© 2006 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 15 mars 2006
Platon et ses dialogues : Page d'accueil - Biographie - Œuvres et liens vers elles - Histoire de l'interprétation - Nouvelles hypothèses - Plan d'ensemble des dialogues. Outils : Index des personnes et des lieux - Chronologie détaillée et synoptique - Cartes du monde grec ancien. Informations sur le site : À propos de l'auteur



Pour l'introduction générale à l'étude de dialegesthai et des termes dérivés, cliquer ici.

 

Comme je l'ai dit dans l'introduction générale à l'étude de dialegesthai et des termes dérivés, l'adjectif dialektikos apparaît deux fois chez Xénophon, en Mémorables, IV, 5, 12 et IV, 6, 1). Les deux occurrences se trouvent dans deux lignes qui se suivent, bien que dans deux chapitres distincts : la première arrive au terme d'une réplique de Socrate qui induit un commentaire de Xénophon sur l'origine selon Socrate du sens « dialoguer » du verbe dialegesthai à partir du sens « trier, choisir » du verbe dialegein dont il est le moyen et constitue le dernier mot du chapitre 5 du livre IV ; et c'est ce dernier mot du chapitre 5 qui appelle le chapitre 6 qui se propose d'illustrer la manière dont Socrate cherchait à rendre dialektikôterous (« plus dialektikoi ») ses auditeurs, comme le montrent les premiers mots de ce chapitre.

Il m'a donc semblé intéressant de proposer la traduction (1) des derniers paragraphes du chapitre 5 et de tout le chapitre 6 pour permettre la comparaison entre la vision de Platon et celle de Xénophon sur ce terme, et derrière lui, sur la pratique qu'il prétendait qualifier chez Socrate.

Le livre IV des Mémorables, le dernier, s'ouvre par des remarques de Xénophon sur le caractère bénéfique (ôphelimon) (2) de la fréquentation de Socrate et est pour une large part consacré à des entretiens entre Socrate et un jeune homme nommé Euthydème (3) qui pensait pouvoir se lancer dans la politique sans avoir jamais étudié la politique avec quelque maître que ce soit (4). Le récit des entretiens de Socrate avec Euthydème est interrompu, au chapitre 4, par une discussion entre Socrate et Hippias sur la justice, et reprend au chapitre 5 par une discussion sur la maîtrise de soi (egkrateia). C'est par la fin de cette discussion que commence la section ici traduite.

Mémorables, IV, 5, 11 - 12

[11] Kai ho Euthudèmos,
— Dokeis moi, ephè, Ô Sôkrates, legein hôs andri hèttoni tôn dia tou sômatos hèdonôn pampan oudemias aretès prosèkei.
[11] Et Euthydème,
— Tu me parais, dit-il, Socrate, dire d'absolument aucune
[forme d']excellence qu'elle convient à l'homme esclave des plaisirs du corps.
— Ti gar diapherei, ephè, Ô Euthudème, anthrôpos akratès thèriou tou amathestatou; Hostis gar ta men kratista mè skopei, ta hèdista d' ek pantos tropou zètei poiein, ti an diapheroi tôn aphronestatôn boskèmatôn; Alla tois egkratesi monois exesti skopein ta kratista tôn pragmatôn, kai logôi kai ergôi dialegontas kata genè ta men agatha proaireisthai, tôn de kakôn apechesthai. [12] Kai houtôs ephè aristous te kai eudaimonestatous andras gignesthai kai dialegesthai dunatôtatous: ephè de kai to dialegesthai onomasthènai ek tou suniontas koinèi bouleuesthai dialegontas kata genè ta pragmata. Dein oun peirasthai hoti malista pros touto heauton hetoimon paraskeuazein kai toutou malista epimeleisthai: ek toutou gar gignesthai andras aristous te kai hègemonikôtatous kai dialektikôtatous. — En quoi en effet se distingue, dit-il, Euthydème, l'homme sans pouvoir sur lui-même de la bête sauvage la plus inculte ? Quiconque en effet n'examine pas [les choses] les plus puissantes (5), mais cherche dans toutes les directions à faire les plus plaisantes, en quoi peut-il bien se distinguer des bestiaux engraissés les plus dénués de raison ? Mais c'est à ceux-là seuls qui ont pouvoir sur eux-mêmes qu'il est donné d'examiner les plus puissantes des choses et, en les triant (dialegontas)  (6) en paroles comme en actes selon leur genre, de choisir de préférence les bonnes, et par contre de se tenir à l'écart des mauvaises. [12] Et il disait qu'ainsi les hommes deviennent les meilleurs et les plus heureux et plus capables de dialoguer ; il disait en effet aussi que le « dialoguer (dialegesthai) » est ainsi dénommé du fait de gens se réunissant pour délibérer ensemble pour trier (dialegontas) les choses selon leur genre (7). Il faut donc s'efforcer de se rendre soi-même le plus possible apte à cela et s'en occuper tant et plus ; par ce moyen en effet les hommes deviennent les meilleurs et les plus aptes à diriger et les plus dialectiques.

Mémorables, IV, 6, 1 - 15

[1] Hôs de kai dialektikôterous epoiei tous sunontas, peirasomai kai touto legein. Sôkratès gar tous men eidotas ti hekaston eiè tôn ontôn enomize kai tois allois an exègeisthai dunasthai: tous de mè eidotas ouden ephè thaumaston einai autous te sphallesthai kai allous sphallein: hôn heneka skopôn sun tois sunousi, ti hekaston eiè tôn ontôn, oudepot' elège. Panta men oun hèi diôrizeto polu ergon an eiè diexelthein: en hosois de ton tropon tès episkepseôs dèlôsein oimai, tosauta lexô. Mais comment il rendait aussi les plus dialectiques ceux qui étaient avec lui, je vais aussi essayer de dire cela. Socrate avait en effet l'habitude de dire que ceux qui savent ce que peut bien être chacun des étants doivent aussi pouvoir l'expliquer aux autres ; mais ceux qui ne savent pas, il disait qu'il n'est pas étonnant du tout qu'ils se trompent eux-mêmes et fassent se tromper les autres ; pour cette raison, examiner avec ceux qui étaient avec lui ce que peut bien être chacun des étants, il ne cessa jamais [de le faire]. Ainsi donc, tout ce qu'il définissait, ce serait un gros travail que de le passer en revue ; mais parmi les exemples qui me paraissent suffisants pour rendre clair son mode d'investigation, je mentionnerai ceux-ci.

[2] Prôton de peri eusebeias hôde pôs eskopei:

Et tout d'abord, à propos de la piété, il l'examinait à peu près ainsi :
— Eipe moi, ephè, Ô Euthudème, poion ti nomizeis eusebeian einai;
Kai hos,
— Dis-moi, disait-il, Euthydème, ce que tu considères être la piété ?
Et lui,
— Kalliston nè Di', ephè. — Très belle, par Zeus, disait-il.
— Echeis oun eipein hopoios tis ho eusebès estin; — Tu as donc le moyen de dire de quelle sorte est l['homme] pieux ?
— Emoi men dokei, ephè, ho tous theous timôn. — Il me semble tout d'abord, disait-il, que c'est celui qui honore les dieux.
— Exesti de hon an tis boulètai tropon tous theous timan; — Mais est-il permis d'honorer les dieux chacun de la manière qu'on veut ?
— Ouk alla nomoi eisi kath' hous dei tous theous timan. — Non, mais il y a des lois selon les[ prescriptions des]quelles il faut honorer les dieux.
[3] — Oukoun ho tous nomous toutous eidôs eideiè an hôs dei tous theous timan; [3] — Or celui qui connaîtrait ces lois connaîtrait la manière dont il faut honorer les dieux ?
— Oimai egôg', ephè. — Je pense, oui, disait-il.
— Ar' oun ho eidôs hôs dei tous theous timan ouk allôs oietai dein touto poiein è hôs oiden; — Mais alors, celui qui connaît la manière dont il faut honorer les dieux pense-t-il qu'il faut faire cela autrement que de la manière qu'il connaît ?
— Ou gar oun, ephè. — Bien sûr que non, disait-il.
— Allôs de tis theous timai è hôs oietai dein; — Mais quelqu'un honore-t-il les dieux autrement que de la manière dont il pense qu'il faut [le faire] ?
[4] — Ouk oimai, ephè. [4] — Je ne pense pas, disait-il.
— Ho ara ta peri tous theous nomima eidôs nomimôs an tous theous timôiè; — Celui donc qui connaît les [prescriptions] légales (8) relatives aux dieux honorerait les dieux légalement ?
— Panu men oun. — Absolument en effet !
— Oukoun ho ge nomimôs timôn hôs dei timai; — Or celui-là même qui honore légalement honore comme il faut ?
— Pôs gar ou; — Comment non en effet ?
— Ho de ge hôs dei timôn eusebès esti; — Mais celui-là même qui honore comme il faut est pieux ?
— Panu men oun, ephè. — Absolument en effet ! disait-il.
— Ho ara ta peri tous theous nomima eidôs orthôs an hèmin eusebès hôrismenos eiè; — Celui donc qui connaît les [prescriptions] légales relatives aux dieux serait donc à bon droit défini par nous comme pieux ?
— Emoi goun, ephè, dokei. — À moi en tout cas, disait-il, ce me semble.

[5] — Anthrôpois de ara exestin hon an tis tropon boulètai chrèsthai;

[5] — Mais vis-à-vis des hommes, est-ce qu'il est permis d'en user (9) chacun de la manière qu'on veut ?
— Ouk alla kai peri toutous esti nomima kath' ha dei allèlois chrèsthai. — Non, mais à ce sujet aussi sont [fixées] des [prescriptions] légales selon lesquelles il faut en user les uns par rapport aux autres.
— Oukoun hoi kata tauta chrômenoi allèlois hôs dei chrôntai; — Or ceux qui en usent les uns avec les autres selon celles-ci en usent comme il faut ?
— Pôs gar ou; — Comment non en effet ?
— Oukoun hoi ge hôs dei chrômenoi kalôs chrôntai; — Or ceux-là mêmes qui en usent comme il faut en usent de belle manière ?
— Panu men oun, ephè. — Absolument en effet ! disait-il.
— Oukoun hoi ge tois anthrôpois kalôs chrômenoi kalôs prattousi ta anthrôpeia pragmata; — Or ceux-là même qui en usent de belle manière (10) avec les hommes agissent de belle manière dans les affaires humaines ?
— Eikos g', ephè. — C'est probable en effet, disait-il.
— Oukoun hoi tois nomois peithomenoi dikaia houtoi poiousi; — Or ceux qui obéissent aux lois, ceux-là font des [choses] justes ?
[6] — Panu men oun, ephè. [6] — Absolument en effet ! disait-il.
— Dikaia de ephè, oistha hopoia kaleitai; — Mais, disait-il, sais-tu quelles sortes de choses sont appellées justes ?
— Ha hoi nomoi keleuousin, ephè. — Celles qu'ordonnent les lois, disait-il.
— Hoi ara poiountes ha hoi nomoi keleuousi dikaia te poiousi kai ha dei; — Ceux donc qui font ce qu'ordonnent les lois font des [choses] justes et celles qu'il faut ?
— Pôs gar ou; — Comment non en effet ?
— Oukoun hoi ge ta dikaia poiountes dikaioi eisin; — Or ceux-là mêmes qui font les [choses] justes sont justes ?
— Oiomai egôg', ephè. — Je pense, oui, disait-il.
— Oiei oun tinas peithesthai tois nomois mè eidotas ha hoi nomoi keleuousin; — Penses-tu donc que certains obéissent aux lois ne sachant pas ce que les lois ordonnent ?
— Ouk egôg', ephè. — Moi ? Non, bien sûr ! disait-il.
— Eidotas de ha dei poiein oiei tinas oiesthai dein mè tauta poiein; — Mais sachant ce qu'il faut faire, penses-tu que certains pensent qu'il faut ne pas le faire ?
— Ouk oimai, ephè. — Je ne pense pas, disait-il.
— Oidas de tinas alla poiountas è ha oiontai dein; — Mais connais-tu des gens qui font autre chose que ce qu'ils pensent qu'il faut [faire] ?
— Ouk egôg', ephè. — Moi ? Non, bien sûr ! disait-il.
— Hoi ara ta peri anthrôpous nomima eidotes houtoi ta dikaia poiousi; — Ceux donc qui connaissent les [prescriptions] légales au sujet des hommes, ceux-là font les [choses] justes ?
— Panu men oun, ephè. — Absolument en effet ! disait-il.
— Oukoun hoi ge ta dikaia poiountes dikaioi eisi; — Or ceux-là même qui font les [choses] justes sont justes ?
— Tines gar alloi; ephè. — Quels autres, en effet ? disait-il.
— Orthôs an pote ara horizoimetha horizomenoi dikaious einai tous eidotas ta peri anthrôpous nomima; — Alors c'est donc à bon droit que nous poserions une définition en définissant que sont justes ceux qui connaissent les [prescriptions] légales au sujet des hommes ?
— Emoige dokei, ephè. — À moi en effet, ce me semble, disait-il.

[7] — Sophian de ti an phèsaimen einai; Eipe moi, potera soi dokousin hoi sophoi, ha epistantai, tauta sophoi einai, è eisi tines ha mè epistantai sophoi;

[7] — Mais l'habileté (savoir/sagesse), que dirions-nous que c'est ? Dis-moi : est-ce que les [gens] habiles (savants/sages) te semblent être habiles (savants/sages) sur ce qu'ils maîtrisent (savent), ou certains sont-ils habiles (savants/sages) sur ce qu'ils ne maîtrisent (savent) pas ? (11)
— Ha epistantai dèlon hoti, ephè: pôs gar an tis, ha ge mè epistaito, tauta sophos eiè; — Sur ce qu'ils maîtrisent (savent), c'est clair, disait-il ; comment en effet quelqu'un, sur cela même qu'il ne maîtriserait (saurait) pas, serait là-dessus habile (savant/sage) ?!
— Ar' oun hoi sophoi epistèmèi sophoi eisi; — Ainsi donc les [gens] habiles (savants/sages), c'est par la maîtrise (savoir/science) qu'ils sont habiles (savants/sages) ?
— Tini gar an, ephè, allôi tis eiè sophos, ei ge mè epistèmèi; — Par quoi d'autre en effet, disait-il, quelqu'un serait-il habile (savant/sage), sinon bien sûr par la maîtrise (savoir/science) ?!
— Allo de ti sophian oiei einai è hôi sophoi eisin; — Mais penses-tu que l'habileté (savoir/sagesse) est autre chose que ce par quoi ils sont habiles (savants/sages) ?
— Ouk egôge. — Moi ? Non, bien sûr !
— Epistèmè ara sophia estin; — La maîtrise (savoir/science) est donc l'habileté (savoir/sagesse) ?
— Emoige dokei. — À moi en effet, ce me semble.
— Ar' oun dokei soi anthrôpôi dunaton einai ta onta panta epistasthai; — Eh bien donc te semble-t-il qu'il soit possible à un homme de maîtriser (savoir) toutes les [choses] qui sont ?
— Oude ma Di' emoige polloston meros autôn. — Pas même, par Zeus, à mon avis, une toute petite partie d'entre elles !
— Panta men ara sophon ouch hoion te anthrôpon einai; — Il n'est donc pas possible qu'un homme soit habile (savant/sage) en toutes [choses] ?
— Ma Di' ou dèta, ephè. — Par Zeus, bien sûr que non ! disait-il.
— Ho ara epistatai hekastos, touto kai sophos estin; — Cela donc que chacun maîtrise (sait), en cela aussi il est habile (savant/sage).
— Emoige dokei. — À moi en effet, ce me semble.

[8] — Ar' oun, Ô Euthudème, kai tagathon houtô zètèteon esti;

[8] — Eh bien donc, Euthydème, le bon aussi, est-ce ainsi qu'il doit être cherché ?
— Pôs; ephè. — Comment ? disait-il.
— Dokei soi to auto pasin ôphelimon einai; — Te semble-t-il que la même [chose] soit bénéfique (12) pour tous ?
— Ouk emoige. — À moi ? Non, bien sûr !
— Ti de; To allôi ôphelimon ou dokei soi eniote allôi blaberon einai; — Mais quoi ? Ce qui est bénéfique aux uns ne te semble-t-il pas quelquefois être nuisible à d'autres ?
— Kai mala, ephè. — Ô combien ! disait-il.
— Allo d' an ti phaiès agathon einai è to ôphelimon; — Mais autre [chose] te paraîtrait-il être bon que le bénéfique ?
— Ouk egôg', ephè. — Moi ? Non, bien sûr ! disait-il.
— To ara ôphelimon agathon estin hotôi an ôphelimon èi; — Donc le bénéfique est bon pour celui pour qui il serait bénéfique ?
— Dokei moi, ephè. — Il me semble, disait-il. (13)

[9] — To de kalon echoimen an pôs allôs eipein; È, ei estin, onomazeis kalon è sôma è skeuos è all' hotioun, ho oistha pros panta kalon on;

[9] — Mais le beau, avons-nous moyen d'en parler de quelque autre manière ? Ou, si c'est [le cas], nommes-tu beau soit un corps, soit un ustensile, soit n'importe quoi d'autre, que tu saches être beau sous tous rapports ?
— Ma Di' ouk egôg', ephè. — Par Zeus ! Moi ? Non, bien sûr ! disait-il.
— Ar' oun, pros ho an hekaston chrèsimon èi, pros touto hekastôi kalôs echei chrèsthai; — Eh bien donc, par rapport à ce pour quoi chaque chose est utilisable (14), par rapport à cela on se comporte de belle manière à l'utiliser ?
— Panu men oun, ephè. — Absolument en effet ! disait-il.
— Kalon de pros allo ti estin hekaston è pros ho hekastôi kalôs echei chrèsthai; — Mais chaque chose est-elle belle par rapport à autre chose que ce par rapport à quoi on se comporte de belle manière à l'utiliser ?
— Oude pros hen allo, ephè. — Par rapport à pas une seule autre, disait-il.
— To chrèsimon ara kalon esti pros ho an èi chrèsimon; — L'utilisable est donc beau par rapport à ce pour quoi il serait utilisable ?
— Emoige dokei, ephè. — À moi en effet, ce me semble, disait-il. (15)

[10] — Andreian de, Ô Euthudème, ara tôn kalôn nomizeis einai;

— Mais le courage (16), Euthydème, est-ce que tu le considères comme étant parmi les belles [choses] ?
— Kalliston men oun egôg', ephè. — Très belle en effet selon moi, disait-il.
— Chrèsimon ara ou pros ta elachista nomizeis tèn andreian; — C'est donc par rapport aux [choses qui ne sont] pas de moindre importance que tu considères le courage utilisable ?
— Nè Di', ephè, pros ta megista men oun. — Oui, par Zeus ! disait-il, par rapport aux plus grandes, en effet.
— Ar' oun dokei soi pros ta deina te kai epikinduna chrèsimon einai to agnoein auta; — Eh bien donc te semble-t-il que, par rapport aux [choses/situations] redoutables et dangereuses, il soit profitable (17) de les ignorer ?
— Hèkista g', ephè. — Pas le moins du monde ! disait-il.
— Hoi ara mè phoboumenoi ta toiauta dia to mè eidenai ti estin ouk andreioi eisi; — Ceux donc qui ne sont pas effrayés par de telles [choses/situations] du fait de ne pas savoir ce qu'elles sont ne sont pas courageux ?
— Nè Di', ephè, polloi gar an houtô ge tôn te mainomenôn kai tôn deilôn andreioi eien. — Oui, par Zeus ! disait-il, car à ce compte nombre de ceux qui sont enragés et des poltrons seraient courageux.
— Ti de hoi kai ta mè deina dedoikotes; — Mais qu'en est-il de ceux aussi qui craignent les [choses/situations] non redoutables ?
— Eti ge nè Di' hètton, ephè. — Encore beaucoup moins, par Zeus ! disait-il.
— Ar' oun tous men agathous pros ta deina kai epikinduna ontas andreious hègèi einai, tous de kakous deilous; — Eh bien donc, ceux qui sont bons par rapport aux [choses/situations] redoutables et dangereuses, tu penses qu'ils sont courageux, ceux qui sont mauvais, poltrons ?
[11] — Panu men oun, ephè. [11] — Absolument en effet ! disait-il.
— Agathous de pros ta toiauta nomizeis allous tinas è tous dunamenous autois kalôs chrèsthai; — Mais estimes-tu bons par rapport à de telles [choses/situations] qui que ce soit d'autre que ceux qui sont capables d'en user de belle manière ?
— Ouk alla toutous, ephè. — Pas d'autres que ceux-là, disait-il.
— Kakous de ara tous hoious toutois kakôs chrèsthai; — Mais mauvais donc ceux qui sont tels qu'il en usent de mauvaise manière ?
— Tinas gar allous; ephè. — Quels autres, en effet ? disait-il.
— Ar' oun hekastoi chrôntai hôs oiontai dein; — Eh bien donc, chacun d'entre eux en use comme il pense qu'il faut ?
— Pôs gar allôs; ephè. — Comment autrement en effet ?
— Ar' oun hoi mè dunamenoi kalôs chrèsthai isasin hôs dei chrèsthai; — En bien donc , ceux qui ne sont pas capables d'en user de belle manière savent-ils en user comme il faut ?
— Ou dèpou ge, ephè. — Probablement pas, en effet, disait-il.
— Hoi ara eidotes hôs dei chrèsthai, houtoi kai dunantai; — Ceux donc qui savent comment il faut en user, ceux-là en sont aussi capables ?
— Monoi g', ephè. — Eux seuls, disait-il.
— Ti de; Hoi mè dièmartèkotes ara kakôs chrôntai tois toioutois; — Mais quoi ? Ceux qui ne sont pas complètement dans l'erreur en usent-ils donc de mauvaise manière dans de tels [cas] ?
— Ouk oiomai, ephè. — Je ne pense pas, disait-il.
— Hoi ara kakôs chrômenoi dièmartèkasin; — Ceux donc qui en usent de mauvaise manière sont complètement dans l'erreur ?
— Eikos g', ephè. — C'est du moins probable, disait-il.
— Hoi men ara epistamenoi tois deinois te kai epikindunois kalôs chrèsthai andreioi eisin, hoi de diamartanontes toutou deiloi; — Ceux donc qui savent en user de belle manière avec les [choses/situations] redoutables et dangereuses sont courageux, ceux par contre qui sont complètement dans l'erreur à leur égard, poltrons ?
— Emoige dokousin, ephè. — À moi en effet, ils me le semblent, disait-il.

[12] Basileian de kai turannida archas men amphoteras hègeito einai, diapherein de allèlôn enomize. Tèn men gar hekontôn te tôn anthrôpôn kai kata nomous tôn poleôn archèn basileian hègeito, tèn de akontôn te kai mè kata nomous, all' hopôs ho archôn bouloito, turannida. Kai hopou men ek tôn ta nomima epitelountôn hai archai kathistantai, tautèn men tèn politeian aristokratian enomizen einai, hopou d' ek timèmatôn, ploutokratian, hopou d' ek pantôn, dèmokratian.

[12] Par ailleurs, il pensait aussi que la royauté et la tyrannie étaient toutes deux des gouvernements, mais il estimait qu'elles différaient l'une de l'autre. Il pensait en effet la royauté comme gouvernement des hommes avec leur consentement et selon les lois des cités, la tyrannie par contre sans leur consentement et non pas selon les lois, mais comme le voulait le gouvernant. Et là où les gouvernants sont désignés parmi ceux qui accompliront les [prescriptions] légales, il estimait que cette forme de gouvernement était une aristocratie, mais là où [c'est] parmi ceux qui ont la plus grande fortune, une ploutocratie, et là où [c'est] parmi tous, une démocratie.

[13] Ei de tis autôi peri tou antilegoi mèden echôn saphes legein, all' aneu apodeixeôs ètoi sophôteron phaskôn einai hon autos legoi è politikôteron è andreioteron è allo ti tôn toioutôn, epi tèn hupothesin epanègen an panta ton logon hôde pôs:

[13] Mais si quelqu'un le contredisait sur quelqu'un sans trouver le moyen de rien dire de clair, mais affirmant sans preuve en vérité qu'il était plus sage que celui dont lui parlait, ou meilleur politicien ou plus courageux, ou quelque autre de ces choses, il réorientait à chaque fois toute la discussion vers les présupposés plus ou moins ainsi :
[14] — Phèis su ameinô politèn einai hon su epaineis è hon egô; [14] — Dis-tu qu'est meilleur citoyen celui que tu loues que celui que moi [je loue] ?
— Phèmi gar oun. — Je le dis en effet.
— Ti oun ouk ekeino prôton epeskepsametha, ti estin ergon agathou politou; — Pourquoi donc n'avons-nous pas d'abord examiné ceci, quelle est l'activité d'un bon citoyen ?
— Poiômen touto. — Faisons ça.
— Oukoun en men chrèmatôn dioikèsei kratoiè an ho chrèmasin euporôteran tèn polin poiôn; — Or dans l'administration des richesses, dominerait celui qui rend la cité plus abondamment fournie en richesses ?
— Panu men oun. — Absolument en effet !
— En de ge polemôi ho kathuperteran tôn antipalôn; — Et bien sûr en temps de guerre, supérieure à ceux qu'elle combat ?
— Pôs gar ou; — Comment non en effet ?
— En de presbeiai ar' hos an philous anti polemiôn paraskeuazèi; — Et lors d'une ambassade, celui donc qui rendrait amis des ennemis ?
— Eikos ge. — Vraisemblable en effet.
— Oukoun kai en dèmègoriai ho staseis te pauôn kai homonoian empoiôn; — Or aussi, dans les discours devant le peuple, celui qui fait cesser les dissensions internes et instaure la communauté de pensée ?
— Emoige dokei.
Houtô de tôn logôn epanagomenôn kai tois antilegousin autois phaneron egigneto talèthes.
— À moi en effet, ce me semble.
Et par des discussions ainsi réorientées, la vérité devenait claire pour les contradicteurs eux-mêmes.,
[15] Hopote de autos ti tôi logôi diexioi, dia tôn malista homologoumenôn eporeueto, nomizôn tautèn tèn asphaleian einai logou. Toigaroun polu malista hôn egô oida, hote legoi, tous akouontas homologountas pareiche. Ephè de kai Homèron tôi Odussei anatheinai to asphalè rhètora einai, hôs hikanon auton onta dia tôn dokountôn tois anthrôpois agein tous logous. [15] Mais chaque fois que lui-même examinait quelque chose dans des discussions, il progressait au moyen de ce sur quoi il y avait le plus large accord, estimant que c'était là la garantie contre l'erreur dans le raisonnement. Voilà donc pourquoi, bien plus que qui que ce soit que je connaisse, quand il parlait, il avait autour de lui des auditeurs d'accord. Et il disait aussi qu'Homère avait attribué à Ulysse [le mérite] d'être l'orateur garanti contre l'erreur, en tant qu'étant lui-même capable de conduire les discussions au moyen de ce qui semblait bon aux hommes.

(1) Comme dans mes traductions de Platon, je ne cherche pas ici l'élégance du style, mais la proximité du texte grec. Des notes précisent ce qui ne peut etre rendu par une traduction et expliquent certains choix pour les non-héllénistes qui ne peuvent se reporter au texte grec transcrit en caractères latins dans la colonne de gauche, et aussi pour les héllénistes que ces choix pourraient dérouter. (<==)

(2) Sur le sens de l'adjectif ôphelimon, voir la note 13 à ma traduction de Ménon, 77a5-80d1. (<==)

(3) Cet Euthydème n'est pas le sophiste qui a donné son nom à un dialogue de Platon. Xénophon en a déjà fait mention en Mémorables, I, 2, 29-30, où il le présente comme un tout jeune homme dont Critias était épris. Xénophon nous y apprend que Socrate critiqua à cette occasion publiquement Critias de vouloir, dans sa relation avec Euthydème, satisfaire ses appétits sexuels, et que cela lui valut la haine du futur meneur des Trente. (<==)

(4) On pourra comparer le long chapitre 2 du livre IV avec l'Alcibiade de Platon, dont le propos est voisin, bien que l'interlocuteur de Socrate soit différent. Dans les deux cas, on trouve la référence au précepte de Delphes gnôthi sauton (« apprend à te connaître toi-même ») (Mémorables, IV, 2, 24 ; Alcibiade, 124a8-b1), mais là s'arrête les ressemblances ! (<==)

(5) Le mot grec que j'ai traduit par « les plus puissantes » est ta kratista. Il s'agit d'un superlatif construit à partir de la racine kratos, « fort, puissant », qu'on retrouve dans les mots egkratès, « maître de soi » (le sujet de la discussion du chapitre 5) et son contraire akratès, « incapable de se maîtriser, intempérant ». Kratistos peut se traduire par « le meilleur, excellent », et donc ta kratista par « ce qu'il y a de meilleur », mais on perd alors le « jeu de mot » sur lequel le Socrate de Xénophon fonde son raisonnement, qui consiste à suggérer que celui qui n'a pas de kratos sur lui-même ne peut pas s'intéresser aux choses qui sont kratista. C'est pour essayer de rendre perceptible cette parenté de racines que j'ai traduit akratès par « sans pouvoir sur soi-même » et que je conserve « les choses les plus puissantes » plutôt que « les meilleures » pour ta kratista. (<==)

(6) Le terme grec que je traduis par « en les triant » est dialegontas, participe présent actif de dialegein, dont la forme au moyen est dialegesthai. Le verbe dialegein est utilisé ici, sans ambiguïté possible, comme la suite va le montrer, dans son sens premier dérivé du sens premier de legein, « choisir », et non dans son sens en relation avec la parole et le discours. En fait, la suite va même nous montrer que le Socrate de Xénophon fait un lien entre les deux sens du verbe au moyen de l'activité ici envisagée, « trier selon les genres (kata genè dialegein) », en tant qu'activité exercée en commun avec l'aide du langage. Du dialegein, on va en effet passer dans la phrase suivante au dialegesthai, pris cette fois dans le sens de « dialoguer », ce qui va donner à Socrate l'occasion de faire aussitôt après le lien entre les deux sens.
On notera par ailleurs que ce tri doit, selon le Socrate de Xénophon, être fait logôi kai ergôi, « en paroles et en actes ». Il ne s'agit pas seulement de savoir nommer (« en paroles ») selon leur genre, ce qui est bon et ce qui est mauvais parmi les choses les plus importantes (ta kratista), mais de savoir aussi et surtout mettre cela en pratique, « en actes ». Cette idée de « en paroles et en actes » se retrouve fréquemment chez le Socrate de Platon. (<==)

(7) Dire que le dialegesthai en tant qu'activité de parole en commun tire son nom du dialegein kata genè ta pragmata (trier selon leur genre les choses), c'est suggérer qu'être bon dialektikos, c'est savoir donner à chaque chose son nom selon des conventions établies en commun. Pour le Socrate de Xénophon, et Xénophon derrière lui, tout cela est très simple et il n'a pas l'air de soupçonner le commencement du début des problèmes que peut poser une telle formule : c'est quoi ta pragmata (« les choses ») ? C'est quoi ta genè (« les genres ») ? Ces « genres » ne sont-ils que des mots qui servent à désigner les « choses » dont on a convenu qu'elles appartenaient au même « genre » ? Et sur quelles bases prendre de telles décisions ? On est loin du Socrate de Platon ! (<==)

(8) Peu avant, Euthydème a parlé de nomoi déterminant la manière d'honorer les dieux. Le mot nomos est bien le terme qui signifie « loi » au sens habituel du terme. Mais nomos a aussi un sens plus général que « loi » au sens strictment juridique. Il peut aussi vouloir dire « règle, « usage », « coutume ». Ici, Socrate emploie un terme différent, ta nomima, utilisant l'adjectif dérivé de nomos, nomimos, substantivé au neutre pluriel précédé d'un article. Et il utilise aussi l'adverbe dérivé de cet adjectif, nomimôs. Il est difficile de trouver en français une racine unique sur laquelle existent un nom, un adjectif et un adverbe qui gardent tous un sens voisin de ce dont il est ici question : loi, légal, légalement, que j'ai retenu dans ma traduction, forcent sans doute le sens vers un légalisme strict, ou du moins excluent des connotations présentes dans le grec ; norme, normal, normalement affaiblissent par trop le sens, surtout l'adjectif et l'adverbe, tout comme règle, régulier, régulièrement. Je me suis au moins astreint à traduire de manière cohérente le nom par un nom, l'adjectif par un adjectifs (auquel j'ai accolé entre crochets le mot « prescriptions ») et l'adverbe par un adverbe. Mais le lecteur devra garder présent à l'esprit que les mots grecs traduits par « loi » et ses dérivés sont ouverts sur des sens plus larges que ceux utilisés en français. (<==)

(9) Le verbe utilisé par Xénophon pour parler des relation entre les hommes est chrestai, dont le sens premier évoque l'usage, l'utilisation de quelque chose ou quelqu'un pour son propre intérêt : « se servir de, user de ». Ce dont on « se sert » est donc désigné par ta chrèmata, dérivé du verbe chrestai, et le mot signifie donc « les affaires », et finalement « les ressources, les biens », voire « la fortune ». Le chrèmatistès, c'est donc « l'homme d'affaire » ou encore le « commerçant ». Les relations entre personnes sont donc vues ici dans une perspective strictement « utilitaire ». Comme le verbe est utilisé sans complément, je le traduis par la formule un peu démodée, mais qui transpose assez bien, me semble-t-il, la connotation donnée par le grec, « en user », synonyme dans la langue classique de « se conduire ». (<==)

(10) Je traduis, ici et plus loin, l'adverbe kalôs par la formule un peu lourde « de belle manière » pour conserver dans la traduction la référence au « beau (kalos) », sans laquelle la discussion qui occupe la section 9 de ce chapitre, et qui porte sur to kalon, est difficile à suivre. On y retrouvera d'ailleurs l'adverbe kalôs associé comme ici au verbe chresthai, « utiliser ». Traduire kalôs par « bien », fait complètement disparaître toute la problématique des rapports entre kalos (« beau ») et agathos (« bon ») qui est pourtant centrale dans les propos de Socrate, aussi bien chez Xénophon que chez Platon, et plus généralement chez les grecs d'alors. Or justement, les sections 8 et 9 s'intéressent successivement à to agathon et à to kalon dans des termes voisins mais pourtant distincts. Il est donc regrettable que les traductions gomment souvent ces nuances. (<==)

(11) Toute cette section 7 tourne autour de deux familles de termes dont les sens sont multiples et se recouvrent en partie. La section pose la question de la sophia, mot qu'on a l'habitude de traduire par « sagesse », mais dont le sens est plus large. Ce mot dérive de sophos, qu'on trouve aussi dans notre section, et dont le sens premier est « habile dans une technique ou un art ». L'idée est donc celle de quelqu'un qui maîtrise un domaine spécifique donné, avant d'être celle du « sage » ou du « savant » dans l'absolu. La sophia, c'est donc l'habileté dans un domaine d'activité particulier, quel qu'il soit, en ce sens que le mot en lui-même ne renvoie pas à une activité particulière, mais dans chaque cas où il est utilisé, il fait référence à l'activité spécifique de celui dont on dit qu'il possède une sophia dans ce domaine. Ce n'est donc que par dérivation que le mot en vient à désigner une « sagesse » qui serait la connaissance de tout ce qu'il faut savoir et qui ferait de celui qui la possède un « sage » au sens moderne de ce mot utilisé comme nom et non plus comme adjectif (« c'est un sage » par opposition à « il n'a pas été sage aujourd'hui »). En fait, si l'on rapproche l'habitude qu'avait Socrate de prendre des comparaisons avec les activités des artisans de son insistance sur le « apprend à te connaître toi-même (gnôthi sauton) » de Delphes, on peut penser que ce qu'il voulait nous faire comprendre, c'est que l'homme est artisan de sa propre personne, que le but de la vie de chaque homme est d'essayer, à partir de ce que la nature lui a donné et en prenant en compte les contraintes de son environnement, de SE construire lui-même pour être le meilleur homme possible, c'est-à-dire acquérir l'« excellence (aretè) » qui convient à un homme digne de ce nom, et que la sophia au sens le plus pelin du terme, la seule qui compte pour tous les hommes, c'est celle qui résulte de la mise en partique du précepte de Delphes, celle qui lui permet de savoir ce qui consitue l'excellence de l'homme en général et la sienne en particulier. Et c'est ainsi qu'on passe du sens spécialisé initial au sens « philo-sophique » qui fait du « sage » l'idéal de l'homme.
Dans le passage de Xénophon qui nous occupe, les deux mots sophia et sophos (ce dernier utilisé comme adjectif et comme substantif) sont mis en relation avec un verbe, epistasthai et le nom qui en dérive, epistèmè. Epistasthai, étymologiquement, c'est « se tenir au-dessus », c'est-à-dire « dominer » un sujet, une technique, et donc « savoir », mais là encore, par référence à un domaine particulier dans chaque cas où le verbe est employé. Epistèmè signifie donc « savoir » ou « science », mais là encore, il s'agit d'abord d'une epistèmè, d'une « science » spécifique dans chaque cas avant que le mot ne soit pris dans un sens absolu pour parler de la science.
Pour rendre plus perceptible ce qui se joue dans le texte de Xénophon en restant très concret et ne pas y projeter d'entrée des considérations auxquelles on est habitué chez Platon, mais qui ne sont pas nécessairement dans l'esprit plus pragmatique de Xénophon, j'ai retenu comme sens principal pour sophos « habile », et donc pour sophia « habileté », et pour epistasthai « maîtriser »,qui me permet de traduire epistèmè par « maîtrise ». Mais pour que ne soit pas complètement perdues les autres résonances du texte, j'ai à chaque fois mis entre parenthèses les autres sens majeurs de chacun de ces quatre mots. (<==)

(12) Pour la traduction de ôphelimon par « bénéfique », voir la note 13 à ma traduction de Ménon, 77a5-80d1. (<==)

(13) Ce court passage sur une supposée « définition » d'un concept aussi important, pour le Socrate de Platon du moins, que to agathon (mot à mot « le bon », plus souvent traduit par « le bien ») est édifiant sur la différence entre le Socrate de Xénophon et le Socrate de Platon ! Dans ce chapitre qui est destiné à nous montrer comment Socrate rendait ses compagnons dialektikoterous, tout ce que Xénophon parvient à faire dire à son Socrate sur un thème majeur s'il en est, se réduit à quatre répliques qui se contentent de remplacer l'adjectif agathon par l'adjectif ôphelimon en suggérant que cet ôphelimon est relatif en ce que la même chose peut être ôphelimon aux uns et nuisible aux autres. Si l'on prend ôphelimon dans son sens général, sans chercher plus loin que le bout de son nez, l'idée qui est derrière ce mot est celle d'« avantageux, utile, profitable », et le mot a des sens voisins de ceux de chrèsimon, qu'on va trouver dans la section suivante sur to kalon (« le beau ») et qui avait été utilisé auparavant, en Mémorables, III, 8, 8, dans un autre chapitre où le Socrate de Xénophon débat avec Aristippe sur ce qui est agathon et sur le lien entre agathon et kalon (beau) et en vient à examiner ce qui permet de dire d'une maison qu'elle est à la fois kalon et chèsimon, substitué à agathon comme implicitement équivalent. On est donc dans une vision purement « utilitariste » du « bon » et l'idée sous-jacente est que si l'auditeur ne comprend pas un concept aussi « abstrait » qu'agathon, si on lui dit que c'est ce qui lui est utile, il saura tout de suite de quoi on parle ! On est loin des analyses du Socrate de Platon dans l'Hippias majeur (voir la note 13 à ma traduction de Ménon, 77a5-80d1) où, partant d'une analyse de to kalon (qu'il vaut la peine de mettre en regard du chapitre III, 8 des Mémorables mentionné ci-dessus et avec les quelques lignes qui vont suivre ici), il va justement s'attacher à distinguer chrèsimon d'ôphelimon et définir ôphelimon comme « to poioun agathon », « ce qui produit du bon/le bien » (Hippias majeur, 296e7). Dans cette perspective, dire que l'agathon est l'ôphelimon, c'est dire que l'agathon est to poioun agathon, c'est-à-dire que « le bien est ce qui produit du bien » ! Belle définition ! (<==)

(14) Pour les raisons qui me font ici traduire chrèsimon par « utilisable » plutôt que par « profitable », ttraduction que je suggére dans la même note 13 à ma traduction de Ménon, 77a5-80d1 où je justifie la traduction d'ôphelimon par « bénéfique », voir la note suivante. (<==)

(15) On n'est pas mieux servi par le Socrate de Xénophon sur to kalon que sur to agathon ! Il ramène l'un à to ôphelimon et l'autre à to chrèsimon. Mais, même si les subtilités que développe le Socrate de Platon dans l'Hippias majeur sont loin des préoccupations de Xénophon, il est regrettable que les traducteurs ne prennent même pas la peine de faire sentir dans leur traductions de ces deux passages que Xénophon a malgré tout utilisé deux termes distincts comme équivalents respectivement de to agathon et de to kalon ! Ainsi P. Chambry (Xénophon, Œuvres complètes, volume 3, Garnier-Flammarion, GF 152) en français traduit les deux mots par « utile », et E. C. Marchant (Loeb, version disponible sur Perseus) en anglais les traduit tous deux par « useful ».
Si l'on veut chercher néanmoins dans le peu de mots que prononce Socrate une différence entre agathon et kalon, on la trouve dans la différence de point de vue sur ce qui relativise l'un et l'autre : le bon est relatif à la personne, le beau à l'objet, puisque pour le premier, Socrate fait remarquer que ce qui est ôphelimon (« bénéfique ») pour les uns ne l'est pas nécessairement pour d'autres, alors que pour le second, c'est la manière d'utiliser l'objet qui est dit ou pas kalon qui détermine les cas où cet usage est chrèsimon (« profitable ») ou pas (ce qui se traduit dans le texte par le fait que l'adjectif kalon devient un adverbe de manière, kalôs, pour qualifier le verbe chresthai, « utiliser », que je traduis par « profiter », et justifier le passage à chrèsimon). En d'autres termes, le fin pour laquelle est créé ou fabriqué un « outil » (pris au sens large où même un corps peut être conçu comme quelque chose destiné à être « utilisé »,donc comme un « outil », un « instrument ») s'impose à tous, est la même pour tous, et c'est par rapport à cette fin que se juge la beauté dans la manière dont nous utilisons l'instrument et dont il est adapté à sa fonction et peut donc nous être « profitable » ou pas, dès que, si nous l'utilisons, c'est sans doute pour faire ce pour quoi il est fait, et que le problème de savoir si cela est bon ou pas pour nous ne se pose plus. On peut déduire de cela que, pour le Socrate de Xénophon, ôphelimon met l'accent sur l'utilité pour le bénéficiaire de l'action, ce que rend ma traduction par « bénéfique », alors que chrèsimon met l'accent sur l'adaptation de l'outil à la fonction à laquelle il est destiné, ce que ne rendrait pas une traduction par « profitable » (voir note précédente), ou même par « utile » qui, comme « profitable », renvoie à l'utilisateur plus qu'à l'outil, ou à tout le moins reste neutre (on est utile à quelqu'un ou à quelque chose), mais que rend par contre une traduction par « utilisable ». (<==)

(16) Le mot grec classiquement traduit par « courage » est andreia. Bien que ce soit ici moins important que chez Platon, dans le Lachès en particulier, il peut être intéressant de noter que ce mot est dérivé de anèr, andros, le mot qui désigne l'homme, le plus souvent par rapport à la femme (qui serait gunè). Le « courage » dont il est question est donc avant tout une qualité masculine (<==)

(17) Il ne m'est plus possible ici de conserver la traduction de chèsimon par « utilisable ». Je le traduis donc par « profitable ». On notera par ailleurs qu'une fois encore, le grec désigne ce dont il est question par de simples adjectifs au neutre pluriel substantivés par l'article. On ne peut donc savoir s'il s'agit d'objets (des armes, par exemple, ou des pièges, ou des outils avec lesquels on risque de se blesser), de « corps », l'un des termes utilisés un peu plus haut dans l'assimilation du beau au chèsimon (ceux par exemple d'animaux sauvages), ou encore de situations. C'est ce que j'ai marqué en insérant entre crochets deux mots qui ne sont pas dans le grec et que les traducteurs ajoutent souvent par habitude dans de telles situations, « choses » (le plus usuel en de tels cas) et « situations » (plus adapté dans le contexte spécifique et que retient Chambry dans sa traduction). Enfin, le concept ici étudié, le courage, oblige à se recentrer sur le sujet, puisque c'est lui, et non pas la chose ou la situation, qui est ou pas courageux. (<==)


Platon et ses dialogues : Page d'accueil - Biographie - Œuvres et liens vers elles - Histoire de l'interprétation - Nouvelles hypothèses - Plan d'ensemble des dialogues. Outils : Index des personnes et des lieux - Chronologie détaillée et synoptique - Cartes du monde grec ancien. Informations sur le site : À propos de l'auteur

Première publication le 15 mars 2006 ; dernière mise à jour le 15 mars 2006
© 2006 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
Toute citation de ces pages doit inclure le nom de l'auteur et l'origine de la citation (y compris la date de dernière mise à jour). Toute copie de ces pages doit conserver le texte intact et laisser visible en totalité ce copyright.