Pour l'introduction générale à
l'étude de dialegesthai et des termes dérivés,
cliquer ici.
Comme je l'ai dit dans l'introduction générale à l'étude
de dialegesthai et
des termes dérivés, l'adjectif dialektikos apparaît
deux fois chez Xénophon, en Mémorables,
IV, 5, 12 et IV,
6, 1). Les deux occurrences se trouvent dans deux
lignes qui se suivent, bien que dans deux chapitres distincts : la première
arrive au terme d'une réplique de Socrate qui induit un commentaire de Xénophon
sur l'origine selon Socrate du sens « dialoguer » du verbe dialegesthai à
partir du sens « trier, choisir » du verbe dialegein dont
il est le moyen et constitue
le dernier mot du chapitre 5 du livre IV ; et c'est ce dernier mot du chapitre
5 qui appelle le chapitre 6 qui se propose d'illustrer la manière
dont Socrate cherchait à rendre dialektikôterous (« plus
dialektikoi ») ses auditeurs, comme le montrent les premiers
mots de ce chapitre.
Il m'a donc semblé intéressant de proposer la traduction (1) des
derniers paragraphes du chapitre 5 et de tout le chapitre 6 pour permettre
la comparaison entre la vision de Platon et celle de Xénophon sur ce
terme, et derrière lui, sur
la pratique qu'il prétendait qualifier chez Socrate.
Le livre IV des Mémorables, le dernier, s'ouvre par des remarques
de Xénophon sur le caractère bénéfique (ôphelimon) (2) de
la fréquentation de Socrate et est
pour une large part consacré à des
entretiens entre Socrate et un jeune homme nommé Euthydème (3) qui
pensait pouvoir se lancer dans la politique sans avoir jamais étudié la
politique avec quelque maître que ce soit (4).
Le récit des entretiens de Socrate avec Euthydème est interrompu, au chapitre
4, par une discussion entre Socrate et Hippias sur la justice, et reprend au
chapitre 5 par une discussion sur la maîtrise de soi (egkrateia).
C'est par la fin de cette discussion que commence la section ici traduite.
Mémorables, IV, 5, 11 - 12 |
[11] Kai ho Euthudèmos,
— Dokeis moi, ephè, Ô Sôkrates,
legein hôs
andri hèttoni tôn dia tou sômatos hèdonôn
pampan oudemias aretès prosèkei. |
[11] Et Euthydème,
— Tu me parais, dit-il, Socrate, dire d'absolument aucune [forme d']excellence
qu'elle convient à l'homme esclave des plaisirs du corps. |
— Ti gar diapherei, ephè, Ô Euthudème,
anthrôpos
akratès thèriou tou amathestatou; Hostis gar ta men
kratista mè skopei, ta hèdista d' ek pantos tropou
zètei poiein, ti an diapheroi tôn aphronestatôn
boskèmatôn; Alla tois egkratesi monois exesti skopein
ta kratista tôn pragmatôn, kai logôi kai ergôi
dialegontas kata genè ta men agatha proaireisthai, tôn
de kakôn apechesthai. [12] Kai houtôs ephè aristous
te kai eudaimonestatous andras gignesthai kai dialegesthai dunatôtatous:
ephè de kai to dialegesthai onomasthènai ek tou suniontas
koinèi bouleuesthai dialegontas kata genè ta pragmata.
Dein oun peirasthai hoti malista pros touto heauton hetoimon paraskeuazein
kai toutou malista epimeleisthai: ek toutou gar gignesthai andras
aristous te kai hègemonikôtatous kai dialektikôtatous. |
— En quoi en effet se distingue, dit-il, Euthydème,
l'homme sans pouvoir sur lui-même de la bête sauvage
la plus inculte ?
Quiconque en effet n'examine pas [les choses] les plus
puissantes (5),
mais cherche dans toutes les directions à faire les plus
plaisantes, en quoi peut-il bien se distinguer des bestiaux engraissés
les plus dénués de raison ? Mais c'est à ceux-là
seuls qui ont pouvoir sur eux-mêmes qu'il est donné d'examiner
les plus puissantes des choses et, en les triant (dialegontas) (6) en
paroles comme en actes selon leur genre, de choisir de préférence
les bonnes, et par contre de se tenir à l'écart des
mauvaises. [12] Et
il disait qu'ainsi les hommes deviennent les meilleurs et les
plus heureux et plus capables de dialoguer ; il disait en
effet aussi que le « dialoguer (dialegesthai) » est
ainsi dénommé du fait de gens se
réunissant pour délibérer
ensemble pour trier (dialegontas) les choses
selon leur genre (7).
Il faut donc s'efforcer de se rendre soi-même le plus possible
apte à cela et s'en occuper tant et plus ;
par ce moyen en effet les hommes deviennent les meilleurs et
les plus aptes à diriger et les plus dialectiques. |
|
Mémorables, IV, 6, 1 - 15 |
[1] Hôs de kai dialektikôterous epoiei
tous sunontas, peirasomai kai touto legein. Sôkratès
gar tous men eidotas ti hekaston eiè tôn ontôn
enomize kai tois allois an exègeisthai dunasthai: tous de
mè eidotas ouden ephè thaumaston einai autous te sphallesthai
kai allous sphallein: hôn heneka skopôn sun tois sunousi,
ti hekaston eiè tôn ontôn, oudepot' elège.
Panta men oun hèi diôrizeto polu ergon an eiè diexelthein:
en hosois de ton tropon tès episkepseôs dèlôsein
oimai, tosauta lexô. |
Mais comment il rendait aussi les plus dialectiques ceux
qui étaient avec lui, je vais aussi essayer de dire cela. Socrate
avait en effet l'habitude de dire que ceux qui savent ce que peut
bien être chacun des étants doivent aussi pouvoir l'expliquer aux
autres ; mais ceux qui ne savent pas, il disait qu'il n'est
pas étonnant du tout qu'ils se trompent eux-mêmes et fassent se
tromper les autres ; pour cette raison, examiner avec ceux
qui étaient avec lui ce que peut bien être chacun des étants, il
ne cessa jamais [de le faire]. Ainsi donc, tout ce qu'il
définissait, ce serait un gros travail que de le passer en revue ; mais
parmi les exemples qui me paraissent suffisants pour rendre clair
son mode d'investigation, je mentionnerai ceux-ci. |
|
[2] Prôton de peri eusebeias hôde pôs
eskopei:
|
Et tout d'abord, à propos de la piété, il l'examinait à peu
près ainsi : |
— Eipe moi, ephè, Ô Euthudème,
poion ti nomizeis eusebeian einai;
Kai hos, |
— Dis-moi, disait-il, Euthydème, ce que tu considères
être la piété ?
Et lui,
|
— Kalliston nè Di', ephè. |
— Très belle, par Zeus, disait-il. |
— Echeis oun eipein hopoios tis
ho eusebès estin; |
— Tu as donc le moyen de dire de quelle sorte est
l['homme] pieux ? |
— Emoi men dokei, ephè, ho tous theous timôn. |
— Il me semble tout d'abord, disait-il, que c'est
celui qui honore les dieux. |
— Exesti de hon an tis boulètai
tropon tous theous timan; |
— Mais est-il permis d'honorer les dieux chacun
de la manière qu'on veut ? |
— Ouk alla nomoi eisi kath' hous
dei tous theous timan. |
— Non, mais il y a des lois selon les[ prescriptions
des]quelles il faut honorer les dieux. |
[3] — Oukoun ho tous nomous toutous
eidôs eideiè an
hôs dei tous theous timan; |
[3] — Or celui qui connaîtrait ces lois
connaîtrait la manière dont il faut honorer les dieux ? |
— Oimai egôg', ephè. |
— Je pense, oui, disait-il. |
— Ar' oun ho eidôs hôs dei tous theous timan
ouk allôs oietai dein touto poiein è hôs oiden; |
— Mais alors, celui qui connaît la manière dont
il faut honorer les dieux pense-t-il qu'il faut faire cela autrement
que de la manière qu'il connaît ? |
— Ou gar oun, ephè. |
— Bien sûr que non, disait-il. |
— Allôs de tis theous timai è hôs
oietai dein; |
— Mais quelqu'un honore-t-il les dieux autrement
que de la manière dont il pense qu'il faut [le faire] ? |
[4] — Ouk oimai, ephè. |
[4] — Je ne pense pas, disait-il. |
— Ho ara ta peri tous theous nomima
eidôs nomimôs
an tous theous timôiè; |
— Celui donc qui connaît les [prescriptions] légales (8) relatives aux dieux honorerait les dieux légalement ? |
— Panu men oun. |
— Absolument en effet ! |
— Oukoun ho ge nomimôs timôn hôs
dei timai; |
— Or celui-là même qui honore légalement
honore comme il faut ? |
— Pôs gar ou; |
— Comment non en effet ? |
— Ho de ge hôs dei timôn eusebès
esti; |
— Mais celui-là même qui honore comme il faut est
pieux ? |
— Panu men oun, ephè. |
— Absolument en effet ! disait-il. |
— Ho ara ta peri tous theous nomima
eidôs orthôs
an hèmin eusebès hôrismenos eiè; |
— Celui donc qui connaît les [prescriptions] légales
relatives aux dieux serait donc à bon droit défini par nous comme
pieux ? |
— Emoi goun, ephè, dokei. |
— À moi en tout cas, disait-il, ce me semble. |
|
[5] — Anthrôpois de ara exestin
hon an tis tropon boulètai
chrèsthai;
|
[5] — Mais vis-à-vis des hommes, est-ce qu'il est
permis d'en user (9) chacun
de la manière qu'on veut ? |
— Ouk alla kai peri toutous esti
nomima kath' ha dei allèlois chrèsthai. |
— Non, mais à ce sujet aussi sont [fixées] des
[prescriptions] légales selon lesquelles il
faut en user les uns par rapport aux autres. |
— Oukoun hoi kata tauta chrômenoi allèlois
hôs dei chrôntai; |
— Or ceux qui en usent les uns avec les autres
selon celles-ci en usent comme il faut ? |
— Pôs gar ou; |
— Comment non en effet ? |
— Oukoun hoi ge hôs dei chrômenoi kalôs
chrôntai; |
— Or ceux-là mêmes qui en
usent comme il faut en usent de belle manière ? |
— Panu men oun, ephè. |
— Absolument en effet ! disait-il. |
— Oukoun hoi ge tois anthrôpois kalôs chrômenoi
kalôs prattousi ta anthrôpeia pragmata; |
— Or ceux-là même qui en usent de belle manière (10) avec les hommes agissent de belle manière dans les affaires humaines ? |
— Eikos g', ephè. |
— C'est probable en effet, disait-il. |
— Oukoun hoi tois nomois peithomenoi
dikaia houtoi poiousi; |
— Or ceux qui obéissent aux lois, ceux-là font
des [choses] justes ? |
[6] — Panu men oun, ephè. |
[6] — Absolument en effet ! disait-il. |
— Dikaia de ephè, oistha
hopoia kaleitai; |
— Mais, disait-il, sais-tu quelles sortes de choses
sont appellées justes ? |
— Ha hoi nomoi keleuousin, ephè. |
— Celles qu'ordonnent les lois, disait-il. |
— Hoi ara poiountes ha hoi nomoi
keleuousi dikaia te poiousi kai ha dei; |
— Ceux donc qui font ce qu'ordonnent les lois font
des [choses] justes et celles qu'il faut ? |
— Pôs gar ou; |
— Comment non en effet ? |
— Oukoun hoi ge ta dikaia poiountes
dikaioi eisin; |
— Or ceux-là mêmes qui font les [choses] justes
sont justes ? |
— Oiomai egôg', ephè. |
— Je pense, oui, disait-il. |
— Oiei oun tinas peithesthai tois
nomois mè eidotas
ha hoi nomoi keleuousin; |
— Penses-tu donc que certains obéissent aux lois
ne sachant pas ce que les lois ordonnent ? |
— Ouk egôg', ephè. |
— Moi ? Non, bien sûr ! disait-il. |
— Eidotas de ha dei poiein oiei
tinas oiesthai dein mè tauta poiein; |
— Mais sachant ce qu'il faut faire, penses-tu que
certains pensent qu'il faut ne pas le faire ? |
— Ouk oimai, ephè. |
— Je ne pense pas, disait-il. |
— Oidas de tinas alla poiountas è ha
oiontai dein; |
— Mais connais-tu des gens qui font autre chose
que ce qu'ils pensent qu'il faut [faire] ? |
— Ouk egôg', ephè. |
— Moi ? Non, bien sûr ! disait-il. |
— Hoi ara ta peri anthrôpous
nomima eidotes houtoi ta dikaia poiousi; |
— Ceux donc qui connaissent les
[prescriptions] légales au sujet des hommes, ceux-là
font les [choses] justes ? |
— Panu men oun, ephè. |
— Absolument en effet ! disait-il. |
— Oukoun hoi ge ta dikaia poiountes
dikaioi eisi; |
— Or ceux-là même qui font les [choses] justes
sont justes ? |
— Tines gar alloi; ephè. |
— Quels autres, en effet ? disait-il. |
— Orthôs an pote ara horizoimetha horizomenoi
dikaious einai tous eidotas ta peri anthrôpous nomima; |
— Alors c'est donc à bon droit que nous poserions
une définition en définissant que sont justes ceux qui connaissent
les
[prescriptions] légales au sujet des hommes ? |
— Emoige dokei, ephè. |
— À moi en effet, ce me semble, disait-il. |
|
[7] — Sophian de ti an phèsaimen
einai; Eipe moi, potera soi dokousin hoi sophoi, ha epistantai,
tauta sophoi einai, è eisi
tines ha mè epistantai sophoi;
|
[7] — Mais l'habileté (savoir/sagesse), que dirions-nous
que c'est ? Dis-moi : est-ce que les [gens] habiles
(savants/sages) te semblent être habiles (savants/sages) sur ce
qu'ils maîtrisent (savent), ou certains sont-ils habiles
(savants/sages) sur ce
qu'ils ne maîtrisent (savent) pas ? (11) |
— Ha epistantai dèlon hoti, ephè: pôs
gar an tis, ha ge mè epistaito, tauta sophos eiè; |
— Sur ce
qu'ils maîtrisent (savent), c'est clair, disait-il ; comment
en effet quelqu'un, sur cela même qu'il ne maîtriserait (saurait) pas,
serait là-dessus habile (savant/sage) ?! |
— Ar' oun hoi sophoi epistèmèi
sophoi eisi; |
— Ainsi donc les [gens] habiles (savants/sages),
c'est par la maîtrise (savoir/science) qu'ils sont habiles (savants/sages) ? |
— Tini gar an, ephè, allôi tis eiè sophos,
ei ge mè epistèmèi; |
— Par quoi d'autre en effet, disait-il, quelqu'un
serait-il habile (savant/sage), sinon bien sûr par la maîtrise
(savoir/science) ?! |
— Allo de ti sophian oiei einai è hôi
sophoi eisin; |
— Mais penses-tu que l'habileté (savoir/sagesse)
est autre chose que ce par quoi ils sont habiles (savants/sages) ? |
— Ouk egôge. |
— Moi ? Non, bien sûr ! |
— Epistèmè ara sophia
estin; |
— La maîtrise
(savoir/science) est donc l'habileté (savoir/sagesse)
? |
— Emoige dokei. |
— À moi en effet, ce me semble. |
— Ar' oun dokei soi anthrôpôi
dunaton einai ta onta panta epistasthai; |
— Eh bien donc te semble-t-il qu'il soit possible
à un homme de maîtriser (savoir) toutes les [choses] qui
sont ? |
— Oude ma Di' emoige polloston
meros autôn. |
— Pas même, par Zeus, à mon avis, une toute petite
partie d'entre elles ! |
— Panta men ara sophon ouch hoion
te anthrôpon
einai; |
— Il n'est donc pas possible qu'un homme soit habile
(savant/sage) en toutes [choses] ? |
— Ma Di' ou dèta, ephè. |
— Par Zeus, bien sûr que non ! disait-il. |
— Ho ara epistatai hekastos, touto
kai sophos estin; |
— Cela donc que chacun maîtrise (sait), en cela
aussi il est habile
(savant/sage). |
— Emoige dokei. |
— À moi en effet, ce me semble. |
|
[8] — Ar' oun, Ô Euthudème,
kai tagathon houtô zètèteon
esti;
|
[8] — Eh bien donc, Euthydème, le bon aussi,
est-ce ainsi qu'il doit être cherché ? |
— Pôs; ephè. |
— Comment ? disait-il. |
— Dokei soi to auto pasin ôphelimon
einai; |
— Te semble-t-il que la même [chose] soit
bénéfique (12) pour tous ? |
— Ouk emoige. |
— À moi ? Non, bien sûr ! |
— Ti de; To allôi ôphelimon ou dokei soi
eniote allôi blaberon einai; |
— Mais quoi ? Ce qui est bénéfique aux uns
ne te semble-t-il pas quelquefois être nuisible à d'autres ? |
— Kai mala, ephè. |
— Ô combien ! disait-il. |
— Allo d' an ti phaiès agathon einai è to ôphelimon; |
— Mais autre [chose] te paraîtrait-il
être bon que le bénéfique ? |
— Ouk egôg', ephè. |
— Moi ? Non, bien sûr ! disait-il. |
— To ara ôphelimon agathon estin hotôi an ôphelimon èi; |
— Donc le bénéfique est bon pour celui pour qui
il serait bénéfique ? |
— Dokei moi, ephè. |
— Il me semble, disait-il. (13) |
|
[9] — To de kalon echoimen an pôs
allôs eipein;
È, ei estin, onomazeis kalon è sôma è skeuos è all'
hotioun, ho oistha pros panta kalon on;
|
[9] — Mais le beau, avons-nous moyen d'en parler
de quelque autre manière ? Ou, si c'est [le cas],
nommes-tu beau soit un corps, soit un ustensile, soit n'importe
quoi d'autre, que tu saches être beau sous tous rapports ? |
— Ma Di' ouk egôg', ephè. |
— Par Zeus ! Moi ? Non, bien sûr !
disait-il. |
— Ar' oun, pros ho an hekaston
chrèsimon èi,
pros touto hekastôi kalôs echei chrèsthai; |
— Eh bien donc, par rapport à ce pour quoi chaque
chose est utilisable (14),
par rapport à cela on se comporte de belle manière à l'utiliser ? |
— Panu men oun, ephè. |
— Absolument en effet ! disait-il. |
— Kalon de pros allo ti estin hekaston è pros
ho hekastôi kalôs echei chrèsthai; |
— Mais chaque chose est-elle belle par rapport à
autre chose que ce par rapport à quoi on se comporte de belle
manière à l'utiliser ? |
— Oude pros hen allo, ephè. |
— Par rapport à pas une seule autre, disait-il. |
— To chrèsimon ara kalon esti pros ho an
èi chrèsimon; |
— L'utilisable est donc beau par rapport à ce pour
quoi il serait utilisable ? |
— Emoige dokei, ephè. |
— À moi en effet, ce me semble, disait-il. (15) |
|
[10] — Andreian de, Ô Euthudème,
ara tôn
kalôn
nomizeis einai;
|
— Mais le courage (16), Euthydème, est-ce que tu le considères
comme étant parmi les belles [choses] ? |
— Kalliston men oun egôg', ephè. |
— Très belle en effet selon moi, disait-il. |
— Chrèsimon ara ou pros ta elachista nomizeis
tèn andreian; |
— C'est donc par rapport aux [choses qui ne
sont] pas de moindre importance que tu considères le courage
utilisable ? |
— Nè Di', ephè, pros
ta megista men oun. |
— Oui, par Zeus ! disait-il, par rapport aux
plus grandes, en effet. |
— Ar' oun dokei soi pros ta deina
te kai epikinduna chrèsimon einai to agnoein auta; |
— Eh bien donc te semble-t-il que, par rapport aux [choses/situations] redoutables et dangereuses, il soit
profitable (17) de
les ignorer ? |
— Hèkista g', ephè. |
— Pas le moins du monde ! disait-il. |
— Hoi ara mè phoboumenoi ta toiauta dia to mè eidenai
ti estin ouk andreioi eisi; |
— Ceux donc qui ne sont pas effrayés par de telles
[choses/situations] du fait de ne pas savoir ce qu'elles
sont ne sont pas courageux ? |
— Nè Di', ephè, polloi gar an houtô ge
tôn te mainomenôn kai tôn deilôn andreioi
eien. |
— Oui, par Zeus ! disait-il, car à ce compte
nombre de ceux qui sont enragés et des poltrons seraient courageux. |
— Ti de hoi kai ta mè deina
dedoikotes; |
— Mais qu'en est-il de ceux aussi qui craignent
les
[choses/situations] non redoutables ? |
— Eti ge nè Di' hètton, ephè. |
— Encore beaucoup moins, par Zeus ! disait-il. |
— Ar' oun tous men agathous pros
ta deina kai epikinduna ontas andreious hègèi einai,
tous de kakous deilous; |
— Eh bien donc, ceux
qui sont bons par rapport aux [choses/situations] redoutables
et dangereuses, tu penses qu'ils sont courageux, ceux
qui sont mauvais, poltrons ? |
[11] — Panu men oun, ephè. |
[11] — Absolument en effet ! disait-il. |
— Agathous de pros ta toiauta nomizeis
allous tinas è tous
dunamenous autois kalôs chrèsthai; |
— Mais estimes-tu bons par rapport à de telles [choses/situations] qui
que ce soit d'autre que ceux qui sont capables d'en user de belle
manière ? |
— Ouk alla toutous, ephè. |
— Pas d'autres que ceux-là, disait-il. |
— Kakous de ara tous hoious toutois
kakôs chrèsthai; |
— Mais mauvais donc ceux qui sont tels qu'il en
usent de mauvaise manière ? |
— Tinas gar allous; ephè. |
— Quels autres, en effet ? disait-il. |
— Ar' oun hekastoi chrôntai hôs
oiontai dein; |
— Eh bien donc, chacun d'entre eux en use comme
il pense qu'il faut ? |
— Pôs gar allôs; ephè. |
— Comment autrement en effet ? |
— Ar' oun hoi mè dunamenoi kalôs chrèsthai
isasin hôs dei chrèsthai; |
— En bien donc , ceux qui ne sont pas capables d'en
user de belle manière savent-ils en user comme il faut ? |
— Ou dèpou ge, ephè. |
— Probablement pas, en effet, disait-il. |
— Hoi ara eidotes hôs dei chrèsthai,
houtoi kai dunantai; |
— Ceux donc qui savent comment il faut en user,
ceux-là en sont aussi capables ? |
— Monoi g', ephè. |
— Eux seuls, disait-il. |
— Ti de; Hoi mè dièmartèkotes ara
kakôs chrôntai tois toioutois; |
— Mais quoi ? Ceux qui ne sont pas complètement
dans l'erreur en usent-ils donc de mauvaise manière dans de tels [cas] ? |
— Ouk oiomai, ephè. |
— Je ne pense pas, disait-il. |
— Hoi ara kakôs chrômenoi dièmartèkasin; |
— Ceux donc qui en usent de mauvaise manière sont
complètement dans l'erreur ? |
— Eikos g', ephè. |
— C'est du moins probable, disait-il. |
— Hoi men ara epistamenoi tois
deinois te kai epikindunois kalôs chrèsthai andreioi
eisin, hoi de diamartanontes toutou deiloi; |
— Ceux donc qui savent en user de belle
manière avec les [choses/situations] redoutables
et dangereuses sont courageux, ceux par contre qui sont complètement
dans l'erreur à leur égard, poltrons ? |
— Emoige dokousin, ephè. |
— À moi en effet, ils me le semblent, disait-il. |
|
[12] Basileian de kai turannida
archas men amphoteras hègeito einai, diapherein de allèlôn enomize.
Tèn men gar hekontôn te tôn anthrôpôn
kai kata nomous tôn poleôn archèn basileian
hègeito, tèn de akontôn te kai mè kata
nomous, all' hopôs ho archôn bouloito, turannida. Kai
hopou men ek tôn ta nomima epitelountôn hai archai
kathistantai, tautèn men tèn politeian aristokratian
enomizen einai, hopou d' ek timèmatôn, ploutokratian,
hopou d' ek pantôn, dèmokratian. |
[12] Par ailleurs, il pensait aussi que la royauté et la tyrannie
étaient toutes deux des gouvernements, mais il estimait qu'elles
différaient l'une de l'autre. Il pensait en effet la royauté comme
gouvernement des hommes avec leur consentement et selon les lois
des cités, la tyrannie par contre sans leur consentement et non
pas selon les lois, mais comme le voulait le gouvernant. Et là
où les gouvernants sont désignés parmi ceux qui accompliront les
[prescriptions] légales, il estimait que cette forme de
gouvernement était une aristocratie, mais là où [c'est] parmi
ceux qui ont la plus grande fortune, une ploutocratie, et là où [c'est] parmi
tous, une démocratie. |
|
[13] Ei de tis autôi peri tou antilegoi
mèden
echôn saphes legein, all' aneu apodeixeôs ètoi
sophôteron phaskôn einai hon autos legoi è politikôteron è andreioteron è allo
ti tôn toioutôn, epi tèn hupothesin epanègen
an panta ton logon hôde pôs:
|
[13] Mais si quelqu'un le contredisait sur quelqu'un sans
trouver le moyen de rien dire de clair, mais
affirmant sans preuve en vérité
qu'il était plus sage que celui dont lui parlait, ou meilleur
politicien ou plus courageux, ou quelque autre de ces choses, il
réorientait à chaque fois toute la discussion vers les présupposés
plus ou moins ainsi : |
[14] — Phèis su ameinô politèn
einai hon su epaineis è hon egô; |
[14] — Dis-tu qu'est meilleur citoyen celui que
tu loues que celui que moi [je loue] ? |
— Phèmi gar oun. |
— Je le dis en effet. |
— Ti oun ouk ekeino prôton
epeskepsametha, ti estin ergon agathou politou; |
— Pourquoi donc n'avons-nous pas d'abord examiné
ceci, quelle est l'activité d'un bon citoyen ? |
— Poiômen touto. |
— Faisons ça. |
— Oukoun en men chrèmatôn dioikèsei
kratoiè an ho chrèmasin euporôteran tèn
polin poiôn; |
— Or dans l'administration des richesses,
dominerait celui qui rend la cité plus abondamment fournie en richesses ? |
— Panu men oun. |
— Absolument en effet ! |
— En de ge polemôi ho kathuperteran tôn
antipalôn; |
— Et bien sûr en temps de guerre, supérieure à ceux
qu'elle combat ? |
— Pôs gar ou; |
— Comment non en effet ? |
— En de presbeiai ar' hos an philous
anti polemiôn
paraskeuazèi; |
— Et lors d'une ambassade, celui donc qui rendrait
amis des ennemis ? |
— Eikos ge. |
— Vraisemblable en effet. |
— Oukoun kai en dèmègoriai ho staseis
te pauôn kai homonoian empoiôn; |
— Or aussi, dans les discours devant le peuple,
celui qui fait cesser les dissensions internes et instaure la communauté
de pensée ? |
— Emoige dokei.
Houtô de tôn logôn
epanagomenôn kai tois antilegousin autois phaneron egigneto
talèthes. |
— À moi en effet, ce me semble.
Et par des discussions ainsi réorientées, la vérité devenait claire
pour les contradicteurs eux-mêmes., |
|
[15] Hopote de autos ti tôi logôi
diexioi, dia tôn malista homologoumenôn eporeueto,
nomizôn
tautèn tèn asphaleian einai logou. Toigaroun polu malista
hôn egô oida, hote legoi, tous akouontas homologountas
pareiche. Ephè de kai Homèron tôi Odussei anatheinai
to asphalè rhètora einai, hôs hikanon auton onta
dia tôn dokountôn tois anthrôpois agein tous logous. |
[15] Mais chaque fois que lui-même examinait quelque chose
dans des discussions, il progressait au moyen de ce sur quoi il
y avait le plus large accord, estimant que c'était là la garantie
contre l'erreur dans le raisonnement. Voilà donc pourquoi, bien
plus que qui que ce soit que je connaisse, quand il parlait, il
avait autour de lui des auditeurs d'accord. Et il disait aussi
qu'Homère avait attribué à Ulysse [le
mérite] d'être l'orateur garanti contre l'erreur, en
tant qu'étant lui-même capable de conduire les discussions au moyen
de ce qui semblait bon aux hommes. |
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(1) Comme dans
mes traductions de Platon, je ne cherche pas ici l'élégance du style, mais
la proximité du texte grec. Des notes précisent ce qui ne peut etre rendu par
une traduction et expliquent certains choix pour les non-héllénistes qui ne
peuvent se reporter au texte grec transcrit en caractères latins dans la colonne
de gauche, et aussi pour les héllénistes que ces choix pourraient dérouter.
(<==)
(2) Sur le
sens de l'adjectif ôphelimon, voir la
note 13 à ma traduction de Ménon, 77a5-80d1. (<==)
(3) Cet Euthydème
n'est pas le sophiste qui a donné son nom à un dialogue de Platon.
Xénophon
en a déjà fait mention en Mémorables,
I, 2, 29-30, où il le présente comme un tout jeune
homme dont Critias était épris. Xénophon nous y apprend que Socrate critiqua
à cette occasion publiquement Critias de vouloir, dans sa relation avec Euthydème,
satisfaire ses appétits sexuels, et que cela lui valut la haine du futur meneur
des Trente. (<==)
(4) On pourra
comparer le long chapitre 2 du livre IV avec l'Alcibiade de Platon,
dont le propos est voisin, bien que l'interlocuteur de Socrate soit différent.
Dans les deux cas, on trouve la référence au précepte
de Delphes gnôthi
sauton (« apprend à te connaître toi-même ») (Mémorables,
IV, 2, 24 ; Alcibiade,
124a8-b1), mais là s'arrête les ressemblances ! (<==)
(5) Le mot
grec que j'ai traduit par « les plus puissantes » est
ta kratista. Il s'agit d'un superlatif construit à partir de la racine kratos, « fort,
puissant », qu'on retrouve dans les mots egkratès, « maître
de soi » (le sujet de la discussion du chapitre 5) et son contraire
akratès, « incapable de se maîtriser, intempérant ».
Kratistos peut se traduire par « le meilleur, excellent »,
et donc ta kratista par « ce qu'il y a de meilleur »,
mais on perd alors le « jeu de mot » sur lequel le Socrate
de Xénophon fonde son raisonnement, qui consiste à suggérer que celui qui n'a
pas de kratos sur lui-même ne peut pas s'intéresser aux choses qui
sont kratista. C'est pour essayer de rendre perceptible cette parenté
de racines que j'ai traduit akratès par « sans pouvoir
sur soi-même » et que je conserve « les choses
les plus puissantes » plutôt que « les meilleures » pour ta
kratista. (<==)
(6) Le terme
grec que je traduis par « en les triant » est dialegontas,
participe présent actif de dialegein, dont la forme au moyen
est dialegesthai. Le verbe dialegein est utilisé ici, sans
ambiguïté possible, comme la suite va le montrer, dans son sens premier dérivé du
sens premier de legein, « choisir »,
et non dans son sens en relation avec la parole et le discours. En fait, la
suite va même nous montrer que le Socrate de Xénophon fait un lien entre les
deux sens du verbe au moyen de l'activité ici envisagée, « trier
selon les genres (kata genè dialegein) », en tant
qu'activité exercée en commun avec l'aide du langage. Du dialegein,
on va en effet passer dans la phrase suivante au dialegesthai, pris
cette fois dans le sens de « dialoguer », ce qui va donner
à Socrate l'occasion de faire aussitôt après le lien entre les deux sens.
On notera par ailleurs que ce tri doit, selon le Socrate de Xénophon, être
fait logôi kai ergôi, « en paroles et en actes ». Il
ne s'agit pas seulement de savoir nommer (« en paroles »)
selon leur genre, ce qui est bon et ce qui est mauvais parmi les choses les
plus importantes (ta kratista), mais
de savoir aussi et surtout mettre cela en pratique, « en actes ».
Cette idée de « en paroles et en actes » se
retrouve fréquemment chez le Socrate de Platon. (<==)
(7) Dire que
le dialegesthai en tant qu'activité de parole en commun tire son nom du
dialegein kata genè ta pragmata (trier selon leur genre les
choses), c'est suggérer qu'être bon dialektikos, c'est
savoir donner à chaque chose son nom selon des conventions établies en commun.
Pour le Socrate de Xénophon, et Xénophon derrière lui, tout cela est très simple
et il n'a pas l'air de soupçonner le commencement du début des problèmes que
peut poser une telle formule : c'est quoi ta pragmata (« les
choses ») ? C'est quoi ta genè (« les
genres ») ? Ces « genres » ne sont-ils
que des mots qui servent à désigner les « choses » dont
on a convenu qu'elles appartenaient au même « genre » ?
Et sur quelles bases prendre de telles décisions ? On est loin
du Socrate de Platon ! (<==)
(8) Peu avant,
Euthydème a parlé de nomoi déterminant la manière d'honorer
les dieux. Le mot nomos est bien le terme qui signifie « loi » au
sens habituel du terme. Mais nomos a aussi un sens plus général que
« loi » au sens strictment juridique. Il peut aussi vouloir
dire « règle, « usage », « coutume ».
Ici, Socrate emploie un terme différent, ta nomima, utilisant
l'adjectif dérivé de nomos, nomimos, substantivé
au neutre pluriel précédé d'un article. Et il utilise aussi l'adverbe dérivé
de cet adjectif, nomimôs. Il est difficile de trouver en français
une racine unique sur laquelle existent un nom, un adjectif et un adverbe qui
gardent tous un sens voisin de ce dont il est ici question : loi, légal,
légalement, que j'ai retenu dans ma traduction, forcent sans doute le sens
vers un légalisme strict, ou du moins excluent des connotations présentes dans
le grec ; norme, normal, normalement affaiblissent par trop le sens, surtout
l'adjectif et l'adverbe, tout comme règle, régulier, régulièrement. Je me suis
au moins astreint à traduire de manière cohérente le nom par un nom, l'adjectif
par un adjectifs (auquel j'ai accolé entre crochets le mot « prescriptions »)
et l'adverbe par un adverbe. Mais le lecteur devra garder présent à l'esprit
que les mots grecs traduits par « loi » et ses dérivés sont
ouverts sur des sens plus larges que ceux utilisés
en français. (<==)
(9) Le verbe
utilisé par Xénophon pour parler des relation entre les hommes est chrestai,
dont le sens premier évoque l'usage, l'utilisation de quelque chose ou quelqu'un
pour son propre intérêt : « se servir de, user
de ». Ce dont on « se sert » est donc désigné
par ta chrèmata, dérivé du verbe chrestai,
et le mot signifie donc « les affaires », et finalement « les
ressources, les biens », voire « la fortune ».
Le chrèmatistès, c'est donc « l'homme d'affaire » ou
encore le « commerçant ». Les relations entre
personnes sont donc vues ici dans une perspective strictement « utilitaire ».
Comme le verbe est utilisé sans complément, je le traduis par la formule un
peu démodée, mais qui transpose assez bien, me semble-t-il, la connotation
donnée par le grec, « en user », synonyme
dans la langue classique de « se conduire ». (<==)
(10) Je traduis,
ici et plus loin, l'adverbe kalôs par la formule un peu lourde « de
belle manière » pour conserver dans la traduction la référence
au « beau (kalos) », sans laquelle la discussion
qui occupe la section 9 de ce chapitre, et qui porte sur to kalon, est
difficile à suivre. On y retrouvera d'ailleurs l'adverbe kalôs associé
comme ici au verbe chresthai, « utiliser ».
Traduire kalôs par « bien », fait complètement
disparaître toute la problématique des rapports entre kalos (« beau »)
et agathos (« bon ») qui est pourtant centrale
dans les propos de Socrate, aussi bien chez Xénophon que chez Platon, et plus
généralement chez les grecs d'alors. Or justement, les sections 8 et 9 s'intéressent
successivement à to agathon et à to kalon dans
des termes voisins mais pourtant distincts. Il est donc regrettable que les
traductions gomment souvent ces nuances. (<==)
(11) Toute cette
section 7 tourne autour de deux familles de termes dont les sens sont multiples
et se recouvrent en partie. La section pose la question de la sophia,
mot qu'on a l'habitude de traduire par « sagesse », mais
dont le sens est plus large. Ce mot dérive de sophos, qu'on
trouve aussi dans notre section, et dont le sens premier est « habile
dans une technique ou un art ». L'idée est donc celle de quelqu'un
qui maîtrise un domaine spécifique donné, avant d'être celle du « sage » ou
du « savant » dans l'absolu. La sophia, c'est
donc l'habileté dans un domaine d'activité particulier, quel qu'il soit, en
ce sens que le mot en lui-même ne renvoie pas à une activité particulière,
mais dans chaque cas où il est utilisé, il fait référence à l'activité spécifique
de celui dont on dit qu'il possède une sophia dans ce domaine.
Ce n'est donc que par dérivation que le mot en vient à désigner une « sagesse » qui
serait la connaissance de tout ce qu'il faut savoir et qui ferait de celui
qui la possède un « sage » au sens moderne de
ce mot utilisé comme nom et non plus comme adjectif (« c'est
un sage » par opposition à « il n'a pas été sage
aujourd'hui »). En fait, si l'on rapproche l'habitude qu'avait Socrate
de prendre des comparaisons avec les activités des artisans de son insistance
sur le « apprend à te connaître toi-même (gnôthi
sauton) » de Delphes, on peut penser que ce qu'il voulait nous
faire comprendre, c'est que l'homme est artisan de sa propre personne, que
le but de la vie de chaque homme est d'essayer, à partir de ce que la nature
lui a donné et en prenant en compte les contraintes de son environnement, de
SE construire lui-même pour être le meilleur homme possible, c'est-à-dire acquérir
l'« excellence (aretè) » qui convient
à un homme digne de ce nom, et que la sophia au sens le plus
pelin du terme, la seule qui compte pour tous les hommes, c'est celle
qui résulte de la mise en partique du précepte de Delphes, celle qui lui permet
de savoir ce qui consitue l'excellence de l'homme en général et la sienne en
particulier. Et c'est ainsi qu'on passe du sens spécialisé initial au sens
« philo-sophique » qui fait du « sage » l'idéal
de l'homme.
Dans le passage de Xénophon qui nous occupe, les deux mots sophia et sophos (ce
dernier utilisé comme adjectif et comme substantif) sont mis en relation
avec un verbe, epistasthai et le nom qui en dérive, epistèmè. Epistasthai,
étymologiquement, c'est « se tenir au-dessus »,
c'est-à-dire « dominer » un sujet, une technique,
et donc « savoir », mais là encore, par référence à un
domaine particulier dans chaque cas où le verbe est employé. Epistèmè
signifie donc « savoir » ou « science »,
mais là encore, il s'agit d'abord d'une epistèmè,
d'une « science » spécifique dans chaque
cas avant que le mot ne soit pris dans un sens absolu pour parler de la science.
Pour rendre plus perceptible ce qui se joue dans le texte de Xénophon en restant
très concret et ne pas y projeter
d'entrée des considérations auxquelles on est habitué chez Platon, mais qui
ne sont pas nécessairement dans l'esprit plus pragmatique de Xénophon, j'ai
retenu comme sens principal pour sophos « habile »,
et donc pour sophia « habileté », et
pour epistasthai « maîtriser »,qui me
permet de traduire epistèmè par « maîtrise ».
Mais pour que ne soit pas complètement perdues les autres résonances du texte,
j'ai à chaque fois mis entre parenthèses les autres sens majeurs de chacun
de ces quatre mots. (<==)
(12) Pour
la traduction de ôphelimon par « bénéfique »,
voir la note 13 à ma
traduction de Ménon, 77a5-80d1. (<==)
(13) Ce court
passage sur une supposée « définition » d'un
concept aussi important, pour le Socrate de Platon du moins, que to agathon (mot
à mot « le
bon », plus souvent traduit par « le bien »)
est édifiant sur la différence entre le Socrate de Xénophon et le Socrate de
Platon ! Dans ce chapitre qui est destiné à nous montrer comment Socrate
rendait ses compagnons dialektikoterous, tout ce que Xénophon parvient
à faire dire à son Socrate sur un thème majeur s'il en est, se réduit à
quatre répliques qui se contentent de remplacer l'adjectif
agathon par l'adjectif ôphelimon en suggérant
que cet ôphelimon est relatif en ce que la même chose peut être
ôphelimon aux uns et nuisible aux autres. Si l'on prend ôphelimon dans
son sens général, sans chercher plus loin que le bout de son nez, l'idée qui
est derrière ce mot est celle d'« avantageux, utile, profitable »,
et le mot a des sens voisins de ceux de chrèsimon, qu'on va
trouver dans la section suivante sur to kalon (« le beau »)
et qui avait été utilisé
auparavant, en Mémorables,
III, 8, 8, dans un autre chapitre où le Socrate
de Xénophon débat avec Aristippe sur ce qui est agathon et
sur le lien entre agathon et kalon (beau) et
en vient à examiner ce qui permet de dire d'une maison qu'elle est à
la fois kalon et chèsimon, substitué à agathon comme
implicitement équivalent. On est donc dans une vision purement « utilitariste » du
« bon » et l'idée sous-jacente est que si l'auditeur
ne comprend pas un concept aussi « abstrait » qu'agathon,
si on lui dit que c'est ce qui lui est utile, il saura tout de suite
de quoi on parle ! On est loin des analyses du Socrate de Platon dans
l'Hippias majeur (voir la
note 13 à ma traduction de Ménon, 77a5-80d1) où,
partant d'une analyse de to kalon (qu'il vaut la peine de mettre en
regard du chapitre III, 8 des Mémorables mentionné ci-dessus
et avec les quelques lignes qui vont suivre ici), il va justement s'attacher
à distinguer chrèsimon d'ôphelimon et
définir ôphelimon comme « to poioun agathon », « ce
qui produit du bon/le bien » (Hippias majeur, 296e7).
Dans cette perspective, dire que l'agathon est l'ôphelimon,
c'est dire que l'agathon est to poioun agathon, c'est-à-dire
que « le bien est ce qui produit du bien » ! Belle
définition ! (<==)
(14) Pour
les raisons qui me font ici traduire chrèsimon par « utilisable » plutôt
que par « profitable », ttraduction que je suggére
dans la même note
13 à ma traduction de Ménon, 77a5-80d1 où je justifie
la traduction d'ôphelimon par « bénéfique »,
voir la note suivante. (<==)
(15) On n'est
pas mieux servi par le Socrate de Xénophon sur to kalon que
sur to agathon ! Il ramène l'un à to ôphelimon et
l'autre à to chrèsimon. Mais, même si les subtilités
que développe le Socrate de Platon dans l'Hippias majeur sont
loin des préoccupations de Xénophon, il est regrettable que
les traducteurs ne prennent même pas la peine de faire sentir dans leur traductions
de ces deux passages que Xénophon a malgré tout utilisé deux termes distincts
comme équivalents respectivement de to agathon et de to
kalon ! Ainsi P. Chambry (Xénophon, Œuvres complètes,
volume 3, Garnier-Flammarion, GF 152) en français traduit les deux mots par
« utile », et E. C. Marchant (Loeb, version disponible
sur Perseus) en anglais les traduit tous deux par « useful ».
Si l'on veut chercher néanmoins dans le peu de mots que prononce Socrate une
différence entre agathon et kalon, on la trouve dans
la différence de point de vue sur ce qui relativise l'un et l'autre :
le bon est relatif à la personne, le beau à l'objet, puisque pour le premier,
Socrate fait remarquer que ce qui est ôphelimon (« bénéfique »)
pour les uns ne l'est pas nécessairement pour d'autres, alors que pour le second,
c'est la manière d'utiliser l'objet qui est dit ou pas kalon qui
détermine les cas où cet usage est chrèsimon (« profitable »)
ou pas (ce qui se traduit dans le texte par le fait que l'adjectif kalon devient
un adverbe de manière, kalôs, pour qualifier le verbe chresthai,
« utiliser », que je traduis par « profiter »,
et justifier le passage à chrèsimon). En d'autres termes,
le fin pour laquelle est créé ou fabriqué un « outil » (pris
au sens large où même un corps peut être conçu comme quelque chose destiné
à être « utilisé »,donc comme un « outil »,
un « instrument ») s'impose à tous, est la même pour
tous, et c'est par rapport à cette fin que se juge la beauté dans la manière
dont nous utilisons l'instrument et dont il est adapté à sa fonction et peut
donc nous être « profitable » ou pas, dès que,
si nous l'utilisons, c'est sans doute pour faire ce pour quoi il est fait,
et que le problème de savoir si cela est bon ou pas pour nous ne se pose plus.
On peut déduire de cela que, pour le Socrate de Xénophon, ôphelimon met
l'accent sur l'utilité pour le bénéficiaire de l'action, ce
que rend ma traduction par « bénéfique », alors
que chrèsimon met
l'accent sur l'adaptation de
l'outil à la
fonction à laquelle il est destiné, ce que ne rendrait pas une traduction
par « profitable » (voir note précédente), ou même par « utile » qui,
comme « profitable », renvoie à l'utilisateur
plus qu'à l'outil, ou à tout le moins reste neutre (on est utile à quelqu'un
ou à quelque chose), mais que rend par contre une traduction par « utilisable ».
(<==)
(16) Le mot
grec classiquement traduit par « courage » est andreia.
Bien que ce soit ici moins important que chez Platon, dans le Lachès en
particulier, il peut être intéressant de noter que ce mot est dérivé de anèr,
andros, le mot qui désigne l'homme, le plus souvent par rapport à la femme
(qui serait gunè). Le « courage » dont
il est question est donc avant tout une qualité masculine (<==)
(17) Il ne
m'est plus possible ici de conserver la traduction de chèsimon par « utilisable ».
Je le traduis donc par « profitable ». On notera par
ailleurs qu'une fois encore, le grec désigne ce dont il est question par de
simples adjectifs au neutre pluriel substantivés par l'article. On ne peut
donc savoir s'il s'agit d'objets (des armes, par exemple, ou des pièges, ou
des outils avec lesquels on risque de se blesser), de « corps »,
l'un des termes utilisés un peu plus haut dans l'assimilation du beau au chèsimon (ceux
par exemple d'animaux sauvages), ou encore de situations. C'est ce que j'ai
marqué en insérant entre crochets deux mots qui ne sont pas dans le grec et
que les traducteurs ajoutent souvent par habitude dans de telles situations,
« choses » (le plus usuel en de tels cas) et « situations » (plus
adapté dans le contexte spécifique et que retient Chambry dans sa traduction).
Enfin, le concept ici étudié, le courage, oblige à se recentrer sur le sujet,
puisque c'est lui, et non pas la chose ou la situation, qui est ou pas courageux.
(<==)
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Première publication le 15 mars 2006 ;
dernière
mise à jour le 15 mars 2006
© 2006 Bernard SUZANNE
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