Le cheminement vers notre être propre
Le cheminement à travers les dialogues constitue un programme
éducatif sous la direction de Platon/Socrate. Il ne cherche pas à
nous fournir des réponses toutes prêtes, mais plutôt à être
la main secourable qui veut nous libérer de nos chaînes
et nous conduire hors de la caverne, avec l'espoir que nous y reviendrons
un jour pour aider à notre tour nos frères prisonniers à
construire une cité plus vivable où plus de personnes peuvent vivre
plus heureuses (1). Il suppose donc de notre part à nous
lecteurs une participation active, dans la mesure où ce que nous
recherchons n'est pas la vérité de Platon, mais notre
propre vérité, nos propres réponses, notre
être propre (2). L'autre, quel qu'il soit, et quand bien même ce serait
Platon ou Socrate, peut nous montrer le chemin, peut peut-être même
parfois, comme le daimon de Socrate, nous signaler les impasses et nous
arrêter avant que nous ne nous y engagions, mais personne ne peut
se glisser dans notre peau et être nous à notre place.
Dans ce cheminement, Platon n'est pas un doux rêveur nous emmenant
avec lui vers quelque ciel empyrée peuplé de vérités
éternelles qu'il prendrait par erreur pour le monde réel,
mais un homme qui a compris que l'on ne peut changer la société
pour le meilleur, ce qui devrait étre l'objectif premier de tout gouvernant
ou législateur digne de ce nom, si l'on ne commence par changer les hommes
eux-mêmes individuellement, en commençant par
soi-même ; et que le premier pas dans cette voie est l'éducation.
Mais, pour rendre les hommes heureux en ce monde, il vous faut savoir
ce que c'est que l'homme, ce qu'est ce monde et ce qui constitue le bonheur,
et cela est une longue histoire...
Le Philosophe retrouvé
Il est possible de voir dans les dialogues pris comme un tout le Philosophe,
ce dialogue annoncé au début du Sophiste
(217a-b)
et de nouveau au début du Politique
(257b-258a)
mais apparemment jamais écrit, ou bien l'on peut préférer
garder ce titre pour la dernière tétralogie, celle qui nous
décrit le retour dans la caverne en nous montrant ce que signifie
être un philosophe-roi :
-
tout d'abord en fixant l'objectif, le bonheur de l'homme en ce monde,
dans le dialogue introductif, le Philèbe ;
-
puis en nous montrant comment chaque partie de l'âme peut apporter sa
contribution à la tâche à accomplir :
-
la partie « sensible » (epithumiai) en recherchant
dans la contemplation (la « théorisation », au sens étymologique
du mot grec theôrein) de l'ordre du monde créé
(kosmos en grec) un modèle donné par dieu pour
la construction qui nous attend de la cité, dans le Timée ;
-
la partie volitive (thumos) en faisant les bons choix à l'aide
d'une capacité de jugement (krisis en grec) éclairée,
et non en comptant sur l'intervention renouvelée des dieux pour
remettre de l'ordre dans les affaires humaines perturbées, dans le
Critias, dont l'inachèment intentionnel
n'a d'autre but que d'être le test final du jugement du lecteur
au terme du parcours ;
-
et la partie raisonnable (logos) en rédigeant les Lois
qui introduiront l'ordre dans la cité et apporteront le bonheur à
ses citoyens, durant cette longue ascension de l'âme et du corps
ensemble vers la « caverne » de Zeus, le dieu des dieux.
Le visible, l'intelligible et l'âme au milieu
Mais, avant d'en arriver à ces conclusions, il nous faut cheminer
à travers tous les niveaux de l'« être » identifiés
dans l'analogie de la ligne de
République, VI, 509d-511e, à tous les niveaux
d'appréhension rendus possibles par la structure tripartite de l'âme
mise en évidence en
République, IV, 436a-441c.
Qu'est-ce qui nous rend aptes à être
des gouvernants ?
La mise en route se fait par la question « qu'est-ce qu'être
un homme, et qu'est-ce qui nous rend aptes à être des
gouvernants ? » :
-
de manière synthétique tout d'abord, avec l'exemple
d'Alcibiade à l'aube de sa carrière politique, interrogé
par Socrate sur ce qui le rend apte à se lancer dans une telle
entreprise ;
-
analytiquement ensuite, à travers la trilogie associée,
qui examine successivement les différentes parties de l'expression « philo-sophos
aner » (homme amoureux de la sagesse) :
-
philia, l'amitié, dans le Lysis, au niveau de cette
partie de l'àme qui éprouve des sensations, des sentiments,
des désirs et tout ce qui s'y apparente, et qui seule peut nous
mettre en mouvement ;
-
sophia, ou, de manière plus appropriée à
l'âge des jeunes interlocuteurs de Socrate dans ce dialogue, sôphrosunè,
c'est à dire la tempérence, la modération, la maîtrise
de soi, qui est le premier pas en direction de la sagesse, dans le
Charmide, au niveau de l'âme raisonnable ;
-
entre les deux, andreia, c'est à dire le courage, ou encore,
étymologiquement, le fait d'« être un homme »,
la « virilité » (le mot grec anèr, andros,
homme, sur lequel est construit andreia est au grec que que le mot
vir, sur lequel est construit notre français « virilité »,
est au latin), au niveau de l'âme intermédiaire, dans le
Lachès.
Bien sûr, il ne s'agit là que du premier pas et, pour bien le
montrer, tous ces dialogues mettent en scène des enfants. Et bien
évidemment, les réponses ne nous sont pas données
tout de suite, mais seulement matière à réflexion,
dans des dialogues qui posent délibérément plus de questions
qu'ils n'apportent de réponses (dans ce que l'on nomme « aporie
socratique ») et qui ont pour objectif de secouer certaines de nos certitudes,
de nous surprendre et de provoquer en nous l'étonnement (thaumazein
en grec), comme c'est le cas pour Alcibiade au début du dialogue
introductif (Alc., 103a), car, comme nous l'apprendrons bien plus tard, au
début du Théétète
(155d),
l'étonnement est le commencement de la philosophie.
Des illusions à la dialectique
Entre cette introduction et la conclusion, le programme se déploie
en cinq étapes : deux tétralogies traitent du monde
visible, deux de l'ordre intelligible (au sens de l'analogie de la ligne),
de part et d'autre d'une tétralogie traitant de l'âme,
« pont » entre ces deux « ordres ».
Toujours selon l'analogie de la ligne qui inspire cette distribution,
chaque paire de tétralogies consacrée soit au visible,
soit à l'intelligible commence par une tétralogie
consacrée aux « images », soit visibles (les
illusions, comme celles que fabriquent les sophistes), soit
intelligibles (les mots comme « images » des pensées
et des êtres), et continue avec une tétralogie consacrée
aux « choses réelles », les faits dans l'ordre visible,
la pensée dialectique dans l'ordre intelligible.
Dans chaque tétralogie, la trilogie procède depuis le niveau
de l'âme sentante et désirante en relation directe avec le monde
physique (de phusis, la « nature ») jusqu'au
niveau de l'âme
raisonnable (logikos, qui a donné le mot « logique »)
qui a part à l'ordre intelligible en
passant par le niveau de l'âme
qui manifeste choix et volonté et donc induit nos comportements dans l'action
(èthos, dont vient le mot « éthique ») (3) :
-
En tant que fabricants d'illusions, si l'on en croit la septième et
dernière définition qui est donnée d'eux dans
le Sophiste, les sophistes
sont la cible de la première étape de ce programme (c'est à
dire de la seconde tétralogie, la première après
la tétralogie introductive), celle qui correspond au premier
segment de la ligne, les images visibles, et s'attaque au relativisme de
Protagoras et de ses pairs dans le dialogue introductif (Protagoras), aux prétentions universalistes d'un Hippias tout aussi incapable de s'élever de la beauté illusoire qu'il trouve à l'or qu'il amasse à l'idée générale de beauté (Hippias majeur) que d'échapper à la fascination pour le héros grec par excellence, Achille, celui dont les caprices et les bouderies ont attiré toutes sortes de calamité sur son peuple et conduit à la mort de son meilleur ami (Hippias mineur), avant de montrer la vanité du logos que prétend enseigner Gorgias dans le dialogue qui porte son nom.
-
Les faits, et le pragmatisme de ceux qui ne se perdent pas dans de telles
subtilités, sont la préoccupation majeure d'une
tétralogie centrée sur le procès de Socrate,
le fait le plus parlant pour stigmatiser les conséquences
de l'activité des sophistes et des rhéteurs, au moins du
point de vue de Platon. Dans cette étape, Platon oppose le point
de vue « marérialiste » sur la loi prise au pied
de la lettre de quelqu'un qui prétend parler au nom des dieux et se montre
incapable de définit la piété (Euthyphron) à
la noble défense de l'esprit des lois par quelqu'un qui
préfère être lésé par elle
plutôt que de la « tuer » (Socrate dans le Criton).
-
Les mots, logoi, en tant qu'« images » intelligibles,
sont au cœur de la cinquième tétralogie, qui nous
propose des exemples de différentes sortes de discours dont
nous devons nous méfier : le discours du poète
qui s'adresse aux sentiments et prétend néanmoins
être l'éducateur de la Grèce, dans l'Ion ;
le discours des controversistes qui ne savent que jouer avec des mots
privés de tout sens, de tout « logos »,
pour le seul plaisir de remporter des concours de « beaux esprits »
dans des discussions de salon, dans l'Euthydème ;
les discours de politiciens utilisant un art rhétorique
frelaté pour justifier leurs pires méfaits aux yeux des
parents et amis de soldats morts au champ d'honneur et donner un
air de raison, un semblant de logos, à leurs agissements
iniques, dans le Ménéxène.
-
Ce n'est qu'avec la sixième tétralogie que nous nous
élevons jusqu'aux véritables « idées » dans
une leçon de dialectique qui commence par remettre les
sciences physiques, qui toutes s'appuient sur les sensations, à
leur juste place, au niveau de l'âme sensitive (Théétète),
qui est celle qu'elles occupent en effet avec le Timée
dans la tétralogie finale, de manière à mieux nous
faire comprendre que la « science » ultime est la science
politique bien comprise s'appuyant sur le logos (non plus
compris comme simple discours, mais comme raison) pour fixer leurs
objectifs à toutes les autres sciences et techniques (Politique),
une fois que l'homme est devenu capable de faire la différence
entre le vrai philosophe et le simple sophiste, entre le discours vrai et le
faux (Sophiste).
Le procès de Socrate et le « parricide » de
Parménide
Cette structure met en parallèle
-
le procès « physique » de Socrate par un certain
nombre de ses concitoyens d'Athènes conduisant à sa mort effective,
l'événement stimulateur dans le monde visible, et
-
le procès « logique » de Parménide par un
seul de ses concitoyens d'Élée conduisant à un « parricide » conceptuel,
le fait libérateur dans le monde intelligible.
Ceci est mis en évidence par le fait que l'Apologie
et le Sophiste occupent la même position dans leurs
groupes respectifs, dialogue médian de la seconde trilogie
de la paire. Ainsi donc, Parménide est vu par Platon comme
le père spirituel (délibérément ou pas,
ceci est une autre histoire) d'une école de pensée qui,
en identifiant pensée et être, mots et pensée,
conduisit à la sophistique et aux excès de la rhétorique,
qui, lorsqu'ils ne sont plus cantonnés à des pitres du
genre d'Euthydème et de son frère, mais tombent
entre les mains des pareils de Calliclès (qui « prédit » le procès et la mort de Socrate exactement au milieu du Gorgias, voir Gorgias, 486a-b et ma traduction de cette section),
mènent tout droit à la mort de Socrate.
Entre mort logique et mort physique
En ce qui concerne la tétralogie centrale sur l'âme, elle
prend place entre la mort « logique » de Socrate (Socrate
est un mort en sursis à la fin du Criton, à partir
du moment où il a refusé la dernière chance
que ses amis lui offraient de s'évader, sachant que son exécution
est pour le lendemain) et sa mort « physique » à la
fin du Phédon. En ces instants où Socrate a
prouvé par ses actes qu'il met en pratique ce qu'il dit,
même au prix de sa vie temporelle, et même alors qu'il sait
que, d'une certaine manière, il est victime d'une injustice de la part
de ses juges, il est un maître crédible pour nous enseigner les
plus hautes vérités sur cette vie. Et la trilogie sur l'âme
peut maintenant se déployer entre une nuit dans la vie de Socrate,
dilatée à l'ensemble de sa vie « matérielle » extérieure
racontée par un Alcibiade ivre, cet Alcibiade
avec lequel nous avons commencé le parcours et qui confesse lui-même
qu'il n'a pas su profiter de l'amitié de Socrate (Le Banquet)
et un jour dans la « mort » de Socrate dilaté à
l'ensemble de sa vie « spirituelle » intérieure
racontée par lui-même pour consoler ses
amis qui ne savent s'ils doivent rire ou pleurer (Phédon).
Et la pièce centrale de cette tétralogie, qui se trouve être
aussi la pièce centrale de l'ensemble des dialogues, est la
République, qui nous présente la justice proprement
comprise comme l'« idée/idéal » ultime de
l'homme, et nous donne les clés qui doivent nous permettre de mettre à jour
la structure d'ensemble des dialogues.
Centre logique et centre matériel
Ainsi donc, la République, dialogue central de la trilogie centrale,
est le centre « logique » de l'ouvrage dans son ensemble, et nous
propose très exactement en son centre le credo central de Platon :
« À moins que les philosophes ne deviennent rois dans les
cités ou que ceux qui sont pour lors appelés rois
et puissants ne se mettent à philosopher sincèrement
et adéquatement, et que cela ne se trouve réuni
dans la même personne, à savoir, la puissance politique
et la philosophie, ceux en grand nombre que leur nature porte
vers l'un à l'exclusion de l'autre ayant été
écartés par la contrainte, il n'y aura de cesse
aux maux des cités, mon cher Glaucon, ni même, je
crois, à ceux de l'espèce humaine. » (473c-d)
Mais le centre matériel des dialogues rangés dans
l'ordre que je suggère,
tombe presque exactement à la fin du
Phédon (4),
c'est à dire
à la mort de Socrate ! La mort de Socrate fut sans doute en effet
l'événement le plus important pour Platon dans sa vie et les derniers
mots du Phédon, centre « visible » des dialogues,
parlent de lui comme de
« l'homme dont on peut dire que, de tous ceux de ce temps qu'il
nous fut donné de connaître, il était le meilleur, en d'autres
mots, le plus plein de bon sens et le plus juste » (118a),
ou, en d'autres termes, la meilleure image visible d'un vrai homme,
d'un homme au sens le plus plein du terme. Socrate est pour Platon celui
qui se rapproche le plus de l'homme juste de la République,
et c'est pourquoi c'est lui, et non Platon, qui est notre guide au long des dialogues.
Les parallèles
Mais ce n'est pas tout. La manière dont nous avons considéré
les dialogues jusqu'à présent, en mettant l'accent sur les
symétries autour de la tétralogie centrale n'est pas la seule possible.
Il y a au moins une autre manière de voir qui nous est suggérée
par plusieurs parallèles que l'on peut mettre en évidence entre
l'ensemble et tel ou tel dialogue ou trilogie.
Les sept discours du Banquet
Un de ces parallèles est celui que l'on peut déceler entre les
sept tétralogies et les sept discours du Banquet :
-
Les cinq premiers discours, qui représentent ensemble exactement
la moitié du dialogue, on souvent été considérés
comme constituant une préparation au discours de Socrate :
-
Dans le premier discours, Phèdre, qui est présenté
par Eryximaque en
177d
comme « le père du sujet », campe le décor
pour les discours qui vont suivre, comme le fait la première tétralogie
pour l'ensemble des dialogues ;
-
Le discours de Pausanias, qui vient ensuite, n'est rien d'autre qu'une
apologie sophistique de toutes les formes de l'amour fondée
sur la relativité des coutumes, en accord avec les théories
de Protagoras, digne parallèle avec la seconde tétralogie,
celle sur les sophistes introduite par le Protagoras ;
-
Eryximaque a une conception de l'amour tout à fait « pragmatique »
et physique, bien normale pour le médecin qu'il est,
qui fournit un parallèle avec la troisième tétralogie
sur les faits ; de plus, il est vu à l'œuvre guérissant
le hoquet d'Aristophane, comme Socrate « expérimentant »
avec l'esclave de Ménon ;
-
Aristophane est l'« anti-Socrate » à plus d'un titre, à
commener par sa comédie, les Nuées,
que Socrate mentionne à son procès comme une des
origines de la mauvaise opinion que les Athéniens avaient de lui et
qui conduisit à son procès. Il n'occupe pourtant pas
la troisième place, en parallèle avec la tétralogie
du procès (d'où l'intermède de son hoquet),
mais la quatrième, en opposition plutôt qu'en parallèle
avec la tétralogie centrale sur l'âme, parce que Platon veut
aller au cœur du débat, mettre à nu l'« âme » du
malentendu, et dévoiler les conceptions « matérialistes » d'Aristophane,
sa négation de l'âme et son explication du
comportement humain par sa « nature originelle »
et son désir de retourner vers elle (voir la conclusion du discours en
Symp.,
193d), qui est l'antithèse de la conception de Socrate, de sa théorie
de l'âme et de l'ascension vers le divin ;
-
Le discours d'Agathon, quant à lui, est un modèle de
rhétorique creuse dans lequel le style est tout et le fond rien,
parallèle approprié pour la cinquième tétralogie
sur le discours et sa série d'exemples de types de discours « à
éviter » ;
-
Le discours de Socrate est le discours « dialectique » :
il montre dialectiquement erôs comme la « puissance »
capable de nous mettre en mouvement vers la dialectique et les vérités
supérieures vers lesquelles elle nous conduit, en parallèle avec
la sixième tétralogie, celle qui nous propose une « théorie
de la dialectique » ;
-
Le discours d'Alcibiade est une sorte de retour dans la caverne, pour le
meilleur et pour le pire : il fait éclater les murs de la
pièce dans laquelle se trouvent les convives et nous transporte
au beau milieu de la vie de Socrate, tel qu'il paraît à
celui qui était au point de départ du parcours mais
avoue lui-même ne pas avoir eu une force de caractère suffisante
pour marcher sur les pas de Socrate, et qui n'est pas plus capable de
surmonter les effets du vin ; il montre du même coup de que devrait
être la vie du philosophe (à travers l'exemple de Socrate)
et ce qui est à éviter (dans l'exemple de la vie d'Alcibiade
incapable de tirer parti de la fréquentation de Socrate et de son amour).
Il est en parallèle avec la tétralogie finale, dont le but est
de nour présenter un modèle pour la vie du philosopher,
tant privée que sociale.
Les sept étapes de la trilogie dialectique
De la même manière, on peut mettre en parallèle
les sept tétralogies avec la sixième trilogie, celle qui
est le plus clairement présentée comme une trilogie
par le texte lui-même, et dont nous allons voir qu'elle constitue comme
une sorte de résumé de tout le parcours, la trilogie
Théétète, Sophiste, Politique :
-
On peut voir le Théétète comme un
résumé des cinq premières tétralogies :
-
Un prologue (142a-151d) nous replonge dans l'ambiance des « salles
de classe » et dans l'atmosphère du Lysis et du Charmide
de la première tétralogie, pour nous montrer Socrate
se présentant comme « accoucheur d'âmes ».
-
La première partie de la discussion sur la première
définition de la science, celle qui définit la science comme sensation, avec
Théétète (151d-165e), nous renvoie aux
théories relativistes de Protagoras, qui avaient servi
d'introduction à la seconde tétralogie sur les sophistes.
-
Après une transition qui introduit le critère d'efficacité
en lieu et place de la vérité (165e-168c), la seconde
partie de la discussion de cette même définition,
avec Théodore, cette fois (168c-184b),
nous transporte du royaume de la pure relativité dans un
domaine où ce sont les faits qui servent de critère de
valeur. Et, au milieu de cette sections, au point qui se trouve être
l'exact milieu du dialogue, nous trouvons ce que l'on appelle souvent
la « digression sur le philosophe et le rhéteur » (172b-177b).
Sans entrer dans trop de détails à ce point, qu'il me suffise
pour l'instant de dire que cette prétendue digression n'oppose pas
le « mauvais » rhéteur au « vrai » philosophe
selon le cœur de Socrate, mais à un tout aussi « mauvais »
philosophe selon la vision qu'en ont un Théodore et
la foule, c'est à dire, un savant s'abstrayant des préoccupations
de ce bas monde pour contempler les étoiles... et tomber dans un puits.
Mais, derrière cette apparente digression, qui pourrait bien en fait
être le cœur du dialogue, c'est tout le procès de Socrate
qui se profile (l'introduction nous fait d'ailleurs remarquer que toute cette
conversation eut lieu juste avant ce procès et, à la fin,
Socrate nous dit lui-même qu'il doit partir pour un rendez-vous
avec ses juges) avec l'incompréhension qu'il manifeste à
l'égard de Socrate de la part de ses concitoyens Athéniens.
Et ceci nous renvoie à la troisiéme tétralogie
centrée sur le procès de Socrate.
-
Une seconde transition (184b-187a) nous introduit à une seconde
définition de la science en introduisant l'âme comme lieu
des opinions. La quatrième partie du dialogue (187b-201c)
discute de la science comme opinion vraie en cherchant quelle devrait
être la structure de l'âme pour qu'une telle définition
soit valide, ce qui nous ramène aux préoccupations de la
quatrième tétralogie sur l'âme.
-
Finalement, la cinquième et dernière section (201c-210c),
après l'échec des tentatives précédentes,
essaye d'améliorer la seconde définition en introduisant le
logos (la science comme opinion vraie accompagnée de
logos), mais se perd dans les différents sens possibles du
mot logos sans réussir à atteindre une conclusion
probante. Et le logos n'est-il pas justement ce sur quoi se concentre
la cinquième tétralogie ?
-
Mais ce parallèle que nous venons de mettre en évidence
se redouble d'un autre parallèle analogue avec le prologue du
dialogue :
-
Avant que le dialogue proprement dit ne commence, nous trouvons un
prologue au prologue avec un groupe distinct de personnages (142a-143c)
qui nous présente le sujet du dialogue et son cadre ;
-
Puis Socrate discute avec Théodore de son opinion
sur Théétète (143c-144d) ;
-
Puis vient un test de Théétète, comme
soumis à la question pour prouver sa capacité à
résoudre un problème (144d-148e) ;
-
Socrate se présente ensuite comme accoucheur d'âmes,
les jugeant sur leur logos (148e-151d) ;
-
Le reste du dialogue constitue le logos que Socrate « accouche » de
Théétète.
-
Si nous revenons maintenant au schéma général
de la trilogie, le Sophiste est au cœur de la sixième
trilogie, dont il est la pièce maîtresse et comme le concentré,
donnant les clés de la dialectique. Il occupe donc la place de la
sixième tétralogie dans le parallèle que nous
décrivons ici.
-
Le Politique, quant à lui, annonce et prépare
la tétralogie finale en exposant la théorie derrière la
pratique qui sera mise en œuvre dans celle-ci (le parallèle est plus profond,
mais il ne sera possible de le montrer qu'en entrant dans plus de détails
sur le dialogue que nous ne pouvons le faire à ce point).
Les sept définitions du sophiste
On peut encore trouver un autre parallèle entre les sept
définitions du sophiste données dans le dialogue de ce
nom et les sept tétralogies.
-
Les cinq premières définitions considèrent le
sophiste comme un acquéreur, soit par capture
(définitions 1 et 5), soit par échange (définitions
2, 3 et 4) :
-
La définition 1 en fait un chasseur de riches jeunes gens qu'il
prétend éduquer pour un salaire confortable, au contraire
de Socrate tel qu'il nous est présenté dans la première
tétralogie ;
-
La définition 2 voit en lui un grossiste ambulant négociant
des denrées pour l'âme qu'il ne fabrique pas lui-même
mais obtient des autres, une image qui convient tout à fait
aux Protagoras d'Abdère, Hippias d'Élis,
Prodicos de Céos et autres Gorgias de Léontium
qui peuplent la seconde tétralogie, eux qui passaient leur temps à
voyager de ville en ville pour prêcher leurs théories
relativistes ;
-
La définition 3 le fixe en tant que détaillant local des
mêmes sortes de denrées pour l'âme, toujours de provenance
étrangère, le soumettant ainsi au « jugement » de
ses concitoyens et clients potentiels, comme c'est le cas pour Socrate dans la
troisième tétralogie ;
-
La définition 4, la plus courte, en fait maintenant le producteur
de ce qu'il vend, le rapprochant ainsi de Socrate et de ses discours sur
l'âme de la quatrième tétralogie, ou plutôt
d'Aristophane et de ses comédies ;
-
La définition 5 le présente comme un controversiste
antilogique, qui ressemble aux Euthydèmes et Dionysodores
de la cinquième tétralogie ;
-
La sixième définition fait de lui, non sans quelques
hésitations de la part de l'étranger, un « critique »,
c'est à dire quelqu'un qui est capable de jugement, par la
réfutation au moins dans son cas, et non par la dialectique, comme
ce serait le cas du philosophe ayant suivi les leçons de la
sixième tétralogie ;
-
La septième définition le considère comme producteur,
à l'égal du philosophe de la septième tétralogie,
sauf que, dans son cas, il ne produit que des illusions, et non des lois et de l'ordre.
Le programme court d'Isocrate
Il est à noter que dans tous ces parallèles se dessine
un schéma qui sépare les cinq premiers éléments
des deux derniers. Si l'on applique ce même schéma
aux tétralogies, considérant les cinq premières
à part des deux dernières, nous voyons qu'elles nous conduisent
aux portes de la dialectique. Dans le programme d'ensemble, elles constituent
une longue préparation, une propédeutique en vue
de l'étape ultime qui doit nous conduire à la
connaissance de ce qui fera de nous de vrais philosophes. Mais que
se passe-t-il donc si nous en restons là et ne poursuivons pas
notre chemin au delà du Parménide ?...
Si nous soumettons ce parcours tronqué à la même
analyse structurelle que celle à laquelle nous avons soumis
l'ensemble complet, nous découvrons que son centre logique
est le procès de Socrate (l'Apologie est le dialogue central
de la trilogie centrale, la troisième, du groupe constitué
des cinq premières), alors que son centre physique tombe
à la fin du Phèdre (5).
Et ce que nous lisons à la fin du Phèdre est une
« prophétie » quelque peu surprenante concernant
un supposé bien-aimé de Socrate nommé...
Isocrate !
Le Phèdre nous propose une critique de la rhétorique
et Isocrate se trouve être l'un des plus brillants élèves
de Gorgias, le prince des rhéteurs au temps de Platon, et l'un de
ses principaux rivaux, qui était à la tête d'une
école concurrente qui prétendait précisément
éduquer les jeunes sans « perdre » de temps
dans ces exercices dialectiques qu'il assimilait aux jeux éristiques
dont Platon se moque dans l'Euthydème. Une analyse plus
serrée de cette courte prophétie de Socrate montre
qu'elle est ironique et que Platon y ridiculise discrètement
son adversaire à l'aide de ses propres paroles.
Mais ce qu'il faut bien voir, c'est que ce programme réduit
est en fait le chemin qui s'arrête à la
rhétorique, le programme raccourci qu'Isocrate propose
à ses élèves, un programme qui conduit tout droit
au procès et à la mort de Socrate, et au style de politique
qui est décrit dans le Ménéxène,
le dialogue final de la cinquième tétralogie, c'est
à dire de ce programme écourté :
une politique qui se nourrit de pure démagogie et de discours
interchangeables écrits par des professionnels du discours,
menée par des chefs toujours prêts à justifier
des guerres et leurs crimes au nom de l'intérêt
supérieur de la nation quand il ne s'agit en fait que du leur.
Et si nous en avions encore besoin, nous trouvons une confirmation de
cette lecture dans les premiers mots de Socrate au début du
Ménéxène : « Qu'allais-tu
faire au juste dans la salle du conseil ? Evidemment, tu penses
être au terme de l'éducation et de la philosophie, et,
estimant que cela t'est maintenant possible, tu as conçu l'idée
de te tourner vers de plus nobles occupations, et tu entreprends de nous
gouverner, étonnant enfant, nous les aînés en dépit
de ton âge ! » (Menex.,
234a) Le programme
qui s'arrête là est un programme qui confond les mots et les
pensées, faute d'avoir su surmonter l'héritage de
Parménide. Bref, ou bien vous allez jusqu'au bout du chemin
et en venez à rédiger les Lois sur la route qui conduit
à l'antre du dieu, ou bien vous en restez à la
cinquième tétralogie, comme Isocrate, et alors vous devez
vous satisfaire de la politique des Ménéxènes, de
celle des Périclès et de ses pareils, ou pire encore...
(1) Voir Republic,
VII, 514a-521b pour la célèbre analogie de la caverne,
qu'il faut faire attention de bien lire jusqu'au bout pour ne pas l'amputer
du voyage de retour si important. (<==)
(2) Par « notre
propre vérité », je ne veux pas dire que n'importe
quelle « vérité » est acceptable, que chacun
d'entre nous peut tenir pour vérité quelque opinion que ce soit qui lui convienne,
ce qui serait le relativisme à la manière de Protagoras et de son « homme
mesure » que Platon a si fermement combattu, mais que nous devons
nous approprier les réponses que nous faisons nôtres avec un degré de confiance
suffisant en elles pour que nous acceptions d'agir en cohérence avec
elles dans notre propre vie, même si cela implique, comme ce fut
le cas pour Socrate, que nous devions accepter une mort injuste. (<==)
(3) On voit
ici comment la tripartition de l'âme présentée dans la République a
pu être à l'origine du découpage de la philosophie postérieure à Platon en
physique, éthique et logique. Mais on voit aussi en parcourant les dialogues
associés à chaque niveau que ces termes, en particulier « logique »,
doivent être pris ici dans un sens beaucoup plus large que celui qu'ils prendront
dans la suite. (<==)
(4) Le nombre
total de pages dans l'édition Estienne pour l'ensemble des dialogues
jusqu'au Phédon inclus est de 787, et, pour le reste des dialogues,
il est de 799 ; sur un total de 1586 pages, le milieu mathématique,
en supposant toutes les pages de taille égale, tomberait à la
page 793, soit 6 pages plus loin, c'est-à-dire que l'écart est
inférieur à 1%, un écart sans doute plus faible que celui
qui résulte entre autre du fait que la première et la dernière
page de chaque dialogue ne sont pas pleines, et que nous ne savons comment
les rouleaux utilisés au temps de Platon étaient remplis à l'aide
d'une calligraphie qui ne séparait pas les mots et n'utilisait pas de
signes de ponctuation. (<==)
(5) 454 pages
de l'édition Estienne pour tous les dialogues juqu'au Phèdre inclus,
sur un total de 709 pour les cinq premières tétralogies, ce qui
correspond au milieu à une page près ! (<==)
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procès de Socrate - 4ème tétralogie : L'âme
- 5ème tétralogie : Le discours
(logos) - 6ème tétralogie : La
dialectique - 7ème tétralogie : L'homme
dans le monde
Première publication le16 mai 1996 (anglais) ;
le 29 novembre 1997 (français) - Dernière mise à
jour le 6 juin 2009
© 1996, 2005 Bernard
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