© 1996, 2005 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 6 juin 2009
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Le cheminement vers notre être propre

Le cheminement à travers les dialogues constitue un programme éducatif sous la direction de Platon/Socrate. Il ne cherche pas à nous fournir des réponses toutes prêtes, mais plutôt à être la main secourable qui veut nous libérer de nos chaînes et nous conduire hors de la caverne, avec l'espoir que nous y reviendrons un jour pour aider à notre tour nos frères prisonniers à construire une cité plus vivable où plus de personnes peuvent vivre plus heureuses (1). Il suppose donc de notre part à nous lecteurs une participation active, dans la mesure où ce que nous recherchons n'est pas la vérité de Platon, mais notre propre vérité, nos propres réponses, notre être propre (2). L'autre, quel qu'il soit, et quand bien même ce serait Platon ou Socrate, peut nous montrer le chemin, peut peut-être même parfois, comme le daimon de Socrate, nous signaler les impasses et nous arrêter avant que nous ne nous y engagions, mais personne ne peut se glisser dans notre peau et être nous à notre place.

Dans ce cheminement, Platon n'est pas un doux rêveur nous emmenant avec lui vers quelque ciel empyrée peuplé de vérités éternelles qu'il prendrait par erreur pour le monde réel, mais un homme qui a compris que l'on ne peut changer la société pour le meilleur, ce qui devrait étre l'objectif premier de tout gouvernant ou législateur digne de ce nom, si l'on ne commence par changer les hommes eux-mêmes individuellement, en commençant par soi-même ; et que le premier pas dans cette voie est l'éducation. Mais, pour rendre les hommes heureux en ce monde, il vous faut savoir ce que c'est que l'homme, ce qu'est ce monde et ce qui constitue le bonheur, et cela est une longue histoire...

Le Philosophe retrouvé

Il est possible de voir dans les dialogues pris comme un tout le Philosophe, ce dialogue annoncé au début du Sophiste (217a-b) et de nouveau au début du Politique (257b-258a) mais apparemment jamais écrit, ou bien l'on peut préférer garder ce titre pour la dernière tétralogie, celle qui nous décrit le retour dans la caverne en nous montrant ce que signifie être un philosophe-roi :

Le visible, l'intelligible et l'âme au milieu

Mais, avant d'en arriver à ces conclusions, il nous faut cheminer à travers tous les niveaux de l'« être » identifiés dans l'analogie de la ligne de République, VI, 509d-511e, à tous les niveaux d'appréhension rendus possibles par la structure tripartite de l'âme mise en évidence en République, IV, 436a-441c.

Qu'est-ce qui nous rend aptes à être des gouvernants ?

La mise en route se fait par la question  « qu'est-ce qu'être un homme, et qu'est-ce qui nous rend aptes à être des gouvernants ? » :

Bien sûr, il ne s'agit là que du premier pas et, pour bien le montrer, tous ces dialogues mettent en scène des enfants. Et bien évidemment, les réponses ne nous sont pas données tout de suite, mais seulement matière à réflexion, dans des dialogues qui posent délibérément plus de questions qu'ils n'apportent de réponses (dans ce que l'on nomme « aporie socratique ») et qui ont pour objectif de secouer certaines de nos certitudes, de nous surprendre et de provoquer en nous l'étonnement (thaumazein en grec), comme c'est le cas pour Alcibiade au début du dialogue introductif (Alc., 103a), car, comme nous l'apprendrons bien plus tard, au début du Théétète (155d), l'étonnement est le commencement de la philosophie.

Des illusions à la dialectique

Entre cette introduction et la conclusion, le programme se déploie en cinq étapes : deux tétralogies traitent du monde visible, deux de l'ordre intelligible (au sens de l'analogie de la ligne), de part et d'autre d'une tétralogie traitant de l'âme, « pont » entre ces deux « ordres ».

Toujours selon l'analogie de la ligne qui inspire cette distribution, chaque paire de tétralogies consacrée soit au visible, soit à l'intelligible commence par une tétralogie consacrée aux « images », soit visibles (les illusions, comme celles que fabriquent les sophistes), soit intelligibles (les mots comme « images » des pensées et des êtres), et continue avec une tétralogie consacrée aux « choses réelles », les faits dans l'ordre visible, la pensée dialectique dans l'ordre intelligible. Dans chaque tétralogie, la trilogie procède depuis le niveau de l'âme sentante et désirante en relation directe avec le monde physique (de phusis, la « nature ») jusqu'au niveau de l'âme raisonnable (logikos, qui a donné le mot « logique ») qui a part à l'ordre intelligible en passant par le niveau de l'âme qui manifeste choix et volonté et donc induit nos comportements dans l'action (èthos, dont vient le mot « éthique ») (3) :

Le procès de Socrate et le « parricide » de Parménide

Cette structure met en parallèle

Ceci est mis en évidence par le fait que l'Apologie et le Sophiste occupent la même position dans leurs groupes respectifs, dialogue médian de la seconde trilogie de la paire. Ainsi donc, Parménide est vu par Platon comme le père spirituel (délibérément ou pas, ceci est une autre histoire) d'une école de pensée qui, en identifiant pensée et être, mots et pensée, conduisit à la sophistique et aux excès de la rhétorique, qui, lorsqu'ils ne sont plus cantonnés à des pitres du genre d'Euthydème et de son frère, mais tombent entre les mains des pareils de Calliclès (qui « prédit » le procès et la mort de Socrate exactement au milieu du Gorgias, voir Gorgias, 486a-b et ma traduction de cette section), mènent tout droit à la mort de Socrate.

Entre mort logique et mort physique

En ce qui concerne la tétralogie centrale sur l'âme, elle prend place entre la mort « logique » de Socrate (Socrate est un mort en sursis à la fin du Criton, à partir du moment où il a refusé la dernière chance que ses amis lui offraient de s'évader, sachant que son exécution est pour le lendemain) et sa mort « physique » à la fin du Phédon. En ces instants où Socrate a prouvé par ses actes qu'il met en pratique ce qu'il dit, même au prix de sa vie temporelle, et même alors qu'il sait que, d'une certaine manière, il est victime d'une injustice de la part de ses juges, il est un maître crédible pour nous enseigner les plus hautes vérités sur cette vie. Et la trilogie sur l'âme peut maintenant se déployer entre une nuit dans la vie de Socrate, dilatée à l'ensemble de sa vie « matérielle » extérieure racontée par un Alcibiade ivre, cet Alcibiade avec lequel nous avons commencé le parcours et qui confesse lui-même qu'il n'a pas su profiter de l'amitié de Socrate (Le Banquet) et un jour dans la « mort » de Socrate dilaté à l'ensemble de sa vie « spirituelle » intérieure racontée par lui-même pour consoler ses amis qui ne savent s'ils doivent rire ou pleurer (Phédon). Et la pièce centrale de cette tétralogie, qui se trouve être aussi la pièce centrale de l'ensemble des dialogues, est la République, qui nous présente la justice proprement comprise comme l'« idée/idéal » ultime de l'homme, et nous donne les clés qui doivent nous permettre de mettre à jour la structure d'ensemble des dialogues.

Centre logique et centre matériel

Ainsi donc, la République, dialogue central de la trilogie centrale, est le centre « logique » de l'ouvrage dans son ensemble, et nous propose très exactement en son centre le credo central de Platon :

« À moins que les philosophes ne deviennent rois dans les cités ou que ceux qui sont pour lors appelés rois et puissants ne se mettent à philosopher sincèrement et adéquatement, et que cela ne se trouve réuni dans la même personne, à savoir, la puissance politique et la philosophie, ceux en grand nombre que leur nature porte vers l'un à l'exclusion de l'autre ayant été écartés par la contrainte, il n'y aura de cesse aux maux des cités, mon cher Glaucon, ni même, je crois, à ceux de l'espèce humaine. » (473c-d)

Mais le centre matériel des dialogues rangés dans l'ordre que je suggère, tombe presque exactement à la fin du Phédon (4), c'est à dire à la mort de Socrate ! La mort de Socrate fut sans doute en effet l'événement le plus important pour Platon dans sa vie et les derniers mots du Phédon, centre « visible » des dialogues, parlent de lui comme de

« l'homme dont on peut dire que, de tous ceux de ce temps qu'il nous fut donné de connaître, il était le meilleur, en d'autres mots, le plus plein de bon sens et le plus juste » (118a),

ou, en d'autres termes, la meilleure image visible d'un vrai homme, d'un homme au sens le plus plein du terme. Socrate est pour Platon celui qui se rapproche le plus de l'homme juste de la République, et c'est pourquoi c'est lui, et non Platon, qui est notre guide au long des dialogues.

Les parallèles

Mais ce n'est pas tout. La manière dont nous avons considéré les dialogues jusqu'à présent, en mettant l'accent sur les symétries autour de la tétralogie centrale n'est pas la seule possible. Il y a au moins une autre manière de voir qui nous est suggérée par plusieurs parallèles que l'on peut mettre en évidence entre l'ensemble et tel ou tel dialogue ou trilogie.

Les sept discours du Banquet

Un de ces parallèles est celui que l'on peut déceler entre les sept tétralogies et les sept discours du Banquet :

Les sept étapes de la trilogie dialectique

De la même manière, on peut mettre en parallèle les sept tétralogies avec la sixième trilogie, celle qui est le plus clairement présentée comme une trilogie par le texte lui-même, et dont nous allons voir qu'elle constitue comme une sorte de résumé de tout le parcours, la trilogie Théétète, Sophiste, Politique :

Les sept définitions du sophiste

On peut encore trouver un autre parallèle entre les sept définitions du sophiste données dans le dialogue de ce nom et les sept tétralogies.

Le programme court d'Isocrate

Il est à noter que dans tous ces parallèles se dessine un schéma qui sépare les cinq premiers éléments des deux derniers. Si l'on applique ce même schéma aux tétralogies, considérant les cinq premières à part des deux dernières, nous voyons qu'elles nous conduisent aux portes de la dialectique. Dans le programme d'ensemble, elles constituent une longue préparation, une propédeutique en vue de l'étape ultime qui doit nous conduire à la connaissance de ce qui fera de nous de vrais philosophes. Mais que se passe-t-il donc si nous en restons là et ne poursuivons pas notre chemin au delà du Parménide ?...

Si nous soumettons ce parcours tronqué à la même analyse structurelle que celle à laquelle nous avons soumis l'ensemble complet, nous découvrons que son centre logique est le procès de Socrate (l'Apologie est le dialogue central de la trilogie centrale, la troisième, du groupe constitué des cinq premières), alors que son centre physique tombe à la fin du Phèdre (5). Et ce que nous lisons à la fin du Phèdre est une « prophétie » quelque peu surprenante concernant un supposé bien-aimé de Socrate nommé... Isocrate !

Le Phèdre nous propose une critique de la rhétorique et Isocrate se trouve être l'un des plus brillants élèves de Gorgias, le prince des rhéteurs au temps de Platon, et l'un de ses principaux rivaux, qui était à la tête d'une école concurrente qui prétendait précisément éduquer les jeunes sans « perdre » de temps dans ces exercices dialectiques qu'il assimilait aux jeux éristiques dont Platon se moque dans l'Euthydème. Une analyse plus serrée de cette courte prophétie de Socrate montre qu'elle est ironique et que Platon y ridiculise discrètement son adversaire à l'aide de ses propres paroles.

Mais ce qu'il faut bien voir, c'est que ce programme réduit est en fait le chemin qui s'arrête à la rhétorique, le programme raccourci qu'Isocrate propose à ses élèves, un programme qui conduit tout droit au procès et à la mort de Socrate, et au style de politique qui est décrit dans le Ménéxène, le dialogue final de la cinquième tétralogie, c'est à dire de ce programme écourté : une politique qui se nourrit de pure démagogie et de discours interchangeables écrits par des professionnels du discours, menée par des chefs toujours prêts à justifier des guerres et leurs crimes au nom de l'intérêt supérieur de la nation quand il ne s'agit en fait que du leur. Et si nous en avions encore besoin, nous trouvons une confirmation de cette lecture dans les premiers mots de Socrate au début du Ménéxène : « Qu'allais-tu faire au juste dans la salle du conseil ? Evidemment, tu penses être au terme de l'éducation et de la philosophie, et, estimant que cela t'est maintenant possible, tu as conçu l'idée de te tourner vers de plus nobles occupations, et tu entreprends de nous gouverner, étonnant enfant, nous les aînés en dépit de ton âge ! » (Menex., 234a) Le programme qui s'arrête là est un programme qui confond les mots et les pensées, faute d'avoir su surmonter l'héritage de Parménide. Bref, ou bien vous allez jusqu'au bout du chemin et en venez à rédiger les Lois sur la route qui conduit à l'antre du dieu, ou bien vous en restez à la cinquième tétralogie, comme Isocrate, et alors vous devez vous satisfaire de la politique des Ménéxènes, de celle des Périclès et de ses pareils, ou pire encore...


(1) Voir Republic, VII, 514a-521b pour la célèbre analogie de la caverne, qu'il faut faire attention de bien lire jusqu'au bout pour ne pas l'amputer du voyage de retour si important. (<==)

(2) Par « notre propre vérité », je ne veux pas dire que n'importe quelle « vérité » est acceptable, que chacun d'entre nous peut tenir pour vérité quelque opinion que ce soit qui lui convienne, ce qui serait le relativisme à la manière de Protagoras et de son « homme mesure » que Platon a si fermement combattu, mais que nous devons nous approprier les réponses que nous faisons nôtres avec un degré de confiance suffisant en elles pour que nous acceptions d'agir en cohérence avec elles dans notre propre vie, même si cela implique, comme ce fut le cas pour Socrate, que nous devions accepter une mort injuste. (<==)

(3) On voit ici comment la tripartition de l'âme présentée dans la République a pu être à l'origine du découpage de la philosophie postérieure à Platon en physique, éthique et logique. Mais on voit aussi en parcourant les dialogues associés à chaque niveau que ces termes, en particulier « logique », doivent être pris ici dans un sens beaucoup plus large que celui qu'ils prendront dans la suite. (<==)

(4) Le nombre total de pages dans l'édition Estienne pour l'ensemble des dialogues jusqu'au Phédon inclus est de 787, et, pour le reste des dialogues, il est de 799 ; sur un total de 1586 pages, le milieu mathématique, en supposant toutes les pages de taille égale, tomberait à la page 793, soit 6 pages plus loin, c'est-à-dire que l'écart est inférieur à 1%, un écart sans doute plus faible que celui qui résulte entre autre du fait que la première et la dernière page de chaque dialogue ne sont pas pleines, et que nous ne savons comment les rouleaux utilisés au temps de Platon étaient remplis à l'aide d'une calligraphie qui ne séparait pas les mots et n'utilisait pas de signes de ponctuation. (<==)

(5) 454 pages de l'édition Estienne pour tous les dialogues juqu'au Phèdre inclus, sur un total de 709 pour les cinq premières tétralogies, ce qui correspond au milieu à une page près ! (<==)


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Première publication le16 mai 1996 (anglais) ; le 29 novembre 1997 (français) - Dernière mise à jour le 6 juin 2009
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