'un simple mélange au hasard. Il est intéressant de noter que, quelques répliques plus haut, en 253a2, à propos des lettres, l'étranger a utilisé les verbes sunarmottein et anarmostein, et en 253a6 le verbe harmottein (« ajuster, adapter » et, dans le registre musical, « harmoniser ») dont dérive les deux précédents, verbe qu'on aurait plutôt attendu ici pour parler de musique et que justement l'étranger n'emploie pas là où on l'attendrait. Cela confirme qu'il ne cherche pas à spécialiser les termes, que ce qui l'intéresse, ce n'est pas les spécificités du type de « mélange » dont il parle, mais le concept le plus général possible de « mélange/combinaison/communauté/liaison/participation/association/... », quel que soit le nom qu'on lui donne. (<==)
(27) Première apparition d'un mot désignant ce qui participe à des « mélanges/associations/... » et auquel pourraient renvoyer les mots avec lesquels nous les décrivons, le mot genos, que je traduis par « famille » (comme je l'avais d'ailleurs déjà fait en 246c6, après l'avoir traduit par « espèce » en 233a4, 235b5 et 235c5, ses précédentes occurrences dans la seconde partie du Sophiste ici traduite, et comme le fait Létitia Mouze dans sa traduction du Sophiste) et non pas par le plus classique « genre », mot français qui en dérive, comme je l'avais fait dans la première version de cette page.
Comme je l'ai dit dans le préambule à la traduction de cette section, le mot genos dérive de gignesthai (« naître, devenir ») et signifie au sens premier « naissance », puis « famille » et par extension toute forme de regroupement : « race, espèce, genre, etc. ». À partir d'origines différentes, il recouvre une partie des sens d'eidos, qui, lui, évoque un regroupement basé sur une similitude d'apparence visuelle (sens premier d'eidos) et non pas sur une origine commune. Il n'est pas inutile de garder en mémoire que le mot genos que, dans ce contexte, on associe à des « idées », des abstractions, a pour racine un verbe évoquant la naissance et le devenir. Depuis Aristote, il est usuel, au moins dans certains contextes où ces mots sont rapprochés, de traduire genos par « genre » et eidos par « espèce ». Mais je ne m'astreint pas à respecter cette habitude dans un contexte où, comme je l'ai dit dans le préambule à cette section, ce qui importe, ce n'est pas le sens exact de tel ou tel mot, mais le fait que, justement, comme on ne va pas tarder à le voir à propos de ce que cherche à désigner ce mot, après l'avoir déjà amplement constaté sur les verbes, l'étranger passe son temps à changer de mot pour éviter justement qu'on donne un sens « technique » au mot unique qu'il pourrait choisir à l'exclusion de tous les autres, au risque de s'attacher au mot plus qu'à ce qu'il prétend désigner. Or « genre » pour traduire genos, justement du fait de son emploi spécialisé chez Aristote, fait courir le risque de spécialisation. C'est la raison pour laquelle je reviens, dans cette nouvelle version de ma traduction, à « famille » pour traduire genos, dans un contexte où, bien qu'il voisine avec eidos, il ne faut pas lui donner ce sens « technique ». Et comme je n'ai pas traduit eidos jusqu'ici, je continuerai dans la suite à ne pas le traduire (sur les raisons de ce choix, voir la note 7 à ma traduction de Sophiste, 245e8-249d5).
Quand l'étranger dit ici que « nous sommes aussi tombés d'accord [sur le fait] que... » (kai... hômologèkamen..., indicatif parfait actif d'homologein ; sur ce verbe, voir note 4 ci-dessus), il va un peu vite en besogne, car il n'a encore jamais été question de ça, au moins en ces termes. La dernière apparition du mot genos remonte à 246c6, où l'étranger l'a utilisé à propos des deux « familles » (genoin, dual) que constituent les fils de la terre et les amis des eidè dont il évoquait le combat de Géants. Cet accord ne peut donc résulter que de l'accord général sur le fait que tout peut participer à des mélanges, mais pas n'importe comment, qui est l'hypothèse de travail retenue après élimination des deux autres, et que dans tous les domaines, c'est pareil.(<==)
(28) Jusqu'ici, l'étranger a parlé de technai (pluriel de technè ; cf. note 24) ; ici il parle d'epistèmè (« savoir/science »), comme pour donner plus de noblesse à ce savoir particulier, dont on va voir qu'il fait effectivement le savoir suprême, celui des véritables philosophoi. (<==)
(29) « Cheminer à travers les logoi » traduit le grec dia tôn logôn poreuesthai. Le verbe poreuesthai est formé sur la racine poros « passage, chemin, route » et signifie « marcher, voyager, cheminer ». Cette formule est importante, car elle définit l'objectif du philosophe: trouver son chemin au moyen et au milieu (deux des sens possibles de dia) des logoi (« discours/raisonnements/arguments/... »). (<==)
(30) Encore un nouveau verbe pour parler des « mélanges, le verbe sumphônein (dont vient le français « symphonie »), toujours formé avec le préfixe sun- (« avec, ensemble », dont le nu final devient mu devant le phi de phônein) sur la racine phônè (« son, voix »), qui signifie au sens propre « résonner ensemble » et, par analogie « être d'accord ». (<==)
(31) Ici, en passant du positif (sumphônein, « consonner ») au négatif, l'étranger change encore de registre. Plutôt que d'utiliser le verbe diaphônein (« être dissonant/en désaccord »), il utilise l'expression allèla ou dechetai (« ne s'acceptent pas les uns les autres ») qui nie l'aptitude à dechesthai (« recevoir, acueillir, accepter »). (<==)
(32) « Tenir ensemble », c'est sunechein, formé par adjonction du préfixe sun- (« avec, ensemble), toujours lui, au verbe echein (« porter, tenir, avoir »), et « se mélanger ensemble », c'est summeignusthai, qu'on a déjà rencontré en 252e2. Cette idée qu'il pourrait y avoir parmi les mots, des « mots de liaison » est importante, car toute la question est justement de savoir si einai en fait partie, et donc n'a pas plus de sens par lui-même qu'un mot comme kai (« et ») ou è (« ou »), ou s'il peut dans certains contextes au moins, avoir un sens propre. (<==)
(33) « Séparation » traduit le grec diairesis, qui peut aussi signifier « division » ou « distinction ». Ici, le préfixe déterminant, qui s'oppose à sun- (« avec, ensemble », c'est dia-, dont l'un des sens (« à travers ») évoque l'idée de séparation, qu'on trouve sous forme de préposition dans l'expression di' holôn (« entre des ensembles »). En le traduisant ici par « entre », j'essaye de sauvegarder l'ambiguïté du mot grec entre le sens de « au milieu de, parmi » (par exemple dans une expression comme « entre toutes ces propositions, je ne sais pas laquelle choisir ») et celui de « à travers » (par exemple dans une expression comme « la ruelle passe entre les deux immeubles »)
Le mot
holos qui apparaît dans l'expression di' holôn (« entre des ensembles ») désigne un tout considéré dans son unité comme un ensemble, par opposition à pas (dont pan est le neutre singulier et panta le neutre pluriel), qui renvoie au tout comme une collection d'unités distinctes. Lorsque l'étranger parle de séparation (diairesis) dans un ensemble à propos du logos (« langage, parole, discours... ») après avoir évoqué le cas des mots de liaison, ce sont les mots servant à marquer une disjontion qu'il a en tête, à commencer par la négation mè que l'on trouve dans l'expression mè on (« n'étant pas »), qui est au cœur de la discussion du Sophiste. En fait c'est l'expression mè on considérée comme un tout qu'il va finalement présenter comme un simple outil de disjonction. Les ensembles (holon) en cause, c'est celui des mots de la phrase dans laquelle de tels mots apparaissent, par exemple « Socrate n'est pas beau », qui constitue un « ensemble » signifiant de mots dans lesquels « n'est pas » sert à « séparer » ce à quoi renvoie le mot « Socrate » et ce à quoi renvoie le mot « beau ». (<==)
(34) On a là le plus clair indice du fait que le Sophiste ne doit pas être lu seulement comme traitant du sophiste, mais comme traitant aussi en creux du philosophe. Ce qui les distingue, c'est leur manière de faire usage du logos (« langage, discours, raisonnement... »), de « cheminer à travers les logoi » (dia tôn logôn poreuesthai, cf. 253b11 et note 29) et plus spécifiquement leur maîtrise ou non maîtrise du dialegesthai (« dialoguer ») en tant qu'outil d'accès au vrai, c'est-à-dire le fait qu'ils sont ou pas dialektikoi (« compétents pour le dialogue »).
C'est ce caractère en quelque sorte « universel » de la dialektikè telle que comprise par Platon, qui ne porte pas sur un sujet particulier mais sur une attitude vis à vis du logos et de sa pratique, qui fait dire à Aristote, dans un passage de la Métaphysique (Gamma, 1004b17-26) que Létitia Mouze cite en note sur cette réplique en y voyant une critique de ce passage du Sophiste, que « les dialektikoi discutent d'absolument tout » (hoi dialektikoi dialegontai peri hapantôn, 1004b19-20), alors que « la sophistique est une sagesse/savoir seulement apparente » (hè sophistikè phainomenè monon sophia esti, 1004b18-19) et que donc la dialektikè, pas plus que la sophistique, ne peut être la philosophia, bien qu'elles s'en rapprochent toutes deux et traitent des mêmes sujets, faute selon lui de faire connaître ce qui est pour lui le sujet de la philosophe, l'étant (to on), pour arriver à la conclusion que « la dialektikè est apte à soumettre à l'expérience ce que la philosophie est apte à faire connaître, la sophistique pour sa part semblant l'être mais ne l'étant pas » (esti de hè dialektikè peirastikè peri hôn hè philosophia gnôristikè, hè de sophistikè phainomenè, ousa d' ou, 1004b25-26, ma traduction). Cette critique est éclairante autant sur Platon que sur Aristote, car elle montre bien où est le point de divergence entre eux. Aristote semble avoir parfaitement compris ce qu'était pour Platon la dialektikè, et en particulier le rôle central qu'y joue l'expérience, la mise à l'épreuve des faits (ce que j'ai appelé le principe de validation par le partage d'expériences dans le dialegesthai), qu'il rend dans l'adjectif peirastikè, dérivé de peira, « épreuve, tentative, expérience, essai » via le verbe peirazein, « essayer, tenter, faire l'expérience de », mais ce qu'il ne peut admettre, c'est l'idée que le véritable savoir sur l'étant est hors de portée de la nature humaine. Pour lui, la véritable philosophia doit permettre l'accès au savoir, à la sophia, ce qui revient à oublier le philo de philosophia, alors que pour Socrate et Platon, on ne peut qu'être ami/amoureux de la sagesse (philosophos), pas sage (sophos) au sens plein du terme, au moins en cette vie terrrestre incarnée. (<==)
(35) Comme je l'ai annoncé, l'étranger varie son vocabulaire pour désigner ce qui entre dans les « associations » dont il parle. Ici, dans la même phrase, il commence avec genos (« genre ») et continue avec eidos, et pourtant, il parle des mêmes choses puisque, dans un cas comme dans l'autre, il n'est pas au niveau d'instances, mais de « familles » et d'« apparences » communes. Si son vocabulaire semble plutôt emprunté aux amis des eidè, ce n'est pas parce qu'il serait l'un d'eux, au sens où il ne considérerait comme « étant/existant » que les eidè, mais parce que le logos (« langage, parole... »), qui est ici sa préoccupation principale, ne nous permet de parler que d'eidè, d'« apparences » (le sens premier d'eidos), car c'est à ça, et à ça seulement, aux « apparences » visibles que perçoivent nos yeux et aux « apparences » intelligibles qu'appréhende notre intelligence, que nous donnons des noms (Cf. République X, 596a6-7 : « Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom »). Cela ne veut pas dire que le reste n'« existe » pas, n'en déplaise aux amis des eidè, mais veut dire que le reste ne nous est accessible qu'à travers les eidè auxquels nous donnons des noms qui nous permettent d'en parler et de confronter nos expériences. Et cela n'interdit pas non plus d'utiliser des termes multiples pour parler de ce à quoi nous donnons ces noms (comme ici genos et eidos, et bientôt idea), puisqu'en fin de compte, même si c'est à travers l'apparence commune que, le plus souvent, on y arrive, ce dont il s'agit en fin de compte c'est de « familles » (genè), d'ensembles, de pluralités et non pas de perceptions individuelles liées à une position dans l'espace et à un instant précis dans le temps, si bien que même les individualités dont nous parlons en leur donnant un nom « propre » sont encore des collections de perceptions multiples associant des apparences visuelles successives, des perceptions sonores multiples (parole de la personne et sur la personne, quand il s'agit d'une personne), des sensations tactiles, des odeurs, etc., regroupées non pas parce qu'elles sont similaires en tant que perceptions (il n'y a rien de commun entre des paroles et une perception visuelle), mais parce que notre intelligence leur suppose une origine (un des sens possibles de genos) commune. (<==)
(36) L'étranger a commencé par parler de séparer les genè avant de préciser
sa pensée dans une expression parfaitement symétrique autour du
verbe hègèsasthai (« croire, penser ») : mète tauton eidos heteron—mète heteron on tauton ((penser) « ni le même eidos autre— ni un autre étant le même »).
Et ce que suggère la symétrie de cette expression, au premier
membre de laquelle le mot eidos a remplacé genos, c'est
que le mot qui lui fait pendant dans le second membre, on, participe
présent du verbe einai, être », pourrait bien devoir être compris ici comme un substantif (« un autre étant [comme] le même ») et non comme un verbe (« un autre [comme] étant le même ») et donc proposer encore une autre appellation possible pour ce qui doit être séparé sans tomber dans la confusion. Après genos et eidos, utilisés successivement dans la début de la réplique, et avant idea qui va être utilisé dans la réplique suivante, l'étranger glisserait ici l'appellation la plus générale, qui englobe tout et qui est au centre du Sophiste, celle de on (« étant »). Et cette appellation n'est pas en contradiction avec ce que j'ai dit dans la note précédente sur le fait que le logos impose de passer par les eidè, car on n'est « étant » qu'à travers un logos de la forme « c'est çi ou ça » qui attribue à cet « étant » une « étance » (ousia) qui s'exprime par des mots, et donc renvoie à des eidè (« apparences, formes, espèces »/genè (« familles, genres »)/ideai (« apparences, idées »)/...
Mais bien sûr, il y a une autre manière de comprendre cette phrase,
en faisant de on un simple verbe, sous-entendu la première fois,
explicité la seconde, ce qui implique de supposer eidos explicite,
lui, la première fois et sous-entendu la seconde : « penser
une même espèce [comme étant] autre, une autre [espèce comme] étant même » (le « comme »
est à chaque fois ajouté pour la clarté du français).
Et il y a fort à parier que Platon était parfaitement conscient
de cette ambiguïté et a construit sa phrase pour la produire !... (<==)
(37) Comme je l'ai annoncé dans la note 4 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2, en expliquant pourquoi je ne traduisais pas logos, je ne traduis pas non plus l'adjectif dialektikos (au féminin dialektikè dans le grec pour l'accord avec epistèmè, féminin, que je préfère traduire par « savoir », masculin, ce qui me conduit à écrire dialektikos, masculin), car une traduction par « dialectique » serait plus préjudiciable que bénéfique, tirant avec elle vingt-cinq siècles de philosophie, dont Hegel et Marx, qui utilisent ce mot dans un sens qui n'a rien à voir avec celui que Platon lui donnait. Pour Platon, comme je l'ai implicitement dit dans la note précédente, être dialektikos, c'est tout simplement être compétent pour le dialogue, c'est-à-dire savoir en faire usage pour approcher du vrai par le partage d'expériences bien conduit. Et donc la dialektikè epistèmè dont il est ici question, c'est le savoir qui donne cette compétence, l'art du dialogue bien mené, si l'on veut, et rien de plus, mais rien de moins. C'est ce que Socrate pratique tout au long des dialogues, et ça ne se réduit pas à une « technique » particulière, surtout pas la méthode des divisions pratiquée dans le Sophiste, qui, bien conduite, est un « outil » parmi d'autres qui peut avoir, dans certaines circonstances, comme par exemple dans le Sophiste, son utilité, rien de plus. (<==)
(38) Ici, c'est le mot idea, de sens voisin d'eidos et comme lui issu d'une racine signifiant « voir » (idein), dont le sens premier est aussi « apparence », et qui est à la racine du mot français « idée », qui prend la place de genos et d'eidos. Il n'est pas nécessaire de penser que, pour Platon, ces mots sont synonymes (comme le suggère Cordero dans la note 286 à sa traduction), mais seulement qu'ils sont interchangeables dans un raisonnement qui se veut aussi général que possible et acceptable aussi bien aux fils de la terre qu'aux amis des eidè, et à d'autres encore (cf. 251c8-d3), et dans lequel aucun mot n'est parfaitement adéquat à ce dont il est question, si bien que le plus grand danger est la tentation de fixer un vocabulaire « technique » spécialisé qui empêcherait de chercher ce dont on parle au-delà des mots. (<==)
(39) La compréhension,
et donc la traduction, de cette phrase divise les traducteurs. Deux questions
principales se posent :
1) s'agit-il de la description d'un processus technique, d'une « méthode
dialectique » dont on aurait là les étapes successives ou simplement de la juxtaposition des différentes opérations nécessaires, selon les cas, pour penser et parler correctement ?
2) n'est-il question, dans ces quatre opérations, que d'eidè (« apparences, formes, espèces »)/genè (« familles, genres »)/ideai (« apparences, idées »),
ou bien aussi d'autres chose, appartenant à la sphère du sensible ?
La réponse à ces questions passe par une analyse détaillée de cette phrase rigoureusement construite,
aussi bien dans ses parallèles que dans ses oppositions, qui sera facilitée par la présentation en tableau que voici :
oukoun ho ge touto dunatos dran donc le du_moins cela capable[_de] faire |
|||||
1. | mian idean une idée |
dia pollôn, henos hekastou keimenou chôris, parmi de_multiples, un chaque placé séparément |
pantèi de_tous_côtés |
diatetamenèn s'étendant (dia-teinesthai) |
|
ikanôs diaisthanetai suffisamment perçoit_distinctement |
|||||
2. | kai et |
pollas heteras allèlôn de_nombreuses autres les_unes_des_autres |
hupo mias sous une |
exôthen du_dehors |
periechomenas entourées (peri-echesthai) |
3. | kai au et à_nouveau |
mian une |
di' holôn pollôn parmi formant_des_touts de_multiples |
en heni en un |
sunèmmenèn liant (sun-aptesthai) |
4. | kai et |
pollas chôris de_nombreuses séparément |
pantèi complètement |
diôrismenas distinguées (dia-horizesthai) |
Dans ce tableau, j'ai isolé et numéroté de 1 à 4 les quatre membres de phrases qui décrivent les quatre opérations que celui qui est dialektikos doit pouvoir faire, en les découpant pour en isoler les termes et mettre en évidence les parallèles et les oppositions entre eux, car c'est sur eux principalement que va porter l'analyse. C'est pourquoi j'ai mis le reste de la phrase en caractères plus petits. Les mots ikanôs diaisthanetai (« perçoit de
manière suffisament distincte ») qui sont rejetés à la fin de la description de la première opération, sont en fait en facteur pour les quatre.
Chaque opération concerne alternativement une (mian, opérations 1 et 3) ou de multiples (pollas, opérations 2 et 4) ideai (« idées ») par rapport à quelque chose qui est décrit ensuite et selon une opération caractérisée en fin de membre par un verbe au participe parfait (1, 3, 4) ou présent (2) moyen (1, 3) ou passif (2, 4) précédé d'un adverbe ou d'une expression s'y appliquant. Le mot idea, féminin en grec, comme « idée » en français, à l'accusatif idean en tant que complément d'objet du verbe diaisthanetai (« perçoit distinctement »), n'apparaît que dans la description de la première opération et est sous-entendu les trois fois suivantes, sans ambiguïté possible, puisqu'aussi bien pollas (« beaucoup, de nombreuses ») que mian (« une ») sont des féminins. Les quatre participes finaux sont aussi des féminins, alternativement singulier, lorsque l'opération concerne mian idean (« une unique idée », opérations 1 et 3) et pluriel, lorsque l'opération concerne pollas (ideas) (« plusieurs (idées) », opérations 2 et 4), et ont donc pour sujet idea, exprimé ou sous-entendu, au singulier ou au pluriel. Les opérations 1 et 3 concernent une unique idée, sans autres précisions, alors que les opérations 2 et 4 concernent de multiples idées, considérées comme différentes les unes des autres (heteras allèlôn) dans l'opération 2, et envisagées séparément (chôris) dans l'opération 4. Les opérations 1 à 3 mettent en relation une (opérations 1 et 3) ou plusieurs (opération 2) idées avec autre chose, pas la 4. Toute la question est maintenant de déterminer ce que sont ces autres choses. C'est simple dans le cas 2, où mias (« une » au sens numéral) est féminin et donc sous-entend lui aussi idea (« idée ») : l'opération 2 décrit donc une relation d'idées multiples à idée unique, qui n'est autre que le regroupement d'une pluralité d'idées sous (hupo) une idée plus générale qui les englobe (periechomenas, « entourant »), par exemple l'idée d'« homme », l'idée de « cheval » et l'idée de « chien » sous l'idée unique d'« animal ». Pour les opérations 1 et 3, la relation est entre une unique (mian) idée et quelque chose décrit les deux fois par l'expression dia pollôn (« parmi de multiples/de nombreux »), sans que soit précisé de multiples quoi. Simplement, une information supplémentaire, différente à chaque fois, précise que, dans l'opération 1, ces multiples on ne sait pas quoi sont chacun (hekastou) une unité (henos) considérée séparément (chôris) des autres, alors que dans l'opération 3, ils forment des touts (hollôn), c'est-à-dire que, outre qu'ils sont plusieurs, chacun d'eux est lui-même un tout composite considéré comme une unité au-delà de la multiplicité de ses composants/parties (c'est le sens de holos). Si pollôn et holôn, génitifs pluriels conditionnés par la préposition dia peuvent aussi bien être des masculins que des féminins ou des neutres, il n'en va plus de même pour les mots henos, hekastou et keimenou, qui sont des génitifs singulier masculin ou neutre, mais pas féminin. Ceci exclut donc que les pollôn de l'opération 1, qui sont chacun considéré comme une unité distincte, soient aussi des ideai (« idées », féminin en grec comme en français), comme le voudraient certains commentateurs qui tiennent absolument à ce que que toutes ces opérations ne concernent que les idées (c'est par exemple le cas de Cordero, et on pourra se reporter à la note 284 de sa traduction pour voir les contorsions qu'il est obligé de faire pour justifier cette option ; c'est aussi le cas de Diès et de Chambry, qui ne parlent que de « formes » sans prendre la peine de justifier leur traduction et n'hésitent pas à traduire des masculins par des féminins, comme on peut le voir à la fin de cette note, où j'ai reproduit leurs traductions). En fait, on peut même supposer que, si Platon a choisi ici de parler d'ideai, et non pas de continuer à parler d'eidè comme dans sa réplique précédente ou de genè, comme il l'avait fait au début de cet échange, c'est précisément parce qu'idea est le seul mot féminin de ce groupe de mots (les deux autres sont neutres) et que cela lui donnait un moyen de rendre sa phrase non ambiguë quand il en viendrait à parler des pollôn (« nombreux ») non spécifiés, qui ne pouvaient être laissés non spécifiés qu'au neutre. Il faut donc considérer le pollôn de 1 comme un neutre pluriel signifiant de manière vague, comme c'est souvent le cas avec les adjectifs neutres substantivés sans nom associé, quelque chose comme « beaucoup de choses », avec un « choses » devant se prendre dans le sens le plus ouvert possible. Et dès lors, les évidentes symétries de la phrase invitent à considérer que le pollôn de l'opération 3 est à prendre dans le même sens. Dans cette nouvelle traduction, j'ai traduit pollas, féminin sans ambigüité possible en grec, par « de nombreuses », féminin aussi en français (dans la première version, je l'avais traduit par « beaucoup de », de genre indéterminé), et pollôn, dont le genre est indéterminé en grec, par « de multiples », de genre indéterminé aussi en français (dans la première version, je l'avais traduits par « de nombreux », qui est un masculin), même si cela cache qu'en grec, c'est le même mot qui est utilisé à chaque fois (ce qui était déjà le cas dans la première version), et, plutôt que d'utiliser, pour expliciter ce qui est sous-entendu en grec, le mot « choses », qui, en français, est aussi un féminin, j'ai choisi le mot « étants » qui, dans le contexte du Sophiste où il est au centre des débats, est le mot le plus ouvert qu'on puisse envisager (Cousin et Robin utilisent le mot « individu », qui est, lui aussi, masculin, après avoir traduit idea, Cousin par « idée » et Robin par « nature », l'un comme l'autre féminin ; mais ce mot est plus spontanément associé en français à des personnes qu'à des choses, et donc trop restrictif). Au terme de cette analyse grammaticale et structurelle, on peut décrire les quatre opérations de la manière suivante :
1. rassemblement sous une unique idée d'une multitude de n'importe quoi considérés chacun comme une unité distincte des autres (par exemple Socrate, Théétète, Théodore, le jeune Socrate et l'étranger sont des hommes, ou bien « Socrate », « Théétète » et « Théodore » sont des noms) ;
2. regroupement sous une unique idée de multiples idées différentes les unes des autres (par exemple l'idée d'« homme », l'idée de « cheval » et l'idée de « chien » sont regroupées sous l'idée unique d'« animal », ou justice, courage, sagesse et modération sont regroupées sous l'idée unique de vertu) ;
3. rattachement à une unique idée d'une pluralité de n'importe quoi considérés chacun comme des tous composites à chacun desquels cette idée confère une unité (par exemple regroupement sous l'idée d'homme d'ensembles formés d'un tronc, d'une tête, de deux bras, de deux jambes, de mains, de pieds, d'une bouche, d'un nez, etc., ou des groupes de lettres s et o, c, r et a, t et e du nom « Socrate » sour l'idée unique de syllabe) ;
4. insistance sur le fait que de tels rattachements (aussi bien ceux de 2 que ceux de 3) ne font pas disparaître l'individualité de chacune des idées sous lesquelles sont envisagés les divers composants (par exemple, l'idée d'homme reste distincte de l'idée d'animal et ne fait pas disparaître l'idée de tête ou de bras ; l'idée de syllabe ne fait disparaître ni l'idée de mot, ni celle de lettre ; cette dernière remarque vise en particulier Parménide et les Éléates, qui voulaient tout absorber sour l'idée unique d'« un », la plus générale et la plus englobante qui soit).
Cette analyse montre que ce que décrit ici l'étranger comme les différentes opérations que doit être capable de faire celui qui est dialektikos
ne sont pas les étapes successives d'une méthode spécifique qui serait la « dialectique », mais l'ensemble des processus qui, à des moments divers et tout au long de la vie, permettent d'identifier les « idées » auxquelles nous pouvons ensuite donner des noms ou attribuer des noms préexistants hérités de nos prédécesseurs. Ces « idées » trouvent leur source première dans des impressions sensibles, principalement visuelles (d'où le nom d'ideai), mais le processus est récursif et les idées elles-mêmes peuvent devenir objets de regroupement sous des idées plus englobantes, sans pour autant perdre leur individualité. Et ce processus peut aussi bien chercher des ressemblances entre des « unités » distinctes pensées chacune comme une qu'entre des collections composites pensées comme des touts magré leur nature composite, ce qui suggère que la notion d'unité, de « un », est une simple question de point de vue et que la même chose peut être tantôt pensée comme une, tantôt comme composite/multiple, et que les ressemblances conduisant à une idée unique peuvent aussi bien être des ressemblances entre « individus » (opération 1 ; par exemple, tous les chevaux ont la même apparence d'ensemble, si l'on fait abstraction de certains éléments comme la taille, la couleur, etc.) que des ressemblance de composition (opération 3 ; par exemple, tous les quadrupèdes ont quatre pattes et une tête). En même temps qu'elle est une description des processus d'anlyse du réel, l'approche décrite ici est celle qui préside au processus de nommage. Les ideai (« idées ») dont il est ici question sont ce à quoi on attribue des noms. Et les règles énoncées ici justifient entre autres qu'on puisse attribuer plusieurs qualificatifs à la même chose, dans la mesure où elle peut participer à plusieurs « idées » et « idées » regroupant des « idées », ce qui répond au problème posé au début de cette discussion.
À titre de comparaison, voici les traductions de cette réplique données dans les éditions déjà citées :
Cousin : « Ainsi celui qui est capable de faire ce travail, démêle comme il faut l'idée unique répandue dans une multitude d'individus qui existent séparément les uns des autres ; puis une multitude d'idées différentes renfermée dans une idée générale ; puis encore une multitude d'idées générales contenue dans une idée supérieure, et d'un autre côté une multitude d'idées absolument séparées les unes des autres. Voilà ce qui s'appelle savoir discerner, au moyen de la division par genres, ceux qui s'allient ou ne s'allient pas entre eux. » ;
Diès
: « Celui qui en est capable, son regard est assez pénétrant pour apercevoir une forme unique déployée en tous sens à travers une pluralité de formes dont chacune demeure distincte ; une pluralité de formes, mutuellement différentes, qu'une forme unique enveloppe extérieurement ;
une forme unique répandue à travers une pluralité d'ensembles sans y rompre son unité ; enfin de nombreuses formes absolument solitaires. Or être capable de cela, c'est savoir discerner, genres par genres, quelles associations sont, pour chacun d'eux, possibles ou impossibles. » ;
Robin
: « Or, celui qui est capable de réaliser cela, discerne comme il faut : une nature unique qui s'étend à travers une multiplicité où chaque individu se pose à part, et plusieurs natures, distinctes les unes des autres, enveloppées du dehors par une seule ; puis, cette fois encore, une nature unique, rassemblée en une unité à travers une multiplicité de tels entiers, et une pluralité de natures absolument différenciées, les unes à part des autres. Or, cela aussi bien selon la manière dont les natures peuvent communiquer que selon la manière dont elles ne le peuvent pas, c'est savoir discriminer selon le genre. » ;
Chambry
: « Celui qui en est capable discerne nettement une forme unique déployée partout à travers beaucoup de formes dont chacune existe isolément, puis une multitude de formes différentes les unes des autres et enveloppées extérieurement par une forme unique, puis encore une forme unique, déployée à travers de nombreux touts et liée à une unité ; enfin beaucoup de formes entièrement isolées et séparées, et cela, c'est savoir discerner, genre par genre, comment les diverses espèces peuvent ou ne peuvent pas se combiner. » ;
Cordero
: « Or, celui qui est capable de faire cela, perçoit, à juste titre, une seule forme qui se répand complètement au travers d'une multiplicité, dont chaque composant est isolé ; plusieurs formes, différentes les unes des autres, entourées extérieurement par une seule forme ; et à nouveau, une seule forme, mais, maintenant, rassemblée dans une unité à partir de plusieurs ensembles ; et, enfin, beaucoup de formes totalement isolées. Cela signifie savoir distinguer, selon chaque genre, quels sont ceux qui peuvent, et ceux qui ne peuvent pas communiquer. » ;
Mouze : « Donc celui qui est capable de faire cela discerne avec une précision suffisante une espèce unique complètement répartie entre de multiples familles, dont chacune est posée à part dans son unité ; de multiples espèces mutuellement autres enveloppées de l'extérieur par une espèce unique ; et, à l'inverse, une espèce unique qui, entre de multiples ensembles, conserve son unité, et de multiples espèces séparées du fait d'avoir été complètement délimitées. ».
(<==)
(40) Les deux adverbes utilisés ici par l'étranger pour caractériser la manière de philosopher de celui qui est dialektikos sont katharôs et dikaios, qui évoquent, le premier l'idée de pureté avec une connotation religieuse, le second l'idée de justice, notions qui ne sont pas les premières qui viennent à l'esprit quand on parle de « philosophe ». Ce que veut dire ici Platon par la bouche de l'étranger, c'est que le véritable philosophe doit être pur au regard des dieux et juste au regard des hommes. Pur au regard des dieux, cela veut dire chercher la vérité sans souci de son profit personnel, de sa réputation ou du pouvoir que sa connaissance pourrait lui valoir, utilisé à son profit, de manière à se « diviniser », comme les trois vieillards des Lois montant vers l'antre de Zeus en établissant des lois pour une cité nouvelle ; et juste au regard des hommes, cela veut dire chercher la vérité pour en faire profiter sa « cité » en contribuant par ce savoir à améliorer le sort de tous, en devenant si possible un « philosophe roi ». On peut rapprocher ces choix de la section centrale du Théétète, celle que les commentateurs qualifient de « digression » et dans laquelle ils voient le portrait du philosophe selon le cœur de Platon, telle que je l'analyse dans ma présentation du plan du Théétète sur ce site. Il y est question d'« assimilation au dieu/à un dieu » (homoiôsis theôi) (176b1) consistant à « devenir juste et pieux au moyen de l'intelligence (dikaion kai hosion meta phronèseôs genesthai) » (176b1-2), la piété étant ce qui permet d'être « pur » (katharos) au regard des dieux, et, au point qui constitue le centre exact du dialogue, Socrate déclare : « un dieu, nulle part en aucune manière [n'est] injuste, mais le plus parfaitement juste et rien ne lui est plus semblable que celui d'entre nous qui deviendrait à son tour le plus juste possible. Par rapport à cela [s'évalue] à la fois la véritable puissance digne d'admiration d'un homme et sa nullité et son incapacité à être un homme digne de ce nom, car [c'est] bel et bien la connaissance de cela [qui constitue] la sagesse et la véritable excellence, mais son ignorance l'inculture et le vice manifeste (theos oudamèi oudamôs adikos, all' hôs hoion te dikaiotatos, kai ouk estin autôi homoioteron ouden è hos an hèmôn au genètai hoti dikaiotatos. peri touto kai hè hôs alèthôs deinotès andros kai oudenia te kai anandria, hè men gar toutou gnôsis sophia kai aretè alèthinè, hè de agnoia amathia kai kakia enargès) » (176b8-c5). Quant au soi-disant « philosophe » dont il dresse la caricature plutôt que le portrait, qui n'est philosophe qu'aux yeux du « scientifique » Théodore, il est le type même du penseur parfaitement injuste puisqu'il se retire dans sa tout d'ivoire et refuse la vie en société. (<==)
(41) Certes commentateurs veulent voir dans le epeita (« à l'avenir ») un autre indice du fait que Platon projetait de compléter la série Sophiste, Politique par un autre dialogue consacré au philosophe. Sur cette question voir ma position présentée dans la note 7 à mon plan du Théétète. (<==)
(42) « L'idée de l'étant » traduit littéralement le grec hè tou ontos idea (ici au datif tèi tou ontos ideai). Il ne s'agit pas d'on ne sait trop quelle « idée de l'être » (Cousin, Chambry), « forme de l'être » (Diès, Cordero) ou « nature de l'Être » (Robin), qui penserait l'« être », avec ou sans majuscule, comme un « être » distinct de tous les autres, unique et qu'il faudrait chercher à appréhender en lui-même sans polluer son image par des références à quoi que ce soit d'autre, mais d'une formule au singulier à sens collectif qui fait référence à tout ce qui « est », c'est-à-dire à tout ce qu'on peut appréhender par les sens et par l'intelligence, dont il convient de se faire une « idée » en la soumettant au test de l'expérience partagée et non pas de l'imaginer et de le fantasmer au gré de notre fantaisie et de nos intérêts particuliers. La traduction de Mouze par « l'espèce de ce qui est » rend mieux cette idée de singulier à sens collectif, encore reforcée par son choix de traduire idea par « espèce », qui implique une pluralité, mais elle fait un autre choix de traduction plus contestable, même s'il est grammaticalement possible, celui d'associer le aei (« toujours »), non pas aux mots qui le suivent immédiatement (le grec est tèi tou ontos aei dia logismôn proskeimenos ideai, mot à mot « la de_l'étant toujours par des_raisonnements placé_devant idée »), mais au mot qui précède, c'est-à-dire fait porter ce « toujours », non pas sur le fait d'être « placé par les raisonnements devant », mais sur le mot ontos et traduit donc tèi tou ontos aei... ideai par « à l'espèce de ce qui est toujours », ce qui est cohérent avec son parti-pris interprétatif de considérer que « la dialectique n'a affaire à rien d'autre que de l'intelligible » (note d, page 241, sur le dia pollôn de 253d5-6, qu'elle refuse pour cette raison de lire comme un neutre), qu'elle confirme ici dans sa note sur ces mots (note b, page 160) en écrivant à la fin de cette note : « l'être auquel s'attache le philosophe est bien l'être intelligible, et non sensible, l'être qui reste identique à lui-même et dure éternellement, ce que souligne le aei ». Mais, à mon avis, cette vision est trop restrictive, La dialectique a pour finalité l'intelligible, mais elle ne peut y parvenit qu'à partir du sensible et il n'y a pas lieu d'opposer les deux : les mots sont toujours associés à des ideai/eidè, donc à de l'« intelligible », mais on ne sort de la caverne que pour y retourner et faire un bon usage du logos et surtout du dialegesthai pour tenter de parvenir au bonheur individuel et collectif en cette vie et donc à parler en référence au sensible qui nous entoure. Le philosophe cherche par les raisonnements (dia logismôn) à se faire une « idée » de ce qui « est », du monde qui l'entoure, qui soit objective, c'est-à-dire qui résiste au test de l'expérience partagée dans le dialegesthai (« la pratique du dialogue »), et c'est pour cela qu'il doit être dialektikos (« compétent dans l'art du dialogue »). L'idea dont il est ici question au singulier, ce sont, envisagées collectivement, toutes les ideai dont il a été question dans la description des quatre opérations décrites plus haut, et to on (« l'étant ») dont il faut se faire une idea, ce sont, envisagés collectivement, les pollôn de ces mêmes opérations, compris comme un neutre pluriel (cf. note 39) renvoyant à tout ce qui est, sensible aussi bien qu'intelligible (sur l'emploi du singulier à sens collectif, voir la note 7 à ma traduction de la section précédente (249d6-251e7)). (<==)
(43) « S'il [en] est encore parmi nous [le] voulant » (ei eti boulomenois hèmin èi, mot à mot : « si encore des_voulants parmi_nous il_est ») : l'étranger suggère ici que les interlocuteurs pourraient ne pas vouloir examiner plus précisément le cas spécifique du philosophe. Qu'est-ce qui pourrait faire qu'ils ne le veulent plus ? Tout simplement qu'ils aient trouvé la réponse à cette questione en creux dans la description du sophiste, qui en est le négatif, à partir des indices donnés en ce sens par l'étranger, en particulier dans l'échange qui vient d'avoir lieu. Cette remarque est une invitation faite au lecteur pour qu'il se demande, ici et jusqu'à la fin du dialogue, et même du Politique qui va suivre : « Ai-je encore vraiment besoin d'une investigation spécifique du philosophe ? ». Et la réponse de Platon, donnée implicitement par le fait qu'il n'a pas écrit ce Philosophe (du moins pas comme un dialogue distinct portant ce titre) est : « Si, à la fin du Sophiste et du Politique, tu réponds encore oui à cette question, s'il faut te mâcher toutes les réponses et que tu n'es pas capable de les trouver tout seul à partir de ce qui a été dit, c'est que ton cas est désespéré et qu'un dialogue de plus ne te servirait à rien ! ». (<==)
(44) Ce troisième cas renvoie à des mots comme einai (« être ») sous toutes ses formes, qui peut effectivement s'associer à n'importe quoi, puisqu'il n'est justement qu'un mot de liaison. (<==)
(45) L'étranger commence cette réplique en parlant de genè (« genre ») et, en cours de route, revient aux eidè. Avec genos, dont genè est le pluriel, qui dérive du verbe gigesthai (« naître, devenir ») il emploie un langage fait pour plaire plutôt aux fils de la terre, avec eidè, il parle le langage des amis des eidè. Mais l'important n'est pas ce qui entre ainsi dans des relations/communautés (koinôniai) et le nom qu'on donne à ça, genos, eidos, idea ou un autre nom en grec, apparence, forme, sorte, espèce, genre, idée, concept, nature, notion, chose, ou un autre nom en français, mais le fait que toutes les relations/communautés, entre quoi que ce soit et quoi que ce soit d'autre, mots compris, ne sont pas possibles et qu'il y a donc à leur sujet, et donc dans le logos (« langage, discours, raisonnement,... ») qui prétend y faire référence, des règles qui s'imposent à nous et ne nous permettent pas de dire n'importe quoi. (<==)
(46) « Ceux dits "très grands/vastes" » traduit le grec tôn legomenôn megistôn (génitif pluriel). Megiston (neutre) est le superlatif de megas, qui signifie au sens premier « grand », dans toutes sortes de sens, propres et analogiques : grand par la taille, par les dimensions (« long »), par l'étendue (« spacieux »), mais aussi par la force (« fort »), la puissance ou l'importance. Et par ailleurs, un superlatif peut se traduire par « très... » ou par « le plus... », ce qui ne conduit pas à la même compréhension. La question est ici de savoir en quel sens les eidè que va choisir l'étranger peuvent être dits megista. Cousin traduit par « les plus grandes [idées] » ; Diès traduit paraillement par « les plus grandes [formes] », mais, dans le titre qu'il donne à cette section, parle de « genres suprêmes » ; Robin traduit par « celles [les natures génériques] auxquelles on donne le plus d'importance », et, dans le titre de la section qui suit, parle de « genres premiers » ; Chambry traduit par « celles [les formes] qui passent pour les plus importantes » ; Cordero traduit par « celles [les formes] qui sont considérées comme les plus importantes » ; Mouze, qui est la seule à rendre le superlatif par « très... » plutôt que par « le plus... », et donc à ne pas donner à ces eidè une prééminence exclusive d'autres eidè, traduit par « celles [les formes] qu'on dit "très grandes" ». Je ne pense pas qu'il soit ici question de prééminence dans un sens qu'on pourrait dire justement « ontologique », ni d'ailleurs exclusive (traduction par « le plus... »), mais tout simplement d'extension sémantique, de généralité (« grand » au sens de « vaste » par l'étendue). Le souci de l'étranger, comme on va le voir, est tout simplement de choisir un nombre aussi réduit que possible de termes (et derrière ces termes, d'eidè/genè/ideai/...) avec lesquels il puisse construire des phrases, c'est-à-dire des associations de mots, acceptables et d'autres qui ne le sont pas, et des termes dont le sens est compréhensible par tous, même s'il n'est pas exactement le même pour tous. Et, comme il veut que son raisonnement soit acceptable aussi bien par les fils de la terre que par les amis des eidè, il va choisir parmi ces termes, deux des mots sur lesquels se cristalise leur opposition, kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« immobilité/immutabilité »). Et peu importe le sens exact que chacun donne à ces termes, car ce qui est sûr et qui seul est important pour l'étranger, c'est qu'aucun n'est prêt à admettre que kinèsis est la même chose que stasis, que soit possible de « rester immobile/immuable pour le mouvement/changement, et bouger/changer pour l'immobilité/immutabilité » (kinèsin te histasthai kai stasin kineisthai ; 252d9-10). Il ne lui reste donc plus qu'à trouver des mots en nombre aussi réduit que possible permettant de faire des phrases sensées, acceptables et non acceptables, autour de ces deux mots. Mais cela ne donne aucune « prééminence » ou « supériorité » à ces eidè par rapport aux autres, autre que leur très grande généralité et leur caractère pertinent dans le contexte de la présente discussion. (<==)
(47) « Disant du n'étant pas qu'il est réellement n'étant pas » traduit le grec to mè on legousin hôs estin ontôs mè on (mot à mot « le pas étant [il est permis à nous] disant que il_est réellement pas étant », le datif pluriel legousin (« disant ») étant justifié par l'accord avec un hèmin (« à nous ») qui a précédé et qui en est le sujet). Cette formulation rappelle sous une forme générale celle de 240b12, où l'étranger disait à propos du cas particulier de l'image (eikôn) que ouk on ara ouk ontôs estin ontôs hèn legomen eikona (« N'étant pas donc, pas réellement, est réellement ce que nous appelons reproduction !), jouant là aussi sur l'expression ontôs estin, « c'est réellement/à la manière d'un étant » appliquée au mè/ouk on (« n'étant pas »), dans laquelle on chercher à renforcer estin (« est ») appliqué au mè on (« n'étant pas ») par un adverbe (ontôs, étymologiquement « à la manière d'un étant ») qui en dérive et qui ne peut donc rien lui ajouter. Sur cette expression, voir les notes 36, 38 et 41 à ma traduction de Sophiste, 237a3-241d4, et aussi, sur l'adverbe ontôs, la note 7 ci-dessus.
Il est intéressant de noter qu'alors que Platon utilise deux fois la même formule, mè on (« pas étant »), une fois, la première, substantivée au neutre par l'article to (to mè on, « le pas étant/n'étant pas ») et une fois, la seconde, sans article, la plupart des traducteurs n'hésitent pas à traduire de manière différente les deux occurrences de ces deux mots, comme on s'en rendra compte ci-dessous :
Cousin : « ...savoir si nous pouvons dire impunément du non-être qu’il est réellement sans existence » ;
Diès
: « ...tout en proclamant que le non-être est réellement non-être, de nous dégager sans dommage » ;
Robin
: « ...il nous serait de quelque façon possible, tout en disant du Non-être qu'il est un non-existant qui existe réellement, de sortir impunément de ce mauvais pas » ;
Chambry
: « ...nous saurons si nous pouvons dire que le non-être est réellement inexistant et nous dégager sans dommage » ;
Cordero
: « ...si l'on concède que d'une certaine manière soient acquittés ceux qui disent que le non-être est réellement non-être » ;
Mouze : « ...au cas où on nous permettrait de dire que, d'une certaine manière, ce qui n'est pas est réellement non-étant, et de nous en tirer sans dommage ».
Seuls Diès et Cordero traduisent les deux occurrences de mè on par les mêmes mots, « non-être »
pour les deux traducteurs, mais ce bon point est plus que gâché par le fait qu'ils transforment deux mots grecs en un seul mot français en mettant un trait d'union entre « non » et « être », en plus du fait qu'ils transforment un participe présent en infinitif, deux choix qui sont particulièrement mal venus dans un tel contexte, en ce qu'ils ferment plusieurs possibilités de compréhension laissées ouvertes par le grec, comme le fait de pouvoir interpréter mè on comme un singulier à sens collectif, comme je l'ai déjà dit, et celle qui comprend mè on comme une expression incomplète attendant un ti, un « quelque chose », que n'est pas ce dont on parle, prélude à l'assimilation que fera l'étranger de « n'étant pas... » à « étant autre... » (on peut sans difficulté assimiler « n'étant pas » (sous-entendu « ci ou ça ») à « étant autre » (sous-entendu « que ci ou que ça »), alors qu'il est difficile de voir comment on pourrait assimiler « non-être » à « être autre » sans se lancer dans un argumentaire filandreux, sophistique et peu convaincant).
Cousin, Robin et Chambry utilisent le registre de l'existence pour traduire la seconde occurrence de mè on (« sans existence » pour Cousin ; « non-existant » pour Robin, qui, comme à son accoutumé, en rajoute encore en faveur du sens existentiel en traduisant estin ontôs (« est réellement ») par « existe réellement » ; « inexistant » pour Chambry), ce qui, là encore, ferme la porte à l'assimilation de mè on (« n'étant pas... »)/mè einai (« ne pas être... ») (sous-entendu « ci ou ça ») à « étant autre/être autre... » (sous-entendu « que ci ou que ça »), puisque ça donne au verbe einai (« être ») un sens (« exister ») dans lequel il semble (mais semble seulement) se suffire à lui-même et ne pas attendre d'attribut (pour la simple raison qu'on laisse implicite le ou les attributs impliqués par « exister », alors qu'ils sont tout sauf évidents et que, selon les personnes et les contextes, ils risquent de ne pas être les mêmes à chaque fois).
Mouze, enfin, dont la traduction de to mè on en général et en particlier ici par « ce qui n'est pas » est bien plus acceptable et fidèle au grec que celle par « le non-être », gâche un peu sa traduction en traduisant le second mè on, qu'en l'absence de l'article elle ne peut traduire par « ce qui n'est pas », par « non-étant » avec un trait d'union, dans la mesure où, comme avec « non-être », l'assimilation de « non-étant » à « étant autre » est plus problématique car moins ouverte sur une suite attendu (« ci ou ça ») : on ne choquera personne en français, et l'on sera compris de tous, en parlant de quelque chose « n'étant pas/qui n'est pas blanc, ou chaud, ou grand », alors qu'on passera pour pédant et que l'on risquera de ne pas être compris si l'on parle de quelque chose comme « non-étant blanc, ou chaud, ou grand ». (<==)
(48) Cette réplique de près de 13 lignes de l'édition Estienne constitue une unique phrase en grec et je me suis donc astreint à la rendre en français par une seule phrase. Certes, la ponctuation n'existait pas du temps de Platon, mais la grammaire, l'emploi de conjonctions, de relatifs, etc., permet de repérer les continuités d'une phrase et ici, il n'y a aucun doute possible sur le fait qu'il s'agit d'une unique phrase. Pourtant, tous les traducteurs que j'ai consultés sauf Mouze, plutôt que de respecter les articulations de la pensée de Platon marquées par les articulations de la phrase, préfèrent couper celle-ci en morceaux pour arriver à un français supposé plus digeste. Pour ma part, je préfère la fidélité à l'élégance, surtout dans le cas de Platon. (<==)
(49) J'ai déjà justifié le choix du mouvement/changement (kinèsis) et de l'immobilité/immutabilité (stasis) dans la note 46. Comme, pour faire des phrases, il faut au moins un verbe, l'étranger choisit le verbe einai (« être »), à la fois parce qu'il est au centre du débat et parce qu'il est le plus passe-partout, qu'il a la plus grande (megiston) extension, qu'en fait, il fait partie de ce qui peut s'associer à tout (voir 254b10-c1 et note 44). Il l'introduit en y faisant référence à travers la formule to on (« l'étant ») en supposant que cette forme substantivée renvoie à un eidos/genos/idea, préférant cette forme plus neutre au substantif qu'on aurait attendu ici à côté de stasis (« immobilité/immutabilité ») et kinèsis (« mouvement/changement »), ousia (voir sur ces problèmes de vocabulaire le tableau de la note 7 à ma traduction de la section précédente (249d6-251e7)), plus problématique, en particulier vis à vis des fils de la terre. Et pour faire bonne mesure entre les amis de eidè et les fils de la terre, justement, il revient ici aux genè (« genres ») pour y inclure l'étant (to on), alors que le mot dérive du verbe gignesthai (« devenir ») ! (<==)
(50) « Ça devient trois » traduit le grec tria gignetai, expression utilisant le verbe gignesthai, « devenir », dont dérive genos (« genre ») pour parler de « familles/genè/eidè/ideai/... », dont celle de l'« étant » (to on). Même si cet emploi du verbe gignesthai (« devenir ») était sans doute usuel dans un contexte arithmétique, comme l'emploi du verbe « faire » en français dans des expressions comme « deux et deux font quatre », verbe d'ailleurs utilisé dans leur traduction de cette réplique par Cousin (« Ainsi, cela fait trois »), Diès (« Cela fait donc trois »), Robin (« Alors cela fait trois termes ») et Chambry (« Cela fait donc trois ») (Cordero (« Ils sont donc trois ») et Mouze (« Elles [les familles] sont donc trois ») traduisent ici gignesthai par « être »), cet emploi traduit le fait que, même les mathématiciens, pourtant censés raisonner sur des abstractions hors du temps et de l'espace, reconnaissent implicitement que le raisonnement sur ces abstractions, lui, prend place dans le temps et implique des changements dans l'esprit de ceux qui les conduisent, des processus dont il faut dérouler les étapes progressivement, ce qui est précisément l'argument que développait l'étranger il y a peu à l'adresse des amis des eidè pour tenter de leur faire admettre que l'étance (ousia) ne pouvait se limiter aux eidè intemporelles si l'on voulait laisser une place au savoir dans l'âme (cf. 248a4, sq.). (<==)
(51) Cette réplique multiplie les pronoms et il faut faire attention en la traduisant de ne pas ajouter à la confusion. Le premier membre est autôn hekaston toin duoin heteron esti (mot à mot « d'eux chacun que_les deux autre est »), qu'on a vite fait de traduire par « chacun d'eux est autre que les deux autres », qui rend bien le sens, mais au prix de l'ajout d'un « autres » après toin duoin (« les deux », génitif dual) qui perturbe au moment où il est justement question d'introduire la notion d'« autre », si on la retrouve des deux côtés tout de suite. Il faut aussi noter que le pronom indéfini heteros (heteron au neutre) ne s'applique qu'au cas de deux (« autre » dans un sens plus général se dit allos) et que, s'il est utilisé ici alors qu'il y a trois « genres » (genè), c'est parce qu'on envisage chacun (hekaston) séparément et successivement comme « autre » (heteron) qu'un seul des deux restants à la fois, c'est-à-dire en ne travaillant que sur une paire à la fois.
La seconde partie, auto heautôi tauton (sous-entendu esti), est encore plus délicate, car elle redonde le même pronom auto (« (ça)-même », neutre, comme genos, sous la forme genôn, génitif pluriel, en 254d4, auquel il renvoie), déjà utilisé dans la première partie dans la formule hekaston autôn (« chacun d'eux »). Étant donné le rôle majeur que joue ce pronom dans la suite, en particulier sous la forme substantivée tauton, qui est la forme contracte de to auto, il n'est pas inutile de s'arrêter un instant sur lui pour éviter les malentendus que la traduction usuelle par « le même » risque de susciter, surtout quand il est opposé à « l'autre » (thateron, contraction de to heteron). Il faut en effet garder présent à l'esprit que le sens de autos n'est pas « même » au sens d'« identique » dans un contexte de comparaison entre plusieurs éléments (qui serait homoios), mais « -même » au sens d'une affirmation d'identité de la personne ou de la chose en cause (au sens qu'a ce mot lorsqu'on parle, par exemple, d'une carte d'identité), indépendemment de tout autre personne ou chose, comme dans la phrase « il l'a fait lui-même ». Dans ce contexte, auto s'oppose à heteron comme « ça » à « autre chose » dans la phrase « C'est ça et pas autre chose » (ou au masculin « C'est lui et pas un autre »). C'est l'équivalent de l'anglais « self » et non pas de « same ». Autos au masculin, autè au féminin et auto au neutre peuvent jouer le rôle d'un simple pronom personnel (« lui, « elle », « ça »), non seulement à la troisième personne, mais aussi aux autres personnes, associés à un verbe conjugué à la première ou seconde personne (parfois, mais pas nécessairement, associé au pronom personnel correspondant), où ils prennent selon le cas le sens de « moi-même » (en anglais « myself ») ou « toi-même » (en anglais « yourself »). Par ailleurs, il s'agrège aux pronoms personnels egô (« moi »), su (« toi ») et he (« soi », accusatif, n'existant pas au nominatif et d'emploi très rare seul) au singulier (les formes du pluriel restent sous forme de mots distincts) pour former les pronoms réfléchis emauton (« moi-même », sur l'accusatif eme de egô), seauton (« toi-même », sur l'accusatif se de su), qui se contracte en sauton, et heauton (« soi-même », sur l'accusatif he), qui se contracte en hauton, pronoms qui n'existent pas au nominatif, mais seulement à l'accusatif, au génitif (terminaison en -on changée en -ou) et au datif (terminaison en -on changée en -ôi), seul le troisième existant au neutre. Ces pronoms s'emploient comme compléments quand le complément renvoie au sujet du verbe, c'est-à-dire est « même » que le sujet (c'est la forme au datif neutre heautôi (« à ça-même ») qu'on trouve dans notre réplique). Enfin, lorsqu'il est précédé de l'article (to auto, contracté en tauton), il signifie « le même », mais dans le sens qu'a « même » dans des phrases comme « Socrate et le camarade de Théétète ont le même nom » (il n'y a qu'un unique nom « Socrate » en tant que nom, même s'il peut être porté par plusieurs personnes) ou « ces deux jumeaux ont le même père et la même mère, et habitent la même maison » (il n'y a qu'un père, qu'une mère et qu'une maison, considérés tantôt comme ceux de l'un, tantôt comme ceux de l'autre), pas dans le sens qu'a « même » dans des phrases comme « ces deux jumeaux ont la même tête et les mêmes vêtements » (ils ont chacun une tête, mais elles se ressemblent comme deux gouttes d'eau, ils ont chacun leurs prorpes vêtements, mais ils sont identiques d'aspect) ou « mon voisin et moi avons la même voiture » (chacun a sa voiture, mais elles sont toutes les deux de la même marque, du même modèle, voire de la même couleur). En d'autres termes, le « même » de tauton est toujours un « même » impliquant l'unicité de ce qui est dit « même » parce que considéré sous des points de vue différents (dans les exemples donnés ci-dessus, un « même » nom considéré comme celui de deux personnes différentes, une « même » personne considérée comme père, ou mère, de deux enfants différents, une « même » maison considérée tantôt comme celle d'un des membres de la famille, tantôt comme celle d'un autre membre de la même famille), et non pas un « même » impliquant la similitude de deux personnes ou choses se ressemblant d'un point de vue ou d'un autre. C'est ce qui explique que, quand, plus loin dans la discussion (cf. 255c14-15), l'étranger fera la distinction entre les « étants » qui se disent auta kath' hauta (« "-mêmes" selon eux-mêmes ») et ceux qui se disent pros alla (« par rapport à d'autres »), il appliquera le second cas à heteron (« autre (de deux) »), mais pas à auto (« -même »). Pour rendre ce fait sensible dans ma traduction, j'utilise la forme « le "-même" », avec « même » précédée du trait d'union, pour rappeler que c'est le « même » de « soi-même », pas celui de « la même chose »). Si, ayant tout cela présent à l'esprit, on « décontracte » toutes les formes contractes de la formule utilisée par l'étranger, elle devient auto hoi (datif de he) autôi to auto (« (ça)-même à ça -même le -même ») et on voit que auto (« (ça)-même ») est présent dans les trois mots. Dans ma traduction, pour rendre sensible le fait qu'on n'est plus, dans cette seconde partie de la réplique, dans une logique de comparaison comme dans la première, mais d'affirmation d'identité, je rend le premier auto par « individuellement », ce qui permet d'éviter de le traduire comme heautôi (« ça-même ») ou comme le he (« ça ») de heautôi, alors que justement, il en est la seconde partie, pas la première, mais, contrairement à ce que j'avais fait dans la première version de cette page, je conserve le féminin de « famille », ma traduction de genos, dans la traduction de heautoi par « elle-même », pour rendre clair l'antécédent de ce pronom, ce que ne fait pas, ou moins bien, la traduction par « ça-même », puisque, pour conserver le genre du pronom en grec, elle ne respecte pas l'accord des genres entre le pronom et son antécédent. (<==)
(52) Le mot traduit par « peut-être » est l'adverbe isôs, formé sur l'adjectif isos, qui signifie « égal » (c'est la racine du préfixe français « iso- »). Le sens premier d'isôs est donc « également », mais, à partir de ce sens, avec l'idée qu'on a « également » envie de répondre « oui » et de répondre « non », il en vient à exprimer un doute et à signifier « peut-être », « probablement » ou « vraisemblablement ». La traduction par « peut-être » est la plus neutre, en ce qu'elle ne privilégie pas une réponse positive comme le fait « probablement », et donc la plus bienveillante pour Théétète qui, manifestement, a du mal à suivre l'étranger. (<==)
(53) « Quoi que ce soit en tout cas que nous ajouterions en commun par la parole » traduit le grec hotiper an koinèi proseipômen. Koinèi, traduit par « en commun », est un adverbe formé sur le datif féminin singulier de koinos (« commun »), qui est à la racine des mots koinônia (« communauté ») et koinônein (« former une communauté ») qui font parti des différents registres utilisés par l'étranger pour parler des « associations » dont certaines sont possibles et pas d'autres (cf. note 1). Quant au verbe proseipein, dont proseipômen est la première personne du pluriel du subjonctif aoriste actif, il est formé par adjonction du préfixe pros au verbe eipein, qui signifie « parler, dire ». En composition, pros peut indiquer la direction (« sens « vers »), ce qui conduit pour proseipein au sens de « parler vers », c'est-à-dire « addresser la parole à [quelqu'un] », ou encore « parler à propos de [quelque chose ou quelqu'un] », « donner un nom à [quelque chose ou quelqu'un] » ; mais pros peut aussi avoir le sens de « en outre », ce qui conduit pour proseipein au sens de « dire en outre, ajouter (par la parole) ». Il me semble, à la lumière de la question posée par l'étranger en ouverture de la partie constructive de son discours, en 251a5-6, sur le fait qu'on peut « appeler par de multiples noms le même ça » (pollois onomasi tauton touto... prosagoreuomen), que c'est ce second sens qui convient le mieux ici : on parle de quelque chose qu'on appelle « mouvement/changement (kinèsis) », ou « immobilité/immutabilité (stasis) », et on ajoute ensuite d'autres mots associés à ça, souvent liés au mot utilisé en premier par le verbe « être ». Notons à cette occasion qu'on est bien, dans toute cette discussion, au niveau des manières de parler avant que de s'intéresser à ce qui pourrait se cacher derrière les mots, comme le confirme l'emploi du verbe proseipein, et en 251a5-6, du verbe prosagoreuein, qui ajoute à l'idée de parole impliquée par eipein (« parler, dire »), celle de parler en public (agora, dont dérive agoreuein, c'est la place publique), c'est-à-dire celle de propos destinés à être entendus par d'autres personnes (sur la place publique, on ne parle pas pour soi tout seul, mais pour être entendu par d'autres, même si c'est dans le cadre d'un discours prenant la forme d'un monologue adressé à la foule silencieuse). Il s'agit donc non seulement de manières de parler, mais de manières de parler pour être compris. (<==)
(54) Après genos (« genre »), eidos (« apparence ») et idea (« idée »), l'étranger introduit ici un nouveau terme, phusis, que je traduis par « nature » (sa traduction usuelle), histoire de donner autant de gages aux fils de la terre, qui se sentent plus à l'aise avec des termes comme genos (dérivé de gignesthai, « devenir ») et phusis (dérivé de phuein, « croître, pousser »), qu'aux amis des eidè qui, eux, se sentent chez eux avec des mots comme eidos et idea. En fait, on verra en progressant que Platon ne choisit pas au hasard ces différents termes, simplement pour donner des gages aux uns comme aux autres (cf. en particulier la note 7 à ma traduction de la section suivante). S'il peut ainsi varier son vocabulaire en piochant dans celui de chacun de ses « opposants », c'est parce que ces différents mots traduisent des points de vue différents sur les mêmes choses et que chacun de ses opposants n'admet qu'une vue partielle sur elles. Ils sont tous porteurs d'une part de vérité, mais d'une part seulement, et leur principale faute, aux uns comme aux autres, est justement de se limiter à un aspect des choses (la stabilité pour les unes, le changement pour les autres), pas à une vision globale. Proprement compris, les mots des uns et des autres peuvent être utilisés avec profit dans une vision plus globale où ils pourront cohabiter, comme l'est celle de l'étranger. (<==)
(55) « Ayant part » traduit metaschon, participe aoriste actif neutre singulier du verbe metechein, déjà utilisé par l'étranger en 251e10, au début de cette présentation du principe d'associations sélectives (voir sur ce verbe la note 2). Ce verbe remplace ici summeignusthai (« se mélanger ensemble »), utilisé en 254e4 (et les mots de même racine ameiktô (« non miscibles », dual) en 254d7 et meikton (« mélangé ») en 254d10), tournant autour de l'idée de « mélange » ((sum)meixis), qui avaient eux-mêmes pris la relève de mots tournant autour de l'idée de koinônia (« communauté ») au début de cet exercice sur les genres les plus vastes : koinônein (« former une communauté » en 254b9, et, sous la forme kekoinônèkenai, infinitf parfait actif, en 254c1 ; koinônia en 254c5. Comme pour les noms désignant ce qui participe à ces mélanges/communautés/..., l'étranger continue à varier les verbes et mots qui en parlent. (<==)
(56) Pour comprendre ce raisonnement, dans lequel la multiplication des pronoms continue sans qu'on sache toujours s'il faut, au moins en ce qui concerne tauton (« le "-même" ») et heteron (« autre »)/thateron (« l'autre », contraction de to heteron), les prendre comme simples pronoms ou comme noms d'une « famille », il faut le prendre sans la globalité en partant de 254d14-15 : « Donc, chacune d'elles (stasis (« immobilité/immutabilité »), kinèsis (« mouvement/changement ») et to on (« l'étant »)) est autre que les deux [restant], mais individuellement, la "-même" par rapport à "elle-même" », où l'on a admis que les « familles » (genè) kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« immobilité/immutabilité ») sont chacune à la fois « autre » (heteron) que l'autre et « -même » par rapport à ça-même qu'est chacune. L'étranger se demande alors si « -même/le "-même" » (tauton) et « autre/l'autre » (heteron/thareton) ne pourraient pas être des noms différents pour kinèsis (« mouvement/changement ») et/ou stasis (« immobilité/immutabilité ») (cette supposition n'est pas aussi absurde qu'elle en a l'air : on pourrait par exemple supposer que « autre » (heteron) est un nom différent pour kinèsis (« mouvement/changement ») en ce que quelque chose qui bouge/change est à chaque instant « autre » que ce qu'il était l'instant d'avant, que ce soit en position (mouvement) ou sous tout autre aspect (changement), et « même » (tauton) un nom différent pour stasis (« immobilité/immutabilité »), puisque ce qui reste immobile/immuable, reste toujours « le même » (tauton)). Il pose alors le problème en termes plus généraux en disant que quoi que ce soit qu'on considère commun à kinèsis (« mouvement/changement ») et à stasis (« immobilité/immutabilité ») ne peut être ni l'un, ni l'autre, c'est-à-dire ne peut être une seconde appellation pour l'un ou l'autre d'entre eux, synonyme de la première, mais ne peut qu'être un « attribut » s'y appliquant. En effet, soit a un mot quelconque avec lequel on peut à la fois dire « le mouvement/changement (kinèsis) est a » et « l'immobilité/immutabilité (stasis) est a », si l'on suppose que a est synonyme de « immobilité/immutabilité » (stasis), en remplaçant a dans « le mouvement/changement (kinèsis) est a » par le synonyme que serait « immobilité/immutabilité » dans notre hypothèse, on arrive à « le mouvement/changement est immobilité/immutabilité », alors qu'on avait admis en 250a8-9 que « mouvement/changement et repos/immutabilité [sont] le plus contraires/opposés (enantiôtata) l'un à l'autre » et qu'on a redit en 252d9-10 qu'il est « au plus haut point impossible pour le mouvement/changement de rester immobile/immuable, et pour l'immobilité/immutabilité de bouger/changer ». Et on arrive aux mêmes contradictions si l'on suppose a synonyme de « mouvement/changement » (kinèsis). C'est cela qu'explique en termes généraux l'étranger dans la réplique en 255a10-b1. Il rappelle ensuite que l'on a admis au début que « mouvement/changement » (kinèsis) et « immobilité/immutabilité » (stasis) ont « tous deux part au "le -même" (tauton) et à "l'autre" (thateron) », si bien qu'il suffit de remplacer a successivement par l'un et l'autre dans le raisonnement général pour arriver à la conclusion qu'aucun des deux ne peut être, ni « le "-même" » (tauton), ni « l'autre » (thateron). (<==)
(57) L'étranger est ici confronté à un problème de formulation : il veut poser la question de savoir si l'« étant » (to on), c'est-à-dire ce qui « est » (esti), « est » (esti) « la même chose » (tauton) que « le "-même" » (tauton). Mais s'il pose ainsi la question, il utilise les mots esti (« est ») et tauton (« le "-même" » qui sont justement ceux dont le sens est en question ! Il lui faut donc formuler cette question sans utiliser, ni le verbe einai (« être ») autrement que sous la forme du substantif to on (« l'étant ») sur lequel porte la question, ni le mot tauton (« le "-même" ») autrement que comme le second terme en question. Le problème est donc bien un problème lié à l'utilisation des mots en tant que distincts de ce qu'ils prétendent désigner (semainein, le verbe que va utiliser l'étranger dans la réplique suivante) : plusieurs mots peuvent-ils désigner une seule/« même » « chose » ? Pour contourner cette difficulté, l'étranger emploie ici, à la place du verbe einai (« être »), une forme dérivée du verbe dianoeisthai (« concevoir par la pensée (nous) »), qui nous rappelle que les mots expriment d'aboir une pensée (dianoia) formée dans notre esprit (nous, le mot à la racine de dianoeisthai et de dianoia), avant de désigner éventuellement quelque chose hors de notre esprit, qui serait à l'origine de ces pensées. La forme qu'il emploie est dianoèteon, l'adjectif verbal d'obligation dérivé du verbe dianoeisthai (« concevoir par la pensée (nous) »), dans la formule dianoèteon hèmin (« nous faut-il les concevoir », mot à mot « il_faut_concevoir pour_nous »), dans lequel le hèmin (« pour nous ») nous rappelle que nous sommes individuellement impliqués dans ce processus de pensée et que c'est nous qui nous représentons notre environnement à travers des pensées et des mots, sans avoir de garantie que cette représentatioon est adéquate à ce qu'elle entend représenter. Et pour éviter d'employer tauton (« le "-même" ») pour se demander si les deux mots renvoient à la « même » « chose », l'étranger utilise hen (« un » au sens numérique), dans l'expression hen ti (« un unique quelque chose »), manière pour lui de se demander si les deux mots on (« étant ») et tauton (« le "-même" ») ne sont que deux manières différentes d'exprimer une seule et unique pensée dans notre esprit. Cette substitution est rendue possible par le fait que, comme on l'a vu dans la note 51, la notion de « même » exprimée par tauton est bien une notion d'unicité du côté de ce qui est dit tauton (« le "-même" »), seulement conçu (dianooumenon) selon des points de vue différents exprimés par des formulations distinctes utilisant des mots différents. Cette attention porté par Platon aux mots qu'il met dans la bouche de l'étranger montre, s'il en était besoin, que ce sont bien les problèmes posés par le logos (« parole/discours/... ») qui sont au premier plan dans son esprit et qu'on ne peut faire l'impasse sur eux pour tenter d'accéder à ce qui pourrait être derrière les mots.
Notons pour finir que dianoia, le substantif dérivé de dianoeisthai, est le nom que donne Socrate à l'affection (pathèma) associée au premier sous-segment de l'intelligible dans l'analogie de la ligne, à la fin du sixième livre de la République, celle dans laquelle on est encore « prisonnier » des mots, où l'on n'a pas encore réussi à penser les eidè au-delà des mots. L'étranger la définira bientôt comme la forme silencieuse du logos (« discours/raisonnement/... ») intérieur, par opposition au logos au sens usuel, proféré de manière sonore par la bouche (cf. 263e3-8). (<==)
(58) Ici encore, l'étranger prend bien garde de n'utiliser ni une forme du verbe einai (« être »), ni tauton au sens de « le même », dans cette nouvelle assertion à propos de to on (« l'étant ») et de tauton (« le "-même" ») en tant que mots soumis à investigation : il ne dit pas « si l'étant est la même chose que le même », qui redonderait à la fois « être » et « même », mais « si "l'étant" et le "le -même" ne signifient rien de différent », en grec, ei to on kai to tauton mèden diaphoron sèmaineton (mot à mot « si le étant et le le_même rien différent signifient »). Après avoir évoqué le dianoeisthai (« concevoir par la pensée »), rappelant ainsi discrètement que le logos (« langage/parole/discours/raisonnement/... ») traduit d'abord quelque chose qui se passe dans notre esprit (nous) avant de refléter (ou pas) ce qui se passe hors de lui (voir note précédente), il évoque maintenant le « signifier » (sèmainein, dont sèmaineton est le présent de l'indicatif actif à la troisième personne du dual), qui rappelle que les mots ne sont pas ce qu'ils prétendent « désigner », montrant ainsi qu'il ne s'intéresse à ce qui est derrière les mots qu'à travers la manière d'en parler, l'un étant indissociable de l'autre. (<==)
(59) L'étranger ne fait ici qu'appliquer le principe général énoncé précédemment (voir note 56), que, dans un premier temps, il avait appliqué en faisant a = tauton (« le même ») et a = thateron (« l'autre »), dont on avait dit au début qu'ils étaient tous deux des attributs communs à kinèsis (« mouvement/changement ») et à stasis (« immobilité/immutabilité »), chacun des deux étant « le "-même" » par rapport à lui-même et « autre » par rapport à l'autre. Mais on avait aussi dit juste avant que chacun se mélangeait à to on (« l'étant ») dans la mesure où on disait « être » (einai) chacun des deux, faisant de chacun d'eux un « étant » (on). Il suffit donc maintenant de faire a = to on (« l'étant ») pour arriver au même résultat contradictoire qu'avec tauton (« le "-même" ») et thateron (« l'autre »). (<==)
(60) L'étranger donne ici la réponse à la question posée en 255b8-9. Et comme cette réponse est négative, peu importe maintenant qu'il utilise le verbe einai (« être ») pour la formuler en disant impossible (adunaton) pour tauton (« le "-même" ») et pour to on (« l'étant ») d'« être un » (hen einai), puisqu'il récuse justement cette formulation. Que tauton (« le "-même" ») soit un « étant » différent de to on (« l'étant »), c'est-à-dire « soit » quelque chose (ti), mais quelque chose de différent de to on (« l'étant ») en tant que tel, ou qu'il ne soit pas du tout un « étant », le résultat est le même, il n'est pas un avec l'« étant », les deux mots on (« étant ») et tauton (« le "-même" ») ne sont pas synonymes. (<==)
(61) L'étranger revient ici au vocabulaire des eidè et il a organisé sa phrase pour faire se suivre les deux occurrences de ce mot : tetarton dè pros tois trisin eidesin eidos to tauton tithômen (mot à mot « quatrième alors à_côté_de les trois eidè eidos le_même que nous posions ».
Consituent donc pour l'étranger deux eidè différents ce que nous désignons par des mots différents
qui ne sont pas interchangeables l'un avec l'autre dans toutes les expressions verbales où l'un peut être utilisé de manière pertinente, c'est-à-dire ne sont pas synonymes. Et il montre par l'exemple, en faisant appel au simple bon sens sur des mots que tout le monde comprend, qu'une expression de la forme « a est b » (par exemple « le mouvement est le "-même" (par rapport à lui-même) ») n'implique pas nécessairement que a et b soient deux mots désignant le même eidos, deux synonymes, loin de là. Une expression de la forme « a est b » fait de a un « étant » (on ti), mais un « étant », ce n'est pas la même chose que « l'étant » (to on), c'est-à-dire ce qui est commun à tous les « étants » et qui justifie qu'on les dise tous « étant » (on). Elle ne fait donc pas de a un synonyme de on. Et elle ne fait pas non plus de b un synonyme de a, ou de on (« étant »), en tout cas, pas dans tous les cas. Le sens propre de on (« étant ») n'est donc à chercher ni du côté des a, ni du côté des b. Ce qui est spécifique de to on (« l'étant ») en tant que tel, ce n'est donc ni le mouvement/changement, ni l'immobilité/immutabilité, ni l'identité, ni la différence. Ni quoi que ce soit d'autre, avec lequel le raisonnement serait le même. Il ne reste donc rien de spécifique qui serait commun à tous les « étants » (onta) et constituerait donc to on (« l'étant ») en tant que tel. Mais pour l'instant, sans aller jusque là, l'étranger admet que to on (« l'étant ») désigne un eidos (puisqu'il a un nom), ne serait-ce que pour pouvoir le dire différent des quatre autres. Le mot « est » dans « a est b » a un sens, mais ce sens n'est ni l'identité pure et simple (tauton, « le "-même" »), ni l'altérité (thateron, « le "autre" »), qui sont des a et des b parmi d'autres, qu'il faut assembler en respectant certaines règles, pas n'importe comment. (<==)